«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 3



III.  SITUATION DE LA FRANCE EN 1809.

Le 14 août 1808, Napoléon rentrait à Saint-Cloud. À Bayonne et au cours du voyage de retour les nouvelles s'étaient succédé, de plus en plus alarmantes : l'insurrection générale en Espagne, la capitulation de Dupont à Bailén, Joseph sorti de Madrid, le Portugal soulevé, enfin la coalition des puissances ; et tant de sujets de préoccupations n'avaient pas empêché l'empereur d'accomplir, comme il l'avait arrêté, sa tournée d'inspection dans le S. O. et l'O. de l'empire. Tout en discutant les intérêts des régions qu'il traversait, en réglant les détails des plus petites choses, il méditait des plans d'une autre envergure et en préparait la réalisation foudroyante.

Mais l'Angleterre, âme de la coalition, ne s'endormait certes pas. Le moment lui semblait venu d'agir ouvertement dans la péninsule, en y débarquant des troupes pour encadrer les forces locales et prendre la direction de la guerre. Cinq mille hommes, tirés d'Égypte et qui attendaient des ordres en Sicile, furent d'abord jetés en Portugal ; dix milles hommes envoyés d'Angleterre les rejoignaient quelques jours plus tard, et Sir Arthur Wellesley, le futur duc de Wellington, prenait le commandement de l'armée.

Nous avons dit ailleurs, et nous prions qu'il nous soit permis de le répéter ici, que nous ne prétendons pas écrire pour ceux qui savent, mais pour ceux qui savent mal ou ne savent pas. Nous avons dit aussi qu'on peut être exposé à dénaturer la vérité historique si l'on détache un fait de ses antécédents et de ses conséquences. Tout se tient, et c'est pour cela qu'il nous semble nécessaire, au risque de commettre des diversions, de préparer par des vues d'ensemble le tableau particulier que nous voulons présenter.

Cette explication formulée, reprenons notre sujet, par une brève synthèse des événements préliminaires.

Les fautes de Junot amenèrent la capitulation de Cintra, le 30 août, et l'armée française en Portugal fut rapatriée par les vaisseaux anglais. Nos forces perdaient, de ce fait, vingt-deux mille hommes. La péninsule était évacuée jusqu'à l'Ebre ; le Mexique et le Pérou s'étaient jetés dans les bras des Anglais et, par suite de l'arrivée de nouveaux renforts, ceux-ci ne comptaient pas moins de trente mille hommes en Portugal et en Espagne. De notre côté, des cent trente mille hommes qui avaient passé les Pyrénées, il n'en restait que soixante mille : Bailén, Cintra, la guerre sans merci partout, avaient fait des vides énormes.

Mais Napoléon fait face à tous ses ennemis : en Espagne, il expédie des renforts considérables ; à la coalition, il parle haut et ferme. Le 27 septembre il est à Erfurt, où il peut contempler ce «parterre de rois» dont on a parlé : Alexandre de Russie, le roi de Saxe, le duc de Weimar, le prince Guillaume de Prusse, le roi de Bavière, le roi de Wurtemberg, le roi et la reine de Westphalie, etc., etc. On sait quelles effusions et quelles fêtes éclatantes précédèrent la signature de la convention franco-russe du 12 octobre 1808. Le 18, Napoléon était de retour à Saint-Cloud.

Plus rassuré désormais du côté de l'Autriche, il décide alors de se transporter en Espagne, où les événements réclamaient sa présence ; car, ainsi que disait le fusilier Goguelat, «partout où il n'est pas, ses généraux se disputent et ne font que des bêtises» (1). Avant de partir, cependant, il veut, une fois de plus, offrir à l'Angleterre l'occasion de faire la paix : il voit ses avances repoussées. Alors, il quitte Paris, le 29 octobre, se rend à Bayonne, d'abord, et le 4 novembre il entre en Espagne.

Il a voulu que la marine jouât un rôle dans la campagne qu'il va entreprendre, et son ministre a reçu, à cet effet, les instructions les plus formelles. Rien n'a été négligé pour réparer les pertes immenses faites non seulement à Trafalgar, mais encore à Saint-Domingue (1806), où Corentin-Urbain de Leissègues, qui commandait cinq vaisseaux, deux frégates et une corvette, s'est fait battre, non sans gloire, du reste, par l'Anglais John Duckworth ; nos flottes sont reconstituées et notre pavillon peut se montrer hardiment sur l'Océan et dans la Méditerranée.

La présence de l'empereur sur le théâtre des opérations a ramené la victoire dans nos camps. Le 4 décembre, un mois — jour pour jour — après son entrée en Espagne, il a réoccupé Madrid. Le 25, l'armée anglaise va être enveloppée et, vraisemblablement, prise ou anéantie ; mais la Fortune nous refuse ce succès : les Anglais, (vingt-neuf à trente mille hommes) décampent, se dérobent et filent vers La Corogne.

Nous touchons ici à un chapitre de la guerre d'Espagne qui demande à être résumé rapidement, à cause de sa corrélation avec notre sujet spécial.

L'ennemi, disons-nous, se replie sur La Corogne. Ce n'est pas une retraite, mais une fuite désordonnée. Il ne se contente pas de faire sauter les ponts derrière lui, il sème les routes de bagages abandonnés, et, ivres de vin d'Espagne, les soldats pillent et brûlent les maisons. Leur conduite fut telle que «les Espagnols, a dit Thiers, en étaient arrivés à ce point qu'ils regardaient presque nos soldats comme des libérateurs».

À partir d'Astorga, c'est Soult qui dirige la poursuite. Il laisse échapper des occasions de les battre ; mais il les atteint à La Corogne et leur livre bataille (1809). Il en coûte aux Anglais deux généraux tués, Moore et Baird (2), et douze cents hommes tués ou blessés. Le reste se rembarque précipitamment, abandonnant bon nombre de prisonniers, un matériel considérable, et laissant les blessés et les malades à la générosité du vainqueur.

Cette première phase de la campagne a coûté cher à nous ennemis : six mille hommes, trois mille chevaux, le matériel de guerre et, chose grave, ils ont perdu la confiance des Espagnols.

Napoléon, qui connaît les intentions de l'Autriche d'entamer les hostilités au printemps prochain, ne perd pas un jour : il part de Valladolid le 17 janvier, est rentré aux Tuilleries le 22, au milieu de la nuit, et se met immédiatement à négocier pour le maintien de la paix, en se préparant à toute éventualité.

La guerre lui est déclarée ; et il ouvre la campagne de 1809 : Ratisbonne, Eckmühl, Vienne, Essling, Wagram, etc. Tandis que, de ce côté, notre armée inscrit sur ses drapeaux ces noms de victoire, les lieutenants de l'empereur en Espagne continuent la lutte et leurs querelles. En faisant marcher l'Autriche, les Anglais ont obligé l'empereur à s'éloigner, et avec lui les troupes aguerries qui les ont battus. Alors Wellesley reparaît avec des forces nouvelles ; nos soldats combattent vaillamment, mais la désunion est parmi nos maréchaux, le roi Joseph gêne tout le monde, et l'on est réduit à battre en retraite. La politique britannique a détourné le meilleur de nos forces de la péninsule, pour la guerre en Autriche ; il faut maintenant les détourner de Vienne et, pour cela, accentuer les efforts contre notre marine et contre notre littoral. Car il ne s'agit pas tant de venger la défaite de Moore que de poursuivre, sur un champ où l'Angleterre est maîtresse, l'anéantissement de nos forces de toute nature, en s'attaquant, cette fois, à notre puissance maritime.

Le plan consiste à nous attaquer sur tous les points, à détruire nos ports et nos vaisseaux depuis Bayonne jusqu'à Hambourg. Notre flotte est dispersée à Anvers, à Cherbourg, à Brest, à Lorient, à Rochefort : il faut la supprimer, il faut en même temps brûler nos chantiers de construction et nos magasins depuis l'Escaut jusqu'à la Bidassoa ; il faut mettre à feu et à sang tout notre littoral sur la mer du Nord, la Manche et l'Océan. La Méditerranée aura son tour. Aucun sacrifice ne coûtera. On sait les projets de Napoléon : c'est une question de vie or de mort.

Le moment est singulièrement favorable : nos vaisseaux sont dispersés, nos côtes sont mal défendues. Deux points sont menacés tout d'abord, Anvers où ont été créés des établissements qui regardent la Tamise, et Rochefort. Pourquoi Rochefort ? C'est que là était le danger le plus pressant ; là aussi les moindres difficultés, pensait-on. Et puis, il fallait réduire Napoléon à l'impuissance contre les îles britanniques ; but était subordonné à ce but essentiel, on lui sacrifierait au besoin des préférences secondaires, on renoncerait s'il le faillait à la déchéance de l'empereur, on se contenterait à la rigueur de garanties moins certaines, pourvu qu'il y eût des garanties suffisantes du maintien d'une paix maritime lui consacrerait les conquêtes coloniales de la Grande-Bretagne, lui assurerait l'empire de la mer et dissiperait à jamais le cauchemar de Boulogne.

Tel était l'objectif de la politique anglaise, et ainsi s'explique l'effort tenté en 1809, par les moyens abominables que nous allons voir.

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[Notes de bas de page.]

1.  [Note de l'éditeur.  Ici, l'auteur emploie une paraphrase polie, alors que la citation est comme suit : «Bah ! ses généraux battent la breloque, car sans lui ce n' était plus ça. Les maréchaux se disent des sottises, font des bêtises, et c'était naturel.» ; Balzac, H. de, Le Médecin de campagne, Paris, Mame-Delaunay, 1833.]

2.  [Note de l'éditeur.  À La Corogne, le général Sir John Moore (1761-1809) fut effectivement tué, mais le général Sir David Baird (1757-1829) fut seulement blessé (son bras gauche fut fracassé par un boulet français) ; plus tard, celui-ci reçut les remerciements de la Chambre des communes.]


«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 4

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]