«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 8



VIII.  SORT FAIT À NOS VAISSEAUX

Dans la nuit du 12 au 13, quand le commandant Lacaille et ce qui restait des équipages du Tourville et du Jean-Bart débarquèrent au Port-des-Barques, ils y trouvèrent le préfet maritime qui, en personne, conduisait des secours du port de Rochefort. L'amiral Martin réussit à calmer l'accès de vertige qui étreignait ces malheureux, démoralisés, réveillant en eux le sentiment du devoir et, comme le jour se faisait, on s'aperçut que ce qu'on avait pris pour des machines infernales n'était autre chose que nos vaisseaux enflammés, l'Aquilon et la Ville-de-Varsovie, en dérive, et qui n'avaient d'ailleurs pas touché le Tourville. Aussitôt, Lacaille et ses gens retournèrent à leur bord, où ils retrouvèrent tout intact : des embarcations, égarées dans le désordre de cette affreuse nuit, ont accosté le Tourville, par hasard, et avec l'aide de quelques hommes restés à bord dans la précipitation de l'évacuation, on avait pu éteindre l'incendie allumé par les nôtres. Tout le monde se mit aux pompes et on allégea encore le vaisseau.

Mais avec le jour, les Anglais ont repris leur feu contre nos épaves. Le Régulus s'est mis à la côte à Fouras ; pour se relever, il a eu, a-t-on dit, l'idée inconcevable de s'alléger sans avoir mouillé une ancre de retenue, et il en est résulté, naturellement, que la marée montante, au lieu de le remettre à flot, l'a porté de plus en plus sur les vases. L'ennemi vient l'attaquer dans cette situation et l'écrase sous ses boulets et ses bombes. Il en est de même de la frégate l'Indienne et du vaisseau le Tonnerre : pendant trois jours ils lutteront bravement et tiendront les assaillants à distance ; mais ils sont trop et les moyens de combattre sont épuisés ; les bordages sont crevés par les boulets ; l'équipage est décimé, ceux qui restent succombent à la fatigue. Alors, les capitaines de ces deux derniers, après avoir assuré leurs couleurs, se résignent à mettre le feu à leur bord et mettent leur monde à terre.

Que faisaient, pendant ce temps, Allemand et ceux de nos navires qui auraient pu entrer en action ? Rien. Cette attitude passive enhardit les Anglais. À dix heures du matin, le 13, six canonnières, deux bombardes, une goélette et un cotre viennent attaquer le vaisseau l'Océan par l'arrière. Là encore, il ne s'agit pas d'un combat loyal, à coups de canon ; l'ennemi essaie de couvrir le vaisseau de fusées incendiaires. De ses six pièces de retraite, l'Océan tient à distance cet essaim de lucioles malfaisantes, et celles-ci se retirent à quatre heures et demie, sans avoir obtenu le succès qu'elles attendaient.

La flottille anglaise, pour être à même de reprendre le lendemain sa besogne de corbeaux acharnés à dépecer des cadavres, est allée mouiller derrière l'île Madame. Dans le nombre se trouve le Défiance qui, en louvoyant, touche sur l'extrémité O. des Palles et ne peut s'en tirer qu'au sacrifice de son artillerie, qu'il jette à la mer.

En pendant ce temps-là, des canonnières postées entre l'île d'Aix et la pointe d'Enet, où n'existe pas encore d'armement, tirent sans relâche, de leurs pièces de 36, sur notre frégate l'Indienne, couchée sous le fort de l'Aiguille.

Le Tourville, qui travaille encore à se déséchouer, est aussi l'objet de ces attaques infructueuses, et c'est seulement le minuit qu'il peut hisser ses voiles. À deux heures du matin, il se met en route ; mais le courant le jette encore une fois à la côte.

Le 14, on travaille toujours à bord du Tourville à se relever du nouvel échouage. Depuis trois jours, nul n'a dormi à bord, nul n'a pris une heure de repos, mais on n'a plus à répondre, là du moins, au feu de l'ennemi. Il n'en est pas de même pour le Régulus ; trois bombes l'atteignent, une a éclaté dans la cale, les deux autres dans les batteries ; le plus grand désarroi règne à bord.

Le Foudroyant et le Jemmapes sont encore au plein, mais l'Océan, à l'aide des secours fournis par le port, peut se haler dans la rivière, en sacrifiant la moitié de sa batterie, jusqu'au Port-des-Barques.

Le 15, le Cassard entre à son tour en Charente, bientôt suivi par le Jemmapes et le Foudroyant, qui ont réussi à se remettre à flot ; mais ce dernier va encore s'échouer, hors du chenal heureusement, sous la protection du fort de l'île Madame. Le Régulus a pu se relever à la grande marée de ce jour, et il était temps, car le commandant Lucas, tout à fait découragé, proposait à l'amiral de sacrifier le vaisseau, qui restait seul, désormais, exposé aux coups de l'ennemi. Il fallait que la situation fût extraordinairement désespérée pour que Lucas, le héros de Trafalgar (1), eût une pareille pensée. C'est que, en effet, les Anglais avaient envoyé les mêmes forces que la veille canonner et bombarder nos bâtiments restés en dehors. Comme il n'y avait plus de danger pour eux, ils envoyèrent neuf canonnières et quatre bombardes du côté de Fouras. Mais il ventait terriblement et la pluie tombait à torrents ; vers minuit, les vents passant au S. O. l'ennemi dut s'éloigner, en envoyant encore quelques coups.

Le Tourville n'avait pas réussi à se tirer de la côte. Ce n'est que le 16, au matin, qu'il se trouva définitivement dégagé, au prix de six jours de fatigues, d'angoisses et de combats ; mais le vaisseau était sauvé, on peut dire contre toute attente.

L'amiral, ayant reçu, le 18, du préfet maritime de Rochefort, avis que les Anglais avaient le projet de lancer quatre brûlots en Charente, pour incendier les navires qui s'y étaient réfugiés, on commença dès le lendemain matin, une estacade au moyen d'une grosse chaîne de ponton, fixée par de fortes ancres, soutenue par des tronçons de mâts, et étendue, du fort de la Pointe vers Saint-Nazaire, c'est-à-dire, cette fois, selon la direction du courant de flot.

Le 20, vers une heure de l'après-midi, deux bombardes, quatre bricks-canonnières et une goélette vinrent s'embosser entre les Palles et Enet, derrière le Régulus. Le pavillon de l'amiral Gambier était en tête du mât de la goélette. Pendant cinq heures, on bombarda notre vaisseau, qui répondit vigoureusement ; les batteries de la côte essayèrent, mais sans succès, de prendre part à l'action. À la nuit close, le combat cessa par la retraite des Anglais, qui retournèrent à leur mouillage au S. O. des Palles. La goélette de Gambier, qui dirigeait en personne cette attaque, s'était prudemment tenue hors de portée de notre artillerie.

Pendant cette journée l'ennemi avait lancé 173 bombes, 1297 boulets et 60 fusées incendiaires ; celles-ci ne produisirent que peu d'effet, mais l'arrière du vaisseau souffrit beaucoup ; il eut une gabarre coulée le long de son bord, mais un seul blessé.

Le 21 et le 22 se passèrent dans l'inaction de la part des Anglais ; le Régulus se tenait toujours prêt à repousser une nouvelle attaque.

Le 23, on s'aperçut de beaucoup de mouvements et de signaux chez l'ennemi ; deux bricks s'avancèrent, remorquant des canonnières et des péniches. Ces dernières vinrent sonder près du Régulus et reconnaître la pointe d'Enet. Deux bricks-canonniers s'approchèrent aussi, et il parut que toute la division anglaise se préparait à renouveler l'attaque le lendemain. Lucas prit ses mesures de défense et, le caractère du héros de Trafalgar ne lui permettant pas de demeurer plus longtemps dans cet état de cible criblée passivement, il demanda à l'amiral Allemand des canonnières et des chaloupes bien armées pour tenter d'enlever à l'abordage les canonnières ennemies ; en attendant, il envoya des embarcations reconnaître leurs dispositions.

Le 24, à six heures et demie, deux bombardes, quatre bricks, des canonnières, des péniches et une goélette, le tout au nombre de vingt et un, mirent à la voile et, en louvoyant, marchèrent contre notre vaisseau. Notre Régulus était entouré de toutes parts et l'ennemi l'écrasait sous ses projectiles ; les bombardes s'étaient placées à son arrière, par sa hanche de tribord, de manière à se trouver dans un angle que son artillerie ne pouvait battre : notre brave Lucas faisait face à tous ; il jeta bas la galerie, coupa tout ce qui bornait son champ de tir et répondit par un feu soutenu et bien dirigé. Mais il veut prendre l'offensive et réclame de nouveau des embarcations pour courir à l'abordage. Ses munitions commencent à s'épuiser, il en réclame des autres vaisseaux.

Les Anglais, découragés, se retirèrent une fois de plus, et quand les embarcations demandées et les bateaux-canonniers envoyés de Rochefort arrivèrent, l'ennemi était retourné à son mouillage. Le commandant Lucas disposa alors les douze bateaux-canonniers de secours sur une ligne tirée de la hanche du vaisseau à Enet.

Le 26, au soir, on reprit les travaux d'allégement, sous l'œil de la goélette anglaise en observation, mais ce ne fut que le 29 que le Régulus, enfin remis à flot, put se réfugier dans le fleuve.

À partir de cette date, la flotte anglaise ne risqua plus aucune attaque en forces ; ses péniches seules écumèrent la mer. Le dernier assaut donné au Régulus, resté seul exposé à leurs coups, sur son banc de vase, les avait sans doute découragés. Ils y avaient envoyé canonnières, bombardes et bricks, qui vinrent ensemble attaquer le vaisseau par l'arrière. On ne pouvait déployer une prudence plus voisine de la crainte, car ils savaient qu'ils allaient n'avoir affaire qu'à un seul bâtiment, désemparé, immobilisé et penché dans sa souille, presque à court de munitions, empêche de se servir de la plupart de ses pièces et, en fait, abandonné par l'amiral. Et le long de son bord, le Régulus était encombré d'allèges travaillant à le décharger.

Ce fut le dernier effort. Les Anglais restaient sur leurs positions ; mais l'entreprise ne leur avait pas donné les complets résultats qu'ils espéraient de tant et de si gros sacrifices en matériel, en munitions et en honneur (2).

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[Notes de bas de page.]

1.  [Note de l'éditeur.  Lors de la bataille de Trafalgar, Lucas, commandant le Redoutable, se porte au secours du Bucentaure de l'amiral Villeneuve, pris sous les feux du Victory de l'amiral Nelson, et se jette bord à bord contre le trois-ponts anglais ; ce combat épique, d'un vaisseau de 74 canons contre l'un de 100, fut duré plus de trois heures.]

2.  [Note de l'éditeur.  Dans son livre tout à fait extraordinaire, La Nuit de l'île d'Aix (Paris, Albin Michel, 1985), où il a tenté de reconstituer les jours derniers de Napoléon en France, Gilbert Prouteau a attribué le dialogue suivant au capitaine Frederick Lewis Maitland (1777-1839), le 8 juillet 1815: «Je connais bien ce pays puisque je faisais partie de l'escadre de l'amiral Gambier qui a anéanti la flotte française au mouillage à l'île d'Aix en 1808 [sic]. Je commandais la frégate Esmeralda [sic]. Je n'avais pas apprécié cette méthode de balistique anonyme. La flotte française comptait onze vaisseaux de ligne. Notre escadre soixante-seize bâtiments, onze vaisseaux, seize frégates, deux corvettes. Il aurait été plus honorable de les prendre à l'abordage ou de les envoyer par le fond avec nos bouches à feu, que de les exterminer de loin sans risques et sans courage...».]


«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 9

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]