«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 9



IX.  RÉSULTATS OBTENUS PAR LES ANGLAIS

Le coup des brûlots, ainsi perpétré par l'Angleterre en rade de l'île d'Aix, le 11 avril 1809, nous a valu un désastre maritime ; il serait puéril de le contester. Un nom de plus s'est ajouté là à une liste d'événements dont nous aurions dû nous souvenir et faire notre profit, résolument, sans haine ni sans crainte : Quiberon (1759), Aboukir (1798) et Tragalgar (1805). Si l'affaire des brûlots est tombée en oubli, c'est peut-être parce que, toute compte fait, l'effort britannique a échoué assez piteusement. Quatre-vingt-dix-huit navires ont été mis en ligne : l'amiral Gambier, le fameux colonel Congreve, l'aventureux Cochrane, tout ce que l'Angleterre avait d'hommes hardis étaient entrés en jeu ; l'entreprise longuement préparée, on n'avait ménagé aucun sacrifice et pendant vingt-cinq jours on avait tâté le terrain, cherché le point faible, tiré ses plans, en face de notre escadre inactive et sous les ordres d'un chef incapable, qui avait perdu la tête. La flotte ennemie, très supérieure en forces, pouvait et devait attaquer nos vaisseaux ; cependant elle n'a pas manœuvré pour entrer dans la rade, et si une de ses divisions a pris mouillage dans le S. O. des Palles, elle a eu soin de se tenir hors de portée de nos batteries de terre. Même le 12 avril, après l'affreuse nuit du 11, quand notre escadre est disloquée, la flotte anglaise se garde de tout engagement : elle voit le Foudroyant et le Cassard à leur poste de combat ; le Régulus peut encore, peut-être, se rejoindre à eux, le Jemmapes et l'Océan peuvent aussi, à ce moment, entrer en ligne. Cinq vaisseaux, sept même, en comptant bien, enfin trois frégates, c'est trop pour un ennemi qui

Pour son pavillon,
Arbore l'incendie.

En somme, l'événement nous coûtait, en pertes matérielles, quatre vaisseaux, une frégate, et des masses d'artillerie, de munitions et d'approvisionnements de toutes sortes. Nous ne sommes pas assez renseigné pour dire le nombre des tués, des blessés et des prisonniers. Sept vaisseaux, quatre frégates nous restaient, nos forts et batteries n'avaient été l'objet d'aucune agression autre que celle lâchement tentée par le piège tendu à bord de l'Eneas, et le port et l'Arsenal de Rochefort n'avaient pas vu même le haut des mats des vaisseaux ennemis.

À Londres, on fut peu satisfait ; on eut un moment, paraît-il la pensée de faire à Gambier le même sort qu'à Byng (1), après sa défaite en 1756; mais on se contenta de le disgracier.

De notre côté, des comptes sévères étaient à régler. Notre amiral avait été coupable d'une intelligence et d'une imprévoyance impardonnables : 1° en ne faisant pas établir la deuxième estacade, reconnue nécessaire ; 2° en ne prenant aucune mesure pour le cas où son unique barrière serait rompue, — comme on pouvait le prévoir. S'il eût disposé ses onze vaisseaux et ses quatre frégates sur deux lignes d'embossage, très rapprochées et appuyées, à droite, par les batteries de l'île d'Aix, à gauche par celles du bas de la Charente, rive droite, il aurait présenté ses forces selon une direction parallèle au courant et, conséquemment, aurait vu passer les brûlots, sans en être atteint, en les canonnant comme du haut d'un rempart et sans masquer à aucun moment les forts de l'île d'Aix. Au contraire, il a groupé l'escadre derrière une simple estacade perpendiculaire au courant et en travers du chenal. Il était impossible que l'obstacle résistât à des masses poussées à pleines voiles par un vent violent qui leur était favorable, et aidées aussi par le flot. Rien n'a été prévu pour cette éventualité, et quand elle s'est réalisée, l'amiral s'est contenté de donner «liberté de manœuvre» à ses capitaines. Ainsi donc, c'est dans ce moment critique que l'escadre n'a plus de chef.

On a dit, pour la défense de l'amiral Allemand, qu'il n'avait pas attendu plus de cinq ou six brûlots. Pourquoi ? La flotte ennemie au bout de sa longue vue, il en savait le nombre et la composition, il avait pu suivre tous ses mouvements et ses préparatifs. On ne prépare pas trente-trois brûlots qu'un observateur vigilant ne s'en aperçoive.

Qu'aurait donc pu et dû faire l'Amiral, à défaut de deuxième estacade, pour laquelle nous admettons que les moyens ont fait défaut ? D'abord, il aurait pu entrer en Charente, avec tous ses navires, quand il a vu l'estacade rompue ; mais on sait quels ordres insensés avaient fait d'eux de véritables pontons, sans voiles ni mâts, même sans embarcations. Mais non, il y avait autre chose à faire, et une chose très française, à laquelle ont pensé tous les marins du temps et dont l'oubli a terni la carrière de l'amiral.

La flotte anglaise comptait trente-quatre unités de combat, onze vaisseaux, sept frégates, les canonnières; — le reste n'était que transports, machines infernales, etc., c'est-à-dire une masse encombrante et plus dangereuse qu'utile à l'ennemi, en cas d'engagement. La flotte française pouvait mettre en ligne onze vaisseaux et quatre frégates. La partie était égale, car les nôtres combattaient pour leurs foyers.

On doit donc se demander pourquoi Allemand n'a pas profité du moment où il a vu les Anglais tout occupés à leurs brûlots, les cales et les ponts encombrés de matières inflammables, les équipages dispersés sur quatre-vingt-dix-huit bâtiments, pour s'avancer hardiment et attaquer ? Le succès était peut-être douteux en tant que victoire immédiate, mais dans le désordre et l'embarras où se trouvait manifestement l'ennemi, on pouvait, le vent s'y prêtant, le pousser sous le canon des forts, le détruire ou le jeter à la côte. Cette manœuvre, exécutée par fin de jusant et menée résolument, aurait surpris les Anglais en complète difficulté d'agir avec plan et ensemble, et le vent, qui soufflait du N. O., était favorable à l'entreprise. Certes, le succès eût été payé cher, moins cher, probablement, que ce que nous a coûté notre désastre, mais c'était la victoire finale et l'anéantissement d'une flotte anglaise.

Pourquoi l'amiral Allemand n'en a-t-il pas ainsi agi ?

Ah ! pourquoi ? On a reproché à l'amiral et à quelques-uns de ses capitaines d'avoir perdu la tête ; c'est possible, probable même ; mais pour démêler les causes de notre inaction, il faut envisager un ensemble de considérations plus générales et remonter plus loin notre histoire, au delà des événements de 1808, dont il a été parlé.

L'Angleterre avait à ruiner la rivale de sa puissance navale et commerciale ; mais elle avait particulièrement à venger ses revers en Amérique, sa défaite dans la baie de Chesapeake en 1781 (2), — pour ne pas remonter plus haut. On sait combien la marine de Louis XVI était redoutable, non seulement pas le nombre de ses vaisseaux, mais encore et surtout par la valeur de son corps d'officiers. Là était sa force. Le cabinet de Londres ne recula devant aucun sacrifice pécuniaire pour la détruire ; il soudoya des espions, des traîtres, et il en trouva, ô honte ! jusque parmi les Français. L'Histoire a dit les noms de quelques-uns ; elle a d'autres noms à clouer au pilori.

Il est difficile de nier, aujourd'hui, que la Révolution n'ait fait cette œuvre lamentable de détruire notre marine au profit de l'Angleterre, inconsciemment de la part des masses, consciemment de la part de quelques-uns. Dans nos ports de guerre, l'émeute éclatait à la nouvelle d'un armement, et c'était les prétendus «Amis de la Constitution» qui organisaient notre ruine. Partout on insultait, on menaçait les officiers; la proscription, l'échafaud les jetèrent dans l'émigration ; et ce fut l'Angleterre qui les recueillit. Elles les rassembla, les leurra et les mena à Quiberon (1795), où six cents officiers, la fleur de notre marine, les élèves et les émules des Suffren, des Guichen et des Grasse disparurent en un jour. Le but était atteint : nous pouvions avoir encore des vaisseaux, mais nous n'avions plus et ne pouvions avoir de longtemps des officiers pour les commander. Car on n'improvise pas un corps d'officiers de marine, pas plus qu'on ne décrète la victoire navale.

On reconstitua bien les cadres, — numériquement, — mais avec quels éléments ! Des pilots, des gabiers, des charpentiers, même des calfats, patriotes sans doute, et ne manquant pas de courage personnel, mais surtout beaux parleurs, sont improvisés manœuvriers et tacticiens. Comme ils ont conscience d'une incapacité complète, comme ils sont en même temps soucieux de se garder des responsabilités dont ils n'ignorent pas les conséquences, depuis qu'ils ont, selon l'expression d'un vieux marin, «pris l'habitude d'être battus», ils mettent désormais autant de soin à éviter une rencontre que notre ancienne flotte en apportait à chercher l'ennemi et à le combattre. On n'ose plus quitter les rades : «Une bataille évitée est, alors, une bataille gagnée», a écrit l'amiral Jurien de la Gravière.

C'est évidemment dans ces dispositions d'esprit, qui ont survécu à la Révolution, que l'Allemand a préféré l'estacade à la bataille rangée, entamée hardiment, face à face, et c'est pour alléger sa responsabilité, sinon par sentiment de son insuffisance, qu'il a, dès l'entrée en scène des brûlots, abdiqué son commandement en livrant ses capitaines à leur seule initiative. Il semble qu'à partir de ce moment, il ne se soit plus occupé que de son propre salut ; il accapara les embarcations de l'escadre, ne répondit plus aux signaux de détresse et entra en rivière dès qu'il le put. Les vaisseaux en état de combattre le suivirent, et ils abandonnèrent la rade, laissant à la merci de l'ennemi les navires échoués.

Il nous en coûtait la perte totale de quatre vaisseaux et d'une frégate ; mais les survivants de notre escadre avaient dû jeter à la mer une partie de leur artillerie : l'Océan, 47 canons ou caronades ; le Foudroyant, 62... ; le Cassard, 43... ; le Régulus, 66... ; le Tourville, 27... ; le Jemmapes, 13... ; le Patriote, 63... ; le Pallas, 25 ... ; l'Elbe, 19... ; l'Hortense, 20... : soit 385 canons ou caronades.

Les forts et les batteries de la côte s'étaient efforcés de protéger notre escadre, en canonnant les Anglais ; mais leur action avait été sans effet, et pour des causes que nous allons signaler, d'après le manuscrit d'un témoin :

«Depuis longtemps, rapporte le capitaine de corvette Potestas, il se passait au port de Rochefort des faits lamentables. Lors de l'affaire des brûlots (11 avril 1809) les forts ne furent d'aucune utilité, et certains en ont conclu qu'ils n'étaient pas en position de canonner les Anglais. La vérité, c'est qu'il y avait trahison ou vol, — peut-être l'un et l'autre. Voici ce qu'écrivait le chef de bataillon Leclerc, qui commandait le poste de l'île Madame, à M. Kérangal (3), commandant des armes, le 14 avril :

«On peut considérer toutes les poudres existantes ici comme hors de service pour la guerre : elles sont détériorées et sans force, s'écrasant sous le doigt comme une pâte de charbon. J'ai reconnu avec douleur que les gargousses apprêtées avaient été saignées et qu'on ne les avait pas préparées suivant le tarif, particulièrement à la Passe-aux-filles où j'ai vérifié ce déficit trop coupable. J'y ai éprouvé la douleur de ne pouvoir faire jouer la batteries de 36 sur le brick échoué, jusqu'à ce que j'aie reçu cent gargousses de 18 d'une frégate.»

Au rapport de Leclerc étaient joints des échantillons qui furent reconnus de si mauvaise qualité, et si évidemment, qu'a Rochefort, on ne prit même la peine d'en éprouver la poudre.

Dans tous les forts, les poudres étaient dans le même état ; des officiers, des habitants de l'île d'Aix qui avaient servi les pièces, assuraient que les boulets n'atteignaient pas la moitié de la portée, et qu'ils avaient même trouvé des gargousses composées de charbon et de terre, sans un seul grain de poudre.

«On n'a jamais fait aucune recherche sur les auteurs de ces vols, — en supposant que ce soit des vols», ajoute notre témoin.

Tout commentaire serait ici superflu.

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[Notes de bas de page.]

1.  [Note de l'éditeur.  L'amiral John Byng (1704-1757) a été exécuté sur le pont de son vaisseau amiral, bien que aucune lâcheté ni faiblesse ne pût lui être reprochée. En fait, la reprise de Minorque, le 28 juin 1756, était attribuable à l'audace du fameux duc de Richelieu et à la bravoure de ses troupes.]

2.  [Note de l'éditeur.  L'amiral François-Joseph de Grasse (1722-1788), à la tête d'une flotte de vingt-quatre vaisseaux de la liberté et de trois milles troupes, a gagné la plus importante bataille navale contre la flotte anglaise dans la baie de Chesapeake ; l’arrivée de ces renforts était déterminante dans la victoire de Yorktown peu d'après, qui a permis l'indépendance des États-Unis.]

3.  [Note de l'éditeur.  «Kérangel» est une autre orthographe pour «Quérangal».]


«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 10

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]