«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 11



XI.  LE PROCÈS

Le 11 juin, le ministre Decrès informait le préfet maritime de Rochefort de la signature du décret impérial du 2, et sa dépêche en reproduisait les termes mêmes. Il y ajoutait l'ordre d'incarcération immédiate du commandant Lacaille, dans les conditions qu'il avait prescrites par une dépêche du 23 ou du 24 mai précédent à l'égard des trois autres capitaines de vaisseau (1).

À la dépêche était jointe cette observation :

«Les contre-amiraux Bedout et L'Hermitte et le capitaine de vaisseau Lebesque étant les seuls membres du Conseil qui ne se trouvent pas à Rochefort en ce moment, reçoivent l'ordre de s'y rendre en toute diligence. Je vous adresse, ci-joint, copie de mon rapport à l'empereur sur les faits qui doivent être soumis au Conseil de guerre. Vous le remettrez au contre-amiral L'Hermitte à son arrivée pour tenir lieu de la plainte d'après laquelle il opérera sans délai, comme il est prescrit par l'art. 43 et suivants, section 4, du décret impérial du 22 juillet 1806.

»S. M. ordonne, Monsieur le préfet maritime, que vous convoquiez le Conseil de guerre sur le compte qui, conformément à l'art. 52 du décret précité, vous sera rendu de sa procédure par le rapporteur.

»Je vous préviens qu'en nommant dix membres pour composer le Conseil de guerre, S. M. a eu l'intention que tous les membres nommés par elle fassent partie du Conseil, mais elle entend, toutefois, qui si aucun de ses membres en était empêché par cause légitime, la procédure et le jugement définitif n'en aient pas moins lieu, en tant qu'il restera le nombre de huit juges prescrit par l'art. 39, section 3, du décret impérial du 22 juillet 1806.

»Vous voudriez bien remettre, comme instruction au Conseil de guerre, copie de la présente dépêche, ainsi qu'au rapporteur faisant fonctions de procureur impérial» .

Pour mieux affirmer ses intentions, le ministre a écrit, au bas de son rapport, que le préfet du 5e arrondissement maritime devra remettre le document au rapporteur pour former la plainte contre Clément de la Roncière, Lafon, Proteau, et Lacaille.

Le 14 juin, le ministre envoie au préfet maritime l'expédition en forme du décret du 2, ainsi que cinq procès-verbaux et journaux qui lui avaient été adressés par les capitaines incriminés.

Ce Conseil de guerre a été dit «extraordinaire» dans beaucoup de documents officiels de l'époque, et il fut en effet «extraordinaire», ainsi que le régime auquel on soumit les officiers au cours de la prévention. Clément de la Roncière, Lafon et Proteau avaient été, dès le 26 mai, incarcérés à bord du bâtiment-amiral du port. Ce bâtiment était, à Rochefort, une vieille frégate de 12, la Serpente. On y détint les capitaines de vaisseau. Mais comme il n'était pas possible d'y faire les installations nécessaires à la tenue du Conseil de guerre, on arbora, le 3 juillet, le pavillon-amiral du port sur l'Océan, remonté et amarré au 9º poste, devant la «porte du Soleil», et l'on y transféra aussitôt les prisonniers. Une garde d'un sergent et de six hommes y fut placée pour les surveiller, et l'officier du «poste de l'Amiral» (installé à terre) eut l'ordre de faire à bord au moins une ronde chaque jour, à l'effet, de s'assurer de leur présence.

Sur les registres conservés au port nous relevons, en outre, que le 5 juillet, seulement on accorda aux détenus d'avec de la lumière jusqu'à dix heures du soir, et que, le 20, M. Pierre-Maurice Quérangal, chef militaire du port, dut écrire au chef d'administration :

«Je vous prie de vouloir bien ordonner qu'il soit placé des rideaux aux fenêtres de la chambre dans laquelle sont détenus les capitaines de vaisseau à bord du vaisseau l'Océan, afin de les mettre à l'abri de l'ardeur du soleil, qui les incommode beaucoup. Je vous prie aussi de vouloir bien leur faire fournir quelques petites bailles pour le service de la vaisselle, et le leur particulier, ainsi que quelques seaux de balais pour maintenir la propreté. Vous les obligerez beaucoup, ainsi que moi».

On voit comment étaient traités à bord de l'Océan, ces capitaines de vaisseau, qui n'étaient encore que des prévenus : ils ne l'étaient pas mieux à bord de la Serpente.

L'instruction s'ouvrit le 21 juin. Le premier témoin entendu fut le capitaine de vaisseau Jean-Jacques-Étienne Lucas, de Marennes, âge de 42 ans, qui commandait le Régulus lors de l'affaire des brûlots ; sa déposition fut plutôt favorable aux prévenus et, du reste, il renvoya le juge d'instruction aux termes de son journal. La déposition ne dura pas moins de deux heures.

Après lui furent interrogés le capitaine de frégate Béville, maître Lambert, le chef de timonerie Cornette, qui ne purent que confirmer les dires de leur commandant.

Le lendemain et jours suivants continuèrent les auditions de témoins du Patriote, du Cassard, de l'Océan, du Jemmapes, etc., que l'on interrogea surtout sur les faits relatifs aux actes des inculpés. Potestas, qui a suivi attentivement les débats, l'oreille aux aguets et la plume à la main, nous a laissé des notes manuscrites qui peuvent suppléer au dossier disparu ; il serait certainement intéressant, pour le lecteur, de feuilleter, comme nous avons pu le faire, cette masse de documents, mais nous devons ici nous limiter et nous en tenir à l'essentiel. C'est pourquoi nous ne retiendrons que quelques déclarations des plus importantes.

Au lieutenant de vaisseau de Belloy, du Calcutta, le contre-amiral L'Hermitte demande si le pavillon du Calcutta a été amené ?

R. — «Non, à ma connaissance.

D. — Qui a quitté le vaisseau le dernier ?

R. — Le second du bâtiment, qui avait été renvoyé par le commandant, qui était le long du bord.

D. — Le vaisseau était-il totalement évacué lorsque le commandant l'a quitté ?

R. — Oui, lorsque le commandant s'est éloigné du bord, le long du bord il était, dans son canot.»

Sergent, premier lieutenant en pied du Calcutta, à la demande : «Avant d'être évacué tout à fait, le feu a-t-il été mis d'une manière certaine à bord du Calcutta pour empêcher l'ennemi de s'en emparer ?» répond :

«Oui, par moi, déposant, qui suis la dernière personne qui a quitté le vaisseau».

D. — Où était le capitaine au moment où on a mis le feu à bord ?

R. — «Le commandant était dans son canot, à un quart d'encablure, à peu près, du vaisseau, à tribord, où il attendait, avec les autres embarcations, que je fusse le rejoindre avec la chaloupe, que j'avais ramenée à bord, pour y sauver du monde qui y avait resté au nombre de vingt et quelques personnes. Et alors, après m'être assuré, par une ronde que j'ai faite à bord, que ceux-ci embarqués il n'en restait plus, j'ai mis le feu dans la galerie de bâbord».

Il est une disposition de témoin qui réclame notre attention à cause des conséquences qu'on lui donna contre le commandant Lacaille, et parce que nous y verrons bien les tendances des meneurs des poursuites.

Eugène-Joseph-Romain Bourgeois, âgé de 31 ans et natif de Bruxelles, était second chef de timonerie à bord du Tourville. À cette question du contre-amiral rapporteur :

«Dites-moi ce qui s'est passé, a votre connaissance, de l'abandon du vaisseau par l'équipage et du moment du retour du capitaine à bord ?»

Il répond : «A deux heures trois quarts du matin, le 11 avril, le commandant, voyant deux navires en feu par notre arrière et présumant que ce ne pouvait être que des brûlots qui se dirigeaient sur nous, fit embarquer le restant de son équipage dans la chaloupe, et lui et son état-major se sont embarqués dans le grand canot. Plusieurs personnes firent des difficultés pour s'embarquer, surtout les timoniers, mais ils y furent contraints comme tous les autres.

D. — Vous vous êtes donc caché pour rester à bord ?

R. — On a voulu me faire aussi embarquer, mais ayant trouvé un sabord ouvert, je suis rentré dans le vaisseau.

D. — Quelle était votre intention en rentrant à bord ?

R. — N'ayant pas peur des brûlots, ni du feu qu'on a cherché à mettre dans deux endroits, j'étais décidé à rester jusqu'à la dernière extrémité.

D. — Étiez-vous resté seul à bord ?

R. — Je le croyais bien, mais à quatre heures et demie, j'ai aperçu un marmiton se promenant dans la batterie, qui me dit n'avoir eu connaissance de rien, et à cinq heures et demie, un maître d'équipage et un canonnier-bourgeois ont encore été découverts. Il y avait environ une demi-heure que deux canots, qui avaient passé la nuit à bord de l'Amiral, étaient arrivés à bord, n'ayant pas eu connaissance de l'évacuation. A trois heures du matin, le dit jour, j'avait fait un rat avec un quartier de panneau et un habitacle, prêt à être jeté à la mer pour me sauver en cas que je n'eusse pas pu éteindre ou que le vaisseau eût été accroché par des brûlots. Dans ce moment-là, j'ai aperçu une péniche nageant vers le vaisseau. Je l'ai hélée deux fois ; ne m'ayant pas répondu, je lui envoyai le coup du fusil abandonné par le factionnaire. Elle me riposte de plusieurs coups de fusil ; alors je fus dans la chambre du Conseil, où je pris une brassée de fusils du ratelier, et j'en tirai une vingtaine de coups sur cette péniche, ce qui la força de s'éloigner.

»Une fois les aspirants revenus de corvée, comme il est dit ci-dessus, je leur fis apercevoir plusieurs péniches à petite portée de canon ; je descendis dans la batterie de 24 à leur envoyai deux coups de canon de retraite chargés de mitraille, ensuite je me suis transporté, par l'ordre d'un aspirant, dans la Sainte-Barbe où j'ai réuni une quantité suffisante de munitions pour nous défendre en cas d'attaque, et nous avons ensemble fait serment de nous défendre jusqu'à la dernière extrémité pour soutenir l'honneur de notre pavillon.

D. — A quelle heure le capitaine La Caille est-il revenu à bord ?

R. — A neuf heures et demie ou dix heures du matin.

D. — Est-ce son canot qui, de ceux qui avaient évacué le vaisseau, est revenu le premier à bord ?

R. — Oui.

D. — Que vous a dit le capitaine La Caille quand il vous vu à bord ?

R. — Je lui ai demandé s'il voulait que je lui fisse un rapport sur ce qui s'était passé à bord pendant son absence ; il me répondit que j'étais un charlatan et il a redonné des ordres pour que l'on travaillât à la conservation du vaisseau et, dans la nuit du 14, nous sommes venus nous échouer sous Fouras».

Ce fut cette déposition qui pesa du plus grands poids sur Lacaille ; mais tant vaut le témoin, tant vaut le témoignage. Quelles garanties de moralité, par suite, de confiance, présentait Bourgeois ? Cet homme, sergent dans la 7e compagnie du 1er régiment de marine à Brest, commandée par le lieutenant de vaisseau Borius, avait été cassé de son grade pour inconduite ; embarqué sur la frégate la Revanche, dans la campagne du nord, en qualité de 2e chef de timonerie, il avait mérité d'être remis sur le pont comme simple matelot, étant accusé de vol. Désigné pour s'embarquer dans le canot du lieutenant de vaisseau Arnous pour aller, dans l'escadre commandée par le capitaine de frégate Marchand, croisé entre l'ennemi et les vaisseaux français il s'est caché au moment du départ et il avait fallu le remplacer par un autre. En ce qui regarde sa déposition touchant les faits survenus à bord du Tourville, nous avons les démentis très nets des aspirants même qu'il cite : MM. Desperles, Marinier et Rousseau nient l'approche d'aucune péniche ; même affirmation de la part de l'aspirant Marchand ; d'autres témoins ont démenti Bourgeois, notamment le capitaine de frégate Picard, du Cassard, et des officiers de l'Océan, et l'aspirant Marinier a dit : «Il n'a pas pillé devant moi, à bord du Tourville, dans la nuit du 12 au 13 avril...»

Et Bourgeois adressa au ministre Decrès, le 28 avril, quinze jours après l'événement, une dénonciation contre ses chefs. On vient de lire sa déposition devant l'amiral-instructeur, le commandant Lacaille, dans sa défense devant le Conseil de guerre, l'a qualifié d'imposteur, vil rebut de l'armé homme sans mœurs et perdu par sa mauvaise conduite.

Ses camarades, indignés, l'accablèrent d'injures et signèrent des protestations ; alors il demanda au ministre à être employé à Toulon : il fut nommé pilote-chef à Bayonne.

Sans aller jusqu'à dire, comme M. Julien Lafon (2), petit-fils du commandant du Calcutta, que Bourgeois fut inspiré par un puissant personnage et fut l'instrument du rapporteur pour les besoins d'une mauvaise cause, nous ne pouvons nous défendre de réflexions pénibles. Rappelons aussi que Lacaille parlant devant le Conseil, a dit : «D'où viennent tous les malheurs et tous les reproches qui nous ont été faits ? De la lâcheté et de l'ordre de notre chef, et s'il nous appartient pas de l'inculper, il nous convient de nous justifier. C'est cet de liberté de manœuvre que nous devons la honte d'être assis sur le banc des criminels ; et si chacun de nous a agi suivant sa conscience et son honneur, où était notre chef pour relever nos erreurs ? À quoi sert un général si, dans les moments difficiles, il rentre dans la ligne de ses subordonnés ?»

À ces accusations, le rapporteur se contente de répondre : «Ce n'est pas le vice-amiral qu'il est question de juger, mais vous, et vous seul».

Le 29 juin ont commencé les interrogatoires des capitaines de vaisseau. Celui de Clément de la Roncière fut les plus bienveillants ; il n'en fut pas de même pour les autres : nul détail, même le plus minime, le plus connu, n'est négligé par le rapporteur, et c'est très bien ; mais il y a la manière, et ici elle est manifestement hostile aux inculpés : les questions semblent des accusations, et si la réponse est favorable à l'accusé, on passe rapidement à un autre sujet.

À l'égard de Lafon, quelques points, des plus graves, sont touchés sans qu'on y insiste autrement, et pourtant ce sont ceux qui décideront la condamnation à mort du commandant du Calcutta :

«D. — Avez-vous donner l'ordre d'amener le pavillon ?

R. — Je n'ai l'ai pas donné et, à ma connaissance, il n'a pas été amené.

D. — Est-ce que l'équipage du Calcutta ne l'a pas quitté ?

R. — Il l'a quitté, voyant qu'il ne pouvait plus résister à l'ennemi.

D. — Qui a ordonné de quitter le vaisseau ?

R. — Je n'en ai pas donné l'ordre.

D. — Quels moyens avez-vous employés pour empêcher l'ennemi d'emmener le vaisseau ou de s'en servir contre les autres vaisseaux français échoués près du Calcutta ?

R. — J'y ai fait mettre le feu, et couper les bragues des caronades et canons.

D. — L'Anglais ne s'est-il pas emparé du Calcutta et son pavillon n'y a-t-il pas été hissé ?

R. — Je n'ai pas eu connaissance que le pavillon anglais ait été hissé».

Ces déclarations de Lafon sont nettes; elles sont conformées par quelques témoins (de Belloy, Ganne, etc.) : mais Lucas a dit que le 12, entre quatre et cinq heures du soir, il a vu le pavillon anglais arboré à bord du Calcutta, au dessus des couleurs françaises, et que, vers six heures, le vaisseau était en feu. Béville, second de Lucas, a déclaré que le pavillon anglais n'a été arboré sur le Calcutta que plus de quatre heures après que notre équipage avait évacué le vaisseau, laissant flotter les couleurs françaises. Et ainsi veut les témoignages, vagues et contradictoires, — ce qui n'empêchera pas le rapporteur, parlant comme procureur impérial devant le Conseil de guerre, de douter que le pavillon n'ait été amené et d'affirmer que l'incendie a été allumé par les Anglais.

Le fait touchant le pavillon, diversement présenté par des témoins, pourrait s'expliquer, peut-être, par un malentendu ; en effet, lord Cochrane, qui commandait l'Imperieuse, de la flotte britannique, dit dans ses Mémoires que si les Anglais s'étaient acharnés sur le Calcutta, ancienne prise anglaise, et le premier vaisseau de la ligne française, c'était en raison de l'affront infligé dans la journée du 10 avril par le capitaine Lafon au pavillon britannique, qu'il avait suspendu sous sa galerie arrière, «insulte la plus cruelle, dit-il, pour un marin».

L'interrogatoire de Proteau ne sembla laisser place à aucun reproche sérieux ; cependant le contre-amiral L'Hermitte le déclare coupable d'imprudence, de négligence et de précipitation dans le destruction de sa frégate couchée sur le flanc, et pour le salut de laquelle il luttait depuis quatre jours, sans aide de personne, sans moyens, sans ordres de son chef, qui s'est éloigné en rivière et l'a laissé sous le feu de l'ennemi.

Lacaille a sauvé le Tourville, ce Tourville que Decrès, dans son premier rapport à l'empereur (25 avril), dit brûlé, alors qu'il se trouvait tranquillement amarré dans le port de Rochefort, à l'abri de tout danger ; Lacaille est un vieil officier (55 ans), qui n'en est plus à faire ses preuves de courage, d'honneur et de capacité : dans la marine depuis 1776, il a fait campagne sous d'Estaing et sous Suffren. Il avait prit part avec Martin aux combats de 1795, et depuis, à Oneille, aux Antilles et à Boulogne, il s'était montré l'un des adversaires les plus actifs et les plus heureux des Anglais. Plus tard, en 1814, quand il en appellera au contre-amiral de Gourdon, dans ses démarches en vue de sa réhabilitation, celui-ci lui écrira :

«Vos anciens services m'étaient connus depuis longtemps et je savais, ainsi que tous nous camarades, combien vous avez de droit à l'estime du corps de la marine. Cette estime, Monsieur, n'a pu vous être ravie par une sévérité que je puis appeler de circonstance et que vous ne méritiez pas. J'étais aussi dans l'étonnante affaire de Rochefort. Elle sort de la ligne de tous ces événements de guerre ordinaires, et il me paraît impossible que ceux qui n'en ont pas été témoins puissent la bien juger. Chaque capitaine, abandonné à lui-même, a dû juger l'action qui se passait d'après une première impression, et a pu se tromper ; mais j'ai toujours pensé que, votre position particulière vous mettant dans l'impossibilité de combattre et surtout d'éviter des brûlots que vous avez pu croire un moment dirigés sur vous et déjà très près, le motif qui, dans ce moment, vous a porté à évacuer un vaisseau pour lequel vous ne voyiez plus aucun moyen de salut, est une erreur de vue tout à fait étrangère au courage dont vous aviez donné tant de preuves dans d'autres occasions. Vous avez sauvé ce même vaisseau, et cela devait suffire pour faire apprécier votre action. Je vous déclare donc, avec plaisir, que je regarde l'application de la loi à votre égard comme forcée, et je désire sincèrement que la bonté du roi vous mette à même de faire réviser une affaire dans laquelle vous avez été si cruellement traité, mais, qui, je le répète, ne peut atténuer en rien les sentiments que vos anciens camarades avaient pour vous».

Nous ne devons pas douter que l'amiral de Gourdon ne pensât en 1809 ce qu'il écrivait en 1814 et que, peut-être, une telle déposition n'eût influé sur la décision des juges ; mais ce témoin ne fut pas appelé par le rapporteur, ni l'amiral Allemand, ni le préfet maritime Martin qui, du Port-des-Barques, suivit toutes les phases des événements : on se contenta d'appeler des maîtres d'équipages, des timoniers, des sous-officiers d'artillerie, des patrons de gabarre, des charpentiers, etc.

L'instruction, faite dans ces conditions, fut close le 30 juin. Commencée ouvertement plus de deux mois après l'événement, elle s'achevait en huit jours. Simple formalité, car le siège était fait, si bien fait que, dès avant la réunion de Conseil de guerre, le rapporteur appelait la bienveillance du ministre sur les capitaines du Calcutta et du Tourville, les victimes désignées d'avance, et que le ministre Decrès écrivait à l'empereur, le 30 juin :

«Le jugement sur lequel j'appelle d'avance la clémence de V. M. sera donc l'application la plus littérale de la peine la plus rigoureuse au cas le moins prévu...

«Le jugement qui sera rendu suffira pour l'exemple, mais les circonstances ont été trop extraordinaires pour ne pas solliciter le bienfait de votre clémence impériale. Je supplie donc V. M. de vouloir bien, dans sa bonté paternelle, ordonner qu'il sera sursis à l'exécution du jugement qui porterait peine capitale contre les capitaines de vaisseau traduits devant le Conseil de guerre convoqué à Rochefort».

Cette lettre est datée de 30 juin ; le Conseil de guerre ne se réunira que le 31 août, deux mois plus tard. Decrès savait donc déjà quelle sera la sentence ? Que l'on veuille bien se souvenir de la lettre du chef de bureau Croissy, du ministre de la Marine, au commandant Lacaille.

Ce Conseil de guerre ouvrit ses séances le 31 août. On connaît sa composition : un contre-amiral, président ; cinq capitaines de vaisseau et trois capitaines de frégates, juges ; un contre-amiral, commissaire impérial. Pas un qui eût pris part aux événements, sauf Barbier, — et l'on sait quelle part fut la sienne. Les débats durèrent neuf jours et furent conduits avec une partialité évidente. Chaque fois qu'un des inculpés ou un témoin prononcera le nom de l'amiral Allemand, le président lui coupa la parole et, au prévenu, il dira : «Ce n'est pas le vice-amiral qu'il est question de juger, mais vous, et vous seul».

Les témoins à charge furent seuls appelés et pour que des témoins à décharge fussent entendus il fallut que les accusés les fissent venir à leurs frais, encore le commissaire impérial ne les admit-il qu'à la condition expresse qu'ils abstiendront de rien dire contre les généraux.

Le 5 septembre, le contre-amiral L'Hermitte prononça son réquisitoire. La lecture de ce document, que nous donnons ici in extenso, aux «Documents justificatifs», se recommande à l'attention du lecteur.

Les événements de la soirée du 11 avril y sont résumés avec des apparences d'impartialité, mais avec une tendance visible à diminuer la gravité de la situation faite à nos bâtiments par les brûlots. La conduite des capitaines, jusqu'à minuit, est jugée excusable, à part toutefois l'oubli des «ordres antérieurs». Quels étaient ces ordres ? Le commissaire impérial n'en dit mot, et ce que l'on en sait n'est pas fait pour justifier aucune incrimination, contre les capitaines du moins.

À partir de minuit, prétend L'Hermitte, les brûlots et tous autres dangers ne sont plus à craindre, «et de ce moment, dit le commissaire impérial, je considère la position des bâtiments échoués comme très ordinaires à des marins forcés à faire côte ou rencontrant un haut-fond sur lequel ils restent, étant chassés par l'ennemi.» Ainsi, ce contre-amiral compte pour rien les vingt-six brûlots enflammés, — 1 vaisseau, 5 grosses frégates et plusieurs bâtiments de fort tonnage, sans parler de ceux dont les explosions ont rompu l'estacade, et qui emplissent la rade de leurs débris fumants. Peu de choses, aussi, les 6 frégates et les 22 corvettes anglaises qui louvoyant autour des nôtres échoués. Cependant l'ennemi est venu, le 12, à une heure et demie, mouiller très près d'eux et les bat par la hanche ; ils ne peuvent répondre que par leurs pièces de chasse ou de retraite, et les batteries de la côte ne leur sont d'aucun secours. À deux heures, l'attaque est renforcée par 1 vaisseau et 5 frégates. Le 13, 6 canonnières, 1 bombarde sont venues s'embosser derrière l'Océan et ont ouvert le feu ; le canonnade dure six heures. Le 14, 1 bombarde et 3 canonnières attaquent le Régulus, etc., etc. Le commissaire impérial semble ignorer tout cela, et pourtant il a sous les yeux le «Carnet des signaux» du vaisseau amiral, qui relate ces faits.

Envisageant le cas du Tonnerre, le réquisitoire reconnaît que le capitaine Clément de la Roncière a fait tout ce qu'il pouvait, tout ce qu'il devait ; à peine lui reproche-t-il de n'avoir pas sauvé quelques «effets d'armement» et en somme il le décharge de toute peine, sauf, — pour la forme, pensons-nous, — à demander contre lui une punition disciplinaire.

Cette marque donnée de sa modération, le commissaire impérial prend à partie le capitaine Lafon, du Calcutta, et le fait avec la logique et la bonne foi dont on a pu juger ci-dessus : le vaisseau était couché sur les roches des Palles et travaille à se relever, mais alors l'ennemi entre en rade, avoue l'accusateur, et «gêne ce travail» ; il se place en position de battre les vaisseaux échoués et les bat avec avantage. «L'ennemi le combat, il riposte comme il peut». Et que peut-il ? Tenir seulement à distance les nombreux assaillants qui l'entourent et le couvrent de leurs feux, tout en se tenant prudemment aussi loin que possible. Il ne serait que juste de lui tenir compte de cette situation périlleuse et du courage qui ne faiblit point. Mais écoutons l'accusateur :

«Ce vaisseau se trouve, sans doute, dans une position très embarrassante, très critique même ; il a un faible équipage, il doit finir par succomber, mais qu'importe ! En succombant il est toujours facile à un capitaine de conserver sa propre estime, de mériter celle des siens, celle de l'ennemi lui-même (3), par l'exemple qu'il donne à ses subordonnés et par sa fidélité aux lois du devoir et de l'honneur.»

Qu'a donc fait Lafon ?

«Voyant toute impossibilité de sauver le vaisseau, par les forces supérieures de l'ennemi, a-t-il dit, j'ai cru de mon devoir d'empêcher qu'un homme de mon équipage ne fût fait prisonnier.»

Conclusion du rapporteur : «Lafon n'a point défendu l'honneur de son pavillon comme il le devait et comme il le pouvait» et il a mérité la peine de mort.

Le commandant Proteau, de la frégate l'Indienne, a, lui aussi, sous le feu de l'ennemi, évacué son bâtiment et l'a incendié ; il a fait là, dit L'Hermitte «tout ce qu'il devait, tout ce qu'il pouvait» ; mais, dans la destruction du bâtiment il a mis trop de précipitation (et cependant, du 12 au 16, il est échoué sous le feu de l'ennemi et l'Indienne, crevée, fait eau de toutes parts). Par un excès de zèle ou de prévoyance que le Commissaire impérial juge blâmable, il a pris un parti extrême, sans en avoir rendu compte au général, sans avoir reçu ses ordres, et «sans que rien, dans la position où il s'est trouvé l'obligeât impérativement à cet empressement trop médité de détruire». Tous les officiers, tous les maîtres du bord ont partagé l'opinion du capitaine, aussi n'est-il demandé contre lui qu'une peine disciplinaire : six mois d'arrêts à bord du vaisseau-amiral.

Enfin vint le tour du capitaine Lacaille, du Tourville. Celui-ci, qui se savait désigné d'avance au sacrifice, n'avait pas ménagé ses critiques à l'amiral Allemand ; il avait pu se plaindre à bon droit que l'on n'eût pas appelé ce dernier, ni des officiers supérieurs de l'escadre et du port de Rochefort, plus à même que personne de fournir des renseignements sur un événement dont ils avaient été acteurs ou témoins ; il s'était plaint qu'on eût laissé de côté le procès-verbal constatant la résolution unanime des officiers et des maîtres du Tourville, pour baser l'accusation sur son journal falsifié, en faisant état, seulement, des dires du personnage taré qu'était Bourgeois. Le capitaine de vaisseau Le Bozec et le commandant en second Calloche, vainement, avaient affirmé la nécessité d'évacuer momentanément, en présence du danger menaçant, et le retour à bord, le danger passé et après deux heures d'absence. Une fois remonté à bord, le capitaine avait remis à flot son vaisseau et l'avait amené intact dans le port de Rochefort.

Quand Lacaille s'est cru menacé directement par ce qu'il croyait être deux énormes brûlots courant tout droit sur le bâtiment immobilisé par l'échouage, il a donné l'ordre à l'équipage de descendre dans les embarcations. «Le commandant, a dit le second, Calloche, n'avait pas eu l'intention d'abandonner ; il a donné l'ordre de se tenir par le travers», et La Bozec affirme que le dessein du capitaine n'était pas d'aller au Port-des-Barques, mais de rester près du vaisseau.

«Le pavillon était resté arboré». À cela, L'Hermitte répond que si trop de monde devient nuisible à la manœuvre, «le lieu naturel de réserve est dans les fonds du vaisseau», et il a conclut à la peine de mort.

Examinant ensuite les justifications présentées par les inculpés, il n'admet pas cette excuse, qu'ils n'ont reçu aucun secours ni aucun ordre autre que «liberté de manœuvre», «attendu, dit-il, que l'on sait que ce dernier signal ne peut être considéré que comme un renouvellement d'ordre, à chaque capitaine, d'employer tous ses moyens pour la plus grande sûreté de son bâtiment, une nouvelle injonction de remplir les obligations imposées à tout commandant particulier.» Et ainsi se déroule, jusqu'à la fin, ce réquisitoire partial, où se trouvent rappelés, par intervalles, les devoirs envers «notre auguste Empereur, l'auguste monarque sous les lois duquel nous avons le bonheur de vivre et qui veut, avant tout, que l'honneur et la justice dirigent les actions de tous ceux qu'il daigne employer.»

Le 6 septembre, l'avocat Faure, du barreau de Rochefort, prit la parole pour défendre, seul, les quatre capitaines de vaisseau. La plaidoirie occupa les audiences du 6 et du 7. Plein d'égards pour les juges et le ministère public, et sans prendre ouvertement à partie aucune des personnes non appelées au procès, M. Faure s'efforça de démontrer, en une argumentation aussi serrée que prudente, et après un exposé très précis des faits, que chacun des accusés a fait son devoir, tout son devoir, dans la mesure du possible. Si des fautes ont été commises, il n'en est pas qui porte atteinte à leur honneur militaire et nul article de loi ne saurait leur être appliqué. Clément de la Roncière, Proteau et Lafon ont défendu jusqu'à la dernière extrémité le navire qu'ils commandaient ; reconnaissant l'impossibilité de sauver celui-ci, ils ont du moins sauvé les équipages, ont emporté ou détruit les effets ou papiers du bord, et ont sauvegardé l'honneur du pavillon en incendiant le vaisseau qui ne pouvait plus être défendu, pour qu'il ne tombât pas au pouvoir de l'ennemi.

Quant à Lacaille, menacé comme les autres, il a fait descendre ses hommes dans les embarcations, mais pour demeurer près du vaisseau, enfin d'y reprendre place s'il échappe aux brûlots qui le menacent. On objecte que ce n'était pas des brûlots anglais qui couraient sur lui, mais deux de nos vaisseaux, embrasés jusqu'à la flottaison et que poussait le courant. Comment l'aurait-il pu reconnaître, dans l'obscurité profonde de cette nuit ? Et d'ailleurs, le danger n'était-il pas le même ? Surchargées, les embarcations ne peuvent lutter contre le flot et le vent : elles sont entraînées en rivière, mais peuvent s'arrêter au Port-des-Barques et, deux heures après, revenues le long du Tourville, elles ramènent à bord le commandant et l'équipage. Sous le feu des Anglais, Lacaille travaille à remettre à flot son vaisseau ; il y réussit dans le nuit du 13 au 14, et l'amène dans le port, sain et sauf.

Le défenseur concluait donc à un acquittement général et honorable. Effort inutiles : le rapporteur le fit bien voir dans sa réplique, plus dure, plus agressive encore que le réquisitoire.

Dans son rapport au roi, le ministre de la Justice, lors de l'instance ouverte par Lacaille, en 1816, en vue de sa réhabilitation, a dit : «... mais des considérations politiques ou personnelles dirigeaient la marche de la procédure.» Serait-ce une calomnie, inspirée justement par ces «considérations» dont vient de parler le ministre ?

Laissons au lecteur le soin d'en juger par les deux faits ci-après :

Le rapporteur L'Hermitte, avant tout acte d'instruction ouverte, a écrit au ministre — et ce n'est pas porter un jugement hasardé que dire qu'il y a dans ce document, trop oublié, le signe d'une correspondance inavouable :

«...Les capitaines du Tourville et du Calcutta sont des sujets fidèles ; le premier, de retour à son bord, a fini par sauver son vaisseau, et celui du second était sans ressources quand il l'a abandonné. Depuis l'apparition des brûlots, pas un ordre n'a été et n'aura pu sans doute être donné à ces capitaines qui, sachant être en sous-ordre, ont perdu, je crois, la tête en attendant inutilement qu'on leur ordonnât quelque chose ou qu'il leur vînt des secours». Cependant, le 26 juin, il annonce au ministre qu'il conclura à la peine de mort contre ces mêmes capitaines du Calcutta et du Tourville...

De la part du ministre Decrès, la duplicité est la même :

«Le texte de la loi, dit-il, est contre les capitaines La Caille et Lafon. Mais que Votre Majesté daigne, dans son extrême bonté, me permettre de lui retracer combien fut nouvelle et extraordinaire la circonstance dans laquelle se trouvèrent ces officiers. Ce ne fut point un de ces événements de guerre auxquels l'habitude et la prévoyance ont préparé.

»Trente masses foudroyantes et embrasées les environnaient : au milieu des flammes, de la fumée et des explosions de toute espèce, le raisonnement leur faillit en instant et l'instinct leur inspira un seul ordre : sauve qui peut !

»Cependant le capitaine La Caille retourna bientôt à son poste et sauva son vaisseau. Celui du capitaine Lafon, le Calcutta, était sans ressources lorsqu'il le quitta.

»Le jugement, sur lequel j'appelle d'avance la clémence de Votre Majesté, sera donc l'application la plus littérale de la peine la plus rigoureuse au cas le moins prévu.

»Jusqu'à ce fatal instant, ces deux officiers, pères de famille, exercés dans les combats, honorablement connus par leurs services, ayant l'un et l'autre enfants sur vos flottes, jouissaient de l'estime générale. Je sais qu'il y a plus de 25 ans que le capitaine La Caille obtenait des grâces pour prix de sa bravoure.

»Le jugement qui sera rendu suffira pour l'exemple, mais les circonstances ont été trop extraordinaires pour ne pas solliciter le bienfait de votre clémence impérial. Je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien, dans sa bonté paternelle, ordonner qu'il sera sursis à l'exécution du jugement qui porterait peine capitale contre les capitaines de vaisseau traduits devant le Conseil de guerre convoqué à Rochefort, en exécution du décret impérial du 2 juin 1809.

»Je la supplie aussi de vouloir bien me faire connaître des intentions le plus tôt possible.»

Le commissaire impérial avant répliqué au défenseur, celui-ci et les accusés furent admis à présenter leurs dernières justifications, et les débats furent déclarés clos.

Les séances du Conseil de guerre avaient été ouvertes le 31 août, à neuf heures du matin, à bord du vaisseau-amiral l'Océan, dans le port de Rochefort. Aux termes du décret du 2 juin, dix membres étaient nommés pour composer le Conseil ; à l'ouverture des séances, neuf seulement siégèrent :

Jacques Bedout, contre-amiral, commandeur de la Légion d'Honneur, président ;

André-Hector Maureau, capitaine de vaisseau, officier de la Légion d'Honneur, membre ;

Joseph-Hyacinthe-Isidore Krohm, capitaine de vaisseau, officier de la Légion d'Honneur, membre ;

Claude-Vincent Polony, capitaine de vaisseau, officier de la Légion d'Honneur, membre ;

Nicolas Barbier, capitaine de vaisseau, officier de la Légion d'Honneur, membre ;

Laurent Tourneur, capitaine de vaisseau, officier de la Légion d'Honneur, membre ;

Charles Lévêque, capitaine de frégate, membre de la Légion d'Honneur, membre ;

Pierre Robert, idem, membre ; et

Pierre-Jaques Leblond-Plassan, idem, membre (4).

Jean-Marthe-Adrien L'Hermitte, contre-amiral, officier de la Légion d'Honneur, occupait le siège du commissaire impérial, après avoir été rapporteur, chargé de l'instruction.

Le capitaine de frégate Lévêque (5), qui, ainsi que les contre-amiraux Bedoux et L'Hermitte, ne se trouvait pas à Rochefort, s'excusa de ne pouvoir s'y rendre, — les uns ont dit pour cause de santé, d'autres assurent qu'averti du rôle qu'on prétendait lui faire jouer, il s'y refuse.

Tel qu'il fut formulé, le jugement se présente bien différent de ce qu'on voit en usage aujourd'hui : ce n'est plus seulement un exposé des faits, une appréciation des griefs imputables à chacun des accusés et des moyens de défense, l'opinion du tribunal, la décision basée sur des textes de loi cités, mais une sorte d'historique des débats, jour par jour, avec, comme conclusion, les condamnations prononcées.

Le premier jour, le commissaire impérial donne lecture du procès-verbal d'information et des pièces à charge ou à décharge, puis les accusés sont introduits, libres et sans fers, pour décliner leurs nom, prénoms, lieu de naissance, âge, qualité et demeure, et s'ils ont fait choix d'une défenseur. Celui-ci est François-Daniel Faure, avocat au barreau de Rochefort. Les accusés interrogés séparément, sont appelés les témoins désignés par le rapporteur. Ils sont au nombre de trente-sept. À ce moment, il est trois heures et demie et la séance est levée.

Le 1er septembre, à neuf heures du matin, la séance est reprise. On entend vingt-cinq des témoins, et les autres déposent le lendemain, ainsi que quatorze témoins à décharge appelés par le commandant Lacaille.

Le 3 septembre étant un dimanche, l'audience n'est reprisé que le 4, à neuf heures du matin, pour l'audition de trois témoins à décharge appelés par le commandant Lafon, deux appelés par le commandant Clément de la Roncière et cinq par le commandant Proteau ; puis la séance est levée. Ces témoins n'ayant pas déposé à l'instruction, mais verbalement devant le Conseil, il n'en est resté aucune trace écrite au dossier retrouvé, et on doit le regretter quand on sait que parmi ces témoins à décharge se trouvent : Charles Le Bozec, capitaine de vaisseau, ex-commandant du Jean-Bart ; Jacques-François Ballanger, capitaine de frégate, commandant l'Elbe ; Julien-Michael Calloche, capitaine de frégate, du Tourville ; les lieutenants de vaisseau François Cogniard, de l'Océan, Julien Le Redde, de l'Hortense, Henry-Jean-Pascal Arnous, du Tourville, etc., etc.

Le 5 septembre, après lecture de divers journaux de bord, le commissaire impérial a donné ses conclusions, d'après lesquelles Clément de la Roncière serait déchargé de l'accusation portée contre lui, mais condamné, par mesure disciplinaire, à trois mois d'arrêts dans sa chambre à terre, pour ne s'être pas conformé aux dispositions de l'art. 65 de l'Ordonnance de 1786, ainsi conçu :

«En cas de naufrage du vaisseau à la côte, sur un écueil ou par quelque accident que ce soit, le premier soin du capitaine sera d'empêcher le désordre et de sauver tout ce qu'il pourra des effets du Roi. Il encouragera l'équipage et le fera passer successivement à terre, et ne quittera le vaisseau que le dernier», ni aux dispositions de l'art. 1181 de l'Ordonnance de 1765 ainsi conçu :

«Si par l'effet du combat un vaisseau est tellement désemparé qu'il ne puisse suivre l'armée ni relâcher sans courir risque d'être enlevé par l'ennemi, le capitaine, après en avoir rendu compte au général et reçu ses ordres, fera passer son équipage sur les autres vaisseaux et mettre ensuite le feu au sien ou le fera couler à fond».

Pour Lafon, la peine de mort est réclamée. Il n'a pas employé les moyens de persuasion ou de sévérité voulus par l'art. 24 du Code pénal maritime du 22 août 1790, ainsi conçu :

«Celui, qui, par sa conduite lâche et ses discours séditieux et répétés, produirait dans l'équipage un découragement marqué sera condamné à mort et jugé conformément à la disposition de l'art. 4, titre 1er qui dit que : «S'il y avait rébellion ou s'il s'était commis une lâcheté ou une désobéissance en présence de l'ennemi, dans quelque danger pressant qui compromettrait éminemment la sûreté du vaisseau, le capitaine, après avoir pris l'avis des officiers, pourra faire punir les coupables conformément aux dispositions du titre II», et l'art. 34 du décret impérial du 22 juillet 1806, ainsi conçu :

«Dans les cas de crime de lâcheté devant l'ennemi, de rébellion ou de sédition, ou tous autres crimes commis dans quelque danger pressant, le commandant, sous sa responsabilité, pourra punir or faire punir, sans formalité, les coupables suivant l'exigence des cas».

Lafon, assure le Commissaire impérial, a abandonné son commandement dans une circonstance critique, il ne l'a point abandonné le dernier, n'a point employé les moyens propres à empêcher l'ennemi de s'en emparer, n'a pas défendu l'honneur de son pavillon comme il le devait et comme il le pouvait. Il tombe donc sous le coup de l'un des articles suivants de l'Ordonnance de 1689, titre II, qui s'expriment ainsi :

«ART. 31. — Ceux qui quitteront leur poste dans un combat pour s'en aller cacher seront condamnés à mort.

»ART. 33. — Les maîtres de chaloupes, soit de vaisseau de guerre ou de brûlots, qui les abandonneront dans le combat, seront punis de mort.

»ART. 36. — Fait défense S. M. à tous capitaines et autres officiers de marine commandant l'un de ses vaisseaux de guerre, de le rendre jamais à ses ennemis sous quelque raison que ce puisse être, voulant qu'ils le défendent jusqu'à l'extrémité et qu'ils se laissent forcer l'épée à la main, même brûler. Celui que fera le contraire sera jugé au Conseil de guerre et puni de mort selon les circonstances».

Le Commissaire impérial invoque encore l'ordonnance de 1765 :

«ART. 1177. — Qu'aucun capitaine n'amène son pavillon et ne se rende tant qu'il y aura la moindre possibilité de conserver le vaisseau dont S. M. lui a confié le commandement, voulant qu'il le défende jusqu'à l'extrémité ; mais lorsqu'il n'y aura plus aucune possibilité de résister davantage, ni de moyens de sauver son équipage, en brûlant ou coulant bas son vaisseau, s'il est forcé de se rendre il passera au Conseil de guerre pour être loué sur sa défense ou être condamné à mort, s'il n'a pas combattu avec la plus grande bravoure.

»ART. 1304. — Ceux qui quitteront leur poste dans un combat pour s'aller cacher seront mis au Conseil de guerre et condamnés à mort.

»ART. 1313. — Tout officier qui aura abandonné son vaisseau sera puni de mort comme déserteur».

Sont citées ensuite les dispositions du Code pénal maritime du 22 août 1790 :

«ART. 35. — Tout commandant d'un bâtiment de guerre coupable d'avoir abandonné, dans quelque circonstance critique que ce soit, le commandement de son vaisseau pour se cacher, ou d'avoir fait amener son pavillon lorsqu'il était encore en état de se défendre, sera condamné à mort. Sera condamné à la même peine tout commandant coupable, après la perte de son vaisseau, de ne l'avoir pas abandonné le dernier.

»ART. 39. — Tout commandant d'un bâtiment de guerre quelconque coupable de l'avoir perdu, si c'est par impéritie sera cassé et déclaré incapable de servir ; si c'est volontairement il sera condamné à mort».

On connaît les circonstances dans lesquelles s'est trouvé Lafon ; nous avons tenu à citer les textes sur lesquels s'appuie le Commissaire du gouvernement pour réclamer la peine de mort : le lecteur jugera.

Quant à Proteau, il est déclaré coupable de grande négligence pour assurer la conservation de sa frégate et de mauvais emploi des moyens qu'il a eus à sa disposition, et la peine de six mois d'arrêts forcés à bord du vaisseau-amiral est réclamée contre lui, non point comme infamante, mais comme peine de discipline, et cela d'après l'Ordonnance de 1765 :

«ART. 1181. — Si, par suite du combat, un vaisseau est tellement désemparé qu'il ne puisse suivre l'armée, etc.» (Voir ci-dessus, au sujet de Clément de la Roncière), et de l'Ordonnance de 1786 :

«ART. 65. — En cas de naufrage du vaisseau à la côte, sur un écueil, etc.» (Voir ci-dessus, au sujet de Clément de la Roncière).

Les conclusions, en ce qui regarde Lacaille, sont aussi sévères que pour Lafon, et la peine de mort est aussi demandée contre lui, conformément aux articles précités des Ordonnances de 1689 et 1765, du Code pénal maritime du 22 août 1790, et des articles 5 et 6 de l'arrête du 24 ventôse an XII (15 mars 1803).

À cette occasion le contre-amiral L'Hermitte a repris, avec plus de détails et plus de sévérité, le réquisitoire dont nous avons parlé plus haut.

Immédiatement après ces conclusions du Commissaire impériale, l'avocat-défenseur a pris la parole et a fait remarquer combien les demandes du magistrat étaient rigoureuses, et a obtenu qu'il lui fût accordé un délai, jusqu'au lendemain, onze heures du matin, pour démontrer au Conseil l'innocence des accusés.

Le 6 septembre, à l'heure susdite, l'audience était reprise : M. Faure a discuté jusqu'à quatre heures du soir et la séance a été remise au lendemain. Le 7 septembre, à onze heures du matin, il a continué sa plaidoirie jusqu'a trois heures du soir et le Commissaire impérial a répliqué. Le commandant Lacaille a pris alors la parole jusqu'à la fin de l'audience. Le 8, se sont terminés les débats ; le président a fait alors retirer l'assistance et le tribunal a délibéré à huis-clos, mais en présence du ministère public.

La conférence dura jusqu'à une heure un quart du matin. Chaque juge dut remettre au président et par écrit son vote motivé. Leblond-Plassan opina le premier, comme étant le plus jeune et le moins gradé, et après lui Robert, Lévêque, Tourneur, Maureau, Krohm, Barbier, Polony et le président Bedout.

À la majorité de huit voix contre une, Clément de la Roncière est acquitté ; Lafon est déclaré coupable, par cinq voix contre quatre, d'avoir lâchement abandonné le vaisseau le Calcutta en présence de l'ennemi, et condamné à la peine de mort, par application de l'art. 35, titre II, du Code pénal du 22 août 1790. Proteau est déchargé à l'unanimité de l'accusation, mais le Conseil, par six voix contre trois, dit qu'il subira trois mois d'arrêts simples dans sa chambre, comme punition disciplinaire, pour avoir mis avec trop précipitation le feu à la frégate qu'il commandait et sans avoir, au préalable, donné avis au général, le Conseil lui faisant application de l'art. 2, titre III, nº 3, de la loi du 20 septembre 1791 et de la circulaire ministérielle du 25 mai 1806, explicative du Code pénal militaire du 22 avril précédant, qui autorisent à prononcer la détention de quelques mois de simple discipline pour les cas non prévus par le Code pénal, le militaire retournant à son corps après un temps fixé.

Lacaille, attendu qu'il est rentré à bord de son propre mouvement, mais après une absence de deux heures, a défendu son vaisseau contre l'ennemi et l'a ramené dans le port, est condamné, par six voix contre trois, seulement à la peine de deux ans de détention dans le lieu qui sera fixé par le gouvernement ; il est condamné, en outre, à être rayé de la liste des officiers de la marine et dégradé de la Légion d'honneur.

Enfin Lafon, Proteau et Lacaille sont, à l'unanimité, condamnés solidairement aux frais du procès, par application des art. 1 et 2 de la loi 18 germinal an VII (7 avril 1799).

Vers une heure trois quarts du matin, ce jugement fut lu aux quatre accusés et, séance tenante, les dispositions ont été prises pour sa mise à exécution.

Le secret de la délibération finale, à huis-clos, du Conseil de guerre, serait resté ignoré si l'empereur n'avait imposé la publication de toute la procédure au Moniteur. Nous avons dit comment le ministre Decrès trompa les intentions du maître. En tout cas, il nous sembla intéressant de noter ici les votes de chacun des membres du Conseil :

Clément de la Roncière est acquitté par 8 voix contre 1 ; Polony, seul, a déclaré qu'il est blâmable de n'avoir pris les ordres du général en chef avant de brûler et évacuer son vaisseau et qu'il doit être condamné à un mois d'arrêts dans sa chambre.

Lafon est condamné à la peine de mort par 5 voix contre 4 : Leblond-Plassan, Krohm, Barbier, Polony et Barbier ont voté la mort, tandis que les autres, reconnaissant que le prévenu a fait tout son devoir, mais peut avoir manque de sang-froid, proposent : Robert, une année de suspension de fonctions; Lévêque, six mois d'arrêts à bord de l'Amiral ; Tourneur, un an de prison, la révocation et la dégradation ; Maureau a conclu vaguement ; il a rendu justice à son courage et opiné pour l'application de l'art. 39 du Code de 1790, dans le cas d'impéritie.

Proteau est acquitté, mais devra subir trois mois d'arrêts simples dans sa chambre, par 6 voix contre 3. Leblond-Plassan a opté pour des éloges ; Robert pour trois mois d'arrêts, et Lévêque pour deux mois seulement ; Maureau, trois mois, ainsi que Krohm, Barbier, Polony, et Bedout.

Enfin, en ce qui regarde Lacaille, Leblond-Plassan, Barbier et le président Bedout ont voté la peine de mort ; tous les autres ont opté pour deux ans de détention et la révocation.

Comment se sont passées les choses dans le huis-clos ? Nous avons les révélations du juge Krohm. Celui-ci remit au président son vote formulé par écrit et ainsi conçu :

«Je déclare et jure sur mon honneur et ma conscience que c'est l'apparition d'un grand nombre de machines infernales, lancées par les Anglais sur la flotte française commandée par M. le vice-amiral Allemand, qui a causé l'épouvante et la terreur presque générale qui s'est répandue dans notre armée navale ; qu'aucun vaisseau n'a été exempt de cette terreur, pas même le vaisseau-amiral, qui est resté en rivière avec les deux vaisseaux flottants, l'un commandé par M. Faure et l'autre par M. Gourdon, ce qui a mis tous les vaisseaux échoués à la merci de l'ennemi, puisque ne pouvant présenter le travers ils se sont trouvés battus, soit en poupe, soit en proue, et ont été bientôt obligés, soit de se rendre, tels que la Ville-de Varsovie, l'Aquilon et le Calcutta, soit de se brûler, comme le vaisseau le Tonnerre et la frégate l'Indienne.

»Je dis donc que la retraite de l'amiral en rivière me paraît avoir causé la majeure partie des malheurs qui nous sont arrivés, par suite de l'entrée des brûlots anglais dans la rade.

»Il n'est donc pas étonnant qu'un grand nombre de personnes, ayant perdu la tête, n'aient pas, dans l'abandon où elles se sont trouvées, fait tout ce que l'honneur et l'art exigeaient d'elles. L'amiral lui-même n'a pas fait ce qu'il eût fait de sang-froid. Je veux dire qu'au lieu de se tenir en rivière, il devait rester en rade pour protéger les vaisseaux échoués sur les Palles. S'il se fût entraversé, les deux petits vaisseaux anglais qui sont rentrés en rade de l'île d'Aix, à tâtons et en sondant sous petites voiles, n'y seraient pas entrés, non plus que les bricks, les bombardes et autres bâtiments.

»Je ne considère donc pas les événements résultant de cette malheureuse affaire comme des choses ordinaires : c'est, je pense, l'avis de tous les hommes de bonne foi.

»Le marin français ne craint point les boulets, parce qu'il est accoutumé à les entendre siffler à ses oreilles ; mais peu de marins, et je dirai avec vérité aucun, n'avaient vu de leur vie pareille horreur, une pareille désolation.

»Cette affaire ne pouvant, je le répète, être considérée comme une affaire de guerre ordinaire, elle ne doit pas être jugée aussi rigoureusement qu'elle semblerait le mériter au premier coup d'œil.

»Je pense que M. le capitaine Lafon, s'étant trouvé obligé d'amener son pavillon après une honorable résistance, doit être puni de la perte de son état et de l'honneur de servir, pour ne s'être pas embarqué le dernier ; qu'il doit, en outre, subir la peine de deux ans d'emprisonnement.

»Que M. le capitaine La Caille ayant eu la faiblesse de consentir à quitter son vaisseau, dans la nuit du 12 au 13 avril, parce que deux grands brûlots enflammés paraissaient tomber sur lui, qui était échoué, et que les cris, les lamentations de ses matelots et de son état-major même, en général, l'ont entraîné à quitter momentanément son vaisseau, qu'il a rejoint au jour, et avec lequel il a combattu dans la journée et, enfin, qu'il a ramené seul sans nul secours au port de Rochefort ;

»Je pense donc que ce capitaine, qui toute sa vie a été l'exemple de la bravoure et de toutes les vertus civiles et militaires, sera assez puni d'un moment d'oubli de ses devoirs par la perte de son état, six mois de détention à bord de l'Amiral, et enfin qu'il doit avoir sa retraite.»

— «Ce vote, qui ne répondit ni au désir de Bedout, ni à l'attente du ministre, dit H. Moulin, fut refusé par le président du Conseil. Celui-ci et le procureur impérial réunirent leurs efforts et arrachèrent à la faiblesse de Krohm, soit par promesses, soit par menaces, une rétraction et un second vote qui coûta la vie au malheureux Lafon, et à Lacaille la perte de son état, de sa décoration de la Légion d'honneur et de sa liberté pendant deux ans».

Dans son vote corrigé, Krohm dit : «M. le capitaine Lafon, ayant fui devant l'ennemi, s'étant embarqué dans son canot, ayant laissé à bord de son vaisseau des hommes qui étaient à leurs postes, soit dans les soutes aux poudres, soit à panser les blessés, doit être condamné à la peine de mort».

Et pour Lacaille : «Je conclus que ce capitaine ne mérite plus de commander les vaisseaux de S. M. ; qu'il mériterait, sous ces rapports, d'encourir la peine capitale, mais que, vu son grand âge et la faiblesse de ses facultés intellectuelles ; vu également ses bons et anciens services depuis quarante ans ; vu enfin qu'il est père d'une famille respectable qui sert déjà S. M. dans la personne de son fils aîné, je le condamne à être rayé de la liste des officiers de la marine et à deux ans de détention».

Révolté contre cette violence faite à sa conscience et honteux de sa pusillanimité, Krohm adressait, le jour même et de la Chambre du Conseil, à M. Faure, la copie de son premier vote, accompagnée de cette note :

«Comme cette opinion n'était pas conforme aux prétentions de MM. les contre-amiraux Bedout et L'Hermitte, ils n'ont pas voulu que le Gouvernement fût informé que la perte de nos vaisseaux ne devait être réellement imputée qu'au vice-amiral Allemand, qui a abandonné indignement les malheureux vaisseaux échoués et qui est rentré en rivière avec l'Océan, le Foudroyant, le Cassard et le Jemmapes, tandis qu'après l'explosion des brûlots ces vaisseaux devaient tous rester en rade, n'ayant plus rien à craindre pour eux. L'amiral a fait une faute impardonnable, si le chef de L'État en est informé.

«On n'a pas voulu recevoir cette opinion qui est sacrée et de toute vérité d'un bout à l'autre.

«A bord du vaisseau l'Océan.

«le chevalier Krohm».

Plus tard, Krohm a dit qu'il avait risqué son état pour sauver Lacaille et que le ministre lui fit de violents reproches, disant : «Pourquoi n'a-t-on pas aussi fusillé La Caille ?».

Maureau, dont on a vu les votes, écrivait à Lacaille, le 23 septembre 1809 :

... «Je crois que tu me rends trop de justice pour croire le coup terrible qui t'a frappé ait diminué en rien mon attachement ; c'est dans l'adversité que l'on connaît ses vrais amis»...

Lafon et Lacaille voulurent former un recours en cassation ; ils en avaient plus d'un motif : leur démarche fut rejetée purement et simplement par le Conseil de guerre. De ce fait, il y avait eu des précédents.

Le 16 juillet 1808, un combat avait lieu dans l'Adriatique entre les forces françaises et anglaises. Deux officiers, le lieutenant de vaisseau Pierre de Stalimini, commandant la goélette l'Hortense, et l'enseigne de vaisseau Simon Abeille, son second, convaincus de s'être conduits avec lâcheté, d'avoir abandonné leur poste et laissé leur bâtiment aux mains de l'ennemi, avaient été condamnés à mort par un Conseil de guerre maritime tenu à Venise, le 9 mars 1809 ; ils furent fusillés le 15 à bord du vaisseau-amiral.

Cependant, une loi expresse, celle du 15 brumaire an IV (5 novembre 1794), accordait le recours en révision contre tout jugement militaire. Pour Lafon, comme pour les condamnés du Conseil de guerre de Venise, les juges ont violé la loi de garantie.

Il est vrai qu'au jugement du duc d'Enghien, le président avait objecté que les «Commissions militaires» jugeaient sans appel. Sans doute, mais encore faut-il qu'on soit encore en campagne, devant l'ennemi, et ce n'était point le cas pour Lafon, à Rochefort, pas plus que pour les condamnés de Venise.

_____________________________________

[Notes de bas de page.]

1.  Écroués à bord du bâtiment-amiral le 26 mai.

2.  Lafon, J., Histoire des brûlots de l'île d'Aix, tome I (page 117), Paris, Aymot, 1867.

3.  Lord Cochrane a écrit : «M. Lafon a défendu son vaisseau mieux et plus longtemps qu'aucun autre».

4.  [Note de l'éditeur.  La texte originale dit «Orène, Clément, Joseph Leblond-Plassan» : toutefois, dans la base Léonore (Centre historique des Archives nationales), l'entrée unique pour le nom de famille «Leblond Plassan» est «Pierre Jacques».]

5.  [Note de l'éditeur.  On présume que ce «Lévêque» est, d'après la base Léonore, Charles Leveque (né le 18 décembre 1762 à Rochefort), plutôt que Maurice-Aimé-Marie Lebesque (ni date ni lieu de naissance); cf. le premier paragraphe de la lettre du ministre Decrès au préfet maritime de Rochefort, datée le 11 juin 1809.]


«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 12

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]