DÉPORTATION

ET

NAUFRAGE

DE J.-J. AYMÉ, EX-LÉGISLATEUR ;


SUIVIS DU TABLEAU DE VIE ET DE MORT DES DÉPORTÉS,
À SON DÉPART DE LA GUYANE,
AVEC
Quelques observations sur cette Colonie et sur les Nègres.

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Quaeque ipse miserrima vidi,

Et quorum pars magna fui.


(VIRGILE, Énéide, livre II, v. 5-6.)

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À PARIS,

CHEZ MARADAN, Libraire, rue Pavée

Saint-André-des-Arts, Nº 16.

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Voici une carte de l'ancienne colonie de la Guyane française.

[TABLES DES MATIÈRES.]

 Ch. 1

LES PRÉLIMINAIRES.
Introduction à cet ouvrage. — Exposition abrégée de ma politique au cours de la Révolution. — Réfutation de l'accusation par laquelle «mon nom se liât à tous les crimes du Midi». — Précis de l'épouvantable résultat du 18 fructidor. — Retraite à la campagne. — Arrestation à la barrière. — Séjour à la prison du Temple. — Voyage de cachot en cachot de Paris à Rochefort. — Séjour à la prison à Rochefort. — Transfert à bord la Charente ; cette frégate mouillée dix jours en rade, entre l'île d'Aix et l'île Madame, à cause de la présence des patrouilleurs anglais. — Notes de bas de page.

 Ch. 2

LE VOYAGE ALLER.
Faux départ de Rochefort en mars 1798 à bord la Charente ; celle-ci, attaquée par les Anglais et forcée à échouer au bassin d'Arcachon, gagne la rivière de Bordeaux en face de Royan. — Suites de cette escarmouche navale. — Séjour bref en rade de Bordeaux. — Transfert de la Charente à la Décade. — Consigne stricte du capitaine Villeneu, commandant cette frégate. — Situation épouvantable des déportés pendant le jour et la nuit ; la nourriture malsaine. — Départ de Bordeaux en avril 1798 ; l'escorte d'un corsaire jusqu'aux Canaries ; le refus du capitaine d'attaquer des bâtiments marchands portugais, de concert avec ce corsaire ; la rencontre et le pillage d'un bâtiment marchand anglais sans armes. — Les maladies augmentent après le passage du tropique ; le traitement inefficace des malades. — Arrivée en rade de Cayenne en juin 1798. — Notes de bas de page.

 Ch. 3

LE SÉJOUR EN CAYENNE.
Séjour bref à la maison de réclusion. — Esquisse de Jeannet-Oudin, agent de la Guyane française ; ses procédés déshonorants et méchants envers les seize premiers déportés débarqués de la Vaillante en novembre 1797, et envers les déportés suivants débarqués de la Decade en juin 1798. — Mon transfert bienheureux à l'habitation de Berthollon, négociant établi à Cayenne. — Récit des conditions fatales aux dépôts de Sinnamary et de Counamama ; des assertions fausses répandues à Cayenne et à Paris concernant la vie des déportés. — Arrivée des nouveaux déportés, débarqués de la Bayonnaise en octobre 1798 ; l'autre corvette, la Vaillante exécutant sa deuxième mission de déportation, capturée par les Anglais en juin 1798. — Récit de ma vie presque solitaire sur l'habitation ; la guerre incessante contre les insectes et d'autres animaux nuisables ; la nourriture ; la routine quotidienne ; la flore et le faune. — Quelques observations sur les Nègres et sur cette colonie. — Arrivée de Burnel, le nouvel agent, en novembre 1798. — Esquisse de celui-ci ; ses procédés déshonorants et méchants envers les déportés en général, et envers Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat en particulier. — Notes de bas de page.

 Ch. 4

LE VOYAGE RETOUR.
Prélude à mon évasion, avec Perlet et le chanoine Parizot ; les agitations de la colonie ; mon séjour à Cayenne, à cause de ma mauvaise santé ; les caprices de Burnel ; mon séjour chez Mme d'Audiffredi. — Récit de l'évasion en octobre 1799, avec le concours de Berthollon et du capitaine Gardner, commandant le Phaéton. — Notre traversée agréable de l'Atlantique à bord ce brick. — Nos méandres douloureux dans la mer du Nord, secoués par les éléments. — Naufrage près de Fraserbourg ; les morts de Parizot, de la femme et de l'enfant de Berthollon ; notre sauvetage par la bravoure résolue de George Milnes. — Bienfaits du lord Inverurie et des habitants de Fraserbourg et d'Aberdeen. — Impressions d'Édimbourg. — Trajet d'Édimbourg à Londres par mer. — Rencontres avec beaucoup d'émigrés, dont Malouet et Lally-Tollendal. — Trajet de Gravesend à Calais. — Arrivée en France en mars 1800. — Notes de bas de page.

 Annexe

L'ANNEXE.
Listes alphabétiques des déportes sur la Vaillante, sur la Charente et par la suite sur la Décade, et sur la Bayonnaise. — Note de bas de page.


CHAPITRE 1 : LES PRÉLIMINAIRES.


Rien ne paraît moins intéressant dans la grande Histoire de la Révolution, que l'épisode des infortunes particulières ; car combien n'a-t'elle pas fait de malheureux, combien de personnes n'auraient pas de narrations à présenter au public. J'avoue aussi que je ne prendrais pas la plume pour l'entretenir des persécutions que j'ai essuyées, si je n'avais à lui offrir que le récit de mes malheurs personnels, quoiqu'ils soient aussi extraordinaires que multipliés. Mais je les ai partagés avec les plus honorables victimes ; ils rappellent des noms qui seront toujours chers aux gens de bien ; ils se lient à de grands événements ; ils peignent la cruauté des hommes qui avaient usurpé le pouvoir ; ils excitent l'indignation contre les vils agents de la tyrannie ; ils font sentir les dangers du mépris des lois, et l'horreur des mesures arbitraires ; et sous ces différents rapports, cet écrit peut quelque intérêt.

Une considération plus importante me détermine à le publier. Je ne sais si je m'abuse ; mais, en méditant sur les grandes calamités dont j'ai été ou témoin ou victime, il me semble apercevoir une progression décroissante, sinon des fureurs qui les ont commandées, au moins des atrocités qui les ont composées. Soit que l'exaltation ait été plus vive et plus extrême dans le principe ; soit que les artisans de nos maux aient craint de reproduire les mêmes scènes qui ont révolté ; il est certain que les premiers actes ont été les plus féroces, et que leur rage, qui ne s'est point adoucie, s'est depuis manifestée par de moins épouvantables effets. Ainsi, du massacre des prisons, on est venu à l'assassinat méthodique du tribunal révolutionnaire, de là aux fusillades des commissions militaires, et enfin à la déportation. C'est là, sans doute, une cruelle amélioration. Mais si l'espoir des gens de bien vient encore à être déçu, si notre fatale destinée nous réservé à de nouvelles crises ; l'humanité commande de bien faire connaître les déportations à la Guyane française, et d'apprendre que si le sang ne coule pas quand on les ordonne, les infortunés qui le subissent n'en sont souvent que plus malheureux.

Le sang n'a point coulé, a-t-on dit, en parlant du 18 fructidor. — Aucune tache de sang, aucun acte de violence ou de désordre n'a souillé cette journée. — La déportation doit être désormais le grand moyen de salut pour la chose publique. Cette mesure est avouée par l'humanité (1). — Hommes froidement barbares ! qui joignez la dérision au raffinement de l'assassinat, sachez que votre collègue Carrier aurait pu dire, comme vous, que le sang n'avait pas coulé ; car enfin on ne verse pas plus celui des personnes que l'on noie, que des personnes qu'on déporte. Mais si votre horrible humanité ne redoute que l'effusion du sang, suivez-moi dans les détails que je vais vous offrir, vos cœurs compatissants jouiront d'un spectacle digne de toute leur clémence (2). Je ne vous parlerai pas de vos collègues Pichegru, Barbé-Marbois, Laffond-Ladebat, Barthélemy, etc. etc., renfermés dans des cages de fer, traînés de cachot en cachot, de Paris à Rochefort. Cet événement est trop connu, pour qu'il soit nécessaire de le retracer. Mais venez voir Gibert-Desmolières et moi, pressés, foulés avec cent quatre-vingt-onze autres individus, dans l'entrepont d'une frégate ; respirant à peine, et ne respirant qu'un air empoisonné ; en proie à ce dégoûtant fléau, dont les hommes, entassés sur un bâtiment, ne peuvent jamais se garantir ; nourris des aliments les plus grossiers et les plus insalubres ; et, ce qu'il y a d'horrible à penser, condamnés à les partager avec les plus vils rebuts de la société, avec des hommes flétris par la main de la justice, qu'on avait eu l'infamie de nous associer. Venez voir les malheureux déportés, traînant une vie languissante, et luttant péniblement contre le trépas, sous une latitude brûlante, dans le climat le plus malsain, et dans une des parties les plus malsaines de ce climat. Et si ce tableau ne vous satisfait pas encore, s'il faut quelque chose de plus pour vous contenter, venez dans les déserts de Counamama, de Sinnamary, de la Guyane entière ; descendez dans ces fosses nombreuses que vous avez creusées, et contemplez les cadavres des victimes que vous y avez entassées... vous frémissez !... Mais rassurez-vous, le sang n'a point coulé, elles ont péri, comme vous le désiriez, lentement, douloureusement, succombant sous toutes les angoisses de la mort ; et cette mort n'a point fait d'éclat, elle ne vous a point importunés, elle n'a point troublé vos scandaleuses jouissances, elle n'a produit aucune sensation fâcheuse, elle a été, pour ainsi dire, ignorée.

Deux ouvrages ont déjà paru sur cette matière ; celui-ci contiendra des détails différents. Quoique compris dans la même proscription que les hommes qui les ont publiés, je ne me suis point trouvé avec eux, et j'ai couru une plus grande carrière d'infortune. Je n'emploierai ni fiction, ni exagération, tout sera narré avec la plus scrupuleuse exactitude. J'aurai le précieux avantage d'accompagner souvent mon récit de pièces justificatives, et j'espère qu'on me pardonnera de les transcrire. Ce n'est pas un roman que j'écris, c'est une histoire trop véritable. Il importe donc de ne pas omettre ce qui peut attester son authenticité ; il en résultera quelque longueur, mais ce sont des pièces semblables qui commandent la confiance, et le raisonnement ne saurait les suppléer.

Loin de moi tout esprit de ressentiment et de vengeance : je pardonne sincèrement à mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait, trop heureux, s'il voulaient eux-mêmes me le pardonner ! Je m'abstiendrai soigneusement de parler de ceux dont j'ai particulièrement à me plaindre. Loin de moi, surtout, la criminelle pensée de rappeler de tristes souvenirs, dans l'intention d'exaspérer les cœurs, et d'entretenir un ferment dangereux. Je désire que le gouvernement puisse réussir dans le projet qu'il a de l'éteindre, et de rattacher tous les Français, quelles qu'aient été leurs opinions, au maintient de l'ordre et de la tranquillité publique, dont nous éprouvons tous le besoin.

Au retour de ma déportation, j'ai lu dans un rapport fait au Conseil des Cinq-Cents pendant j'étais à la Guyane, sur la conjuration du 18 fructidor an V, que mon nom est lié à tous les crimes du Midi. À la vérité, cette grave inculpation n'est suivie d'aucun détail, ni soutenue d'aucune preuve, parce que le rapporteur met en principe, que, de même qu'on ne cherche point à prouver la lumière, de même aussi est dispensé de prouver les diffamations qu'on se permet contre les gens qu'on a proscrits. Je pourrais ajouter qu'elle se trouve dans un libelle où il était honorable d'être outragé. Cependant elle a eu la plus grande publicité, puisque s'il faut en croire une brochure nouvelle (3, 4), le rapport a été distribué au nombre de 200 mille exemplaires ; elle peut avoir laissé des doutes dans l'esprit des personnes dont je ne suis pas connu. Celles qui jugent superficiellement, peuvent en conclure, qu'elle est peut-être exagérée, mais qu'il est probable qu'elle a quelque fondement ; car on ne dirait pas, sans doute à la tribune nationale, d'un homme absolument irréprochable, que son nom est lié à tous les crimes du Midi ; enfin cette inculpation doit être considérée comme le moyen principal qui a déterminé ma proscription. Tous ces motifs ne me permettent pas de la confondre dans les sentiments qu'inspire son auteur. Je me vois donc obligé de la réfuter, et de faire pour cela, une exposition abrégée de ma vie politique, qui n'a pas été moins orageuse avant qu'après le 18 fructidor. Cette partie qui tient entièrement aux événements de la Révolution, et que je resserrerai dans le plus courte espace, servira d'introduction à ma déportation.

J'ai beaucoup aimé la Révolution dans son principe. Je sentais les abus de l'ancien gouvernement, je voyais la possibilité de les détruire, et je désirais sincèrement seconder les efforts des hommes envoyer pour remplir cette honorable mission. Je ne me doutais pas encore que je ne seconderais que leurs passions. Ma prévention en leur faveur était si forte, que les événements les plus propres à la détruire purent à peine l'ébranler.

Mes principes, bien connus, me firent nommer procureur-général-syndic du département de la Drôme, au mois de juin 1790. J'en remplis les fonctions d'abord avec plaisir, ensuite avec dégoût, toujours avec la plus scrupuleuse délicatesse. Je sentais qu'il ne m'appartenait pas de juger les lois, et que mon devoir était de les faire exécuter, même quand je les trouvais mauvaises.

Pendant assez longtemps je fus investi de la confiance publique, et j'obtins les honneurs d'une approbation presque universelle ; mais lorsque les plus tarés se prétendirent les seuls patriotes (5), lorsqu'ils firent consister ce patriotisme dans les plus condamnables excès, obligé, par état, de les contenir ou de les réprimer, je devins suspect, et bientôt odieux. Après un exercice irréprochable, d'environ 30 mois, l'assemblée électorale qui nomma les membres de la Convention, me fit dire de me retirer, et pourvut à mon remplacement.

Rentré dans la vie privée, je me conduisis avec toute la circonspection que les circonstances exigeaient. J'échappai aux comités révolutionnaires, mais non pas à deux frères tout-puissants auprès du Comité de Sûreté Générale, qui avaient juré ma perte. Je fus arrêté et conduit de cachot en cachot, de charrette en charrette, depuis Montelimart jusqu'à Paris. Je fus toujours enchaîné depuis Valence. Je mis un mois en route, et n'arrivai que le 2 thermidor [20 juillet 1794]. On me plaça à la Conciergerie, et en huit jours, je vis passer plus de quatre cents victimes allant à l'échafaud.

Je m'attendais à subir le même sort, lorsque Robespierre et quelques-uns de ses complices, reçurent la juste punition de leurs crimes. Cette événement inattendu me rendit à la vie. Un mois après je sortis de prison, et je retournai chez moi, bien résolu de ne plus me mêler des affaires publiques. Un représentant en mission dans mon département, voulut me nommer maire de mon pays, je refusai. Il me nomma procureur-général-syndic de l'administration départementale, je refusai encore. Je fus appelé à Lyon, pour être agent de la commune, je fis un semblable refus, et plût à Dieu que par la suite j'eusse persisté dans ma résolution, je me serais épargné bien des maux !

Robespierre étant mort, il était naturel et politique qu'on rejetât sur lui toutes les horreurs qui s'étaient antérieurement commises. Il fut convenu qu'on appellerait ce temps de calamités, le régime de Robespierre. La Convention parut animée d'un nouvel esprit ; elle prétendit avoir été comprimée ; elle rapporta ou modifia quelques décrets désastreux ; elle tendit une main protectrice aux opprimés ; elle livra à l'indignation publique les oppresseurs subalternes. C'était, parmi tous ses membres, une émulation de bien faire, d'autant mieux sentie, qu'on était loin de s'y attendre. Il n'y eut pas d'âme honnête qui ne s'empressât de seconder la direction que Convention semblait vouloir donner à l'opinion, et j'avoue que je m'y employai de tous mes moyens. Mais bientôt elle fut elle-même effrayée du changement qui s'était opéré ; elle craignit que l'indignation qu'elle avait provoquée contre ses agents des comités révolutionnaires, ne l'atteignît ; elle sentait qu'elle n'était ni aimée ni estimée, et qu'elle serait trop faible devant la justice nationale, si elle se séparait de ses alliés naturels. Que fit-elle alors ? Elle profita habilement des excès, des crimes commis par des personnes qui, ne pouvant obtenir justice, se la firent elles-mêmes sur les assassins de leurs parents ; elle les exagéra : on n'entendit plus parler que de compagnies de Jésus et du Soleil, et de patriotes opprimés, et la protection la plus ouverte fut par elle accordée aux hommes qui l'avaient si puissamment secondée dans ses forfaits, et qu'elle avait depuis abandonnés. Il résulta de ce revirement, presque un état de guerre civile. Les Jacobins, protégés par la Convention, insultèrent les hommes qui l'avaient secondée lorsqu'elle avait voulue les comprimer ; et ceux qui s'étaient montrés avec le plus d'énergie furent le plus violemment persécutés. J'eus le dangereux honneur d'être de ce nombre. Un de mes amis, qui était en visite chez moi, fut tué le soir, à la promenade où nous étions ensemble, de trois coups de sabre dans les reins : on sent bien que l'on s'était trompé de victime. Plusieurs personnes présumées avoir directement ou indirectement participé à ce crime, furent arrêtées. Les gardes nationales voisines accoururent. On voulut forcer les prisons pour immoler les prévenus. Je fis les derniers efforts pour m'y opposer. Je réussis.

La Convention touchait à son terme ; elle venait de nous donner une troisième constitution, et l'on se flattait de voir ces hommes, qui ont laissé de si douloureux souvenirs, céder la place à ceux que la confiance publique leur donnerait pour successeurs. Ils rendirent les décrets des 5 et 13 fructidor [22 et 30 août 1795], et il leur plut de déclarer que le peuple les avait acceptés. Ces décrets et cette déclaration furent mis au rang des plus grandes calamités, et répandirent une consternation universelle. On résolut de ne pas y adhérer. Dans cette crise, j'oubliai ma résolution de ne plus me mêler des affaires publiques. Je me rendis à ma section, déterminé à faire tête à l'orage. Je fus nommé président. On y arrêta que les électeurs seraient tenus d'élire au corps législatif les hommes qu'ils jugeraient les plus dignes de leur confiance, sans aucune restriction. Cet arrêté, qui est devenu la source de toutes les persécutions que j'ai postérieurement éprouvées, fut imprimé et envoyé à toutes les assemblées électorales. Celle de mon département m'honora de son suffrage. Je me rendis à mon poste, à travers les mandats s'arrêt du Comité de Sûreté Générale, qui ne m'avait pas pardonné l'arrêté dont je viens de parler. J'échappai à trois commissaires du gouvernement, qui en étaient porteurs. Je trouvai, en arrivant, la fameuse loi du 3 brumaire [25 octobre 1795], vrai testament ab irato, de la Convention expirante. Je n'entrai pas moins au Conseil des Cinq-Cents. On se rappelle encore qu'après une longue discussion, où les partisans des principes se trouvèrent en minorité, cette inconstitutionnelle loi me fut inconstitutionnellement appliquée. Je fus le premier exemple et la première victime de la violation du pacte social. On me suspendit de mes fonctions législatives jusqu'a la paix générale, comme signataire d'un arrêté séditieux. Il fallut bien se soumettre à la force. Je restai à Paris, pour ne pas être accusé ni soupçonné des excès qui continuaient à se commettre dans les départements, et j'attendis tranquillement mon rappel.

On voit que j'ai été exclu de mes fonctions administratives, traduit enchaîné pendant cent trente lieues, jeté dans les cachots du tribunal révolutionnaire, frappé de nouveau de mandat d'arrêt, et suspendu de mes fonctions législatives, sans délit, sans accusation, sans jugement : le tout, pour avoir constamment montré le plus franc attachement aux principes éternels d'ordre et de justice qui doivent régir les sociétés, et quelquefois, peut-être avec imprudence, quoique toujours sans excès, l'inextinguible antipathie que j'ai pour les hommes de sang et de rapine, pour ces jongleurs politiques qui, avec leur jargon révolutionnaire, ensanglantent et pillent la France depuis plus de dix ans. Ma destinée était d'être toujours calomnié, toujours proscrit et jamais jugé ; et c'est ce que j'ai encore éprouvé lors de ma déportation à la Guyane. Mais j'avoue que je ne me serais pas attendu à trouver, dans un rapport répandu avec la plus grande profusion, que mon était lié à tous les crimes du Midi ; plus j'ai réfléchi sur cette inculpation, moins j'ai pu apercevoir quel pouvait en être, je ne dis pas le sujet, mais même le prétexte.

Pour que mon nom se liât à tous les crimes du Midi, il faudrait que je me fusse trouvé dans les lieux où ces crimes se commettaient : or, excepté le meurtre de mon ami, je n'ai été dans aucun endroit où ces crimes aient été commis. Huit jours avant mon entrée en administration à Valence, on y assassina le commandant de l'artillerie : huit jours après ma sortie, un officier de gendarmerie y fut pendu par des brigands. Pendant mon exercice, rien de semblable n'est arrivé, et j'ai eu plus d'une occasion de me féliciter de l'avoir empêché. Rentré chez moi, j'y ai exercé tranquillement mon état, et je ne suis presque pas sorti de mon pays. Je n'ai été qu'un seul jour à Lyon, en revenant des prisons de Paris ; je n'y suis retourné qu'en me rendant au corps législatif, et ne m'y suis point arrêté. Je n'ai jamais été à Marseille, à Tarascon, ni absolument dans aucun endroit souillé par des assassinats. Comment donc ai-je pu tremper, je ne dis pas dans tous les crimes du Midi, mais dans un seul de ces crimes, moi qui, heureusement, en ai toujours été éloigné, et à qui ils étaient aussi étrangers que ceux qu'on a continué d'y commettre pendant que j'étais à la Guyane ? J'atteste que je n'ai voté la mort de personne, que je n'ai contribué à la mort de personne, qu'aucun être, dans la nature, n'a le droit de me demander ni ses parents, ni ses amis, ni sa fortune, ni même de me reprocher la plus légère injustice. Je défie qui que ce soit de me contredire là-dessus.

Mais enfin, car j'avoue que quelque méprisable que soit par sa source, l'inculpation qui m'est faite, elle est en elle-même si horrible, quoique dénuée de faits et de preuves, que je ne peux m'empêcher d'en être affecté ; mais enfin, ai-je montré dans le cours de ma vie aucune des passions qui font commettre des crimes, et auxquelles on doit attribuer ceux de la Révolution ? L'ambition, la cupidité, la vengeance, le fanatisme politique, ces principaux auteurs de nos calamités, ont-ils jamais été les mobiles de ma conduite ? Peuvent-ils servir de prétexte à la calomnie ? C'est ce que je dois examiner.

L'ambition. J'ai, à la vérité, accepté la place de procureur-général, à la formation des départements, parce qu'alors je croyais qu'on voulait s'occuper du bien public, et que je m'honorais d'y concourir ; place qui m'était plus onéreuse qu'avantageuse ; place qui ne conduisait qu'à des persécutions celui qui ne voulait que faire son devoir. J'ai accepté celle de membre du corps législatif après la Convention, parce que j'espérais pouvoir contribuer à cicatriser les plaies qu'elle avait faites. Mais dans l'intermédiaire, j'avais refusé toutes les places qui m'avaient été offertes. Pendant que j'ai été au corps législatif, je n'ai fait ma cour ni au directoire exécutif ni aux ministres. Je n'ai même jamais été au Directoire, et ne connaissais aucun des directeurs. J'ai fortement appuyé la motion d'Henry de Longuève, pour qu'aucun membre du corps législatif ne pût accepter de places à la nomination du pouvoir exécutif, qu'une année après la cessation de ses fonctions législatives ; motion honorable, motion salutaire, qui aurait bien diminué le nombre de ces républicains si fiers à la tribune, si vils et si rampants auprès de la puissance directoriale. Assurément, ce n'est pas ainsi que se conduit un ambitieux.

La cupidité. Je ne suis pas de ceux qui ont cherché à se faire un patrimoine de la Révolution, et je ne crains pas qu'on me reproche d'en avoir profité pour faire ma fortune. Je puis dire, avec trop de vérité, qu'elle est la cause de ma ruine. Il y a bientôt cinq ans que je fus nommé au corps législatif ; depuis lors, mon cabinet, qui faisait presque mon unique ressource, est anéanti. J'ai contracté des dettes pour exister dans les prisons, sur les routes, à la Guyane, où le gouvernement ne me fournissait rien, et pour faire exister ma famille. J'ai perdu tous mes effets dans un naufrage ; j'ai considérable dépensé pour mon retour. En un mot, je me vois aujourd'hui sans fortune et sans état. Il ne me reste à peu près pour tout bien, qu'une femme, des enfants, des vrais amis, et, le meilleur de tous, une conscience sans reproche. Je crois pouvoir ajouter l'estime publique, que je sens avoir toujours méritée.

La vengeance. Après le meurtre de mon ami, ce meurtre commis par erreur de victime, je fus un de ceux qui contribuèrent le plus efficacement à repousser des prisons où étaient les prévenus, les gardes nationales qui voulaient les immoler. Dans cet ouvrage, je m'abstiens de nommer et ceux qui me firent traduire dans les prisons de la Conciergerie, et ceux qui m'ont fait mettre sur la liste de déportation, et tant d'autres dont j'ai beaucoup à me plaindre ; et cependant je les connais bien tous, et rien ne me serait plus aisé que de les diffamer sans calomnie. Non, la vengeance n'a jamais été et ne sera jamais dans mon cœur. J'avoue même que l'idée d'un serment de haine, quel qu'en fût l'objet, m'a toujours paru une idée affreuse, et je me félicite beaucoup de n'avoir jamais été forcé de le prêter.

Enfin le fanatisme politique. J'ai passionnément aimé la liberté et détesté le despotisme, aussi ai-je passé pour républicain sous la royauté, et pour royaliste sous la république. Ce n'est pas être fort adroit, mais c'est être constant dans ses opinions et dans ses goûts d'une juste indépendance. J'aurais désiré ne connaître d'autre empire que celui de la loi, et j'ai senti que je ne désirais qu'une belle chimère. Qu'ai-je fait ? je me suis soumis sans bassesse, et n'en ai pas été plus heureux. J'avoue que j'ai toujours vu avec un sentiment très pénible ces prétendus patriotes, tour-à-tour assassins et voleurs de leurs concitoyens. J'avoue encore que j'ai secondé de mon mieux et la Convention et les représentants en mission, lorsqu'ils se bornaient à les comprimer, au lieu de les faire juger et punir, ce qui aurait évité de grands maux ; mais je n'ai pas même, à l'égard de ces êtres coupables, la plus légère persécution à me reprocher.

Ainsi donc, non seulement je n'ai de fait participé à aucun des crimes du Midi, mais il est de plus bien évident que je n'y participais pas même d'intention. Je me bornais à faire des vœux pour que justice fût légalement à ceux qui avaient droit de la réclamer.

Après dix-huit mois de suspension, le second tiers arriva, et le premier acte que fit alors le corps législatif, fut de me rappeler avec quatre de mes collègues, frappés, ainsi que moi de paralysie politique, par la loi du 3 brumaire. Je repris mes fonctions avec d'autant plus de plaisir, que j'allais faire partie d'une majorité, animée du désir de détruire les lois révolutionnaires qui pesaient encore si cruellement sur la nation, de fonder la législation sur les principes de la justice, d'établir l'économie dans les finances, de forcer le Directoire à la paix, enfin, de l'obliger à gouverner constitutionnellement. C'était vouloir ce que voulaient nos commettants, mais c'était vouloir en même temps tout l'opposé de ce que voulait le Directoire ; je n'ai pas besoin de dire que je n'entends parler que du triumvirat, ceci ne saurait regarder ses victimes.

On se rappellera longtemps ces beaux, mais trop courts moments de la lutte que nous eûmes à soutenir contre les triumvirs et leurs adjoints au corps législatif, et les victoires que nous remportions graduellement sur ces éternels oppresseurs de la patrie. Les accents féroces du jacobinisme étaient étouffés ; la voix seule des principes se faisait entendre ; l'on respirait sans craindre des mesures arbitraires ; la confiance renaissait ; les manufactures, le commerce, l'agriculture se ranimaient ; les plaies révolutionnaires se cicatrisaient ; tous les cœurs honnêtes s'ouvraient à l'espérance ; déjà l'on voyait luire l'aurore du beau jour de la paix, objet constant de nos vœux et de toutes nos démarches ; les puissances étrangères la demandaient ; et quoi qu'on ait dit là-dessus, la demandaient sincèrement. Malmesbury était à Lille pour la négocier, et la brillante campagne d'Italie donnait le droit de la faire solide et glorieuse. Déjà nos soldats se voyaient au moment de goûter, parmi leurs concitoyens, les doux fruits de la reconnaissance nationale, et d'un repos conquis par les plus pénibles travaux et les plus étonnants succès ; déjà l'on touchait au bonheur... Le triumvirat en fut épouvanté : il jura de détruire l'édifice de félicité dont nous avions jeté les fondements, de nous replonger dans le chaos de l'anarchie, de perpétuer les horreurs de la guerre, et il ne jura pas en vain.

On sait avec quelle perfidie il nous calomnia jusque dans les armées ; avec quelle insolence il nous traita dans ses messages et ses discours publics ; les mesures de force qu'il voulut d'abord employer, en faisant dépasser, par les troupes de Hoche, le rayon constitutionnel ; les mesures préparatoires qu'il mit en usage, en plaçant aux différents ministères, et surtout à celui de la police, des hommes qui lui étaient dévoués, et dont l'immoralité, pour ne dire de plus, lui garantissait non seulement l'obéissance, mais la participation à tous ses forfaits : on sait l'appel qu'il fit aux Jacobins des départements de se rendre à Paris, et quel commandant militaire il nomma pour exécuter notre proscription : on sait, enfin, comment il la consomma.

À entendre nos proscripteurs, c'était nous, et nous seuls, qui formions obstacle à la félicité générale ; sans nous la République aurait été solidement assise, la tranquillité aurait régné dans l'intérieur, la paix aurait été faite, les impôts aurait été adoucis, le peuple français aurait été le peuple heureux de la terre ; tous ces avantages allaient être le résultat de notre éloignement. Le moyen de ne pas le bénir, de ne pas appeler la journée du 18 fructidor [4 septembre 1797], une journée immortelle, de n'y pas trouver le salut de la patrie.

Misérables imposteurs, qui vous jouez si impudemment de la crédulité publique, oui, vous la sauvâtes, la patrie, à cette déplorable époque, comme vous la sauvez depuis si longtemps, en la précipitant dans l'abîme de toutes les calamités ! Voyons un peu ce que vous avez fait ; rapprochons du tableau que j'esquissais tout à l'heure, celui qu'offrit bientôt la situation extérieure et intérieure de la France ; et que le public, que vous trompez depuis si longtemps, apprenne enfin à vous juger. Après avoir proscrit vos collègues, vous vous êtes empressés de chasser le négociateur anglais, qui était venu vous demander la paix ; vous lui donnâtes quarante-huit heures pour se retirer. Vous avez repoussé les plénipotentiaires des États-Unis ; vous avez complété la ruine de nos colonies ; vous avez ravagé et pillé la Suisse ; vous avez opprimé les républiques alliées ; vous avez fomenté la nouvelle coalition ; vous avez grossi le nombre de nos ennemis ; vous avez laissé nos armées dans le plus affreux dénuement ; vous avez, par vos scandaleuses dilapidations, préparé les échecs qu'elles ont subis et l'évacuation de l'Italie ; et lorsque des hommes, accoutumés à faire des prodiges de valeur, soutenaient la gloire chancelante du nom français dans des régions éloignées, vous les avez complètement abandonnés. Voilà pour le dehors. Au dedans, vous avez multiplié les déportations, les arrestations arbitraires, les commissions militaires, les exécutions, les états de siège ; vous avez anéanti les droits du peuple, en soumettant les choix des assemblées électorales à votre révision ; vous avez extorqué des sommes considérables, sous le prétexte d'une descente en Angleterre, que vous n'aviez pas le projet d'effectuer ; vous avez presque doublé les impôts ; vous en avez créés dont le nom n'était pas même connu dans l'Ancien Régime ; vous avez fait la banqueroute ; vous avez voulu déporter en masse une classe de citoyens que vous n'aviez l'intention de chasser que pour lui enlever les misérables restes de sa dépouille ; vous avez décrété les emprunts forcés, les réquisitions, la loi sur les otages ; vous avez ressuscité la Vendée ; enfin, vous avez détruit le peu de commerce qui renaissait, le peu de marine qui restait, englouti toutes les fortunes, sacrifié toutes les armées, anéanti presque une génération.

Tel est l'épouvantable résultat de l'immortelle journée du 18 fructidor. Ce n'est point ici un tableau d'imagination, ce sont des faits notoires que je vous rappelle, des faits consignés dans vos accusations respectives. Vous ne les révoquiez point en doute ni les uns ni les autres quelque temps après, mais vous vouliez les rejeter les uns sur les autres. Vous accusiez le Directoire, le Directoire vous accusait aussi, et vous aviez tous raison, car, un peu plus ou plus peu moins, vous étiez tous coupables (6).

Enfin cette lutte amena le 30 prairial [18 juin 1799], qui fut heureusement bientôt suivi du 18 brumaire [9 novembre 1799], époque à laquelle on proclama de grandes vérités. «La république, dit alors Bonaparte, est mal gouvernée depuis deux ans. — Vous avez violé la constitution au 18 fructidor [4 septembre 1797]. — Qu'avez-vous fait de cette France que je vous ai laissé si brillante ? je vous ai laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre ; je vous ai laissé des victoires, j'ai trouvé des revers. Je vous ai laissé les millions d'Italie, et j'ai trouvé par-tout des lois spoliatrices et la misère. Qu'avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ?... ILS SONT MORTS ! (7) —» Je reviens au 18 fructidor, première cause de tous ces malheurs.

Depuis longtemps les triumvirs et leurs complices au corps législatif, conspiraient contre les représentants fidèles à leur mandat, et s'occupaient des moyens de s'en délivrer. Les uns disaient que nous serions enlevés dans nos salles ; d'autres, qu'on viendrait nous arrêter dans nos lits ; tous, que nous serions sur-le-champ fusillés. Plusieurs de mes collègues ne couchaient plus chez eux. Je ne pris point cette précaution, mais le 17 fructidor [3 septembre 1797], à minuit, un de mes amis étant venu me dire que la conspiration allait éclater, et que je serais arrêté cette nuit même, j'acceptai l'asile qu'il m'offrit chez lui, où je trouvai Rouchon et Madier. Le lendemain matin, nous apprîmes que le Directoire avait fait investir par la force armée, le lieu des séances des deux conseils, arrêter plusieurs députés réunis dans la salle des inspecteurs des Anciens, et qu'on ne voyait dans les rues et sur les places voisines des Tuileries, que les appareils militaires les plus effrayants. Nous nous rendions à notre Conseil, lorsqu'on nous assura que Siméon, président, et une trentaine de nos collègues en avaient été expulsés la baïonnette dans les reins, et que pareille exécution avait été faite aux Anciens. Nous cherchâmes à nous rallier à ceux dont nous partagions les principes, et nous sûmes qu'ils étaient réunis en assez grand nombre chez l'un d'eux, rue de Gaillon, où nous nous rendîmes. Il n'y avait là que des membres du Conseil des Cinq-Cents, les Anciens étaient assemblés dans le voisinage. Chacun rapportait ce qu'il avait appris, les faits précédents furent unanimement confirmés, et, après différentes opinions, il fut arrêté que nous nous rendrions à notre salle à l'heure ordinaire des séances. Nos collègues des Anciens prirent la même détermination.

Nous partons à midi au nombre d'environ quatre-vingts députés, et nous nous présentons à l'entrée de la cour du Manége. Cette entrée était gardée par un piquet de chasseurs, qui refusa de nous laissa passer. Sommé au nom de la loi de nous ouvrir le passage, l'officier commandant le piquet, répondit qu'il avait reçu des ordres contraires d'un officier supérieur, qu'il allait faire appeler. Un instant après, celui-ci paraît, la sommation lui est renouvelée avec force, je vous rends responsable sur votre tête, lui dit Pastoret, des suites de votre résistance ; mais l'esclave du Directoire, sans s'amuser à lui répondre, commande au piquet de monter à cheval, de mettre le sabre à la main, et de nous disperser. Le piquet vint sur nous au petit galop, nous nous rangeâmes pour le laisser passer, et nous nous présentâmes de nouveau ; tandis que la sentinelle nous arrêtait, le piquet rappelé, revint prendre sa première position, et marcha pour la seconde fois sur nous. Il se mit alors au pas, garnit tellement le passage que, repoussés par le poitrail des chevaux qui nous eussent écrasés, si nous nous fussions obstinés à rester plus longtemps, nous nous vîmes forcés de nous retirer. Vainement nous nous recriâmes sur cette violence commise par des gens armés contre des hommes sans armes, contre les mandataires du peuple ; tout aussi vainement, Jourdan, des Bouches-du-Rhône, ouvrant sa poitrine, «Eh bien ! dit-il, puisque vous avez si peu d'égards pour notre caractère, consommez votre crime ; frappez, vous n'en aurez que mieux mérité des tyrans qui vous emploient comme les vils agents de leurs vengeances.» Les soldats, aussi insensibles à cette apostrophe qu'aux réclamations qui l'avaient précédée, n'en auraient pas moins foulé aux pieds de leurs chevaux notre respectable collègue, si nous ne l'avions arraché aux élans de son désespoir, et en quelque sorte emmené de force.

Beaucoup de personnes nous avaient suivis pour voir le résultant de notre démarche, elles furent repoussées avec nous, et se contentèrent de murmurer tout bas. Plusieurs autres paraissaient à leurs portes et aux fenêtres. On voyait bien le mécontentement, l'inquiétude, l'indignation même, peints sur les physionomies, mais on voyait aussi la consternation, et l'on se bornait à gémir. Nous apprîmes que nos collègues des Anciens s'étaient présentés comme nous pour entrer dans leur salle, et qu'ils en avaient été écartés à peu près de la même manière.

Sans trop savoir quel parti prendre, nous nous rendîmes dans le logement occupé par André, de la Lozère, rue Neuve-du Luxembourg, où nous nous trouvâmes près de cent cinquante. Nous arrêtâmes d'abord une adresse au peuple, sur la violence que nous éprouvons, et plusieurs de nous offrirent d'aller la porter au Directoire. Tandis qu'on la rédigeait, on vint nous annoncer qu'un piquet de chasseurs cernait la maison de Laffond-Ladebat, président des Anciens, qui était à vingt pas de celle où nous étions, et qu'il était arrêté chez lui avec quelques membres de son Conseil. J'ai su depuis, que le commissaire de police, à la tête du piquet, s'était trompé, et qu'il était allé chez Laffond, au lieu de venir chez André, où il aurait fait une plus nombreuse capture. Cette erreur donna lieu à Laffond et à ses collègues de représenter au ministre, qu'il se compromettait en les retenant plus longtemps. «Bon ! dit celui-ci, au point où je me trouve, un peu plus ou un peu moins de compromission ne doit pas m'arrêter, et il les fit conduire au Temple.» Quant à nous, notre premier mouvement, lorsque nous vîmes la maison de Laffond entourée par la force armée, fut d'aller nous y réunir, et de partager le sort de nos camarades. Nous nous mîmes même en marche pour exécuter ce dessein ; mais, sur l'observation que cette générosité ne les sauverait pas, et que c'était une folie de nous livrer nous-mêmes à des hommes capables des derniers attentats, nous nous départîmes de notre résolution.

Après l'enlèvement de nos collègues des Anciens, il ne fut plus question d'adresse ni de protestations. Que pouvaient des affiches contre des baïonnettes, et qu'aurions-nous appris à nos commettants ? qui est-ce qui ignorait la violence qui nous arrachait aux fonctions que le peuple nous avait librement déléguées, et que nous avions si dignement remplies ? qui est-ce qui n'était pas pénétré d'horreur contre nos tyrans ? Nous nous séparâmes vers les quatre heures, et nous nous ajournâmes au même lieu pour dix heures ; mais le plan de proscription commençant à percer, chacun prit ses mesures pour s'y soustraire, et lorsque je me rendis le soir chez André, à peine y trouvai-je dix de mes collègues. N'existant plus pour nous ni réunion, ni moyen de résistance, je me réfugiai à la campagne dans les environs de Paris, chez un honnête homme qui ne craignit pas de me donner asile.

Qu'avaient fait cependant les triumvirs pour secouer le joug constitutionnel que nous leur imposions et se débarrasser de nous ? Ces grands tacticiens avaient fait tirer, à trois heures du matin, le canon d'alarme qui devait servir de signal à leurs complices. Ils avaient fait arrêter plusieurs représentants dans la salle des inspecteurs ; ils s'étaient emparés de toutes les avenues, de toutes les places environnantes, de tous les ponts, qu'ils avaient garnis de canon ; ils avaient fait fermer les barrières, pour qu'aucune de leurs victimes ne leur échappât ; ils avaient pris des mesures pour que nous ne poussions pas pénétrer dans nos salles, ou que nous en fussions chassés. Ils avaient fait préparer l'Odéon et les Écoles de Chirurgie pour y recevoir les conjurés des deux Conseils, par lesquels ils voulaient faire consommer notre sacrifice.

Ce fut là que les triumvirs leur dévoilèrent, dans un message, notre grande conspiration, tandis que, d'une autre côté, ils proclamaient dans Paris que nous devions les poignarder, et QUE NOUS AVIONS DÉJÀ ATTAQUÉ LES POSTES QUI ENVIRONNAIENT LE DIRECTOIRE. Ils les invitèrent à nous proscrire. En matière d'État (8), dirent-ils, les mesures extrêmes ne sont appréciées que par les circonstances. Tout avait été convenu ; l'acte infâme, qualifié loi du 19 fructidor [5 septembre 1797], avait été préparé, et la proscription fut bientôt prononcée. On m'a assuré que le nombre des victimes devait être moins considérable, mais qu'ensuite les conjurés se firent des concessions respectives des représentants qu'ils n'aimaient pas. Il suffisait de leur déplaire, pour être mis sur la fatale liste. D'abord elle ne devait comprendre qu'un douzaine de membres du corps législatif ; cinquante-deux y furent inscrits, outre Carnot et Barthélemy, et quelques autres personnes, et ensuite un nombre à peu près égal de journalistes. On ne leur pardonnait pas plus qu'à nous le courage et le dévouement qu'ils avaient mis à combattre la tyrannie. Aussi le rapporteur qui proposa leur proscription, joignant la démence à la rage, ne craignit pas des dire : Leur existence accuse la nature — elle compromet l'espèce humaine.

Les triumvirs firent partir les proscrits dont ils avaient pu se saisir, dans des chariots en forme de cages de fer, fermés avec des cadenas, et plutôt faits pour conduire des animaux que pour des hommes. Je copie le commandant de l'escorte Dutertre (9). Ils lui firent remettre des instructions pour la route, dans lesquelles se trouvent littéralement les expressions suivantes : «Le général Dutertre se pénétrera si fort de la nécessité de prévenir toute occasion qui pourrait procurer ou favoriser la fuite, qu'en cas d'attaque de la part de quelque individu, ou d'insulte, il doit agir militairement sur condamnés, plutôt que de se les voir ravir.» On sait ce que c'est qu'agir militairement sur un citoyen, et on n'ignore pas combien il est facile de se faire attaquer ou insulter. Quelle Providence a donc veillé sur le sort de ces victimes ! Conçoit-on par quel miracle elles ont échappé à leurs bourreaux dans la longue et cruelle route qu'elles firent de Paris à Rochefort, lorsqu'après avoir lu, dans vingt endroits du mémoire de Dutertre, qu'il fut plusieurs fois question de les immoler, on y trouve ces paroles : «Collin et Guillet, (ses deux adjudants) avaient la confiance de deux des directeurs qui avaient dirigée les journées des 17 et 18 fructidor ; j'ignore s'ils avaient reçu des instructions particulières ; mais, à plusieurs reprises, la multitude qui se trouvait sur notre passage, a été provoquée à se porter à des excès.»

Pendant que mes infortunés collègues, miraculeusement échappés sur terre, courraient peut-être d'aussi grands dangers sur mer, j'étais dans la retraite qu'on m'avait procurée, attendant, non pas justice, je savais trop que ce sentiment était inconnu aux hommes qui m'avaient proscrit, mais quelque changement que les circonstances rendaient assez probables. Je savais que ces éléments de destruction ne s'accordaient point entre eux, et que les meneurs des deux Conseils, s'apercevant trop tard qu'en nous sacrifiant ils s'étaient mis à la merci du Directoire, se plaignaient hautement et de son despotisme et de leur nullité. Mais le temps n'était point encore venu ; et cependant un plus long séjour dans le voisinage de Paris, pouvant me faire découvrir, et compromette le digne homme qui m'avait donné asile, je revins, trois mois après, concerter, avec mes amis, le meilleur parti à prendre dans la situation critique où je me trouvais. Je m'étais auparavant assuré qu'aucun obstacle ne m'arrêterait aux barrières, où l'on laissait librement passer pour entrer et sortir, sans demander ni passeport, ni carte de sûreté.

Ils furent d'avis que je devais sortir de France, et s'occupèrent des moyens d'assurer ma sortie. Je logeai en attendant, chez l'un d'eux, négociant rue du Faubourg-Poissonnière. Il n'y avait pas huit jours que j'y étais, lorsque le 14 nivôse [3 janvier 1798], à huit heures du matin, il entre brusquement dans ma chambre et m'éveille en sursaut : «Vous êtes découvert, me dit-il, on vient vous arrêter, la force armée est dans la cour, habillez-vous vite, et nous aviserons aux moyens de vous sauver, s'il est possible.» Je m'habille à la hâte, n'ayant pas le temps de prendre mes bottes, je prends des souliers qu'il m'avait prêtés pour me servir de pantoufles, et je le suis dans un appartement où se trouvait une armoire dans laquelle il m'invite à me cacher. «Il est impossible, lui dis-je, qu'on ne vienne pas fouiller dans cette armoire, où je serai très certainement découvert. Pendant que les soldats sont encore dans la cour, faites-moi sortir par la porte du jardin. Je crois ce moyen meilleur que l'autre.» Il adopte mon avis. Nous courons au jardin, et l'instant d'après je me trouve dans la rue, le cœur bien soulagé de n'avoir plus rien à craindre pour un ami que sa bienfaisance pouvait compromettre sous un gouvernement aussi tyrannique.

C'était beaucoup pour lui, mais ce n'était pas assez pour moi ; car, que devenir ? où me réfugier avec des souliers en pantoufles, qui étaient très courts, et me laissaient à peine la faculté de marcher ? La rue était solitaire, et je n'étais guère importuné par le regard des passants. Ma première pensée fut de m'en éloigner, crainte que les sbires, informés de cette issue, ne vinssent pour la surveiller ; ma seconde fut de me retirer dans l'asile où j'avais déjà passé trois mois. Je m'achemine aussitôt du côté du boulevard, je prends un fiacre, et me voilà en route, persuadé que j'étais échappé à mes persécuteurs. Je ne fus pas longtemps dans cette erreur.

Arrivé à la barrière, le factionnaire s'approche de la voiture, et me demande ma carte. — «Ma carte ! elle est chez moi ; je passe ici tous les jours sans qu'on me la demande, j'ai donc cru inutile de la prendre, mais puisqu'il la faut, je m'en vais la chercher. — Cela ne se peut pas, parlez au chef du poste qui vous expliquera ce qu'il fait faire.» — Je parle à ce chef, et lui tiens le même discours. — «Le directoire, me dit-il, a fait entourer ce matin toutes les boutiques et magasins pour faire saisir les marchandises anglaises qui pourraient s'y trouver. En même temps il a fait donner ordre cette nuit, aux barrières, de ne laisser sortir personne sans carte ou sans passe-port, et de faire conduire ceux qui n'en auraient pas, au corps-de-garde. Plusieurs personnes y ont déjà été conduites, on va vous y conduire aussi, ce ne sera qu'une affaire de formalité,» et sur-le-champ il ordonne à un jeune militaire de m'y accompagner. Les paroles que je venais d'entendre me pétrifièrent. Je me rappelai très bien alors d'avoir vu devant différentes boutiques de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, des pelotons de gens armés, auxquels je n'avais fait aucune attention, et je sentis un peu trop tard la sottise que j'avais faite de ne pas accepter la cachette de l'armoire que m'avait offerte mon ami. Je n'y aurais pas été découvert, puisque j'ai su depuis qu'on était pas même entré dans ses appartements. Mais comment aurais-je pu me douter qu'il s'agissait d'une mesure générale, qui m'était étrangère, et comment ne pas croire, au contraire, que la force armée n'était là que pour m'arrêter ? Qui est-ce qui ne s'y serait pas trompé comme moi ? Je suivis tristement mon jeune guide. Le trajet était très long, et il m'eût été facile de lui échapper, si j'avais été chaussé plus à mon aise. J'arrive au corps-du-garde, où je trouvai beaucoup de monde. Là étaient des membres de la municipalité, des bourgeois de garde, et plusieurs personnes arrêtés pour avoir négligé de prendre leurs cartes. On me demanda mon nom. — Aymé, dis-je, et on l'estropia au bas d'une liste où l'on en avait déjà écrit beaucoup d'autres. Je répétai ce que j'avais déjà dit au factionnaire de la barrière, pour obtenir d'aller chercher ma carte. Cela ne se peut pas, brusquement prononcé, fut toute la réponse. Un demi-quart d'heure après, on nous remit, au nombre d'une douzaine, à cinq fusiliers, qui nous conduisirent au bureau central, par un trajet encore plus long que le premier. Cette conduite se faisait avec la plus grande négligence, les conducteurs étant persuadés qu'aucun de nous n'avait rien à craindre, et que nous serions tous relâchés, aussitôt que nous nous serions fait connaître. Nous arrivâmes enfin, et nous fûmes placés dans une immense salle basse, pleine de gens, dont la plupart avaient la plus mauvaise mine. Je compris bientôt à leur langage, qu'un très nombre n'était pas là par l'effet d'une méprise ; et ne pouvant pas supporter de me trouver plus longtemps en aussi mauvaise compagnie, sentant très bien d'ailleurs qu'il ne me restait aucun moyen d'évasion, parce que quand on en serait venu à mon tour, il aurait bien fallu que l'on sût qui j'étais, je pris sur-le-champ mon parti ; et m'adressant à un des gardiens, «Faites savoir, lui dis-je, aux membres du bureau central, qu'un représentant du peuple est ici, et qu'il demande à leur parler.» Cet homme me conduisit aussitôt dans leur salle. Je me fis connaître, je fus placé à l'instant dans l'habitation du concierge, en attendant qu'on eût pris les ordres du ministre de la Police. Ces ordres arrivèrent le lendemain 15 nivôse [4 janvier 1798], et je fus conduit à la tour du Temple.

Me voilà donc enfermé dans la bastille moderne, où je trouvai près de quatre-vingts personnes de tous les âges, de toutes les classes, de toutes les opinions, de toutes les nations. J'y vis le chevalier d'Aranjo, ambassadeur de Portugal, et le commodore Sidney Smith, qui depuis s'est échappé. J'y vis un adjudant de Pichegru, nommé Badouville, qui était couvert de blessures reçues au service de la République. Cet homme, très brave, très honnête, était très simple, et l'on comptait beaucoup sur lui pour en faire un délateur de son général. Il disait à qui voulait l'entendre : «Ils me retiennent ici pour me faire déclarer que Pichegru a trahi ; ils me mettraient plutôt en pièces, que de me faire avouer une pareille imposture. Pichegru est un brave homme, un bon républicain, incapable de trahison. Vous êtes bienheureux, ajoutait-il en s'adressant à moi avec une touchante simplicité, vous êtes bienheureux d'aller à Cayenne ; je voudrais bien y aller, moi, joindre mon général : j'ai été compagnon de sa gloire, je le serais des ses malheurs.» J'y vis un nommé Armand, qui passait pour l'espion du Directoire, et qui, de concert avec Duverne de Presle, avait fabriqué des matériaux pour établir notre conspiration ; c'était au moins l'opinion reçue au Temple ; et ce qui aidait à l'accréditer, c'est que Duverne de Presle, impliqué dans l'affaire de Brottier et Lavilleheurnois, condamné à la réclusion par le même jugement, et compris, comme eux, dans ce qu'on appelle la loi du 19 fructidor [5 septembre 1797], n'a pas été conduit, comme eux, dans les déserts de Sinnamary. J'y vis un nommé François, qui, pendant un mois de suite, fut conduit, chaque jour, au ministre de la Police, pour y faire des dénonciations, dans l'espoir de recouvrer sa liberté par ce moyen odieux. J'y vis des prévenus d'émigration et de chouannerie. J'y vis enfin une quarantaine de personnes, parmi lesquelles se trouvaient des vieillards, des militaires, des paysans, et une dame de Dreux, bien intéressante, tous soupçonnés d'une chimérique conspiration, demandant vainement à être jugés, et ne pouvant pas l'obtenir. Entouré de tant de malheureux, j'oubliais mes propres infortunes ; mais ce qui m'affectait bien vivement, c'était de me trouver dans la même prison qu'avait occupée Louis XVI et sa malheureuse famille. C'est là qu'il faut aller pour méditer sur les grandes catastrophes, et pour sentir tous les dangers de la faiblesse dans les personnes qui gouvernent.

Le concierge était assez bon homme, mais sa femme était une de ces mégères qui se sont le plus distinguées par leurs excès révolutionnaires. À peine m'eut-on écroué, qu'elle s'empressa de répandre dans la prison qu'on venait d'y amener un des principaux égorgeurs du Midi. Heureusement elle était connue, et mon nom fut prononcé. Aussitôt tous les prisonniers honnêtes, et c'était la presque généralité, s'approchèrent de moi, me donnèrent les marques du plus grand intérêt, et me firent toutes les offres de services qui étaient en leur pouvoir. J'eus principalement à me louer de mon collègue Rémuzat, dont la nomination avait été annulée le 19 fructidor, qui avait d'abord été mis sur la liste de déportation, et en fut ensuite rayé, et qui se trouvait détenu pour affaire particulière. Il était le digne époux d'une femme bien estimable, qui, chaque jour, sans consulter ni le mauvais temps, ni sa mauvaise santé, venait de la place Vendôme au Temple, mêler, pendant trois heures, ses larmes à celles de son mari. J'ai appris, à mon retour, qu'il avait été cruellement persécuté, et qu'il n'a recouvré sa liberté que depuis le 18 brumaire [9 novembre 1799].

La tour du Temple est le lieu où l'on tenait les archives de l'ordre de Malte. Il faut, pour y arriver, traverser une première cour, l'hôtel autrefois occupé par le grand-prieur, et de mon temps par la gendarmerie, et une seconde cour, qui servait anciennement de jardin : elle conduit à une troisième cour entourée de murs très élevés, dans laquelle se trouve ce qu'on appelle la tour du Temple. C'est un bâtiment composé de plusieurs tours réunies, au milieu desquelles est un édifice quarré. Les murs sont de la plus grande épaisseur. Un lit en long entre fort à l'aise dans l'embrasure des fenêtres, qui sont revêtues de gros barreaux de fer. Les portes sont extrêmement épaisses. Celle de la chambre du roi est entièrement en fer : elles sont très multipliées. À l'entrée de la cour, il y en a deux en forme de guichet, qu'on ne passe qu'en se courbant. Il y en a une à l'entrée de la tour, une à l'entrée de l'escalier, une dans l'escalier à la séparation de chaque étage ; une à chaque étage à l'entrée des corridors qui entourent les appartements ; une enfin à l'entrée de chaque appartement. Le nombre des guichetiers était considérable ; et pour dernière précation, il y avait un corps de garde dans la cour, et des sentinelles à tous les coins. Les officiers et les soldats avaient ordre de ne point nous parler : ils exécutaient fidèlement cette consigne.

Je fus bientôt instruit du régime de la maison. Comme prisonnier d'État, je devais être traité en prisonnier d'État, c'est-à-dire avec les égards qu'on a, chez toutes les nations policées, pour les prisonniers de cette classe. J'imaginais qu'un représentant de la nation française aurait le même traitement qu'un commodore anglais, qu'un ambassadeur de Portugal, et je ne me trompai pas. Nous étions tous sous le niveau de l'égalité. Le gouvernement faisait donner, à chacun de nous, un lit de sangle, sur lequel était un matelas de deux pouces d'épaisseur, deux draps de lit d'une toile bonne pour les emballages, n'ayant guère plus de deux pieds de largeur, et une mauvaise couverture de laine ; et ces lits étaient tellement rapprochés, qu'il n'y avait pas trois pieds d'intervalle des uns aux autres. La nourriture était analogue, c'était du pain et de l'eau, et de la soupe une fois par jour. À la vérité, il était permis de se faire donner, en payant, même de faire venir du dehors, après le plus sévère examen, tout ce que l'on voulait pour sa nourriture et pour ses autres besoins. Mais ces douceurs-là, on ne les tenait que de sa bourse ; et la munificence directoriale ne s'étendait pas au-delà du grabat, du pain, de l'eau et de la soupe, auxquels le représentant, le commodore, et l'ambassadeur auraient été réduits comme bien d'autres, s'ils n'y avaient suppléé. À huit heures du matin, on ouvrait les portes de nos chambres, et il nous était libre d'aller dans toutes celles qui constituent la tour du Temple, et dans la cour. À quatre heures, on nous faisait rentrer dans la tour, et l'on disait un premier appel. La porte d'entrée ne se rouvrait plus pour nous que le lendemain. À huit heures, on nous enfermait dans nos chambres, après un second appel. Il y avait une classe particulière de prisonniers qui étaient au secret. Les uns se promenaient une heure par jour dans la cour, sans pouvoir communiquer avec qui que ce fût, les autres ne sortaient pas du tout. J'ai connu une dame qui avait resté quarante jours dans une tourelle, sans voir d'autre visage que celui des gardiens. Quant à la correspondance, rien ne partait, ni n'était reçu sans être attentivement lu par le greffier, qui remplissait son emploi avec beaucoup de rigidité.

Je passait un mois dans ce séjour, sans que le gouvernement parût s'occuper de moi. «On vous laissera ici, me dit-on, il n'y aura de déportés que ceux qui ont été arrêtés le 18 fructidor. Vos tyrans ont rempli leur but, en vous écartant de vos places. Ils font aujourd'hui tout ce qu'ils veulent sans obstacles, pourquoi vous enverraient-ils à Cayenne ?» Je ne partageais pas cette opinion, aussi ne fus-je point du tout surpris, lorsque, le 16 pluviôse [4 février 1798], le chevalier d'Aranjo m'ayant tiré en particulier : «On vient, dit-il, de me prévenir que le bureau central avait demandé au concierge la liste des prisonniers qui, aux termes de l'acte du 19 fructidor [5 septembre 1797], sont dans le cas de la déportation. Vous êtes du nombre, et je ne doute pas que sous deux jours, on ne vous fasse partir.» Je remerciai l'ambassadeur. Deux jours après, l'ordre du départ arriva, et le lendemain je fus emmené par trois gendarmes, avec un prêtre nommé Cardine, qui est mort à la Guyane.

Nous n'eûmes l'honneur ni d'une nombreuse escorte, ni d'une imposante artillerie, ni des cages de fer, comme mes collègues ; nous ne fûmes conduits que de charrette en charrette, de prison en prison jusqu'à Rochefort. Quelquefois, cependant, les gendarmes m'ont laissé marcher, et m'ont permis d'aller dans les auberges ; ils nous firent prendre la route de Tours par Versailles, Chartres, Vendôme, etc. Cette route, plus courte que celle d'Orléans, est aussi beaucoup plus mauvaise, et il n'y passe presque personne. Je me rappelle qu'ayant observé à un aubergiste qu'il devait mal faire ses affaires dans un pays aussi peu fréquenté, la femme présente, me dit ingénument : «Hélas ! monsieur, vous avez bien raison, nous ne faisons presque rien, et sans quelques déportés que la gendarmerie nous amène, il nous faudrait mettre la clé sous la porte». C'était en effet le moment du passage des nombreuses victimes, que le Directoire accumulait à Rochefort.

Nous fûmes joints à Châteaudun par un chanoine du pays, nommé Doru, âgé de 66 ans, incommodé d'une très forte hernie. Son nom s'était trouvé sur un liste saisie chez le grand-vicaire de Chartres-Dozier, qui fut aussi conduit à Rochefort. Il avait fait cette liste à l'insu du chanoine, qui ne s'en doutait pas ; et, ce qu'il y a de singulier, c'est que le grand-vicaire fut excepté de la déportation, et que le chanoine l'a subie. On l'avait arrêté dans le repas de noces d'une de ses parentes.

À Vendôme, nous couchâmes dans les prisons qu'avaient occupées Babœuf et les autres individus jugés par la Haute Cour nationale. Je ne pus m'empêcher de faire cette réflexion. Quelques-uns d'entre eux, après une accusation régulière, une instruction solennellement, une défense complète, ont été condamnés à la déportation, et le gouvernement les laisse très tranquilles en France ; je n'ai été ni accusé, ni défendu, ni jugé, et le gouvernement me fait conduire à la Guyane.

À Tours, le cortège devint très nombreux. Nous y trouvâmes dix prêtres et un apothicaire de Sarguemines, presque septuagénaire, auxquels nous fûmes réunis. On me dit que nous serions enchaînés, et que je ne ferais pas mal d'imiter Gibert-Desmolières qui, en passant, avait présenté pétition pour ne pas l'être, ce qu'il n'obtint qu'avec beaucoup de peine. J'avais été si souvent enchaîné, lorsque je fus conduit de Montelimart à Paris, qu'il m'était assez indifférent de l'être de nouveau. Aussi ne fis-je point de pétition, et je ne le fus pas.

Nous voyagions sur deux charrettes découvertes, chargées de nos personnes et de nos malles ou portemanteaux, sur lesquels nous étions assis sans que rien nous garantît de la pluie, de la neige et de toutes les injures de cette saison. La gendarmerie, à cause de notre grand nombre, s'était renforcée d'un piquet de chasseurs qui lui servait d'escorte. Je me souviens, qu'ayant obtenu la permission de marcher, un chasseur descendu de cheval, se mit à mes côtés, et comme les charrettes allaient très lentement, nous les devançâmes de plus d'une lieue, et nous nous trouvâmes seuls dans un pays couvert de bois. Ce chasseur, qui savait déjà qui j'étais : «Vous allez donc, me dit-il, à Cayenne, dans ce maudit pays d'où personne ne revient. — Oui, mon ami. — Parbleu, vous êtes bien bon, je sais bien, moi, que si j'étais à votre place, je n'irais pas. — Mais je ne suis pas tout-à-fait le maître, et vous voyez bien que je suis entre les mains de la gendarmerie. — La gendarmerie ! elle est à plus d'une lieue d'ici, et qui vous empêche de vous sauver dans ces bois qui sont à deux pas ? — Qui m'en empêche ! vous, car, quand même vous ne voudriez pas vous y opposer, je ne voudrais pas vous compromettre. — Oh ! s'il n'y a que cela qui vous arrête, vous pouvez bien partir. Je ne suis point chargé de votre garde, je ne suis ici que pour prêter main-forte en cas de rebellion. Vous n'en faites point, en vous en allant ; et, je vous le répète, à votre place je n'y manquerai pas.» Je serrai avec attendrissement la main de ce brave homme, et ne voulus point profiter de ses conseils.

À l'époque du 18 fructidor, mon premier mouvement fut de me soustraire à la tyrannie. Trois mois après, je cédai aux conseils de mes amis, qui voulaient me faire passer à l'étranger. Lorsque je me vis au Temple, je pris la résolution de subir mon sort, et d'aller à Cayenne, quand même je trouverais à m'évader. Je me déterminai, par les considérations qui ont engagé tant de maris, tant de pères de famille à se sacrifier. Je savais que le séquestre était mis sur le peu de bien que je possède, séquestre qui n'a été levé qu'avec beaucoup de peine, plus d'une année après la connaissance officielle de mon arrivée à la Guyane, et je connaissais assez nos proscripteurs, pour me douter que tout ce qui se serait soustrait à la déportation, serait traité en émigré, comme de fait, ils ont eu la barbarie de le décréter par la suite. Eh bien ! dis-je, puisqu'ils veulent me perdre, qu'ils se satisfassent, mais, au moins, sauvons ma femme et mes enfants des horreurs de l'indigence ; conservons-leur ma très modique fortune. Et ce sentiment l'emporta. Il l'emporta encore dans une autre occasion, dont je parlerai bientôt ; et si, par la suite, je me suis sauvé de la Guyane, ce n'est que lorsque je me suis vu entouré de cadavres, et que je me suis cru autorisé à venir à l'île d'Oléron.

J'arrivai avec mon brave chasseur à Saint-Maur, où nous fûmes joints deux heures après par le convoi. Nous devions coucher à l'auberge où nous soupâmes, mais le concierge des prisons s'étant plaint qu'on le frustrait de ses droits, le chef de la gendarmerie nous mena coucher en prison. Le lendemain, nous vînmes à Châtellerault, et nous fûmes encore coucher en prison. Quelle prison ! grand Dieu ! je voulus faire quelque représentation au geôlier : «Vous êtes, me dit-il, bien délicat, Pichegru, Barthelemy, et vos autres camarades, qui vous valent, je pense, y ont bien couché ;» et en effet, je sus que le vainqueur de la Hollande, que l'homme qui avait fait la paix avec l'Espagne et la Prusse, qui avait honoré la nation dans sa légation, et que toute la France avait appelé, malgré lui, au Directoire, avaient passé la nuit dans les cachots destinés aux plus vils scélérats. Après de tels exemples, je n'avais pas droit de me plaindre, et je me tus.

À Poitiers, la municipalité vint vous visiter, et donna des ordres humains au concierge, qui était déjà disposé à les exécuter. À Saint-Maixent, nous nous rencontrâmes avec plusieurs prisonniers anglais, qui venaient d'y arriver, et qu'on conduisait dans l'intérieur. Le commandant d'une compagnie d'infanterie qui les avait escortés, fut chargé de nous conduire à Niort. Cet homme n'avait pas l'air méchant, je crois même qu'il ne l'était pas, car il fit arrêter en route, pour nous laisser rafraîchir, et nous parla assez humainement. Mais il avait cette rigidité de service, qu'on trouvé très communément chez les Suisses et les Allemands, et qui faillit à nous être funeste. Il avait lu dans les ordres dont il était chargé, que nous devions être transportés en voiture, et il voulut que ce point fût littéralement exécuté. Malheureusement, il y avaient de Saint-Maixent à Niort, le plus horrible chemin de toute la route. Vainement nous le priâmes de nous laisser descendre dans les plus mauvais endroits, en lui représentant, qu'étant entourés d'une compagnie entière, nous ne pouvions pas lui donner de l'inquiétude. Ces représentations furent inutiles. «Les ordres ne le permettent pas, dit-il, il est écrit que vous serez sur des charrettes ;» et il fallut rester sur les charrettes. Ce fut un rare bonheur de n'en être pas précipité.

À Niort, où je séjournai, je fus témoin d'un spectacle bien affligeant. Vers les trois heures de l'après-midi, je vis entrer dans la prison plusieurs prêtres qui étaient depuis le matin en route, et qui avaient eu tout le jour la pluie et la neige sur le corps. Il y avait parmi eux un vieillard de soixante-quinze ans, qui avait été grand-vicaire à Bourges. Cet homme, très infirme, était horriblement meurtri par les cahots de la charrette, percé jusqu'aux os, et presque gelé. Il fallut le porter près du feu, et lui prodiguer beaucoup de secours pour le ranimer. On y parvint avec peine, il nous remercia avec sensibilité, et ne laissa échapper aucune plainte contre ses bourreaux.

Nous arrivâmes enfin à Rochefort, le 9 ventôse [27 février 1798] ; on nous conduisit à la municipalité, qui prit nos signalements. Elle m'envoya, avec le prêtre Cardine, à la prison de Saint-Maurice ; mes autres compagnons de route furent à celle de l'hospice militaire de la marine.

La première personne que je trouvai en entrant, fut le vertueux Gibert-Desmolières, qui avait été arrêté, quelque temps après Fructidor, dans une maison de campagne aux environs de Paris. On avait dit à la police qu'il y avait des émigrés dans cette maison, elle y fit faire une visite. À l'approche de la force armée, Desmolières se sauva dans les charmilles. Les soldats, voyant un homme qui fuyait, coururent après lui. La crainte d'être maltraité le saisit. Il se nomma. «Nous ne vous cherchions pas, lui dit-on, mais, d'après ce que vous venez de nous dire, nous ne pouvons éviter de vous emmener.» Il fut conduit au Temple, où sa mère octogénaire venait le voir tous les jours. Il était bien digne de toute sa tendresse. Je n'ai jamais vu un homme pousser si loin la piété filiale. Il ne parlait que de cette mère respectable, elle était toujours présente à sa pensée, et faisait le sujet de tous ses entretiens. Il avait été conduit à peu près comme moi, de Paris à Rochefort, avec Isidore Langlois, Jardin et Perlet ; dès qu'il me vit, il me serra dans ses bras : «Mon ami, me dit-il, nous sommes victimes de l'injustice, mais nous ne l'avons pas mérité, et cela doit nous consoler. Supportons-la avec courage. Puisse notre malheureuse patrie n'avoir pas à gémir de notre proscription !»

Le lendemain de mon arrivée à Rochefort, le négociant Pelletreau me fit remettre cent cinquante louis qu'il avait reçus pour moi. J'avais constamment refusé ce secours que l'amitié m'avait plusieurs fois offert à la prison du Temple ; on me décida alors à l'accepter, et il m'a été fort utile. Recevez mes remerciements, généreux ami, qui m'avez secouru avec tant de délicatesse ; et en attendant je puisse me libérer, apprenez, pour premier prix de votre bienfaisance, que vous m'avez rendu un service bien essentiel. Je crois lui être redevable de ma conservation.

La prison de Saint-Maurice était remplie : il y avait beaucoup de prêtres qui étaient entassés dans une grande salle, mal couchés, mal nourris, et traités avec inhumanité. À peine pouvaient-ils y respirer ; et l'un d'eux ayant ouvert le volet d'une fenêtre à barreaux de fer, pour se procurer un peu d'air, la sentinelle fit feu sur lui. La balle renvoyée de la voûte où elle s'était un peu amortie, blessa encore assez dangereusement un de ces malheureux. J'était avec Gibert-Desmolières, Perlet et trois autres prisonniers dans une petite chambre où nous étions moins mal. Richer-Serizi, que le Directoire avait fait arrêter en Suisse, et traduire à Rochefort, était avec Langlois dans une autre chambre. Ils s'occupaient d'un projet d'évasion, que ni Gibert-Desmolières, ni Perlet, ni moi ne voulûmes partager, quoique très vivement sollicités. J'ai donné mes motifs ; ceux de Perlet et de Desmolières étaient à peu près les mêmes. «Voulez-vous, disait celui-ci, lorsqu'on le pressoit de partir, que je laisse ma mère, qui a plus de quatre-vingts ans, exposée aux derniers besoins. Elle n'a, pour exister, que le peu de bien que je possédais ; je ne veux pas avoir à me reprocher de l'en avoir privée.»

Jardin, qui était dans la prison de l'hospice, venait de se sauver ; Serizi et Langlois en firent autant : ils sortirent tout uniment par la porte, dont on leur procura la clé : on a cru qu'ils s'étaient évadés par la fenêtre, parce qu'on trouva un des barreaux scié ; on y avait même attaché des draps, pendants extérieurement ; mais ce ne fut là qu'un jeu pour sauver le concierge, qui passa en jugement, et fut acquitté. Depuis mon retour, j'ai vu Langlois, avec d'autant plus de plaisir, que sa mauvaise santé n'aurait jamais pu résister, je ne dis pas au climat de la Guyane, mais aux horreurs de notre traversée : cet honnête et courageux jeune homme n'existerait pas.

Langlois et Serizi furent à peine partis, que l'ordre du départ général arriva. Le 21 ventôse [11 mars 1798], à neuf heures du matin, on vint nous dire de nous tenir prêts. À dix heures, on nous fit sortir et marcher au bruit du tambour, à travers deux haies de soldats, jusqu'à l'hospice de la marine. On nous y réunit à d'autres victimes, avec lesquelles nous continuâmes notre marche de la même manière, jusqu'au port. On a vu quelquefois de ces processions touchantes de malheureux captifs rachetés par les pères de la Merci : nous figurions une procession inverse, dans laquelle se trouve un prêtre de cette congrégation. On nous embarqua sur plusieurs gabares, qui nous conduisirent dans la grande rade, à bord de la frégate la Charente, commandée par le capitaine Breuillac. Je remarquai, pendant notre promenade dans les rues de Rochefort, ce que j'avais remarqué sur toute la route, depuis Paris, la consternation peinte sur toutes les physionomies, et l'air du plus vif intérêt. Un seul homme avait le visage radieux ; il était en grande tenue, le sabre au côté, le plumet tricolore sur la tête, et paraissait très fier du rôle qu'il jouait. C'était le commissaire du Directoire auprès de l'administration municipale.

Nous étions en rade entre la petite île d'Aix et l'île Madame, autrement dite l'île des Prêtres, parce qu'en 1794 et 1795, sur environ huit cents de ces malheureux qui restèrent très longtemps prisonniers à bord, il en périt plus de cinq cents, qui furent enterrés dans cette dernière île. Quelques-uns de ceux qui avaient survécu, se trouvaient parmi nous, et craignaient qu'on ne les laissât encore prisonniers à bord de la frégate ; car la plus cruelle et la plus dangereuse des prisons, est celle des navires. Nous restâmes dix jours en rade, retenus par les vents contraires et par la vue de deux frégates et d'un vaisseau anglais, qui vinrent nous observer de très près. Dans cet intervalle, on amena encore quelques victimes, et on en ramena deux à Rochefort, comme atteintes de démence. L'une était un prêtre de Bagnols, qui avait la folie de se croire cardinal, et qui d'ailleurs raisonnait assez sensément sur toute autre matière. Il était très doux et très gai. On lui parlait quelquefois du cardinalat, cette conversation lui plaisait beaucoup, et il la soutenait avec un sérieux tout à fait risible. Ce qui lui faisait le plus de peine dans sa position, était de ne pouvoir se trouver au conclave, que la vieillesse et les malheurs du pape lui faisaient regarder comme très prochain. Je n'ai jamais pu démêler si cette folie était réelle ou affectée : quoi qu'il en soit, elle n'en a pas moins servi à le soustraire à la déportation. L'autre était un ancien officier, chevalier de Saint-Louis, qui se nommait Jacob. Celui-là avait réellement l'esprit aliéné : il en avait donné différentes marques non équivoques ; mais la plus frappante fut de jeter d'abord froidement ses effets à la mer, et ensuite de s'y jeter lui-même avec la plus grande tranquillité. Quelques matelots eurent le temps de le retirer. Il parut insensible à ce bienfait.

Le recensement des déportés fut fait. Nous nous trouvâmes cent quatre-vingt-treize, dont environ les deux tiers étaient prêtres. Le tiers restant étaient composé de deux représentants, Gibert-Desmolières et moi, d'un imprimeur journaliste, Perlet, de plusieurs prévenus d'émigration, dont le plus grande nombre était de la classe des artisans ; et enfin, puisqu'il faut tout dire, de cinq individus condamnés pour vols. L'un d'eux avait déjà fait vingt ans de galères. Le Directoire avait cru nous avilir, par cette association, aux yeux des habitants de Cayenne. Son intention était que dans cette colonie on nous assimilât à ces malfaiteurs ; ses agents s'y sont parfaitement conformés. Chez les colons, au contraire, elle a produit l'effet qu'elle devait produire sur des âmes honnêtes ; elle les a pénétrés de la plus vive indignation pour les auteurs d'une telle infamie. Je la crois unique dans l'histoire de la Révolution ; car, sous la régime de la première terreur, on ne confondait pas, dans les prisons, les hommes détenus pour crime, avec ceux arrêtés pour des opinions.

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[Notes de bas de page.]

1.  Voyez dans le Moniteur, les adresses, proclamations, rapports et discours sur le 18 fructidor.

2.  On n'a jamais tant parlé de clémence qu'à cette époque (vide supra).

3.  Voyez la page 21 du Départ du Temple, écrit dans lequel Dutertre, chargé de la conduite de Barthélemy, Pichegru, etc., à prétendu se justifier.

4.  [Note de l'éditeur.  Voici un extrait de ce livre de François Dutertre (1760-183?), Départ du Temple, pour Cayenne, des déportés des 17 et 18 fructidor, an V, avec les instructions curieuses données au général Dutertre, chargé de les conduire à leur destination, Paris, Desenne, 1800 ; spécifiquement du bas de la page 20 à la fin de la page 23, en orthographe actuelle.

«J'étais spécialement chargé de la surveillance des, individus condamnés à la déportation ; on conçoit quelle devait être la sévérité des ordres militaires pour la garde d'hommes revêtus, il n'y avait qu'un instant, d'un grand caractère, public, tenant à un parti puissant. Néanmoins l'auteur du roman des déportés de fructidor, publié au nom de Ramel*, convient que le jour même de l'arrestation, toute communication avec leurs femmes et leurs amis a été permise à ceux qui venaient d'être saisis en flagrant délit ; pour me servir de l'expression du rapporteur Bailleul, membre actuel du tribunat, chargé spécialement de prouver qu'il existait une conspiration contre la république, lequel rapport a été distribué au nombre de plus de 200 mille exemplaires.  [* Jean-Pierre Ramel (1768-1815), Journal de l'adjudant-général Ramel, commandant de la garde du Corps législatif de la République française, l'un des déportés à la Guiane après le 18 fructidor, sur les faits relatifs à cette journée, sur le transport, le séjour et l'évasion de quelques-uns des déportés, Londres, 1799.]

Mes concitoyens ne doivent me considérer que comme soldat, subordonné aux ordres de son général ; mes lecteurs verront si j'ai, de mon autorité, interprété les ordres qui m'étaient intimés, au préjudice des dix-huit condamnés à la déportation ; et le général Augereau ne faisait qu'exécuter les ordres du gouvernement.

Il y a plus d'un an que je pouvais répondre victorieusement aux différentes diatribes. relativement à la conduite des dix-huit déportés, dont j'ai été chargé par ordre de mes supérieurs ; mais tout ce que j'aurais pu dire n'aurait pas convaincu. Je saisis la circonstance du retour d'une partie des déportés, qui pourraient, s'ils étaient de mauvaise foi, me démentir : il suffira, à ma tranquillité, d'avoir le témoignage du citoyen Barthélemy, nouvellement nommé membre du sénat conservateur.

Suis-je plus coupable que le Directoire qui a dénoncé aux deux conseils une conspiration contre la République ?

Suis-je plus coupable que le corps législatif, qui a condamné, sans entendre, soixante représentants du peuple, et cinquante journalistes, à la déportation ?

Suis-je plus coupable que toutes les autorités constituées des 90 départements, qui, sur les déclarations du Directoire et celles des deux conseils, ont envoyé des adresses de félicitations sur la célèbre, disaient-elles, journée des 17 et 18 fructidor ? Quel sort est donc réservé à tous les fonctionnaires publics qui sont chargés d'exécuter les lois ?

Il n'y a pas de raison pour que tous les défenseurs de la patrie ne soient un jour proscrits pour avoir combattu nos ennemis, par ordre de leurs supérieurs.

Il n'y a pas de raison pour qu'un jour Bonaparte ne soit déclaré coupable de trahison, pour avoir conquis l'Italie.

Me fera-t-on mon procès pour n'avoir pu refuser d'obéir aux ordres de mon général, d'Augereau enfin, qui avait mérité l'estime de Bonaparte dans les différentes affaires où il a déployé le plus grand courage?

Me fera-t-on mon procès pour avoir empêché d'égorger les dix-huit déportés qui m'étaient confiés ?

Si tel est le sort des amis de la liberté, qui ont versé leur sang pour leur patrie, mes dix-neuf blessures me conduiront-elles à l'échafaud, ou tout au moins me condamneront-elles à l'infamie ?

Me fera-t-on mon procès pour avoir prévenu ma patrie des projets exécrables des Anglais, lors de la descente à Quibéron ?

La famille des Dutertre serait-elle destinée à être sacrifiée ? car le premier ministre de la Justice, sous la Révolution, en 1790, (Duport-Dutertre) était mon parent ; il a été guillotiné, sans jugement, le 8 frimaire an II ; il n'avait commis d'autre crime que d'être patriote.»]

5.  Ce beau titre, qui suppose toutes les vertus, a été longtemps usurpé par les hommes qui réunissaient tous les vices. Rien n'est assurement plus respectable qu'un patriote de fait ; rien n'est plus méprisable et souvent plus exécrable qu'un patriote de nom. Combien le nombres des premiers a été petit ! Combien celui des derniers a été considérable ! Et de quels maux ces êtres immoraux, qui faisaient le métier lucratif de patriotes, n'ont-ils pas accablé la nation ! Aussi les vrais amis de la patrie craignent-ils beaucoup d'être pris pour des patriotes.

6.  On voudra bien faire attention que je ne parle que des corps en masse, et que je ne confonds pas les individus. Ce qui prouve la justesse de mon observation, c'est qu'une partie des faits que j'ai récapitulés, est tirée d'un discours de Lucien Bonaparte, auquel ils étaient étrangers.

7.  Voyez le Moniteur, numéros 49, 50 et 51 de cette année.

8.  Gabriel Naudé (1600-1653), dans ses Considérations politiques sur les coups d'estat, Paris, 1669 (d'après la copie de Rome, 1667), qui étaient sans doute le catéchisme de nos modernes Machiavels, appelle aussi la Saint-Barthélemi, un coup d'État. Il fait l'apologie des opérations de cette journée, qu'il trouve justes, mais incomplètes. Quand on lit dans cet ouvrage, qu'on peut, en matière d'État, prendre des mesures extrêmes pour se débarrasser de ses ennemis, voire même, s'il faut les dépêcher secrètement, sans passer par toutes les formalités d'une justice réglée, on peut le faire, on croit entendre les proclamations, les rapports, les motions du 18 fructidor.

9.  Voyez le Mémoire de Dutertre, op. cit., pages 28, 30, 31 et 43.


CHAPITRE 2 : LE VOYAGE ALLER.


Le 30 ventôse [20 mars 1798], notre frégate et la frégate la Décade, qui était à côté de nous, tirèrent plusieurs salves d'artillerie, et parurent magnifiquement pavoisées. Je demandai quel en était le sujet. On me dit que tout cela se faisait pour célébrer une fête nouvellement décrétée en l'honneur de la souveraineté du peuple. Je crus d'abord que c'était une mauvaise plaisanterie, me rappelant la manière outrageante avec laquelle on avait traité ce souverain six mois auparavant, en proscrivant une partie de ses représentants, et en renvoyant les autres avec moins de cérémonie que n'en met un maître à renvoyer son laquais ; mais ayant bientôt appris qu'on m'avait dit la vérité, je ne pus m'empêcher de faire cette observation : Le corps législatif traite le peuple français, comme les Juifs traitaient Jésus-Christ. Ils lui disaient : Je te salue, roi des Juifs, et ils lui crachaient au visage.

Les Anglais ayant disparu, et les vents étant favorables, notre frégate appareilla et mit à la voile le lendemain premier germinal [21 mars 1798] au matin. Nous avions tous le cœur brisé de douleur, en songeant aux plus chers objets de nos affections, que plusieurs de nous ne devaient jamais revoir. Ceux qui, comme moi, laissaient une femme et des enfants avec une très modique fortune séquestrée, étaient le plus péniblement affectés. Oh ! qu'il est cruel de voir la terre natale, la terre qui porte ce qui attache à la vie, fuir loin de soi, quand on la quitte par l'effet d'une proscription dont on ne connaît pas le terme ! Combien de souvenirs attendrissants et de pensées déchirantes viennent alors vous accabler !...

Le soir, nous la perdîmes de vue ; et le lendemain, à la pointe du jour, nous entendîmes un mouvement extraordinaire sur le bâtiment. Bientôt nous sûmes qu'il était occasionné par la vue des trois navires anglais qui étaient venus nous observer en rade, et qui nous donnaient chasse. Le capitaine avait fait virer de bord, et s'occupait des moyens d'alléger son bâtiment, tant pour accélérer la marche, que pour prendre moins d'eau, et s'approcher tellement de la côte, s'il était forcé d'échouer, comme il le craignait, que les Anglais n'osassent pas le suivre. On défonça les barriques, et par le moyen des pompes, on fit couler dans la mer l'eau et le vin dont elles avaient été remplies ; on y jeta aussi tout ce qui surchargeait le bâtiment. Des officiers vinrent dire à quelques-uns de nous, qu'ils regardaient comme assuré que la frégate serait forcée de se jeter à la côte. Il nous engagèrent à profiter de la confusion qui résulterait de cet événement, pour nous sauver. L'un d'eux m'offrit de se charger de ma malle, et de me la faire parvenir ensuite au lieu que je lui indiquerais. Cependant les Anglais gagnaient beaucoup sur nous, et le capitaine fit tout préparer pour le combat. Sur le soir, nous découvrîmes la côte d'Arcasson (1). À minuit, nous fûmes atteints et canonnés. Le feu fut très vif de part et d'autre, et dura jusqu'à quatre heures du matin. Notre frégate, qui se battait en retraite, tira trois cent cinquante-quatre coups. Nous touchâmes plusieurs fois, craignant à chaque instant qu'elle ne s'entrouvrît : enfin, nous échouâmes. Les Anglais, qui prenaient plus d'eau que nous, n'osèrent nous poursuivre.

Lorsqu'on se vit échoué, chaque matelot s'occupa du soin de voler les malheureux déportés. Les portemanteaux furent éventrés, les malles furent défoncées, et le pillage se fit comme si c'eût été sur un vaisseau ennemi. Les officiers, occupés des soins du bâtiment, ne purent s'y opposer. Nous ne le pûmes pas mieux nous-mêmes, qui ne nous trouvions pas dans le lieu où nos effets étaient placés, et qui ignorions ce brigandage. Il fut tel que plusieurs de nous furent dépouillés, et que très peu en furent exempts. Je fus de ce petit nombre, et n'en fis pas moins les plus vives réclamations pour la restitution des effets volés ; mais elle se réduisit à très peu de choses, malgré les soins que les officiers se donnèrent. On concevra difficilement comment on peut cacher des vols un peu considérables sur un bâtiment ; il n'en est pas moins vrai que les matelots y réussissent : ils ont dans les hunes, ou dans les cales, ou dans d'autres endroits, des réceptacles inaccessibles aux plus minutieuses recherches.

La grande chaloupe fut mis à l'eau ; les matelots et les soldats s'y précipitèrent, regardant le bâtiment comme très exposé. Lorsqu'elle fut suffisamment pleine, le capitaine menaça de faire tirer sur le premier qui tenterait d'y entrer ; qui tenterait d'y entrer ; elle arriva à terre, non sans quelque danger, en abordant la côte où elle était fortement poussé par les vagues, car elle était presque remplie. Déjà l'on s'occupait d'une seconde embarcation, lorsque la marée montante mit la frégate à flot. Le capitaine fit tirer du canon pour appeler un pilote côtier ; il fit en même temps manœuvrer pour gagner la rivière de Bordeaux, où il jeta l'ancre en face de Royan. Les premiers débarqués vinrent nous y joindre ; mais les Anglais n'osèrent pas nous suivre. Ils furent retenus par la crainte, soit des forts, soit des bas-fonds qui garantissent cette embouchure.

Je dois rendre justice à la bravoure des officiers et de l'équipage, qui, pendant un combat aussi inégal, firent le feu le plus nourri, et s'encourageaient mutuellement à se bien défendre. Le capitaine avait annoncé, lorsqu'on échoua, qu'il ne sortirait que le dernier de son bâtiment, et je ne doute pas qu'il n'eût tenu parole. Je me plais aussi à la rendre à son humanité. Au moment de la cessation du feu , il envoya un officier offrir de l'eau-de-vie aux déportés en général, et des secours à ceux qui en auraient un besoin plus particulier. Il était plein d'attention pour Gibert-Desmolières, qui lui avait été recommandé, et se conduisait d'ailleurs envers nous aussi bien qu'il le pouvait. Il en était de même des autres officiers, qui traitaient quelques-uns de nous plutôt en camarades qu'en prisonniers. J'en ai vu qui étaient bien indignés du rôle qu'on leur faisait jouer. «Qu'on nous envoie, disaient-ils, contre les ennemis de notre patrie, c'est notre métier, c'est notre devoir, nous le remplirons avec plaisir ; mais qu'on nous fasse servir de geoliers à d'honnêtes gens qu'on persécute, et que nous nous honorons d'estimer, voilà ce qui est abominable. Cependant il faut obéir, ou être tout au moins destitué ; et comment faire quand on a besoin de son état ? Adoucir leur sort autant que nous le pourrons, est la seule consolation qui nous reste ; nous y ferons tout ce qui dépendra de nous.» Hélas ! ces bonnes dispositions ont été en pure perte. Notre destinée était d'être transférés sur un autre bâtiment, où nous en trouvâmes de bien différentes !

On demandera peut-être que fut le nombre des victimes de la longue et vive canonnade dont j'ai parlé, et l'on sera fort étonné d'apprendre que personne ne fut tué, ni même blessé, sur notre frégate. Un seul officier, nommé Michel, eut son chapeau percé d'une grosse balle. Et qu'on ne croie pas que nous étions hors de portée. J'ai vu, dans la voilure, les trous d'une soixantaine de boulets. J'en ai via un très gros dans la mât de misaine. J'ai vu les bastingages du gaillard d'arrière percés d'outre en outre, près de la place du capitaine. J'ai vu le gouvernail démonté, un canon de douze égueulé, en enfin plusieurs boulets dans le corps du bâtiment. Il m'a paru très extraordinaire que ce combat se fût terminé dans des suites plus fâcheuses pour l'état-major et les équipages. Quant à nous, nous étions placés à l'entrepont, dans un endroit où nous avions un peu moins à redouter les effets de l'artillerie. Des sentinelles étaient aux écoutilles, pour nous empêcher de sortir, si nous en avions été tentés.

Je n'ai jamais douté que, dans cette occurrence, il n'ait été fait beaucoup de vœux qui n'ont pas été exaucés ; mais je puis attester que quelques déportés, ne consultant que leur courage, demandèrent, de bonne foi, à être employés pendant le combat. Leur demande ne fut pas accueillie, et naturellement elle ne devait pas l'être. Le capitaine eut, dans de bonnes intentions, la maladresse d'en faire mention dans la relation qu'il adresse au ministre, et il en fut fortement tancé. Si la frégate avait été, par les moyen des déportés, conservée à la République, et qu'on l'eût su, le Directoire en aurait été au désespoir.

Peu de jours après le combat, des commissaires de la marine de Bordeaux vinrent la visiter. Ils la trouvèrent hors d'état de faire le voyage de Cayenne, ni même de servir sans de grandes réparations ; et comme elles étaient à la charge de l'État, ils insistèrent fortement pour qu'elle fût renvoyée aux chantiers de Rochefort, quoiqu'elle fût beaucoup plus à portée de ceux de Bordeaux, et qu'il y eût le plus grand danger pour le retour.

On nous avait d'abord fait espérer que la frégate, après avoir déchargé son artillerie, remonterait la Gironde tout au moins jusqu'à Blaye, et que nous serions déposés, ou dans ce fort, ou conduits à Bordeaux, jusqu'à ce qu'on eût pris de nouvelles mesures pour nous remettre en mer ; mais le capitaine n'osa jamais s'y décider. Il prit là-dessus les ordres du commandant de la marine à Rochefort, qui, n'osant pas plus que lui, prit ceux du ministre, lequel, retenu par la même crainte, prix ceux du Directoire, qui décida que nous resterions en rade ; voilà ce qu'on nous a rapporté. Nous y demeurâmes plus d'un mois. Ce fut là que j'eus, pour la dernière fois, le plaisir de recevoir des nouvelles de ma femme et de mes enfants. Depuis lors, jusqu'à mon retour en France, j'ai ignore jusqu'à leur existence ; le dernier agent de Cayenne mettant au nombre de ses plus douces jouissances, le plaisir de priver les déportés de la correspondance de leurs familles.

Le 4 floréal [23 avril 1798], nous vîmes arriver la frégate la Décade, qui venait nous prendre, nous y fûmes sur-le-champ transportés, à notre très grand regret. Pendant que nous étions dans la prison de Rochefort, quelques personnes honnêtes, qui venaient nous voir, nous avaient dit : «Il y a deux frégates en rade, mais heureusement vous serez sur la Charente, commandée par de brave gens, et non pas sur la Décade, où vous seriez livrés aux plus exaltés Jacobins. Le capitaine, nommé Villeneau, est de ce pays. Il est bien connu pour être de cette secte. Il a déjà témoigné ses regrets de ne pas être chargé de votre conduite, en faisant assez entendre qu'il ne nous épargnerait pas.» Et en effet, il ne nous a pas épargnés, et a été parfaitement secondé par son état-major. C'étaient presque tous officiers distingués dans les comités révolutionnaires. L'un d'eux avait l'horrible réputation d'avoir compris ses plus proches parents au nombre de ses victimes. Je ne dois excepter que le lieutenant Jagot, qui a toujours paru sensible au malheurs des déportés, et qui ne leur a jamais parlé qu'en homme humain et bien élevé. Je suis sûr que s'il eut dépendu de lui d'adoucir leur destinée, il l'eût fair avec plaisir. Quoique je n'aie reçu de lui aucun service personnel, puisse-t-il lire, dans le témoignage que je lui rends, l'expression de la reconnaissance de tous les déportés !

À peine fûmes-nous rendus sur la Décade, que le capitaine ayant fait faire le signal du silence, proclama à haute voix que les déportés eussent à se conformer à ses ordres, et notamment à ceux énoncés dans une consigne affichée sur le bâtiment, sans quoi ils seraient mis aux fers et traités avec la dernière sévérité. Voici cette consigne :

«Les déportés seront détenus dans le lieu qui leur est destiné, depuis six heures du soir jusqu'à sept heures et demie du matin, et plus tard si le nettoyage du pont, ou tout autre motif l'exigent. Entre les repas et aux heures indiquées, lorsque le temps et les circonstances le permettront, les déportés pourront se tenir sur les passe-avant ou dans la batterie, mais jamais, sous aucun prétexte que ce puisse être, ils ne passeront l'arrière du grand mât, ni ne passeront sous les cuisines, sous peine d'être punis comme réfractaires à l'ordre du service. Il leur est expressément défendu de lier aucune conversation avec les gens de l'équipage, ni d'insulter personne, sous de pareilles peines. Il est pareillement défendu aux déportés, d'adresser au capitaine aucun écrit, à moins que ce ne soit des lettres pour terre, qui seront toujours sous cachet volant. Ils porteront toutes leurs réclamations, verbalement aux officiers ou sous-officiers du service.

Toutes les fois que la générale battra, les déportés se retirent, avec précipitation, dans le lieu de leur détention, à moins qu'il en fût ordonné autrement.

S'il s'élevait quelque rixe entre les déportés, ils laisseront leur dispute au premier ordre qui leur en sera donné, sous peine, aux déliquans, d'être arrêtés et mis aux fers au lieu de leur détention, jusqu'à ce qu'il en soit ordonné autrement par le capitaine.

Il est enjoint à tous les déportés de se conformer à tout ce qui est prescrit par la présente consigne, sous d'être punis conformément à la loi.

A bord de la frégate la Décade, 6e année républicaine,

Le commandant de la Décade, VILLENEAU.»

On peut juger par cet échantillon, du ton et des procédés du capitaine Villeneau, et apprécier d'avance le traitement que nous avons éprouvé. Les détails que je vais donner, le feront mieux connaître. Je sais bien que ce traitement était commandé par des ordres supérieurs, et qu'il serait injuste de l'attribuer exclusivement aux capitaines ; mais autant celui de la Charente était attentif à l'adoucir, autant celui de la Décade s'appliquait à l'aggraver. Je commencerai par une petite circonstance qui est peu de chose en elle-même, mais qui marque bien la nuance des différents hommes auxquels nous avons eu à faire. Tant que nous fûmes sur la Charente, les ordres généraux pour les repas, ou pour rentrer, nous furent donnés sous une dénomination adoucie. Après le coup de sifflet, le maître d'équipage s'écriait : Les passagers à dîner, les passagers à souper, les passagers à coucher, etc. Lorsque nous fûmes sur la Décade, ce ne fut plus cela ; il n'y eut plus de ménagement ; c'était tout crûment, les déportés à dîner, etc.

Nous fûmes placés dans l'endroit appelé l'entrepont, situé entre le cale et la batterie. Ce local occupait l'espace du mât de misaine au grand mât, à peu près le quart de la superficie du bâtiment, et avait environ quatre pieds et demi de hauteur ; il ne recevait de jour que par les écoutilles, c'est-à-dire par deux ouvertures de trois pieds en quarré, qui nous servaient d'entrée et de sortie, par le moyen d'une échelle presque droite, dont les échelons avaient à peine trois pouces de saillie. Il n'y avait pas de jour où plusieurs déportés ne tombassent en descendant ; et quoique ce ne fût pas de fort haut, les chutes ne laissaient pas que d'être douloureuses. J'en ai fait deux, dont je me suis senti très longtemps ; et quand il fallait entrer avec précipitation, comme le portait la consigne, dans les cas qu'elle avait prévus, les accidents étaient bien plus fréquents. Ils se répétaient très souvent dans la descente des passe-avant à la batterie ; elle offrait la même difficulté.

On avait dressé dans cet entrepont des séparations avec des pièces de bois appelées rambardes, qui figuraient un parc dans lequel on enferme le bétail. On y entrait par une porte que l'on fermait à clé. C'était là qu'étaient entassés, pressés, foulés, cent quatre-vingt-treize individus, la plupart vieux et infirmes. Nous étions couchés sur deux plans, formant deux étages, dans des hamacs de grosse toile extrêmement étroits. Le plan supérieur était, autant que possible, rapproché du pont ; mais le poids du corps le faisait tellement baisser, qu'il touchait presque le plan inférieur, ce qui était d'une insupportable incommodité pour les malheureux placés dans celui-ci. Les premiers ne pouvaient soulever leurs têtes sans se heurter rudement au pont ; les seconds, sans heurter les premiers. Aucun de nous ne faisait le moindre mouvement sans ébranler tous ses voisins, car nous nous touchions tous, et ne formions qu'une seule masse. Nous n'avions point d'espace pour nous déshabiller. Aussi couchions-nous habillés, nous bornant quand nous étions parvenus à nous placer dans nos hamacs, ce qui n'était pas très aisé, à ôter, comme nous pouvions, une partie de nos vêtements. Et pour que rien ne manquât à l'horreur d'une telle situation, comme il ne nous était pas permis de sortir de quatorze heures et quelquefois davantage, on avait placé des baquets au milieu de nous, pour satisfaire à des besoins indispensables. On n'y arrivait qu'en se glissant sous les hamacs, et en se traînant sur le ventre. Mais quelle insupportable infection ne répandaient-ils pas dans un lieu si resserré, si peu élevé, si mal aéré, déjà empoisonné par nos seules exhalaisons ? Aussi la colonne d'air qui sortait de ce gouffre, était si fétide et si brûlante, que les sentinelles placées extérieurement aux écoutilles, pour nous garder, demandèrent la diminution de leur temps de faction à un poste aussi dangereux.

Le matin, après que l'équipage avait lavé le bâtiment, l'ordre était donné de nous faire sortir. C'était un spectacle digne de pitié de nous vous paraître, le corps trempé de sueur, les cheveux mouillés, le visage en feu, cherchant à respirer, et à tempérer par un air pur, l'air pestilentiel dont nous étions gonflés. Nous courions avidement à l'eau de la mer pour nous laver les mains et le visage. Plusieurs de nous ne dédaignaient pas de s'en rincer la bouche, malgré son amertume. L'eau douce était exclusivement réservée pour la boisson. Mais comment présenter le tableau du plus dégoûtant fléau que des hommes accoutumés à la propreté puissent éprouver, et dont ni les soins, ni le changement de linge ne peuvent préserver sur un navire, lorsqu'on y est entassé comme nous l'étions ; comment montrer des hommes accoutumés à l'aisance, continuellement occupés à se garantir... ... Ceux qui ont vu quelquefois, à la porte de nos temples, des malheureux dévorés par des insectes, livrés à la même occupation, m'entendront suffisamment, et pourront se former une idée de cette partie de nos misères (2).

On nous avait classé de sept en sept pour la distribution des vivres. À huit heures, on nous donnait à déjeuner. C'était une petite portion de biscuit à demi-pourri, et le plus souvent plein de vers, qui nous était délivrée dans un seau de bois, appelé gamelle, avec un petit verre d'eau-de-vie pour chacun, dans une vase de bois, appelé bidon. À onze heures, on nous donnait à dîner ; c'était encore du même biscuit, avec du lard ou du bœuf salé, ou de la morue (car nous avions tour-à-tour l'un de ces trois articles), et un quart de vin, c'est-à-dire, à peu près la quatrième partie d'une bouteille. À quatre ou cinq heures, on nous donnait à souper. C'était toujours du même biscuit, encore un quart de vin, et une soupe de grosse fèves, vulgairement appelées gourganes, que l'on donne communément aux chevaux. Outre la mauvaise qualité de ces aliments grossiers, il y avait encore malpropreté et insuffisance. Le cuisinier de l'équipage, qu'on appelle le Coq, était bien l'homme le plus sale que j'aie jamais connu. Il n'était pas rare de trouver jusqu'à des cheveux dans nos distributions. Les portions étaient très exiguës, et si, sur le grand nombre, il ne s'était trouvé plusieurs personnes qui, par dégoût, mangeaient fort peu, et dont la portion profitait à d'autres, il y en aurait eu beaucoup de ceux-ci qui n'auraient pas eu de quoi se nourrir. J'ai entendu souvent faire des plaintes, et même des réclamations à ce sujet ; je n'ai jamais su qu'on y ait eu égard. Quant à l'eau, nous en avions à discrétion pour boire ; mais quelle eau, grand Dieu ! surtout après le tropique ; son infection était telle, qu'il fallait se boucher le nez pour en avaler.

Nous n'avions pour tout ustensile que la gamelle et le bidon dont j'ai parlé, dans lesquels se faisaient les distributions de nos trois repas. On ne nous donna ni couteaux, ni cuillers, ni fourchettes, ni gobelets, chacun y pourvut comme il put. La batterie nous fut affectée pour réfectoire, depuis le grand mât jusqu'au mât de misaine ; c'est-à-dire, que nous avions à peu près autant d'espace pour manger que pour coucher, avec cette observation, néanmoins, que la batterie était sur les extrémités latérales, occupée par les canons, et dans le centre, par les chaloupes. Nous étions donc obligés de manger debout, dans l'intervalle qui était entre les chaloupes et les canons, n'ayant ni moyens, ni local suffisant pour nous asseoir. Quelques-uns se plaçaient sur les canons. À peine les individus de chaque table, se serrant les uns contre les autres, et se tournant de biais, avaient-ils au milieu d'eux assez d'espace pour mettre la gamelle et le bidon, en les plaçant l'un sur l'autre, et pour peu qu'il y eût de roulis, nous tombions les uns sur les autres. Nous répandions le vin, nous laissions aller sous les pieds et dans les ordures, les aliments que nous tenions aux mains, et que plusieurs de nous ne relevaient pas moins ; car enfin fallait-il manger quelque chose. Nous ressemblions à des troupeaux d'animaux, qui puisent dans un baquet commun la nourriture qu'on leur donne, avec cette différence, qu'ils sont ou peuvent être tranquilles, et que nous ne l'étions pas. L'officier de distribution venait ordinairement s'égayer de notre situation, et pour la rendre plus pénible, nous voyions, chaque jour, passer devant nous les mets, aussi abondant que délicats, destinés à l'état-major.

Telle est, à quelque différence près, due à l'humanité du capitaine Breuillac, la dernière dont nous avons existé depuis le 21 ventôse [11 mars 1798], époque de notre embarquement, jusqu'au 4 floréal [23 avril 1798], époque de notre translation sur la Décade. Mais tel est très rigoureusement le traitement que nous avons ensuite éprouvé jusqu'après le passage du tropique. On y fit alors un changement à peu près inutile, comme je le dirai bientôt. Ô vous, qui condamnez si légèrement à la déportation des hommes que le peuple français avait honorés de ses choix pour la première magistrature, des hommes dont la conduite a toujours été irréprochable, des hommes en qui vous n'avez trouvé d'autres crimes que de ne pas partager les vôtres ! vous attendiez-vous qu'ils seraient traités avec cette indignité et cette barbarie ? Pensiez-vous, lorsque vous déclariez que l'humanité avouait cette mesure, que vos collègues seraient traînés de cachot en cachot, associés à des galériens, précipités dans des gouffres pestilentiels, condamnés à ne respirer qu'un air empoisonné, à ne recevoir qu'une nourriture malsaine, dégoûtante et insuffisante, à éprouver toutes les horreurs de la malpropreté, du besoin et de la misère ? Sans doute, notre sang ne coulait point ; mais quel est celui de nous qui n'eût pas mille fois préféré une mort prompte, à l'état horrible dans lequel nous existions ? quel est celui de nous qui ne s'est pas très souvent écrié, pourquoi ne nous ont-ils pas fait fusiller ! ils nous auraient bien moins fait souffrir ! Et vous, chargés de faire exécuter la déportation, vous qui avez froidement commandé toutes les atrocités que je viens de décrire, quel cœur de fer avez vous donc reçu de la nature !

Il était probable que la moitié de nous succomberait à un traitement aussi inhumain ; cependant ce fut encore ici, comme dans l'histoire de notre combat, personne ne périt. Assurément rien n'est plus étonnant. Qu'on choisisse en Europe cent quatre-vingt treize individus de la plus forte constitution, dans l'âge de la plus grande vigueur, pris dans les classes les plus accoutumées aux privations, qu'on les traite pendant quatre-vingt-seize jours, comme nous l'avons été, et il y aura beaucoup à parier qu'on n'obtiendra pas le même résultat. Je n'ai jamais douté que ce qui avait le plus contribué à nous préserver de mortalité, était la rigoureuse observation de la méthode utilement pratiquée, et fortement recommandée par le capitaine Cook. Tous les matins, le point était lavé avec le plus grand soin ; tous les deux jours notre cachot était nettoyé et parfumé ; on nous faisait monter nos hamacs sur le pont ; on balayait et raclait l'entrepont, et on y faisait une abondante fumigation avec le vinaigre et la poudre à canon. Je crois bien que s'il n'eut été question de nous, on n'aurait pris toutes ces précautions, mais il fallait garantir l'équipage qui n'aurait pas pu se préserver de la contagion, si l'épidémie nous avait gagnés, et c'est à cette considération qu'il convient de les attribuer. Mais si les déportés ne périrent pas sur la frégate, ils y contractèrent beaucoup de maladies, ils y prirent le germe pestilentiel qui se développa à leur arrivée à la Guyane, d'une manière si cruelle, qu'en peu de temps il en mourut près de la moitié.

Le 7 floréal [26 avril 1798] notre frégate mit à la voile pour Cayenne. Elle partit avec un fort corsaire de Bordeaux, que Villeneau engagea à le suivre jusqu'aux Canaries. Il était bien aise de se donner un appui en cas de fâcheuse rencontre ; car il est à remarquer, et nous l'avons souvent éprouvé, qu'il n'avait pas même le mérite si commun chez les Français, celui de la bravoure. Nous perdîmes bientôt de vue les côtes de France, mais ce ne fut pas ici, comme lors du premier départ, pour les voir le lendemain. La majeure partie d'entre nous les avait vues pour la dernière fois. Trois jours après nous fûmes pris par le calme dans le golfe de Gascogne, où nous errâmes pendant huit jours. Nous voyions très distinctement le sommet des montagnes des Asturies, qui était tout couvert de neige, les villes de Bilbao et Saint-Ander, et toute cette partie de la côte d'Espagne, dont nous étions très rapprochés. Le vent s'étant renforcé, nous doublâmes le cap Ortegal, et nous ne vîmes plus la terre. Le corsaire nous quitta pour s'approcher du Portugal, où il se flattait de faire quelques prises, et donna néanmoins rendez-vous à notre capitaine, à trois jours de là, pour une hauteur convenue, ce qui se fit par le moyen des porte-voix, et n'était par conséquent ignoré de personne. Au term fixé, la vigie signale un bâtiment. Sur-le-champ Villeneau, croyant sans doute qu'on avait oublié le rendez-vous du corsaire, ordonne branle-bas général, fait allumer les mèches, et dispose tout non seulement pour un combat ordinaire, mais même pour l'abordage. Le pont était couvert de piques, de haches, de sabres, les hunes garnies d'espingoles, tout annonçait l'affaire la plus sérieuse. L'équipage, tout en obéissant, riait sous cape, de tant de préparatifs qu'il savait bien être inutiles, et plus on avançait, plus il était aisé de s'apercevoir que ce n'était là qu'une vaine forfanterie. Enfin l'on reconnut très distinctement le corsaire. Il raconta qu'il avait rencontré trois gros bâtiments marchands portugais, avec lesquels il s'était inutilement canonné, et proposa à Villeneau de le suivre, en l'assurant qu'ils ne pourraient leur échapper. Mais notre capitaine répondit que les ordres les plus précis ne lui permettaient pas de s'écarter de sa route. L'équipage enrageait de cette réponse, qui le privait d'une capture qu'il convoitait avidement ; il aurait préféré de suivre le corsaire. Celui-ci nous fit ses derniers adieux, et ne reparut plus.

Peu de jours après, un brick anglais, qui ne se doutait pas de la présence d'une frégate français dans ces parages, s'approcha de nous avec confiance, Villeneau avait arboré pavillon anglais, pour le tromper, comme cela se fait ordinairement. Quand il le vit à sa portée et sans canon, il assura son véritable pavillon, et le fit amener. La capture était peu importante, le brick ne portait que du sel. Villeneau ne voulut pas le couler pour ne pas se charger de l'équipage. Il ne voulut pas non plus l'emmener pour ne pas retarder sa marche. Il se contenta de lui enlever une partie de ses instruments de marine, de ses voiles et de ses provisions, lui laissant à peine ce qui lui était nécessaire pour gagner la terre. Parmi les provisions enlevées, se trouvèrent quelques citrons et quelques figues sèches qui furent distribuées aux matelots qui nous les vendirent fort chèrement. À l'empressement des acheteurs, on eût cru qu'on les leur donnait ; mais quand on meurt de faim, on ne regarde pas au prix de ce que l'on trouve.

La crainte d'un ennemi mieux en état de se défendre, tenait Villeneau si éloigné de la route ordinaire, et il avait si mal calculé sa longitude, qu'un jour qu'il s'en doutait le moins, on signala du haut des hunes des brisants dont nous n'étions pas à deux milles. Ils étaient occasionnés par le voisinage des îles du Cap-Vert, qu'une brume extrêmement épaisse nous avait cachées. L'épouvante fut grande, mais heureusement il ventait peu. Nous passâmes au milieu des îles sans accident. Quoique nous en fussions très près, nous ne découvrîmes ni hommes, ni animaux, ni rien qui annonçât un pays habité. Un autre jour la vigie s'écrie : navire ! autre alarme. Ce n'était qu'un souffleur. On avait pris pour un mât la colonne d'eau qu'il avait soufflée à une grande distance. Dans les autres occasions où l'on à crié navire ! la pâleur était tout de suite peinte sur le visage du capitaine, nous l'entendions demander avec effroi : Est-il bien gros ? a-t-il le vent à nous ? y en a-t-il plusieurs ? Quoique ces questions soient d'usage en pareil cas, le ton avec lequel elles étaient faites était si extraordinaire que les matelots ne cessaient d'en plaisanter. C'était à qui s'égayerait le plus à ses dépens. J'ai su par la suite qu'il avait été pris à son retour de Cayenne, je n'en ai point été surpris. C'était un homme plus redoutable pour des Français malheureux, que pour les ennemis de l'État.

Lorsque nous atteignîmes le tropique, la maladie avait déjà plusieurs d'entre nous ; quelques-uns avaient la fièvre, d'autres le scorbut ; ils obtinrent d'être mis au poste des malades, et d'en revoir le traitement. On se doute bien de la profonde ignorance avec laquelle ce traitement était administré ; car l'on sait quelle est, depuis la Révolution, la majeure partie des officiers de santé employés au service de l'État ; c'était toujours la même tisane, la même médecine, appliquées indistinctement à tous les genres de maladie ; mais on ne se doute pas avec quelle insouciance, avec quelle négligence, et souvent avec quelle dureté tout cela se faisait. Perlet était du nombre des malades. Il était, un jour, à attendre sa distribution au bas de l'échelle qui conduisait à l'entrepont : le pied glisse au matelot, porteur de la chaudière dans laquelle était le bouillon ; elle fut renversé sur la jambe de Perlet, qui en fut toute brûlée. Cet accident a eu pour lui des suites bien fâcheuses. Il y avait aussi un autre malade, nommé Bremon, qui avait une loup monstrueuse au genou ; il avait le projet de la faire extirper ; projet qu'il exécuta ensuite à Cayenne, où il est mort. «Mais pourquoi, lui dis-je, ne vous faisiez-vous pas faire cette opération en France, où vous auriez trouvé plus de ressource chez les gens de l'art ? — Je n'avais garde d'y songer ! Elle m'avait sauvé du temps de Robespierre ; on eut alors pitié de moi : persuadé que les prêtres seraient encore persécutés, je la conservai comme un préservatif ; mais on est aujourd'hui plus cruel envers nous qu'on ne l'était à cette époque, car vous voyez qu'elle ne m'a pas garanti de la déportation.»

Le nombre des malades grossissant chaque jour, le capitaine eut peur pour son équipage, peut-être pour lui-même ; et comme le principe du mal était essentiellement le mauvais air que nous respirions dans notre tombeau, il décida, après le passage du tropique, que, de deux heures en deux heures, il sortirait, pendant la nuit, vingt-cinq d'entre nous pour aller sur le pont. Cet adoucissement était fort peu de chose, et avait ses inconvénients ; car, depuis huit heures jusqu'à six, on venait faire des appels très bruyants. La sortie et la rentrée des vingt-cinq ajoutait encore à ce bruit ; en sorte que nous étions éveillés toutes les deux heures, ou, pour mieux dire, toute la nuit ; car à peine commencions-nous à nous endormir, que la même cérémonie recommençait, et produisait le même effet. D'un autre côté, lorsque nous entrions tous à la fois, à six heures, dans l'entrepont, dont l'air avait été renouvelé dans la journée, nous nous accoutumions insensiblement à sa fétidité ; mais lorsqu'au milieu de la nuit nous rentrions dans cette fournaise pestilentielle, c'était une chaleur, c'était une odeur insupportables. À peine avait-on la moitié du corps en dedans, qu'on sentait une chaleur aussi pénétrante que si l'on eut été plongé dans un bain très chaud ; à peine y était-on en entier, qu'on se sentait empoisonné. Je n'ai profité que deux fois de la permission, et beaucoup d'autres déportés l'ont refusée. Quelques-uns cherchaient à se cacher lorsqu'il fallait rentrer ; mais ils étaient poursuivis avec le plus grand acharnement par le capitaine d'armes. Il était spécialement chargé de nous faire entrer au moment du coucher, et ne s'acquittait jamais de cette fonction sans fredonner à nos oreilles : «Tyrans, descendez au cercueil.» C'était bien un véritable cercueil que l'endroit où il nous faisait descendre ; mais l'on ne serait pas douté que c'était nous qui étions les tyrans.

Notre traversée n'a rien eu de remarquable. L'équipage ne perdit qu'un seul homme, par accident : c'était un matelot qui, pendant la nuit, et dans un moment orageux, exécutant une manœuvre périlleuse, tomba dans la mer et ne reparut plus ; nous n'eûmes pas d'autre rencontre que celle dont j'ai parlé. Quelques troupes de marsouins, deux jeunes requins, qui furent pris et mangés par les matelots, des poissons volants, dont quelques-uns entrèrent par les sabords, et enfin un poisson d'environ vint poids, qui suivit à peu près une heure notre bâtiment, et dont personne n'a su le nom, voilà ce que nous avons vu en ce genre.

Le changement de couleur dans les eaux qui avaient perdu de leur verdeur, nous apprit que nous étions dans le courant des Amazones, et que nous ne tarderions pas à voir la terre. Le 20 prairial [8 juin 1798] on reconnut le cap d'Orange ; bientôt on vit et on doubla le Connétable : enfin, le 22 [10 juin 1798], nous nous trouvâmes en face de Cayenne, et nous mouillâmes près de l'Enfant-Perdu, environ à quatre lieues de cette capitale de la Guyane française, n'y ayant pas assez d'eau pour s'en approcher davantage sans danger. Le lendemain, le capitaine fut à Cayenne avec sa chaloupe, pour faire part de l'objet de sa mission à l'agent du gouvernement. Nous fûmes alors sous le commandement du lieutenant Jagot, qui nous donna tous les adoucissements qui dépendaient de lui. Le mot de passagers fut substitué à celui de déportés, et nous nous crûmes de nouveau sur la Charente. La chaloupe revint sans le capitaine ; elle apportait des fruits que les matelots voulaient nous vendre très cher, mais que le lieutenant fixa à un prix modéré. C'est à son retour que j'appris l'évasion de Pichegru, Willot, Delarue, Aubry, Barthélemy, Letellier son respectable ami, Ramel et Dossonville, qui, depuis trois jours, était partis de Sinnamary. J'avoue que la première impression de cette nouvelle me fut extrêmement pénible. Je me voyais privé de quelques hommes estimables, sur la société desquels j'avais beaucoup compté pour alléger le poids de ma captivité ; car je croyais qu'on nous aurait tous mis ensemble ; mais bientôt la réflexion se portant sur eux, je changeai de pensée. Ce sont, me dis-je, autant de victimes échappés à leurs tyrans, et je fus tout consolé de leur départ.

Le 24 prairial [12 juin 1798], la goélette l'Aigle vint prendre les déportés malades. Ils étaient au nombre de cinquante-cinq, et furent conduits à l'hospice civil et militaire, vulgairement appelé l'Hôpital. Cet établissement est confié à des sœurs hospitalières, sorties de la maison de Chartres. Elles étaient au nombre de sept, échappées comme par miracle aux ravages de la Révolution. Dans plus d'une occasion, on avait voulu les inquiéter ; mais les soldats qui, dans leurs maladies, avaient éprouvé tous les effets de leur bienfaisance, parvinrent à l'empêcher. J'ai eu le bonheur de n'avoir jamais eu besoin de leur secourable ministère ; mais j'ai ouï-dire à tous les déportés qui avaient été à l'hôpital, qu'on ne saurait porter aussi loin ces attentions touchantes, qui prouvent à l'être malheureux que d'autres êtres s'intéressent à lui, et qui, portant un baume salutaire dans le cœur, opèrent souvent beaucoup plus que les remèdes. Rien ne lassait, rien ne dégoûtait ces respectables filles. Soulager les déportés malades, était leur constante occupation ; les consoler, était leur plus douce récréation. Que de soins ne prodiguèrent-elles pas à l'infortuné Murinais, tant qu'il fut à Cayenne ! Tous ses désirs, lorsqu'il vit approcher la mort, étaient d'y retourner et d'expirer dans leurs bras. Il le demanda comme une grâce, il ne put jamais l'obtenir.

Le lendemain, la goélette la Victoire, et le surlendemain [14 juin], la goélette l'Aigle, emmenèrent les autres déportés. Je fus de ce dernier convoi, et je touchai à terre après quatre-vingt-seize jours consécutifs de mer, dont quarante-six jours de traversée.

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[Notes de bas de page.]

1.  [Note de l'éditeur.  À proprement parler, le bassin d'Arcasson (ajourd'hui, Arcachon). À cette époque, cet endroit était le seul, sur toute l'étendue de la côte de Gascogne, où les batiments pouvaient se réfugier en cas d'extrême péril.]

2.  Il est des détails tellement dégoûtants, que la délicatesse répugne à les retracer. Cependant, dans un ouvrage de cette nature, on manquerait une partie de son objet, en laissant ignorer que tous les matins, après un peu respiré, nous étions forcés de quitter nos chemises pleines de vermines, et que nus, sur le pont et sur les porte-haubans, nous nous occupions une heure entière à nous en délivrer. Le moindre nombre, chaque jour, était au moins de cent. Et si on se rappelle que nous étions obligés de coucher habillés. si l'on fait attention que plusieurs de nous n'ont pas quitté leur culotte pendant toute la traversée, on concevra facilement que ce n'était pas dans les chemises seules que cet horrible fléau s'était introduit.


CHAPITRE 3 : LE SÉJOUR EN CAYENNE.


En arrivant sur le port de Cayenne, où nous débarquâmes, je fus frappé du contraste que produisait ce mélange de blancs, de mulâtres, de noirs, qui étaient accourus pour nous voir. L'état de nudité de ces derniers me parut extrêmement choquant. Je remarquai avec beaucoup de peine, que parmi les blancs il n'y avait pas un visage coloré ; c'était des teints pâles ou jaunes, tels qu'on les a au sortir d'une grave maladie. Quel climat, dis-je en moi-même ! si les hommes qui y sont nés, ou qui l'habitent volontairement depuis longtemps, ont une aussi mauvaise santé, à quoi doivent s'attendre ceux qu'on y mène à cinquante ans, dans un état de proscription ? Mais ce qui m'affligea bien vivement, ce fut de voir une garde de noirs nous entourer la baïonnette au bout du fusil, et nous conduire dans une maison de réclusion. Je m'étais flatté qu'arrivé au lieu de la déportation, j'y jouirais d'une entière liberté.

Cette maison, quoique très délabrée, me parut un palais en sortant de la frégate. Je fus conduit dans une grande chambre, où nous avions le double agrément de n'être plus uns sur les autres, et de respirer d'autant plus à notre aise, que, suivant l'usage du pays, où les vitres ne sont pas connues, notre appartement étaient ouvert à tous les vents. On nous distribua la ration militaire ; mais a portée de nous procurer, en payant, ce qui nous convenait le mieux, ce ne fut point à la viande salée, qui en faisait la principale base, que je donnai la préférence. Je me nourris particulièrement de poisson, de riz, de fruits ; en un mot, de tout ce qui pouvait porter quelque rafraîchissement dans mon sang brûlé par le malaise, par la mauvaise nourriture, par la chaleur du climat, et, plus que tout cela peut-être, par les peines de l'âme. On a beau avoir la conscience calme et le caractère ferme, il est des épreuves auxquelles on résiste difficilement.

À peine fûmes-nous arrivés que les habitants de Cayenne s'empressèrent de nous secourir. Ils nous envoyèrent toutes sortes de fruits. Informés que plusieurs de nous avaient leurs effets lors du pillage qui eut lieu sur la Charente, à l'époque du combat avec les Anglais, et que d'autres n'avaient que des habits d'hiver, ils leur firent parvenir une quantité assez considérable de linge et de vêtements du pays. Jamais on n'eut vainement recours à leur bienfaisance, ce fut toujours entre eux une émulation de zèle à nous obliger ; et quand ensuite il nous fut permis de prendre des arrangements pour nous placer sur des habitations particulières, ils se prêtèrent presque tous à favoriser ces établissements qui, le plus souvent, furent purement gratuits de leur part. Ces procédés étaient d'autant plus beaux, que, depuis la liberté des noirs, il y avait très peu de colons en état de faire des sacrifices. Ils étaient presque tous ruiné par la Révolution. Bons et généreux habitants de Cayenne, vous n'avez pas remplie les vues du Directoire, en nous distinguant des galériens qu'il nous avait donnés pour associés : vous n'avez pas cédé aux insinuations, aux menaces des agents du gouvernement, qui ont vainement tenté de détourner le cours de vos bienfaits : vous avez vu en nous d'honorables proscrits, et vous avez courageusement suivi l'impulsion de vos cœurs. Puisse l'expression de ma reconnaissance, puissent les bénédictions de nos familles, puissent les vœux de tous les gens de bien que votre conduite a pénétrés d'admiration, arriver jusqu'à vous, et vous faire goûter la plus douce des récompenses !

Le commissaire du Directoire auprès de l'administration du département, le commandent en chef de la force armée, et le principal officier de santé, vinrent prendre nos noms et nos signalements. Ce n'est pas seulement en Europe qu'on veut absolument que je m'appelle Job Aymé, la même erreur avait franchi les mers, et se trouvait établie à Cayenne. Certes, je ne me croyais pas un personnage aussi connu. J'eus beau dire que je m'appelais Jean-Jacques, on me soutint que j'était Job, et, à certains égards, on n'avait pas tant de tort. On fut chercher, pour me confondre, des journaux dans lesquels j'étais appelé Job. J'eus l'entêtement de ne pas céder à cette autorité. Enfin, par accommodement, on écrivit Jean-Jacques Aymé, dit Job Aymé ; et cette noble et ingénieuse tournure finit la contestation. Je me rappelle que pendant cette grave discussion, le commandant Desvieux me dit : «Et que vous importe d'être appelé Job ou Jean-Jacques, n'êtes-vous pas celui qu'on a voulu proscrire ?» — «Oui. Ah ! je suis bien le même. Mais il m'importe d'être inscrit sous mon véritable nom, dans un procès-verbal fait pas les principales autorités ; il m'importe, surtout, que si l'on fait passer mon extrait mortuaire à ma famille, il ne porte pas sur un nom supposé qui la jetterait dans l'embarras. — Est-ce que vous avez peur de mort ? — Si j'avais eu cette peur, je ne serais pas ici, je me serais rendu, comme tant d'êtres méprisables, le vil agent des hommes en crédit, et vous ne prendriez pas mon signalement.» Desvieux baissa la tête et se tut. J'ai su depuis que c'était un homme extrêmement faible, très bassement soumis aux volontés et aux caprices de l'agent du gouvernement.

Cet agent se nommait Jeannet-Oudin. Il est né à Arcis-sur-Aube. Danton, son parent, l'avait envoyé à Cayenne comme commissaire civil, dans le temps de sa toute puissance. Lorsque ce grand révolutionnaire eut recueilli le fruit de ses principes, Jeannet eut peur, et se sauva aux États-Unis ; mais lorsque Robespierre eut, à son tour, payé sa dette, Jeannet revint à Cayenne. Il eut l'art de se faire conserver par le Comité de Salut Public et par le Directoire. C'est un homme extrêmement adroit, sans principes, sans mœurs, se souciant aussi peu de la république que de la royauté, et ne connaissant que ses plaisirs et son intérêt. Peu de débauchés peuvent lui être comparés dans tous les genres de débauches. Doué d'un fort tempérament, il se livrait à tous les excès, sans réserve, sans pudeur, sans décence, et ce qu'il y avait d'étonnant, sans altération pour sa santé. Mais ce qui l'occupait le plus fortement, c'était le soin de faire une grande fortune. Ses moyens étaient simples. Quelques personnes m'ont assuré qu'il s'appropriait le produit des habitations de l'État ; ce qui est peut-être exagéré : mais tous les habitants auxquels j'en ai parlé, m'ont unanimement attesté qu'il faisait tourner à son profit les prises faites par les bâtiments de la République. Ce qu'il y avait de révoltant, c'est qu'il faisait en même temps main-basse sur la plupart des neutres ou alliés qui passaient dans ces parages, ou entraient de bonne foi à Cayenne. C'était pour eux un véritable forban, quoique, pour se mettre à couvert, il eût l'air de respecter les formes. Jacquart, commissaire auprès du tribunal, ayant conclu dans une occasion contre la validité de la prise, il le destitua. Dans une autre occasion, il plaisanta beaucoup un des juges qui opposait sa conscience aux ordres qu'il lui donnait. Lorsqu'une prise était amenée, ou qu'il saisissait un navire dans le port, il faisait emporter chez lui ce qui lui plaisait, et se bornait à faire vaguement inventorier le reste. Il n'en prenait pas moins ensuite, sans reçu, dans le magasin public, ce qui était à sa fantaisie, et ne trouvait pas mauvais que ses subordonnés l'imitassent un peu ; il conjuguait plaisamment, avec eux, le verbe voler, et disait, en riant, je vole, tu voles, il vole, nous volons, etc. ; et comme il avait pour lui les débauchés de tous les genres, les voleurs de toutes les espèces ; comme ses vols sur le République le dispensaient d'en commettre sur les habitants et de les tracasser ; comme enfin il était très affable, très accessible à tous ceux qui avaient affaire à lui, (excepté les déportés, à l'égard desquels il a montré une férocité dont on ne le croyait pas capable), il lui est arrivé, en s'en allant d'emporter l'argent et les regrets de la colonie ; regrets que son successeur Burnel a bien justifiés. Après son départ, l'assemblée électorale du plus vaste département de la République, composée de seize individus (1), l'a nommé membre du corps législatif. Il est aujourd'hui agent de la Guadeloupe, et rira bien de son portrait, si ce livre tombe entre ses mains. Tel était l'homme que le sort rendait maître de nos destinées.

L'on conçoit qu'avec un tel personnage, des êtres proscrits par le gouvernement qu'il servait, ne devait pas s'attendre à beaucoup d'égards ; il en avait en fort peu pour les premiers déportés, qu'il avait relégués à Sinnamary. «Ce sont, disait-il à Noyer, son médecin, ce sont, si vous voulez, des braves gens, bons à employer dans d'autres temps, mais ils ne valent rien dans celui-ci ; d'ailleurs, ils ont tort de n'être pas les plus forts. Comme homme privé, je ne leur en veux pas ; mais comme homme public, comme agent du directoire, qui ne les envoie pas ici pour leur amusement, je ne dois pas les ménager». Il ne les ménagea pas non plus. L'on connaît, par le mémoire de Ramel (2), les procédés barbares dont il a usé à leur égard. On prétend qu'il les a démentis, en grande partie, dans une brochure qu'il a fait distribuer avant son départ pour la Guadeloupe ; mais ce qu'il ne démentira pas, c'est sa propre correspondance que transcrirai tout à l'heure ; c'est par elle qu'on pourra le juger. Quant à nous, il nous fit garder, par la force armée, dans la maison de réclusion dont j'ai parlé. Il nous était permis d'aller promener deux heures le matin, deux heures le soir, escortés par les noirs à baïonnettes, dans un lieu très limité, où il était expressément défendu de laisser pénétrer aucun étranger. Il nous soumit à deux appels par jour, et défendit à qui que ce fût de nous visiter sans permission.

On s'était conduit d'une manière bien différente envers Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes. Le Directoire, par son arrêté du 4 brumaire de l'an 4 [26 octobre 1795], avait «enjoint à tous agens du gouvernement, de les laisser jouir de leur pleine liberté dans la Guyane» ; et cette dernière expression avait été interprétée dans toute sa latitude, c'est-à-dire que la ville et l'île de Cayenne étant considérées comme faisant partie de la Guyane, on les laissa libres d'aller partout où ils voulurent, du moment qu'ils furent débarqués. Nous seulement ils n'étaient point escortés par la force armée, mais il était enjoint à tous les officiers, à tout de rôle, de les accompagner à la promenade, pour les satisfaire sur les objets de leur curiosité. Un seul eut le courage de se refuser à cette humiliante injonction : il dit qu'il n'était pas fait pour servir de compagnie aux bourreaux de ses concitoyens. Le gouvernement leur avait assigné, à chacun, un traitement de 1500 livres, avec lequel ils pourvoyaient à leurs besoins. Ennuyés de rester à Cayenne, ils furent volontairement à la campagne, où ils tombèrent malades. Ils se firent transporter à l'hôpital. Collot mourut ; et les bonnes sœurs ayant demandé à Billaud quelle était sa religion, pour régler les cérémonies et les prières de son enterrement : «Moi, dis-il, je ne connaissais pas cette homme-là avant la convention ; mais je crois qu'il n'avait point de religion.» Billaud guérit, et fut par la suite transporté à Sinnamary, et quelque temps après, sur une habitation voisine de l'île de Cayenne.

On se doute bien que les déportés de la Vaillante furent plutôt traités comme nous que comme Collot et Billaud. Ils furent confinés à l'hôpital, soumis à la surveillance, et n'obtinrent de communication avec les habitants, qu'au moyen de permissions particulières.

La raison que donnait à cet égard Jeannet, se trouve dans sa lettre du 11 frimaire [1 décembre 1797], au ministre des Colonies : «Je me suis réglé, disait-il, sur votre dépêche du 19 fructidor [5 septembre 1797], et sur l'article du code pénal, qui privé les déportés du droit de citoyen, conformément à la constitution. Le libre exercice du droit de citoyen, ajoutait-il en s'égayant, était la grande prétention de Tronçon-Ducoudray». Eh ! malheureux, pourquoi cet homme qui l'honorait, ce titre, par ses grands talents, autant que tu le déshonores par tes débauches, tes rapines, tes persécutions et tes bassesses, pourquoi n'aurait-il pas eu cette prétention ? Qui est ce qui la lui avait fait perdre ? Tu parles de code pénal et de constitution ! Fais-moi donc voir, et dans ce code et dans cette constitution, les articles qui privent du droit de citoyen des hommes qui n'ont été ni accusés ni jugés. Ouvre-les, tu y trouveras, à chaque page, la peine de fers contre ceux qui se rendent coupables de détention arbitraire. Et qu'est-ce donc que la détention arbitraire ? sinon l'attentat à la liberté des citoyens, sans mandat ni autorité de justice, attentat dont tu te rendais coupable envers les déportés.

Je ne dirais pas de quelle manière Pichegru, Barthélemy et leurs compagnons d'infortunes furent traités à Sinnamary, je me bornerai à transcrire ce qu'écrivait Boucher, chargé les y installer, à l'agent Jeannet, le 10 du même mois de frimaire [30 novembre 1797]. «J'ai trouvé le local un peu étroit, mais assez commode, au moyen de l'église qui pourra servir d'atelier pour travailler, de promenade et de salle à manger ; mais on murmure, on crie ; le local est insalubre ; on y mourra bientôt. A tout cela, je n'ai à opposer que le silence et l'exécution de mes instructions. Mais ces hommes ne sont pas raisonnables. Le malheur les aigrit, et la raison ne les ramène pas aux principes d'égalité qui doivent leur rendre communs leur maux et les adoucissemens que vous leur procurez. Je leur ai fait donner, tous les soirs, une chandelle par chambrée ; il m'en faudrait pour en distribuer par livre à ceux qui en demanderaient, à la charger de les payer. Murinais, ce matin, avait sur son corps son habit boutonné, sans linge, pendant qu'on lave le peu qu'il a. L'eau est si rare et si mauvaise, que le plus grand service à leur rendre, est de faire chercher quelques jarres pour la purifier ; ils les recevront comme un bienfait.»

Voilà donc comme étaient traités, du propre aveu d'un employé du gouvernement, des représentants du peuple, des directeurs, des hommes, la plupart élevés dans toutes les commodités de la vie. Ils étaient relégués dans un endroit solitaire, n'ayant qu'un seul local pour s'occuper, pour prendre leurs repas, pour promener, ne recevant qu'une chandelle par chambrée, manquant d'eau, et le peu qu'ils avaient étant de la plus mauvaise qualité. Voilà donc a à quoi ils en étaient réduits : Murinais, ce matin, avait sur son corps son habit boutonné, sans linge, pendant qu'on lave le peu qu'il a. Ce vieillard, respectable par ses services militaires, par ses vertus, qui nous a si bien peint la beauté de son âme dans ces paroles proférées sur le bord du tombeau : Plutôt mourir à Sinamary sans reproches, que de vivre coupable à Paris, contre qui ses proscripteurs n'ont pu élever l'ombre du soupçon, n'avait pas même une chemise à mettre sur le corps ; et les barbares qui l'ont ainsi traité, parlent d'humanité ; ils veulent qu'on leur sache gré de leurs adoucissements. Oui, sans doute, ils ont eu des adoucissements pour les malheureux déportés ; mais de quel genre ?... (3).

Ce n'est pas seulement dans la lettre d'un subordonné que l'on trouve la preuve de la solitude, de l'insalubrité de Sinnamary, de la mauvaise qualité des eaux, de l'état de détresse des déportés. Tous ces faits sont attestés dans la lettre écrite par Jeannet lui-même au ministre des Colonies, le 11 nivôse [31 décembre 1797]. «Je dois vous entretenir de l'installation des déportés à Sinamary, de leur réclamation contre ce séjour, et du parti à prendre sur leur établissement définitif. Les signataires parlent en termes très-forts de l'insalubrité du pays, de la ruine et du désespoir des habitans. Il est possible que les eaux séjournent dans les fossés d'écoulement, ce qui peut altérer passagèrement la pureté de l'air. Il est même vrai que pendant une partie de l'année, les eaux ne sont pas si douces que celles de Cayenne, mais les habitans ont des moyens de les purifier.

Au lieu des bords de Counamama, les ingénieurs se sont déterminés pour ceux de Sinnamary. Si l'on s'en tient, citoyen ministre, à la lettre de votre dépêche du 20 fructidor [6 septembre 1797], les avances se borneraient à quelque souche de bétail, à des outils aratoires, à des instrumens de chasse et de pêche... La dépense serait en tout de 2,133 liv. Alors les déportés demeureraient chargés de se loger, de se procurer des travailleurs en les louant de gré à gré, et de les solder ; mais, en leur admettant quelques moyens pécuniaires, quel nègre voudra quitter un canton habité pour aller s'isoler avec eux ?

On avouera que des déportés, tels que ceux qui viennent de m'être envoyés, ne sont pas plus disposés, qu'ils ne sont propres au genre de travail que l'on paraît attendre d'eux. D'un autre côté, il est politique de ne point les laisser au milieu des citoyens dont ils ont cessé de faire partie, et de les tenir assez isolés, pour qu'ils ne puissent pas inquiéter le gouvernement, etc.»

Que d'astuce ! que de perfidie ! que de barbarie dans cette lettre de Jeannet ! avec quelle légèreté il glisse sur l'insalubrité de ce canton et la mauvaise qualité des eaux ! il est possible, dit-il, qu'elles séjournent dans les fosses d'écoulement ; il savait bien que le fait très positif, qu'il en résultait non pas une altération passagère, mais une altération permanente de la pureté de l'air, et que les habitants n'avaient aucun moyen de les purifier ; avec quelle parcimonie il règle la dépense à faire pour l'établissement et les moyens d'existence de seize individus, dont les biens étaient séquestrés, et se montaient à des sommes assez importantes ! il la fixe à 2133 livres, ce qui ne produit que 1500 et quelques livres monnaie de France, c'est-à-dire, moins de 100 livres par chaque déporté. Avec quelle inhumanité il insinue qu'il importe à la tranquillité du gouvernement de les tenir isolés, pour les priver de toute communication avec les bons habitants de Cayenne ! Ah ! il ne craignait pas que de tels hommes portassent le trouble dans la colonie, il redoutait qu'ils ne reçussent des secours ou des consolations.

Murinais était mort, Tronson du Coudray était mourant, Laffond-Ladebat étaient convalescent, lorsque huit d'entre eux, sentant tout le danger d'un plus jour séjour à Sinnamary, formèrent le projet de s'évader par Surinam. Ils tentèrent vainement de le faire partager à Barbé-Marbois, qui pensait qu'il n'est pas même permis de s'échapper d'une prison où l'on est injustement détenu. Quant à Laffond-Ladebat, ils savaient qu'il était résolu de ne jamais fuir. Il l'avait déclaré en arrivant. On sait qu'ils exécutèrent leur projet ; on sait aussi que Jeannet, qui en devint furieux, fit les vives démarches auprès du gouverneur de Surinam pour ressaisir sa proie. Voici un fragment de la lettre qu'il écrivait à ce sujet. Après avoir témoigné son mécontentement de ce que les fugitifs n'avaient pas été arrêtés, «Il est fâcheux, ajoutait-il, que les recherches pour les découvrir aient été jusqu'ici infructueuses, peut-être les mesure prises pour empêcher leur sortie de Paramaribo, auront-elles plus de succès. Je vous envoie les listes et les signalemens de tous les déportés venus, tant par la corvette la Vaillante, que par la frégate la Décade, vous invitant à faire traduire ces listes en hollandais, et à les déposer dans les postes militaires et corps-de-garde sous vos ordres, avec injonction d'arrêter et de tenir à la disposition du gouvernement Français, tout individu signalé, et en général, toute personne venant de Cayenne sans passe-port.»

Assurément, il est difficile de mettre plus de zèle et plus de prévoyance qu'en mettait Jeannet à surveiller les déportés. Cet homme ferait un excellent gendarme, un excellent geôlier, un excellent... Quels êtres dégradés il y a dans la nature ! Comment peuvent-ils mettre tant d'acharnement à persécuter des hommes qui ne leur ont jamais fait de mal, et qu'ils savent être innocents. Mais il faut conserver sa place, il faut plaire aux tyrans qui la donnent. On verra bientôt avec quelle bassesse Jeannet s'exprimait à leur sujet.

Sa lettre du 11 nivôse [31 décembre 1797] était parvenu au ministre, par le retour de la corvette la Vaillante, qui avait conduit les premiers déportés. Elle donna lieu à la réponse suivante du 25 ventôse [15 mars 1798], qui lui fut apportée par le commandant de la Décade.

«J'ai rendu compte au directoire, des diverse réclamations qui vous ont été adressées par les déportés, et du rapport qui vous a été fait sue les terrains à quatre ou cinq lieues en remontant la rivière de Sinamary, que les ingénieurs ont cru les plus propres à former des établissemens.

En vous chargeant, par ma lettre du 20 fructidor [6 septembre 1797], de donner vingt arpens de terrain à chaque déporté, je ne vous ai pas dit d'établir ces terrains à la charge de la république ; le directoire étant seulement autorisé, par la loi du 19 fructidor, à procurer provisoirement à ces déportés, sur leurs biens, les moyens de pouvoir à leurs besoins les plus urgens. En vous marquant de fixer l'emplacement d'un bourg ou d'un hameau pour y bâtir leurs logemens, je n'ai pas entendu que ces vingt arpens de concession fussent dans ce hameau, mais extérieurement, le bourg ne devant avoir que des lots pour logement, cour, poulaillier, et petit jardin. Quant à l'établissement d'habitation, ce doit être à leurs frais, s'ils y prennent goût, et vous leur procurez toutes les facilités que l'humanité commande. Je crois donc que Counamama et le terrain de six cents toises de face, est propre à former ce bourg, où se retireront les déportés déjà arrivés, et ceux qui vous seront encore envoyés, que leurs facultés et leurs goûts ne porteraient pas à la culture ou au commerce. En donnant, par exemple, à chacun une largeur de dix toises, et une profondeur de vingt, à-peu-près, on peut placer beaucoup de logemens, et sur un plan régulier. Ce local vaut mieux que celui désigné par les ingénieurs, parce qu'il est plus près des endroits déja habités, et que, par cette raison, les déportés qui deviendront habitans, trouveront plus de moyens de commerce et de débouchés pour leurs denrées.

Le directoire vous autorise à prendre, sur les réclamations des déportés, telles mesures que vous jugerez convenables, en conservant cependant les moyens d'exercer la surveillance nécessaire pour qu'ils ne puissent, ni nuire, ni s'échapper. Vous pouvez donc leur permettre de former des établissmens de culture et de commerce dans toutes les parties de la colonie, autres que le chef-lieu et l'île de Cayenne, que le directoire a formellement exceptés.»

Cette lettre prouve que le ministre n'avait pas grande connaissance de la colonie de Cayenne. Il aurait été très tranquillisé sur les concessions de terrain à faire aux déportés, il ne les aurait pas si étroitement resserrés dans leurs dix et vingt toises, il n'aurait pas craint de léser les intérêts de la République, s'il avait su, par exemple, que tout le canton de Counamama, avec ses six cents toises de face, et plus de soixante mille toises de profondeur, ne se vendrait pas un petit écu. Le terrain n'a aucune valeur dans les lieux inhabités de la colonie, tels que Counamama ; et il en a fort peu, même dans les cantons habités. Avant la Révolution, on n'estimait le terrain que relativement à la valeur des noirs qui le cultivaient, et à celle des établissements déjà formés, mais à Counamama, il n'y avait ni établissement, ni noirs. Quant aux établissements de culture et de commerce, le ministre n'était pas mieux instruit. D'abord, la culture ne peut être faite dans ces climats brûlants, par les Européens. «Le blanc, qui travaille le moins, et qui se soigne le plus, disait Jeannet, dans sa lettre du 3 messidor [21 juin 1798], dégénère sensiblement sous la zone torride ; celui qui y brave le soleil, qui ose y travailler comme en Europe, paie de sa vie son ignorance et son courage.» Il faut donc employer des noirs, et comment se les procurer, puisqu'on ne fait plus la traite ? Restait la seule ressources d'affermer une habitation, et de la faire valoir avec les Nègres qui s'y trouvaient placés, et qui, par un règlement particulier, sont soumis à un travail déterminé ; mais si les colons déjà établis, qui les connaissent depuis longtemps, qui parlent leur langage, ont bien de la peine à les faire travailler, comment pourraient y réussir des déportés qui ignorent toutes leurs habitudes, qui ne peuvent pas s'en faire entendre, et qui leur ont été désignés comme des hommes punis par le gouvernement, pour avoir voulu faire rentrer les noirs dans l'esclavage ? car cette insinuation perfide leur a été constamment donné contre nous par l'agent et ses affidés ; et si, dans les contestations journalières qu'ils ont avec leurs propriétaires, l'agent, qui en est le juge, prononce le plus souvent en leur faveur, quelle justice devaient attendre, en pareil cas, des hommes qu'ils regardait comme ayant cessé de faire partie des citoyens, et qu'il prenait à tâche de persécuter ! C'était donc une faculté à peu près illusoire, que celle des établissements de culture ; elle l'était encore plus à l'égard des établissements de commerce, au moyen de la prohibition d'habiter l'île de Cayenne. Ce n'est que là qu'abordent les bâtiments qui visitent cette colonie ; ce n'est que là que colons apportent leurs denrées ; ce n'est que là qu'ils achètent les objets qui leur sont nécessaires ; ce n'est, par conséquent, que là qu'il se fait un peu de commerce. Dans tous les autres points de la colonie, il serait impossible, il serait même ridicule de vouloir l'entreprendre. Néanmoins ces deux facultés ont été très utiles à plusieurs déportés, et à moi en particulier. Elles ont favorisé des arrangements fictifs auxquels les propriétaires se sont prêtés avec empressement pour nous soustraire au dépôt commun.

Deux points capitaux résultaient de la lettre du ministre. Par le premier, il entendait que les déportés qui voudraient faire des établissements de culture ou de commerce, pussent se placer dans tel lieu de la Guyane français qu'ils voudraient choisir ; la ville et l'île de Cayenne exceptées ; par le second, que le restant fût envoyé à Counamama ; mais Jeannet ne croyant pas sans doute que ce lieu fût assez malsain, et ne voulant pas, surtout, que les déportés pussent se procurer des moyens d'exister, ni de communiquer avec les habitants, écrivit au ministre de la Marine le 11 messidor [29 juin 1798] : «Il m'est prescrit par votre lettre du 25 ventose [15 mars 1798], d'exercer sur les déportés la surveillance nécessaire pour qu'ils ne puissent ni nuire ni s'échapper. S'ils ont placés à Conanama, s'ils ont la faculté de communiquer avec les citoyens, de chasser, de pêcher, de former dans les différentes parties du Continent des établissements de culture et de commerce, et toutes ces choses sont des conséquences immédiates des ordres que j'ai reçus, je dois vous déclarer que je ne connais pas de moyens de les empêcher d'influencer à leur gré l'esprit des habitans, d'alarmer les noirs sur leur liberté, ou de les soulever par la superstition, d'intriguer enfin, soit pour l'étranger, soit pour eux-mêmes, contre l'ordre public et de compromettre fortement, la sûreté des personnes et des propriétés.»

On reconnaît, à cette dernière phrase, le style et le formulaire de Fouquier-Tinville, on croit lire ses actes d'accusation. Jeannet eût été son digne substitut ; peut-on rien voir de plus atroce que ses observations ? Le tigre était au désespoir, que quelques déportés pussent communiquer avec les habitants, qu'ils pussent chasser, pêcher, et pourvoir à leur subsistance. Il supposait, il exagérait tout ce qu'il croyait capable d'alarmer un gouvernement ombrageux pour leur faire enlever ces facultés. Quel était donc son but ? la suite de sa lettre va nous l'apprendre ! «Je connais, sur le mode d'exécution de la déportation à la Guyane, un arrêté de la ci-devant assemblée coloniale, et des observations de Pomme. Dans ces deux pièces, on place au vent, et à une très-grande distance du chef-lieu, le lieu de la déportation, et dans toutes les deux, la communication des déportés avec l'intérieur est interdite, sous les peines les plus sévères. Je pense moi-même, que si ces mesures ne suffisaient pas tout-à-fait pour prévenir l'évasion des déportés, du moins seraient-elles utiles pour assurer la tranquillité de l'intérieur.»

Veut-on savoir quel était le lieu vaguement indiqué par Jeannet ? c'était la limite de la Guyane française, voisine du fleuve des Amazones et des possessions portugaises ; c'était un lieu plus malsain que Counamama, c'était un désert absolument abandonné ; en un mot, c'était ce qu'on appelle Vincent-Pinçon. Sous le règne de Burnel, il y eut un projet d'insurrection de mulâtres, qui ne tourna pas à sa fantasie. Il en condamna deux, de sa propre autorité, à la déportation dans le lieu que nous destinait Jeannet. Ils y furent conduits, mais ils en furent ramenés ; voici ce qu'écrivait Burnel au ministre, le 25 germinal [14 avril 1799], en rendant compte de cet événement : «Vincent-Pinçon est entièrement ravagé, deux déportés, Mayeul et Télémarque n'ont pu y aborder :» et c'est là Jeannet voulait nous placer !

Bons habitants de Cayenne ! vous qui connaissez les localités ; vous qui avez été la dupe de la fausse douceur de Jeannet, vous qui m'avez dit si souvent : cet homme n'est pas méchant, et si quelquefois il se montre sévère, c'est parce qu'il est poussé par Edme Mauduit, son secrétaire, apprenez que Jeannet ne valait pas mieux que lui ; et jugez-le par ses propres œuvres. Oui, c'est Jeannet qui nous calomniait auprès du gouvernement, pour se faire autoriser à nous envoyer dans les déserts de Vincent-Pinçon, où il n'y a ni communication avec les humains, ni moyen d'existence. Il savait bien que, huit jours après notre arrivée, aucun de nous n'aurait survécu, et c'était ce qu'il désirait. Il voulait qu'il n'en restât pas un, pour rendre témoignage de son inhumanité ; et ne croyez pas que ce projet inhumain eût été conçu dans un mauvais moment, il l'avait bien médité, bien réfléchi, et il y a constamment persévéré ; car dans une autre lettre, il se plaignait beaucoup d'être gêné par des ordres supérieurs, dans sa conduite envers les déportés ; «Si dès le 18 fructidor, disait-il, le gouvernement avait jugé à propos de me faire dire : vous recevrez des déportés, vous les empêcherez de nuire et de s'évader ; vous ferez en sortie qu'ils se suffisent à eux-mêmes le plutôt possible, etc... libre sur le choix des moyens, j'aurais pris tous ceux qui m'auraient paru propres à atteindre le but indiqué, et j'aurais fait toute au monde pour me montrer digne de la confiance du directoire. — Une autre marche a été adoptée : je respecte les motifs du gouvernement, et je ne me crois pas moins tenu de lui obéir au prix de tout moi-même (4).» Qu'on nie, après ces expressions, que les hommes les plus cruels, ne sont pas, en même temps, les plus vils et les plus rampants !

C'était sur la sollicitation des familles des premiers déportés que le gouvernement avait accordé la permission de faire des établissements de culture et de commerce dans toute la Guyane, l'île de Cayenne exceptée ; et cette permission illusoire, qui ne présentait d'autre avantage que de se soustraire aux marais fétides de Counamama, il l'avait fait sonner fort haut dans ses journaux. Rien ne devait être plus heureux que les déportés. Ils allaient devenir de grands négociants, de riches colons ; leur sort, s'il fallait l'en croire, serait digne d'envie. Cependant ils ne pouvaient ni commercer ni cultiver, comme je l'ai déjà remarquer. Dans le fait, je ne connais aucun déporté qui ait fait le commerce. Cinq ou six qui avaient passé avec moi firent une société qui n'a pas duré deux mois, et qui ne pouvait pas durer davantage. Pour la culture, j'ai connu deux associations de trois prêtres placés sur des mauvaises habitations, dont la plus chère coûta 900 livres de capital. Ces nouveaux colons se bornaient à travailler, non pour avoir des denrées commerciales, mais pour se procurer de manioc, du maïs, des bananes et des fruits ; j'ai aussi connu un prêtre qui faisait réellement cultiver une habitation à peu près semblable. Il avait sans cesse des tracasseries avec ses Nègres, et il a dissipé le peu d'argent qu'il avait apporté. Cet établissements étaient fort peu respectés par l'agent, puisqu'il se permettait, comme ou le verra par la suite, de faire enlever les déportés établis, et de les transporter à vingt-cinq lieues ; ils y étaient, au surplus, extrêmement gênés, puisque sur la fin il n'était plus permis de sortir de l'habitation.

Forcé de faire exécuter les ordres qu'il avait reçus pour autoriser ces établissements, Jeannet chercha à les entraver le plus qu'il lui serait possible : d'une part, il dit et fit dire aux habitants qu'il ne croyait pas qu'il y en eût d'assez imprudents pour prendre arrangements avec des hommes proscrits par le gouvernement ; d'autre part, il fit publier l'arrêté suivant, sous la date du 30 prairial [18 juin 1798] : «Tout déporté qui desirera former un établissement de culture ou de commerce dans une des parties de la colonie, non exceptées par le directoire exécutif, sera tenu d'adresser à l'administration départementale, par l'intermédiaire du commandant en chef, sa demande accompagnée d'un certificat de propriétaire de terres ou de maison, vu par la municipalité du canton dudit propriétaire, qui prouve que l'exposant est en mesure d'acheter ou de louer, soit une habitation, soit une maison, et qu'il a des moyens suffisans, soit pour faire valoir l'habitation, soit pour entreprendre le commerce. L'administration départementale s'assurera du fait contenu dans le certificat, à l'appui de la demande qu'elle fera passer de suite, avec son avis motivé, à l'agent du directoire exécutif, pour être par celui-ci pris sur le tout telle détermination qu'il appartiendra.»

Par combien de filières faillait-il passer pour faire un établissement ? il fallait, dans l'état de détention où nous étions, sans pouvoir communiquer avec qui que ce fût sans permission, trouver un propriétaire disposé à traiter avec nous, obtenir de lui un certificat attestant que nous étions en mesure d'acheter ou de louer, etc., de la municipalité de son canton le visa de ce certificat, de l'administration départementale un avis favorable. Tout cela n'était rien encore ; il fallait ensuite que l'agent voulût nous autoriser, car vainement aurions-nous rempli tous ces préalables, si son bon plaisir n'eut pas été de donner son approbation, nous n'aurions pas été plus avancés. Heureusement, les propriétaires, les administrations municipale et départementale furent bien disposées, mais plus heureusement encore, l'agent décida que tout ceux qui se placeraient de cette manière, ne recevraient aucuns secours du gouvernement ; et c'est ce qui nous favorisa le plus ; car sans cela, il est probable qu'il se serait montré fort difficile sur les autorisations, et qu'il en aurait rarement accordé.

Peu de jours après la publication de l'arrêté, Berthollon, négociant établi à Cayenne, que je ne connaissais pas, obtint la permission de venir me voir. «Nous sommes de la même province, me dit-il, je sais qui vous êtes, et pourquoi vous êtes ici ; je viens vous offrir ma bourse et une place sur mon habitation : c'est très-peu de chose que cette habitation, mais elle vous sauvera des horreurs de Conanama, où vous ne vivriez pas trois mois ; acceptez toujours, vous ne serez pas bien loin de Cayenne, et j'espère que vous tromperez l'espoir de vos bourreaux.» Des larmes de reconnaissance furent toute ma réponse. «Il ne s'agit pas de s'attendrir, me dit-il, il faut que vous me donniez votre parole que vous acceptez, il faut que vous me procuriez l'honneur d'être le premier habitant de Cayenne qui aura donné asile à un déporté.» On juge bien que je ne refusai pas la place qu'il m'offrait. Sur-le-champ il fait appeler un notaire, et me passe bail à ferme de son habitation. Je lui dicte le certificat exigé par l'arrêté. Il court le faire viser à la municipalité. — «Vîte, votre pétition pour le département.» — Je l'écris, il l'emporte, et obtient un avis favorable. Il court à l'agent, et obtient également son approbation. Le soir je couche chez lui, le lendemain je suis sur son habitation.

Généreux Berthollon ! c'est à vous qui m'avez sauvé la vie, en me préservant du dépôt de Counamama ; c'est vous dont l'exemple a encouragé beaucoup d'autres habitants aussi bien intentionnés, mais un peu plus timides ; c'est vous, qui n'avez cessé de prodiguer vos bienfaits aux déportés ; c'est avec vous que je suis revenu en Europe : pourquoi faut-il que ce retour ait eu pour vous des suites si cruelles ! que ne m'est-il donné d'adoucir votre sort ! que ne puis-je faire passer dans l'âme des gens en place, qui ne pourront être insensibles, et à vos malheurs, et à la générosité de vos procédés, les sentiments de reconnaissance que vous m'avez inspirés !

Gibert-Desmolières avait été recommandé à Couturier, un des hommes les plus estimables de la colonie. Son habitation était trop loin de Cayenne pour l'y placer. Il lui en procura une plus à sa portée. Beaucoup d'autres imitèrent ces exemples, et en peu de jours, un grand nombre de déportés fut placé sur des habitation particulières. Je dirai bientôt de quelle manière j'existais sur la mienne. Je vais auparavant parler des malheureux qui furent transportés à Counamama.

Jeannet envoya des hommes chargés de construire à la hâte des cases dans ce canton. Ces cases n'étaient autre chose que des gros piquets de bois fixés en terre, garnis de lattes transversales, et surmontés d'une couverture en feuillage. Des hamacs attachés à ces piquets servaient de lit, voilà tout. Il n'y avait ni tables, ni chaises, ni aucun autre meuble. L'officier chargé de cette construction, revenu à Cayenne, disait publiquement : «Conanama sera le tombeau de plus grand nombre de ces malheureux. Il serait moins inhumain de les tuer sur-le-champ à coups de fusil, on leur épargnerait ainsi les souffrances d'une longue agonie.» Jeannet ne fit pas moins partir sur des goélettes les déportés restants à Cayenne, sans excepter ceux qui étaient à l'hôpital, et qui auraient eu besoin d'y rester encore pour se rétablir. Ils furent tous installés à Counamama, dans ces fatales cases où ils ne tardèrent pas à trouver la mort.

Quoique la lettre du ministre fût conçue de manière à persuader que les déportés arrivés par la Décade, et ceux qui arrivaient postérieurement, sans avoir ni les uns ni les autres fait les établissements permis, seraient les seuls déposés à Counamama, et que cette disposition parût étrangère aux déportés déjà établis à Sinnamary, dont il n'était nullement fait mention ; ou que tout au moins elle fût douteuse à leur égard, ne fût-ce que par son silence ; Jeannet ne voulut pas moins les y comprendre. Ils étaient réduits à un très petit nombre, depuis le départ de leurs camarades, qui fut suivi de très près de la Tronson du Coudray, de Bourdon de l'Oise et de la Villeheurnois. Les deux premiers mourut le même jour, 4 messidor [22 juin 1798], le dernier mourut le 10 thermidor [28 juillet 1798]. Tronson du Coudray avait vainement sollicité sa translation à Cayenne, pour s'y faire traiter ; il avait écrit à Jeannet : «C'est à vous-même que je veux m'adresser, car il n'est pas possible qu'instruit de mon état, vous me refusiez d'aller à Cayenne. Ce refus me mettrait au de désespoir, et serait un arrêt de mort.» Jeannet eut la barbarie de la refuser, et Tronson du Coudray mourut. Il s'était montré plus humain pour Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes, et ne les avait pas empêchés de venir à l'hôpital. Mais ceux-là avait droit d'obtenir de lui des préférences. Lorsqu'il apprit que la mortalité commençait à s'établir à Counamama, il écrivit au commissaire ordonnateur, le 9 fructidor [26 août 1798] : «Vous voudrez-bien, citoyen, vous entendre avec le commandant en chef, pour qu'il soit notifié à ces individus (les déportés à Sinamary), que si, d'ici au 26 de ce mois [12 septembre 1798], ils ne justifient pas être en mesure de s'établir particulièrement dans la Guyane, conformément à l'arrêté du 30 prairial dernier [18 juin 1798], ils seront, à cette époque, conduits à Conanama, par la force armée, assimilés aux déportés qui y résident, ce qui sera exécuté. Au moyen de cette disposition, toute dépense relative aux déportés doit cesser 1er vendémiaire prochain [22 septembre 1798].»

Cette notification affecta vivement Barbé-Marbois, Laffond-Ladebat, Rovère et Brottier. C'était tout ce qui restait de la première déportation. Quoiqu'ils fussent fort mal à Sinnamary, ils savait qu'on était encore plus à Counamama. Chaque jour ils étaient informés de la situation horrible des malheureux qu'on y avait déposés, et ils ne redoutaient rien tant que de la partager. Brottier fut si fortement saisi de cette crainte, qu'il en mourut le 26 fructidor [22 septembre 1798], jour fixé pour la translation. Rovère avait pris avec un habitant, des arrangements qui le rapprochaient de Cayenne, où il s'attendait à chaque instant que sa femme arriverait, car il était informé qu'elle était partie pour venir le joindre. Mais il ne put exécuter son projet. Il s'était embarqué très malade ; on fut obligé de le mettre à terre, où il expira. Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, se placèrent à Sinnamary même. Quelle situation que la leur ! Ils restaient seuls de leur déportation, et ne pouvaient faire un pas sans se trouver au milieu des tombeaux de leurs compagnons d'infortune.

Cependant la mort exerçait les plus affreux ravages sur Counamama, chaque jour elle prenait de nouvelles victimes. Plusieurs déportés avaient cessé de vivre, le reste était très malade ; mais le commandant militaire, les soldats, les préposés, etc., quoique infiniment mieux traités que les déportés, tombèrent malades aussi, et craignant pour leur vie, ils demandèrent à être relevés. Personne ne voulait les remplacer. Jeannet, embarrassé, envoya des officiers pour vérifier l'état des choses, voici le procès-verbal qu'ils dressèrent :

«Nous, commandant en chef, accompagné du citoyen Chapelle, capitaine du génie, et Boucher, sous-chef d'administration, nous sommes transportés à Conanama, où étant, nous nous sommes rendus à l'hospice, et avons vérifié que sur quatre-vingt-deux déportés, déposés au poste à la fin de thermidor (il y avait deux mois), il y en a vingt-six de morts, de maladies putrides, cinquante à l'hospice, dont plusieurs en danger, et aucuns des autres parfaitement bien portans.

Cette mortalité est occasionnée, 1.º par l'eau qui est très-bourbeuse, et même vitriolique ; 2.º par les miasmes putrides qu'exhalent les marécages qui environnent le poste à plus d'une demi-lieue ; et 3.º par les vidanges de l'hospice qui séjournent dans les marais qui ne peuvent être desséchés. Ces causes ne peuvent être détruites, et ce poste dans l'hiver deviendra un marais. Le niveau des carbets est plus bas que les terre pleins du poste. Ils sont mal faits, et les faîtages prêts à tomber. La communication est très-difficile dans toutes les saisons. Dans l'été, il y a trop peu d'eau pour les bâtimens à l'entrée de la rivière, dans l'hiver, la côte est impraticable par la grosse mer et les fréquens raz de marée. La communication par terre ne peut se faire que par des piétons sans bagage. Le poste court donc risque de manquer souvent de vivres, dont le canton inhabité est dépourvu. Les Indiens même l'ont évacué à cause du mauvais air. L'officier, les soldats, les délégués de l'administration sont dans le plus triste état. Il n'y a que de la viande salée, aucun fruit, et pas même un citron pour corriger la mauvaise qualité de l'eau. Ces raisons impérieuses nous font penser que ce poste doit être transféré à Sinamary, éloigné de quatre à cinq lieues.

Cayenne, le 1er brumaire, an 7 [22 octobre 1798]. Signé, DESVIEUX, BOUCHER, CHAPEL.»

Ce procès-verbal n'a pas besoin de commentaire. Quelle âme sensible pourra le mériter, sans verser des larmes sur le sort des infortunés relégués à Counamama ! Mais qui croirait que pendant qu'ils expiraient dans toutes les angoisses de la mort, le gouvernement remplissaient ses journaux des détails les plus tranquillisants sur le sort de ces malheureux ? Croirait-on que des hommes qui se plaisent à torturer leurs victimes, veuillent encore passer pour humains ?

Vous qui venez de lire le procès-verbal de Counamama, dressé sur les lieux par des officiers du gouvernement, qui ne peuvent pas être suspects, relisez ou lisez cet article que je trouve dans le n.º 84 du Moniteur, sous la date du 24 frimaire de l'an 7 [14 décembre 1798], comme extrait du Journal de Paris.

Des Déportés et de la Guyane.

«Depuis l'injonction faite à tous les individus condamnés à la déportation, et qui s'y sont jusqu'ici soustraits, de se représenter dans le délai de deux mois, pour recevoir l'ordre de leur départ, et l'indication du lieu où ils seront transférés, on semble porter avec inquiétude ses regards sur la Guyane. On interroge les relations des voyageurs sur cette contrée, et l'on se demande que est le sort de ceux que les lois y ont relégués.

Leur sort, sans doute, n'est pas sans rigueur. Ils vivent loin des lieux qui les ont vu naître, loin des amis, des parens, de tous les objets qui composaient leur félicité domestique : mais c'est là ce qui constitue la peine de la déportation ; ils ne font que la subir. De tout ce qui pouvait, du reste, adoucir leurs conditions, rien ne leur a été refusé.

D'après les ordres de l'agent du directoire exécutif, le commissaire chargé de les recevoir, leur a donné la faculté de se réunir, d'habiter ensemble, et de louer, à cet effet, des maisons particulières. Il leur a laissé pour promenade un espace d'environ vingt lieues. Il leur a distribué, à raison d'un arpent pour chacun, les terrains les plus propres à former des établissemens, et leur a fourni vivres, linges, habits, vêtemens de toute nature. La chasse et la pêche ont paru à quelques-uns d'entre'eux des moyens utiles de distraction et il leur a été aussitôt délivré des fusils, du plomb, de la poudre, et les autres instrumens nécessaires, et quatre Indiens, auxquels on accorde la ration, ont été mis à leur disposition pour l'un et l'autre objet.

S'il a été ainsi pourvu, non-seulement à leurs besoins, mais même à leur commodité, croira-t-on qu'on les ait placés dans les lieux qui, comme on affecte de le répéter, doivent, par leur insalubrité, devenir leur tombeau ?

Il est d'abord un observation générale à présenter, c'est que le climat de la Guyane n'est pas aussi mal-sain qu'on le croit communément, et nous laisserons ici parler un ancien ordonnateur de cette colonie, le citoyen Lescalier. "Sans entamer, là-dessus, dit-il, p. 29 de l'ouvrage qu'il vient de publier (5), sur les moyens de la mettre en valeur, et de l'administrer, sans entamer une trop longue discussion, il me suffira peut-être d'assurer, d'après une expérience de six ans dans la Guyane hollandaise et dans la nôtre, que la Guyane est celle des colonies de l'Amérique, la moins nuisible à la santé des Européens... On voit fréquemment des Européens passer dans la Guyane, y séjourner plusieurs années, sans éprouver aucune de ces maladies fâcheuses auxquelles ils sont sujets dans presque tous les autre pays de la zone torride. Les Européens résistent sur-tout au climat, lorsqu'ils savent adopter une manière de vivre frugale, plus analogue aux pays chauds. S'il meurt des émigrans, c'est presque toujours le libertinage et l'usage des liqueurs fortes qui les emportent ; ce n'est pas la faute du climat... Je ne crains pas, ajout-t-il, en parlant de la qualité des terres, d'assurer que la Guyane offre de superbes et fertiles terrains à cultiver, et beaucoup de moyens de commerce, d'industrie et de travail."

C'est aussi dans les lieux les plus sains et les plus fertiles, que les déportés ont été placés. Ils habitent les bords de la rivière de Counamama, entre Sinnamary et Iracoubo, et pour faire connaître le véritable état de cette partie de la Guyane, nous citerons encore l'ouvrage du citoyen Lescalier. Voici comme il parle, pag. 23, 24 et 25 : "Cette partie de la Guyane a toujours été regardée comme très-saine, et présentant plus de ressources aux petits habitans et aux commerçans. Le gibier de toute espèce y abonde, la mer est fort poissonneuse, ainsi que les rivières. Les volailles y réussissent. On y multiplie avec succès les bestiaux ; on y cultive avec avantage les vivres du pays, et le coton. Les matériaux à bâtir y sont très à portée par-tout ; la plus grande salubrité, généralement connue à cette partie de la Guyane, par tous ceux qui l'ont fréquentée, a une cause, selon moi, bien apparente, dans ces vastes plaines qui ne sont plantées par la nature, que d'herbes, et où l'air circule librement, sans être imprégné de vapeurs."

Qu'ajouter au témoignage d'un homme qui a long-temps vécu et administré dans cette colonie ? Parmi ceux qui accusent d'insalubrité de la Guyane française, il en est qui ont quelque intérêt à le faire ; et pour ceux-là, sans doute, ce témoignage ne fera point autorité ; mais il le fera pour tous les hommes de bonne foi, qui n'avaient que des notions confuses et infidelles de cette vaste colonie, et qui se souviendront aujourd'hui que la température modérée de son climat lui fit donner jadis le nom de France équinoxiale.»

Je ne connais pas Lescalier, et il me répugne de penser qu'il ait eu le dessein de se rendre le complice des projets homicides du Directoire ; mais il est bien malheureux que son ouvrage qui, dans son rapport avec les déportés, renferme tant d'assertions démenties par les faits, ait paru dans le moment même où quelques hommes humains élevaient la voix en leur faveur (6). Ce qu'il y aurait d'inconcevable, s'il s'agissait d'autres hommes que de ceux qui gouvernaient à cette époque, ce serait qu'ils eussent laissé insérer dans les papiers publics, dont ils avaient l'inspection et la censure, des articles qui faisaient un tableau si flatteur de la situation des déportés, dans un moment où ils avaient reçu les extraits mortuaires d'un grand nombre de leurs victimes.

Il n'est pas vrai que l'agent du Directoire nous eût laissé pour promenade un espace d'environ vingt lieues ; outre que le pays ne permet pas de promenades aussi longues, je ne pense pas que les déportés de Counamama et Sinnamary, surveillés par des postes militaires, eussent une pareille latitude, qui leur eût été, au surplus, bien inutilement accordée. À l'égard de ceux qui étaient sur les habitations particulières, il ne leur était pas permis de dépasser les postes. Quelques-uns s'y hasardaient en fraude, pour aller voir leurs connaissances ; d'autres prenaient des permission des maires de leur canton. Deux de ces derniers furent pourchassés par le détachement de Terre-Rouge. Heureusement ils étaient en règle. Il fut ensuite douteux s'ils pouvaient sortir de leur habitation ; mais Burnel finit par donner des ordres pour qu'ils n'eussent pas cette faculté. J'ai lu copie de la lettre qu'il écrivit, à cet effet, à l'administration départementale. J'ai su aussi d'un déporté, nommé Dulaurent, qu'ayant demandé à l'agent si cet ordre subsistait toujours, celui-ci lui avait répondit d'une manière affirmative.

Il n'est pas vrai que l'agent eût distribué à chaque déporté un arpent des terrains les plus propres à former des établissements. Jamais pareille distribution n'a été faite à ceux venus sur la Décade et la Bayonnaise. Je crois bien si que les déportés eussent voulu cultiver un terrain vacant, dont personne ne se soucie, on ne les aurait pas empêchés ; mais j'ai déjà dit et prouvé, par Jeannet lui-même, que le sol brûlant de la Guyane ne peut pas être travaillé par des bras blancs. Bourdon de l'Oise qui avait une forte constitution, voulut cultiver un petit jardin, et l'on ne doute pas que le travail auquel il se livra n'ait beaucoup contribué à abréger sa carrière.

Il n'est pas vrai que l'agent ait fait distribuer des vivres, linges, habits, vêtements de toute nature aux déportés, ou tout au moins ceci exige de grandes distinctions. Ceux qui étaient placés sur les habitations particulières, n'ont participé à aucune distribution ni en vivres ni en vêtements ; je sais que, pour mon compte, je n'ai pas reçu le moindre secours du gouvernement, et qu'il en est de même de tous ceux qui étaient dans cette classe. Les uns avaient des moyens d'existence par eux-mêmes, les autres les ont trouvés dans la bienfaisance des habitants. Quant à ceux qui étaient aux dépôts de Counamama et Sinnamary, l'agent ne leur a pas mieux fourni des linges, habits, vêtements. Il les a laissés, à cet égard, dans le plus grand dénuement. Je conviens qu'il leur fournissait des vivres, mais quel vivres ! c'était, en général, de la viande salée, et l'on comprend bien que tout ce qu'il y avait de plus mauvais leur était distribué.

Il n'est pas vrai que l'agent nous ait fait remettre des fusils, du plomb, de la poudre et autres instruments nécessaires, soit pour chasser, soit pour pêcher. Il y a eu quelque semblable distribution faite aux seize premiers déportés sur leur reçu, pour en imputer la valeur sur leurs biens séquestrés ; mais quant à tous ceux qui sont venus depuis, il ne leur a été distribué ni armes, ni munitions, ni instruments aratoires quelconques. Et comment croire que Jeannet eût fait armer des hommes qu'il regardait comme extrêmement dangereux, et qui, suivant lui, pouvaient non seulement intriguer, soit pour l'étranger, soit pour eux-mêmes, contre l'ordre public, mais de plus compromettre fortement la sûreté des personnes et des propriétés.

Il n'est pas vrai qu'on eût mis des Indiens, auxquels on accordait la ration, à la disposition des déportés, ou du moins ceci exige des distinctions. Je crois qu'on en accorda d'abord aux premiers déportés, mais cela ne dura pas longtemps. Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, qui restèrent bientôt seuls, prirent des arrangements particuliers, et ne s'en servirent pas. Au dépôt, il y avait la classe existante à l'hôpital, qui était servie par les Nègres les plus cruels qu'on pût trouver dans la colonie. On verra bientôt, dans une lettre du commandant du poste, des détails sur leur compte, qui font frémir. Il y avait ensuite la classe existante dans les carbets ; pour celle-là, ni Nègres, ni Indiens, n'étaient affectés à son service ; elle se servait elle-même comme elle le pouvait. Ainsi ces nègres chasseurs n'ont jamais existé pour les déportés.

Il n'est pas vrai que la Guyane soit celle des colonies de l'Amérique qui est la moins nuisible à la santé des Européens, et qu'ils résistent à ce climat en adoptant la vie frugal : à coup sûr, rien n'était plus frugal que la vie que menaient les déportés, et celui qui les accuserait d'intempérance et de libertinage se rendrait coupable de la plus infâme calomnie. Cependant, sur les huit de la première déportation qui ont resté à la Guyane, six furent frappés de mort en moins de trois mois, et sur les trois cent quatre, amenés par la frégate la Décade et la corvette la Bayonnaise, cent soixante avaient été victimes de la malignité du climat et des mauvais traitements, au moment où je me suis évadé.

Enfin il n'est pas vrai que Counamama soit le lieu le plus sain et le plus fertile de la colonie, que le gibier, le poisson, les volailles, les bestiaux y abondent ; qu'on y cultive vivres, et coton, etc. Si toutes ces assertions, qui ont eu des effets si cruels, ne sont pas rigoureusement fausses, elles sont d'une excessive exagération ; Counamama est, sauf Vincent-Pinçon, l'endroit le plus insalubre, le plus stérile de la colonie, celui où il y a le moins de gibier et de poisson, où il n'existe ni volaille, ni bestiaux, où il n'y a ni manioc, ni bananes, et pas une seule plante de coton. Et un mot, c'est un canton inhabité, dépourvu de vivres, où il n'y a aucun fruit, pas même un citron pour corriger la mauvaise qualité de l'eau, et que les Indiens mêmes ont évacué à cause du mauvaise air, pour me servir des propres expressions du procès-verbal.

C'est devant cette pièce irrécusable, que tombent toutes les impostures que le gouvernement à fait débiter pour étouffer les réclamations que l'humanité élevait en notre faveur ; il n'a malheureusement été que trop bien secondé. Ce n'est pas avec des raisonnements que je les attaque, ces impostures, c'est avec un acte authentique et des faits notoires, sur lesquels je ne crains pas d'être démenti. Mais ces preuves ne sont-elles pas suffisantes, eh bien ! jetez le yeux sur le tableau qui termine cet ouvrage [Annexe], vous verrez s'il existe, sur le globe entier, un autre point qui présente un aussi épouvantable résultat. Les pays ravagés par la peste, n'offrent pas, dans les mêmes proportions, un aussi grand nombre de victimes. Ah ! le Directoire savait bien ce qu'il faisait, quand il avait choisi la Guyane pour le lieu de notre déportation. Il se flattait qu'aucun de nous ne lui échapperait ; et ce n'est pas sans surprise, et surtout sans regret, que nos proscripteurs s'aperçoivent aujourd'hui, que, sur douze représentants déportés, il n'en est mort que six. À la vérité, les six autres ont été très malades ; et quatre d'entre eux n'ont échappé à la mort qu'en fuyant cette terre dévorante.

Mais étaient-ils beaucoup plus humains, ces hommes qui, feignant d'ajouter foi aux mensonges directoriaux, disaient aux femmes de nos collègues qui s'étaient soustraits à la déportation, lorsqu'elles demandaient du pain pour elles et leurs enfants : «C'est la faute de vos maris si vous mourez de faim ; que ne se rendent-ils à Guyane, et vous obtiendrez la main-levée du séquestre. Lisez Lescalier, lisez les journaux, et vous verrez que c'est un excellent pays que la Guyane, et sur-tout Conanama. Les déportés n'y manquent de rien, ils y sont fort bien...» Oui, plusieurs d'entre eux ne manquaient de rien ; ils étaient morts.

Le Directoire venait d'expédier à l'agent, qui faisait tout au monde pour se montrer digne de sa confiance, et qui se croyait obligé de lui obéir au prix de tout lui-même, deux nouvelles corvettes remplies de déportés. L'une fut prise par les Anglais (7), qui exercèrent, envers ces infortunés, les devoirs de la plus secourable humanité, et qui leur fournissent encore les moyens d'une honnête existence. C'était celle sur laquelle se trouvait madame Rovère. Cette femme courageuse, était partie avec des enfants au berceau, pour aller partager l'infortune d'un époux qui lui avait sauvé la vie. Il était parvenu, à travers mille dangers, à la soustraire en 1794, au tribunal révolutionnaire, dans les prisons duquel elle se trouvait. Les Anglais, qui la traitèrent avec les égards dûs au malheur, lui fournirent les moyens de s'approcher de Cayenne. Elle arriva à la Barbade, d'où elle devait se rendre à Surinam, et ensuite à Sinnamary. Mais au moment de partir, elle apprit la mort de son mari. Elle est ensuite revenue en France, après avoir longtemps erré sur les mers, et passé par toutes les misères de la navigation. Son dévouement méritait une autre destinée.

L'autre corvette, appelée la Bayonnaise, leur était échappé. Elle partit de Rochefort le 20 thermidor an 6 [7 août 1798], portant cent vingt prisonniers, parmi lesquels on avait mis quelques chauffeurs, comme on avait placé quelques galériens parmi nous : c'était la méthode du Directoire. L'un des prisonniers fut renvoyé de la rade, et mourut avant d'arriver à Rochefort. Huit autres périrent dans la traversée, qui fut de cinquante-quatre jours. Cent onze arrivèrent dans la rade de Cayenne, presque tous malades. Ils demandaient instamment qu'il leur fût permis de descendre à Cayenne. Jeannet n'y voulut jamais consentir. Quelques-uns obtinrent ce précieux avantage, si nécessaire à tous ; mais quatre-vingt-huit restèrent huit jours en rade, et furent ensuite embarqués sur une goélette, pour être transportés à Counamama. C'était un trajet de vingt-quatre heures au plus ; les mesures furent si mal prises, qu'il dura sept jours. Le patron s'enivra ; il erra une journée entière ; courut quelques dangers, et revint mouiller à la vue de Cayenne. Le surlendemain, il mit à la voile et arriva devant Counamama ; mais, par un nouveau malheur, il échoua, et ne put entrer dans la rivière. Cinq jours se passèrent à chercher des pirogues. Les vivres, donnés pour un jour seulement, manquèrent ; du biscuit, en petite quantité, fut leur nourriture, et de l'eau vaseuse, leur boisson. Enfin les pirogues rassemblées les mirent à terre. Ils marchèrent pendant une heure, à la grande chaleur, le sac sur le dos. Ils furent installés dans les fatales cases, et incorporés avec leurs malheureux confrères. Ils partagèrent leur affreuse destinée, et dans le courant d'un mois il en mourut près de la moitié.

Lorsque Dervieux, Boucher et Chapel firent leur visite à Counamama, il n'y avait encore que les déportés de la Décade, puisqu'ils ne parlent que des quatre-vingt-deux arrivés à ce poste sur la fin de thermidor ; on pourrait donc conclure que Jeannet connaissait le résultat de cette visite, lorsqu'il y envoya les déportés arrivés par la Bayonnaise. Cependant, comme le rapport ne fut rédigé à Cayenne que le premier brumaire [22 octobre 1798], il ne manquerait pas de dire que c'est gratuitement qu'on lui impute cette nouvelle cruauté, puisque ces derniers déportés étaient partis quelques jours auparavant. Il y aurait bien à lui répondre, que cette date n'est que celle de la rédaction qui peut avoir été faite après ; mais, sans entrer dans cette discussion, il ne niera pas, au moins, que lorsqu'il les fit partir pour Counamama, il connaissait parfaitement l'état des lieux, et par le rapport que le chef du poste lui faisait passer tous les trois jours, et par les plaintes qui l'avaient déterminé à envoyer des commissaires pour les vérifier. Il ne niera pas, surtout, que malgré leur procès-verbal, qui faisait si bien sentir l'impérieuse nécessité de la translation des déportés, il ne put se décider à l'ordonner. Il partit le 20 brumaire [10 novembre 1798], et les déportés ne furent transférés que quelque temps après. Quelle âme, je ne dis pas humaine, mais médiocrement barbare, n'eût pas cédé à la lecture déchirante de ce procès-verbal, et ne se serait sur-le-champ empressée de secourir ces malheureux ?

Il est impossible de faire un retour sur la conduite de Jeannet, sans être saisi de la plus vive indignation. Elle révolte d'autant plus, que cet homme, qui possède au suprême degré l'art de se déguiser, veut passer pour humain. Comment soutiendra-t-il encore une pareille prétention ? tentera-t-il de me démentir ? C'est sur ses propres écrits que je l'ai peint, ou, pour mieux dire, je n'ai fait que les transcrire, et s'il m'est échappé quelques réflexions dont je n'ai pu me défendre, et qui ne peuvent que les affaiblir, on ne les imputera pas au ressentiment. J'avoue que personnellement j'ai peu à me plaindre de Jeannet, et qu'une fois placé sur mon habitation, j'ai eu le souverain bonheur d'en être entièrement oublié. Mais ce n'est pas pour moi seul que j'écris, et je ne puis être insensible au sort rigoureux, que dis-je ! à l'assassinat prémédité de mes compagnons d'infortune. Oh ! que j'eusse bien mieux aimé parler de Jeannet, comme je l'ai fait des officiers de la Charente, des habitants de Cayenne, des sœurs de l'hôpital, et de tous les hommes qui nous ont témoigné de l'intérêt. Avec quelle douce satisfaction ma plume, fatiguée des horreurs que je décris, se repose sur les procédés qui honorent l'humanité.

Le successeur de Jeannet, dont malheureusement je n'aurai pas à parler avec éloge, annonça d'abord des sentiments plus humains. Il se rendit à la lettre que lui écrivit, peu de jours après son arrivée, le commandant du poste de Sinnamary. «Les déportés, lui disait cet officier, le détachement, les employés, sont dans un état épouvantable, tout le monde est malade, et plusieurs sont prêts d'expirer. Ils sont dépourvus de tout, et même de médicamens ; les déportés ont des hamacs fort étroits, qui n'ont que quatre pieds de long. Les malades tombent et meurent sans secours. Il est des jours où il en est mort trois ou quatre, etc.» Ces malheureux furent donc transférés à Sinnamary, mais ils n'en furent guère mieux. Soit négligence, soit affectation, on les laissa manquer de tout ce qui leur était nécessaire ; le peu qu'on leur fournit, fut de la plus mauvaise qualité. Enfin on les entoura des hommes les plus cruels qu'il fût possible de trouver dans la colonie. Rien ne peint mieux leur situation déplorable, que la lettre écrite au nouvel agent, par l'officier Fretac, commandant le poste de Sinnamary, le 2 nivôse an 7 [21 décembre 1798].

«L'hôpital est dans l'état le plus déplorable ; la mal-propreté, le peu de surveillance, ont causé la mort à plusieurs déportés. Quelques malades sont tombés de leurs hamacs pendant la nuit, sans qu'aucun infirmier les relevât. On en a trouvé de morts ainsi, par terre. Un d'eux a été étouffé, les cordes de son hamac ayant cassé du côté de la tête, et les pieds étant restés suspendus.

Les effets des morts ont été enlevés de la manière la plus scandaleuse. On a vu ceux qui enterraient les morts, leur casser les jambes, leur marcher et peser sur le ventre, pour faire entrer bien vîte leur cadavre dans une fosse trop étroite et trop courte. Ils commettaient promptement ces horreurs, pour aussitôt courir à la dépouille des expirans. Les infirmiers insultaient les malades, et les accablaient d'expressions infâmes, ignominieuses, cruelles, au moment même de leur agonie.

Le garde-magasin, dépositaire des effets des déportés, ne consentait à leur rendre qu'une partie de ce qu'ils réclamaient, et il leur disait : VOUS ÊTES MORTS, ceci doit vous suffire. Il n'a pas donné des vivres pour les premiers déportés de Conanama à Sinamary ; ils étaient exténués en arrivant ici, et tombaient d'inanition ; il a fallu les coucher sur la terre, et les malades ont été dévorés des vers avant d'expirer.»

Terminons ce pénible récit ; il accable l'âme de sentiments trop douloureux, trop déchirants, pour le continuer. Sans suivre plus longtemps les malheureux déportés de Sinnamary dans les horreurs qu'ils ont éprouvées, je me bornerai à dire qu'ils n'ont eu guère plus à se louer du nouvel agent que de Jeannet. La mortalité a continué à les enlever ; il en était mort près des deux tiers à mon départ. Puisse le tableau des malheurs qu'ont soufferts et que souffrent encore ceux qui restent, passer sous les yeux du nouveau gouvernement ! Il ne saurait le voir avec indifférence, ni différer plus longtemps de retirer du domaine de la mort, et de rendre à leur patrie, des hommes proscrits et non jugés, miraculeusement échappés à la barbarie qui voulait les immoler.

L'île de Cayenne peut avoir quinze lieues de circonférence : elle n'est séparée du continent que par des bras de mer ou des rivières de la grandeur moyenne de nos fleuves. Ces rivières servent, presque partout, de voies de communication pour se rendre sur les habitations, et pour aller des unes aux autres ; ce sont les grands chemins du pays. Je m'embarqua dans un canot avec Berthollon. Nous étions conduits, par des Nègres, à la pagaye ; c'est une rame dont la forme ressemble beaucoup à une pelle de bois : ils s'en servent très adroitement, en mesure, et presque toujours en chantant. Nous arrivâmes, en trois heures, à l'habitation, distance de Cayenne d'environ quatre lieues : elle est située sur la crique Cavalet, qui donne dans la rivière des Cascades, et s'appelle la Solitaire. Il eût été difficile de la mieux nommer.

En débarquant, je m'aperçus que Berthollon s'était servi d'une juste expression, en me disant que son habitation était peu de chose. Je vis au milieu de bois immenses, une réunion d'une dizaine de cases à nègres, prédominées par une case un peu plus apparente. Celle-ci était composée de trois pièces ; le tout était couvert en feuilles, formé avec des pièces de bois non équarries, garni de lattes transversales, dont les intervalles étaient remplis par de la terre pétrie avec de la paille, qu'on appelle assez justement bousillage. Ce fut dans une de ces pièces que je fus installé. On y plaça un lit, que Berthollon m'avait prêté. Il y avait des chaises, des tables, une armoire, et tous les petits ustensiles nécessaires pour un très modeste ménage de garçon.

Tant que Berthollon fut avec moi, l'agrément de la société, son honnêteté, sa gaîté ne me laissèrent guère le temps de réfléchir sur ma position ; mais ses affaires ne lui permettaient pas une longue absence. Il me quitta le surlendemain de notre arrivée. À son départ, je sentis toute l'horreur de ma solitude, et j'éprouvai un serrement de cœur que j'eus bien de la peine à maîtriser. Il faut convenir que cette situation était cruelle. Je me trouvais à quinze cents lieues de ma patrie, de ma femme, de mes enfants, de mes amis ; j'étais relégué au milieu des bois, seul avec des Nègres que je n'entendais pas, et séparé du reste des humains, sans connaître le terme d'une pareille existence ; mais je savais que souffrir sans murmurer, et tirer le meilleur parti de sa position, est ce qu'il y a de mieux à faire pour l'être malheureux. Je n'étais pas là-dessus à mon apprentissage, et je fus bientôt résigné.

Trois point essentiels fixèrent mon attention. Me placer, me nourrir, m'occuper, voilà le cercle dans lequel je renfermai toutes mes combinaisons. J'étais à peu près comme Robinson Crusoe ; je ne pensais pas tout à fait comme Rousseau, que son livre fût le premier des livres ; mais le peu que je me rappelai de ce roman, lu dans mon enfance, ne fut pas en pure perte.

D'abord, sur le premier point, c'était même une bien grande avance que d'avoir une mauvaise case, quoique le bousillage fût dégradé, le faîtage dans le plus mauvais état. Je fis les petits arrangements nécessaires pour y être le moins mal possible, et je n'y fus jamais très bien : elle me préservait des ardeurs du soleil, et un peu des incommodités de la pluie : c'est ce qu'il y avait d'essentiel. En effet, la Guyane, située très près de la ligne, a le double inconvénient d'être toujours brûlée ou submergée. L'année s'y divise en deux saisons, assez mal à propos appelées été et hiver, car il y fait toujours à peu près la même chaleur ; la nature y est sans cesse en végétation ; les arbres sont continuellement couvert de fleurs, de fruits ou de feuilles ; on ne les voit jamais dépouillés. Depuis messidor jusqu'en frimaire (8), qui est ce qu'on appelle l'été, il y règne une sécheresse constante, et l'on a bien de la peine à s'y procurer de l'eau. La chaleur est alors excessive ; elle y serait même insupportable, si elle n'était tempérée par les rosées abondantes de la nuit, qui rafraîchissent l'atmosphère. Le reste de l'année, il y tombe continuellement de la pluie, et c'est ce qu'on appelle hiver. La température est néanmoins la même ; et dans les courts intervalles où le soleil se montre, il est peut-être plus ardent, et surtout plus dangereux que dans l'autre saison. On conçoit combien ces deux extrêmes doivent rendre malsain un pays très plat, qui devient nécessairement marécageux par le défaut d'écoulement des eaux, un pays couvert de forêts immenses, qui interceptent la circulation de l'air : aussi la fièvre y est-elle naturalisée, et il est très rare que l'homme le mieux constitué passe l'année sans en être atteint.

Je trouvai dans ma case de nombreux ennemis dont il fallait me garantir. Je ne parlerai pas des crapauds, qui étaient quelquefois par douzaine sous mon lit ; c'était une bagatelle qui méritait d'autant moins d'attention, que ces animaux ne sont point malfaisants ; mais je ne puis me taire sur les maringouins et les chauve-souris, qui ne sont pas autant à mépriser. Les premiers, et dans cette classe je comprends les moustiques et les macs, qui sont à peu près de la même famille, les premiers, dis-je, sont très communs dans la colonie, quoique beaucoup plus abondants sur la côte que dans l'intérieur. Ils ont une piqûre extrêmement douloureuse, et la plus grande application des blancs et des noirs est de s'en préserver. Les uns et les autres emploient pour moyen, la fumée, dans les moments de la journée où ces insectes sont en plus grand nombre, comme le soir après le coucher du soleil : alors ce ne sont pas quelques maringouins qui vous assaillent ; ce sont des nuages entières dans lesquels vous êtes enveloppé. Les blancs y ajoutaient la moustiquaire, qui est une tente en gaze, en canevas, en toile, suivant les moyens de ceux qui se la procurent. Il y a telle habitation où l'on est obligé de prendre ses repas sous cette tente, en se donnant le plus de soin possible pour que les maringouins n'y pénètrent pas. Il y en a telle autre, et je l'ai plus d'une fois éprouvé, où des négrillons, placés sous la table avec une serviette, vous en garantissent les jambes, tandis que vous vous en préservez, comme vous le pouvez, les mains et le visage ; mais il n'en est aucune où les propriétaires ne s'en servent pour leur lit. Coucher sans moustiquaire, est un véritable supplice.

Les chauve-souris ne sont pas aussi nombreuses, mais elle sont plus dangereuses. Leur grosseur commune est comparable à celle de la plus grosse espèce d'Europe. Le jour, elles se tiennent dans le faîtage des cases, parmi les feuilles dont il est composé, et où il est impossible de les découvrir. La nuit elles en sortent pour pourvoir à leur nourriture. Si elles trouvent quelqu'un découvert, elles s'attachent à ses pieds, lui font une morsure très légère à l'orteil, en tempèrent la douleur par un battement d'aile qui le rafraîchit et l'endort, se gorgent de son sang, et le laissent ensuite couler, jusqu'à ce qu'il s'arrête par l'épuisement, J'ai vu un exemple de ce que je raconte, dans la pièce voisine de celle que j'occupais. La personne mordue était extrêmement affaiblie par l'abondante saignée qu'elle avait subie, et ses draps étaient pleins de sang. Ce que j'ai vu très fréquemment sur la même habitation, c'étaient des cochons mordus par les chauve-souris, dont quelques-uns ont péri de la suite de ces morsures.

Mon premier soin fut donc de me procurer une moustiquaire de toile. Dès lors je n'eus à craindre la nuit, ni maringouins ni chauve-souris, et je dormis avec assez de tranquillité. Les crapauds partaient à l'aube du jour, et je restais maître du logis ; mais d'autres insectes me firent la guerre. J'éprouvais des démangeaisons extrêmement incommodes, je me grattais jusqu'au sang, sans pouvoir en découvrir la cause ; un Nègre me fit entendre que, probablement, j'avais pris des poux d'agouti. C'est un insecte rouge imperceptible aux vues ordinaires, il faut y regarder de fort près, et avec beaucoup d'attention, pour le découvrir : je le découvris en effet. Le Nègre m'indiqua le remède, ce fut de me frotter avec des citrons, qui sont très communs, et j'en fus délivré. Un autre insecte, dont j'eus beaucoup plus à souffrir, est la chique : il est également très petit, saute comme la puce, et lui ressemble assez par la couleur. Il s'attache à toutes les parties du corps, mais de préférence aux orteils et aux talons ; il s'insinue dans les pores, se loge, dépose ses petits, et, en quatre ou cinq jours, forme une poche ou enveloppe de la grosseur d'un petit pois, dans laquelle se trouve toute la famille, et quelquefois plus d'une génération. Le local qu'elle occupe, est pris aux dépens du propriétaire, dont les orteils finiraient assez tôt par être entièrement rongés, s'il n'y apportait remède. J'ai vu plusieurs Nègres sans orteils par cette cause. La méthode curative est l'extirpation, avec la pointe d'un canif, mais très communément avec celle d'une épingle : on écarte les chairs qui couvrent la poche, est on l'enlève avec le plus grand soin de ne pas la crever, sans quoi le germe reste et se reproduit bientôt ; en ce cas, on y met du tabac, qui quelquefois empêche cette reproduction. De toutes les manières, l'opération est très douloureuse. Huit jours après mon arrivée sur l'habitation, j'eus une trentaine de ces chiques à mes pieds. Depuis lors, j'en ai moins eu, mais je n'ai jamais passé de semaine sans en être visité.

Une fois installé dans ma case, avec un lit et une moustiquaire, grande objet de luxe pour un déporté, il fut question de ma nourriture, et je fus nourri à peu près comme j'étais logé. Le gouvernement ne me fournissait rien, j'y pourvus moi-même. J'avais apporté quelques pains de Cayenne, mais six jours après ils étaient moisis ; je ne pouvais envoyer en chercher d'autres, sans déranger l'atelier qui était très peu nombreux. Il fallait donc attendre des occasions qui souvent ne se présentaient qu'une fois par mois ; d'un autre côté, ce pain fait avec de la farine d'Europe avariée et pleine d'insectes, était fort peu appétissant ; en troisième lieu, enfin, il coûtait douze sous la livre. Toutes ces considérations me déterminèrent à me mettre au pain des Nègres, qui est la farine de manioc, appelée cassave. Rien n'est plus sec et n'a moins de saveur, mais on l'avale en la détrempant, et je finis par m'y accoutumer. Je me procurait facilement du riz, qui est très abondant à Cayenne. Le poisson y est commun et de bonne qualité ; ce fut aussi une de mes ressources. Enfin, quelques fruits du pays terminèrent la carte de mes repas. Quant à la boisson, j'avais apporté quelques bouteilles de vin, je m'étais procuré quelques bouteilles de taffia qui est l'eau-de-vie de sucre. J'en usais sobrement, mais j'en usais pourtant, parce que dans un pays où tout tend au relâchement, il est indispensable de prendre quelque chose qui fortifie.

Mais, dira-t-on, est-ce qu'il n'y a ni viande de boucherie, ni laitage, ni basse-cour, ni gibier, ni jardin dans ce pays ? et libre comme vous l'étiez, ayant de l'argent comme vous en aviez, pourquoi ne pas vous donner ces douceurs ? Avant la Révolution, la viande de boucherie, le laitage, la volaille y étaient assez communs ; aujourd'hui ils y sont devenus très rares. Tous ces objets exigent des soins assidus, que l'on n'obtient plus des Nègres, depuis qu'ils jouissent de leur liberté. D'une part, dans leur première effervescence, lorsqu'on la leur donna, ils firent main-basse sur le bétail, et en diminuèrent considérablement l'espèce ; d'autre côté, les colons, dégoûtés d'une nouvel ordre de choses, qui anéantissait à peu près leurs propriétés, s'attachèrent beaucoup moins aux ressources qu'elles leur présenteraient. Enfin les réquisitions ont presque achevé de tout détruire. Lorsque j'ai quitté Cayenne, il n'était plus permis au propriétaire de tuer une vache, un veau, ni un mouton, sans y être autorisé par l'agent, et cette permission n'était par lui accordée que très difficilement, et en se faisant des réserves qui approchaient assez du partage du lion. Dès lors, plus de viande de boucherie, plus de laitage ; car ce qu'il y en a est si peu de chose, que ce n'est guère la peine d'en parler.

La volaille y vient bien, les canards, surtout, y sont d'une très belle espèce ; mais, relativement et à l'extrême sécheresse et à l'extrême humidité, il faut beaucoup de soin pour les conserver. J'ai déjà donné les raisons de l'insouciance des propriétaires ; le Nègre, trop apathique, et trop peu intéressé, ne s'occupe guère de ces objets pour son compte, et les choses en sont au point qu'une poule se vendait 3 livres, un canard 12 livres, et les œufs 3 sous pièce.

Le gibier (9) fournit en oiseaux le canard sauvage, qui est très bon, la spatule, qui est également bonne, la perdrix, la bécasse, le ramier, fort inférieur à ceux d'Europe. Le flamand, l'aigrette, le gros-bec, le tacoco, le perroquet, qui ne valent pas grand'chose. En quadrupèdes, des agoutis, des acouchis, des pacs, des tatous, à peu près de la taille de nos lièvres et lapins, mais qui ne les valent pas, des biches et des cariacous, qui communément sont fort durs ; car dans ce pays, on ne peut pas conserver la viande, il faut la manger chaude ou pourrie. J'ai ouï-dire très universellement que le singe y était fort bon. Je n'ai jamais été à portée de le vérifier, et je doute que j'en eusse eu la volonté. On vante également le lézard, de la même espèce, mais beaucoup plus gros que celui d'Europe. On m'en a fait manger déguisé, sans m'en prévenir ; je ne l'ai pas trouvé mauvais. Au reste, la chasse est extrêmement péniblement, et même dangereuse. Il faut passer dans des bois très touffus, continuellement embarrassés par des lianes, et être sans cesse exposé à mettre les pieds sur les serpents, qui sont très communs et très dangereux dans ce climat brûlant.

Le jardinage exige de très grands soins, et réussit mal ; aussi les légumes sont-ils rares et mauvais à Cayenne. La grande sécheresse, l'extrême humidité présentent des obstacles qu'il est difficile de surmonter. Le melon vient bien dans quelques parties ; il est très bon. Les fruits y sont abondants, ils demandent peu ou point de culture. Le premier de tous est la banane. C'est une des grandes ressources de la colonie, et cuite ou crue, bouillie ou mis au four, elle est toujours très bonne. Elle figure dans les repas, comme pain, comme daube, comme confiture, et comme fruit. Viennent ensuite l'orange, qui est très douce ; l'ananas, très parfumé, mais acide ; la mangue, transplantée de l'Inde, fruit très sain, mais sentant un peu la térébenthine ; le coco, l'abricot, qui ne ressemble en rien à celui d'Europe ; la cerise, qui n'y ressemble guère plus, et qu'on ne mange qu'en compote ; la figue, la sapote, la sapotille, la barbadine, l'avocat, le corossol et quelques autres ; en général, les fruits d'Europe m'ont paru infiniment supérieurs, et je ne balancerai pas à leur donner la préférence.

En partant de chez Berthollon, je lui avais demandé des livres ; il me procura tous ceux qu'il avait, et qui malheureusement étaient presque tous dépareillés, car c'est à peu près un usage reçu dans ce pays, de garder les livres qu'on emprunte. J'ai trouvé cette négligence portée jusqu'à l'Encyclopédie. Le propriétaire de cet ouvrage eut bien de la peine à découvrir un volume, que depuis plusieurs années on avait oublié de lui rendre. J'eus, pour charmer les ennuis de ma solitude, un assez bonne compagnie. Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Richardson, m'ont fait pas des moments bien doux ; mais encore aurait-il fallu quelqu'un avec qui s'entretenir. Les livres sont bien beaux, la nature est plus belle ; mais quand on a bien réfléchi, bien contemplé, on serait bien aise de trouver à qui parler, et je n'avais pas cet avantage.

Les nuits sont à peu près aussi longues que le jour à Cayenne, le soleil s'y lève presque toujours à six heures, et ses variations ne sont guère de plus de demi-heure dans toute l'année. Il n'y a presque ni aurore ni crépuscule, c'est-à-dire, qu'à un quart d'heure près, le jour paraît et disparaît avec le soleil. Je devançais son lever tous les matins, et j'allais me promener dans les bois voisins de l'habitation, jusqu'à huit heures au plus tard. Il faisait déjà très chaud. Je rentrais dans ma case, je me livrais à la lecture, et je jetais mes observations sur le papier. Après quatre heures, je retournais dans les bois, et j'y restai jusqu'à la nuit.

Je n'osais pas trop m'y enfoncer, crainte des monstres et des reptiles. Le tigre est très commun, et il est peu d'habitations sur lesquelles il ne vienne enlever les chiens jusque devant les cases. Celles où il y a un peu de bétail, reçoivent fréquemment ses visites : on avait beau me dire qu'il attaque pas l'homme, qu'il fuit devant lui, je ne me souciais pas de le rencontrer. Les serpents, les couleuvres y sont beaucoup plus communs encore. Il y en a de toutes les espèces et d'une grosseur énorme. Il est rare qu'ils attaquent l'homme ; mais si le hasard fait que vous mettiez le pied dessus, ils vous font des morsures très dangereuses. J'avoue de bonne foi, que j'avais une très grande frayeur des tigres et des serpents. Ils ne m'ont cependant jamais fait de mal ; je ne me défiais pas du Directoire et de mes collègues, et l'on sait comme ils m'ont traité.

Il m'arrivait souvent de rencontrer de nombreuses compagnies de singe, surtout de la petite espèce qu'on appelle tamarin. J'amusais beaucoup à considérer leur gentillesse et leur souplesse. Ils se faisaient toute sorte d'agaceries, et prenaient un singulier plaisir à s'élancer de branche en branche ; ils choisissaient de préférence les plus minces, et par conséquent les plus flexible, ils s'y accrochaient avec leurs longues queues, et se balançaient tout à leur aise jusqu'à ce qu'une nouvelle fantaisie fit cesse cette escarpolette. Quelquefois je frappais dans mes mains ; alors ils prenaient précipitamment la fuite, et quoique j'eusse pas de mauvaises intentions, ils s'éloignaient avec la plus grande vitesse.

La rencontre qui m'était la plus agréable, était celle des oiseaux, surtout du colibri ou d'oiseau-mouche. On ne peut rien voir de plus beau que leur vêtement. La nature les a parés avec la plus grande magnificence. Les couleurs les plus vives, les plus brillantes, les mieux assortis, leur ont été prodiguées. Je les contemplais avec extase, je m'oubliais des heures entières à les admirer, mais dès qu'ils chantaient, mon ravissement cessait. Ils ont généralement le chant le plus désagréable. On peut en juger par le cri du perroquet. Beaucoup d'autres n'ont pas une plus touchante mélodie.

Il étaient plus près de moi des objets plus dignes de mes observations. C'étaient les Nègres placés sur l'habitation, au nombre d'environ trente individus des deux sexes, en y comprenant les vieillards et les enfants : les uns étaient nés en Afrique, les autres, à Cayenne, de parents venus d'Afrique. J'en ai vu un bien plus grand nombre par la suite. J'ai pris beaucoup de renseignements sur leur compte auprès des hommes les plus raisonnables de la colonie. Je les ai fait beaucoup jaser eux-mêmes, lorsque j'ai été à portée de les entendre, et je me suis enfin formé sur cette classe, qui a donné lieu à tant de discussions, une opinion indépendante, et d'autant plus impartiale, que je ne suis, ni n'ai envie de devenir colon.

Le Nègre est jugé avec beaucoup de prévention, et je crois, avec beaucoup d'injustice, à Cayenne. Il passe pour être d'une classe inférieure à la nôtre en intelligence, supérieure en méchanceté, l'ennemi naturel des blancs, et incapable de se rendre utile aux colonie, s'il n'est sous le régime de l'esclavage. Ces différentes accusations méritent d'être séparément examinées.

Il est certain que le Nègre, superficiellement vu, est d'une ignorance étonnante. Les idées les plus communes et les plus simples ont bien de la peine à pénétrer dans son cerveau. Il pousse la superstition jusqu'à un point inconcevable ; il est fermement persuadé que tel de ses camarades, peut à sa volonté, opérer tel ou tel prodige plus ou moins extraordinaire, pour satisfaire ses plaisirs ou ses vengeances. La nuit, il ne passerait pas devant un lieu où un homme aurait été inhumé, même depuis un an. Vous ne le détermineriez pas à prendre des fruits d'un arbre sur lequel on aurait placé ce qu'ils appellent des piayes, qui est un paquet dans lequel on met des cheveux, des plumes, du vieux linge, un oiseau mort, etc. Aussi ai-je vu beaucoup de propriétaires se servir de cette méthode, pour se préserver du larcin ; mais tout cela n'est chez lui que l'effet de l'absence de l'instruction, et ne lui est pas plus particulier qu'aux autres hommes. Les sorciers ont été très à la mode parmi nous, je ne sais même si cette mode est entièrement passée dans nos campagnes, mais je sais bien qu'il y a des gens tout aussi ignorants, tout aussi superstitieux que les Nègres. Ceux-ci sont, à la vérité, généralement un peu plus retardés en connaissances. Mais, d'une part, ils n'ont pas les mêmes moyens de s'instruire ; d'autre part, loin de les éclairer, on s'est au contraire constamment appliqué à les maintenir dans des erreurs que les propriétaires savaient faire tourner à leur profit. Ce qui prouve que l'ignorance et la superstition ne sont pas plus inhérentes à leur espèce qu'à la nôtre, c'est qu'il y a parmi eux tel individu qui, par le seul secours des lumières naturelles, est très supérieur, sur ces deux points, à beaucoup de nos semblables. Je ne sais pas si l'on pourrait en faire de grands raisonneurs, mais je croirais qu'on pourrait en faire des êtres raisonnables. Je les ai vus, dans beaucoup d'objets qui touchaient à leurs intérêts, ou faisaient partie de leurs occupations, se conduire avec la plus grande intelligence. Ils calculaient avec réflexion, ils exécutaient avec dextérité.

L'opinion que se forment de leur perversité les habitants de Cayenne, est extrêmement outrée. Quoi qu'ils en disent, je ne crois pas que nous eussions beaucoup à gagner à faire là-dessus des comparaisons. Ils les jugent en masse, sur des actes particuliers, et j'avoue qu'il s'en commet d'excessivement révoltants. Ils sont, comme on l'est assez communément dans les pays chauds, violents et vindicatifs ; et dans l'état d'abjection où ils existent, n'étant retenus par aucune de ces considération qui n'influent pas toujours, mais qui cependant influent quelquefois sur les hommes qui tiennent à l'opinion politique ; ils s'abandonnent à toute l'impétuosité de leurs passions, et se livrent aux plus grands excès. D'autres, plus flegmatiques, font, avec moins d'éclat, souvent beaucoup plus de mal. Mais, je le répète, ce ne sont là que des actes particuliers, et si quelques-uns d'entre eux sont des êtres malfaisants, il en est qui se conduisent bien. J'ai vu parmi eux de bons époux, de bons pères, de bons domestiques, des hommes très exacts à remplir leurs devoirs et leurs engagements.

Leur antipathie envers les blancs existe réellement, quoiqu'il y ait plus d'une exception à faire là-dessus. Soit jalousie de la supériorité que nos connaissances nous donnent sur eux dans l'ordre social, dans les jouissances de luxe, dans les aisances de la vie ; soit désir de vengeance d'état d'esclavage dans lequel ils ont existé, et des cruautés qu'on a quelquefois exercées à leur égard, quoiqu'il y ait eu beaucoup d'exagération dans ce qu'on a dit à ce sujet ; soit enfin, crainte de retomber dans le même état ; il est certain qu'ils n'aiment pas les blancs, et qu'ils mettent une très grande application à leur nuire. Voient-ils se dégrader ou périr quelque chose appartenant au colon, ils se garderont bien de l'en avertir. Ils feront même tout ce qu'ils pourront pour qu'il s'en aperçoive le plus tard possible ; reçoivent-ils de sa part quelque ordre qu'ils croient utile à ses intérêts, ils l'exécuteront avec nonchalance et maladresse. Pensent-ils que l'ordre lui est nuisible, ils obéissent avec zèle et activité. Ils ne lui font pas une guerre ouverte, parce qu'ils n'osent pas, mais ils ont pour lui les plus mauvaises intentions, qu'ils mettent en pratique toutes les fois qu'ils peuvent le faire sans s'exposer. Du reste, c'est ici une affaire de parti. Ils agissent de concert, sont toutes les nuits en rivière pendant que le propriétaire dort, pour se donner réciproquement des avis, et avoir des plans à peu près uniformes. Leur première question, quand ils se rencontrent ou qu'ils recontrent des blancs, est toujours que nove ? qu'y a-t-il de nouveau ? mais ceux-ci ont beau les questionner, ils ne leur disent jamais rien de ce qu'ils savent, ou, qui plus est, ils les trompent en leur répondant.

Le souverain bonheur pour les Nègres, et peut-être pour tous les hommes, est le repos ; ne rien faire est pour eux la félicité suprême. Chez-nous, les besoins, les commodités de la vie, l'ambition nous donnent nécessairement une existence très active. Les deux derniers articles leur sont absolument inconnus. Le premier se réduit presque à rien. D'abord ils vont nus, et n'ont par conséquent pas besoin de travailler pour se procurer des vêtements. La seule chose que portent les hommes, est une ceinture appelée calimbé, d'une toile ou d'une étoffe d'environ trois doigts de largeur. Ils la portent par un sentiment de pudeur, dont l'objet n'est que très imparfaitement rempli. Les femmes ont autour des reins une étoffe ou un linge appelé camisa, de la grandeur d'une serviette moyenne. Ce camisa descend depuis la ceinture jusqu'aux genoux ; mais depuis la ceinture en haut, elles sont entièrement à découvert. Ensuite leur logement n'exige pas une grande dépense. C'est une case ou carbet, construite comme celles des déportés ; quelques morceaux de bois, quelques feuillages en sont les matériaux, ils n'est pas besoin de travailler beaucoup pour se la procurer. Enfin leur nourriture, ils la trouvent facilement dans leur chasse et dans leur pêche, au moyen de leurs flèches dont ils se servent très adroitement ; et s'il faut y ajouter quelqu'autre chose pour ceux qui voudraient rester sédentaires, un travail de quinze jours leur suffirait pour toute l'année, en l'employant à planter du manioc ou des bananiers, qui sont le véritable arbre à pain de cette colonie.

Leurs passions ne sont guère plus dispendieuses. Les femmes et la danse en font l'objet principal et presque unique. Ils s'y livrent avec une ardeur effrénée. On sent bien que ce n'est pas avec de l'argent qu'ils obtiennent les faveurs de leur maîtresse. La simple nature en fait les frais. Quant à la danse, elle ne coûte pas davantage. La lune ou les étoiles fournissent les illuminations, la fontaine ou la citerne voisine, les rafraîchissements, et l'orchestre est composé d'un ou deux tambourins, sur lesquels ils touchent à tour de rôle. Je ne crois pas qu'il soit possible de faire un exercice plus que celui des ménétriers. C'est un point d'honneur d'y exceller. J'ai vus des Nègres frapper sur ces tambourins avec une action si vive, qu'ils en étaient trempés de sueur et saisis de mouvements convulsifs. Ils ne cessaient que lorsque leurs forces les abandonnaient, qu'il tombaient d'épuisement. Les danses sont animées et parfaitement en mesure. Mais je n'ai jamais pu y assister longtemps. Il s'exhale de tous ces corps une odeur extrêmement forte, à laquelle il m'était impossible de résister.

Lorsque le décret de la liberté des noirs fut apporté à Cayenne, et proclamé brusquement, sans avoir été précédé d'aucune des mesures que commandait la prudence, pour empêcher les effets dangereux d'un affranchissement trop subit, les Nègres se livrèrent à la joie la plus immodérée, et surtout à la danse : ils dansèrent jusqu'à l'anéantissement. Plusieurs moururent des suites de cet excès. On en trouva un très grand nombre étendus sur les places, sur les chemins, dans un état d'épuisement, dont ils eurent bien de la peine à se relever. Ce fait m'a été plusieurs fois attesté à Cayenne ; et à l'ardeur avec laquelle je les ai vu danser, je n'ai pas eu beaucoup de peine à le croire.

La cessation de toute sorte de travail fut le résultat de l'abolition de l'esclavage, on devait naturellement s'y attendre. On ne travaille que pourvoir à ses besoins, et quand on n'en a point, on ne travaille pas. Bientôt on sentit que si cet état très naturel aux Nègres, il était très nuisible à la colonie, et l'on fit des règlements pour les fixer sur les habitations, au gré de l'agent, et les assujettir au travail : on en détermina la nature, la mesure et la récompense ; on régla les punitions qui de la part du propriétaire, se réduisirent à une diminution de prix, et dans certains cas, à la prison sur l'habitation. Enfin, dans les cas les plus graves, l'agent se réserva le droit de les punir plus sévèrement et les envoyer à la maison de correction appelée la Franchise.

Ce règlement était une violation du principe de la liberté ; car, enfin, de quel droit les forçait-on au travail plutôt que les blancs ? la constitution les rendait tout égaux, ils devaient donc être traités avec égalité. Ce n'est pas que je blâme ce règlement. Il était absolument indispensable ; mais je suis bien aise de remarquer que ce qui est quelquefois très beau, très sublime dans la théorie, rencontre souvent bien des obstacles dans la pratique. Qu'est-il résulté de cet état mitoyen entre la liberté et l'esclavage ? il a tourné à la ruine de la colonie et des colons, et au très grand préjudice des Nègres, qui s'en sont trouvés beaucoup plus mal qu'auparavant.

Je ne sais pas précisément à quoi se montaient les exportations des denrées coloniales, au commencement de la Révolution ; mais il est certain qu'elles ont été plus modiques depuis la liberté des noirs. Cette colonie sortait à peine de l'état de langueur dans lequel la fausse opération de 1763, les préventions qui en étaient résultées, et sa mauvaise administration, l'avaient jetée. Malouet, qui en avait été intendant, l'avait mieux étudiée, mieux connue que ses prédécesseurs ; il était allé lui-même à Surinam chercher des lumières, et en avait emmené un homme habile qui avait donné l'impulsion à l'émulation, et dirigé les travaux sut les points les plus utiles. Déjà les fortunes particulières, qui, dans un état bien réglé, font toujours la fortune publique, commençaient à s'élever. La Révolution, le décret sur la liberté, et les agents parurent, et tout fut éclipsé. Depuis lors elle ne s'est soutenue que par les prises assez considérables qu'elle avait faites d'abord sur les Hollandais, avant la paix, ensuite sur les Portugais, et presque toujours sur les neutres et alliés. Aujourd'hui que cette ressource lui manque, et que ses agents ont détourné, à leur profit, tout ce qu'elle avait produit, elle se trouve dans l'état le plus misérable.

Les colons ne sont guère mieux. D'abord les réquisitions, le papier-monnaie avaient ébranlé leur fortune. L'abolition de l'esclavage, la cessation de tout travail qui s'en est ensuivie pendant quelque temps, l'ont absolument détruite. Depuis le règlement, les travaux ont un peu repris ; mais deux grands inconvénients, inséparables de la libertés des noirs, s'opposent à toute prospérité. Le premier est l'état précaire de la propriété, non que l'on se permettre d'enlever au colon son terrain, mais, je l'ai déjà dit, le terrain n'est rien par lui-même ; il n'a de valeur que par les bras qui le travaillent, et ces bras sont entièrement à la disposition de l'agent : il peut, quand il le veut, mettre une habitation en interdit, en enlevant les noirs et les plaçant ailleurs. Cette seule possibilité suffit pour empêcher les colons de se livrer à des établissements, à des travaux qui exigeraient des avances dont ils craignent de ne pouvoir pas se couvrir. Un caprice, une vengeance de l'agent du gouvernement, peuvent produire cet effet. Ils travaillent au jour le jour, font valoir ce qui est en culture, mais ne se livrent à aucune nouvelle spéculation. Le second est la trop grande limitation des pouvoirs du colon sur le Nègre. Celui-ci sait que le maximum de la punition est la prison ; et la plupart d'entre eux préfèrent la prison au travail. Il est bien vrai qu'en cas d'une persévérante obstination à ne pas faire la tâche, ou d'une faute plus grave, on peut se plaindre à l'agent, qui envoie le paresseux, l'insolent, etc. à la maison de correction de la Franchise ; mais alors le colon en est privé pendant le temps de la punition ; et ce qu'il y a d'inconcevable, c'est qu'après ce temps, on l'envoie souvent sur une autre habitation, sans le remplacer au plaignant. Qu'arrive-t-il de là ? c'est que le colon souffre tout de la part du Nègre ; il aime encore mieux qu'il travaille peu, et qu'il travaille mal, que s'il en était entièrement privé. Oh ! combien cet état de colon est aujourd'hui pénible et inquiétant ! J'en ai peu vu qui ne le maudissent de grand cœur.

Les Nègres ne sont pas plus contents. Qu'est-ce qui, disent-ils, que la modique rétribution qu'on nous donne, et qui s'étend depuis 3 jusqu'à 6 sous par jour, dans un pays où tout est si cher. Puisqu'on nous oblige de travailler, faudrait-il au moins que nous fussions raisonnablement payés. Autrefois nous ne recevions rien, mais nous n'étions chargés de rien. Nos maîtres nourrissaient nos enfants et en prenaient le plus grand soin, ainsi que de nos femmes et de nous-mêmes, dans les fréquentes maladies que nous éprouvions, parce qu'ils avaient intérêt à nous conserver : aujourd'hui, il faut que nous nourrissions nos enfants, et que nous les soignions, ainsi que nos femmes et nous-mêmes, quand nous sommes malades. Nous savons bien qu'il doit y avoir un hôpital sur chaque habitation ; mais nous n'y trouvons plus les mêmes remèdes et les mêmes soins ; et quand nous devenons vieux ou infirmes, on nous abandonne et nous périssons misérablement. J'en ai vu plusieurs qui regrettaient sincèrement l'abolition de l'esclavage, et je sais que la dépopulation de cette classe est beaucoup plus forte qu'auparavant, non pas en raison de ce qu'on ne la recrute plus, mais en raison de ses pertes effectives.

Quelle est la conclusion que je tire de tout ceci ? C'est que le Nègre, qui est sans besoin et sans ambition, ne travaillera jamais que par force ; c'est que tout règlement à ce sujet sera nécessairement imparfait, et ne pourra jamais atteindre le but qu'on se propose ; c'est, en un mot, que la liberté des noirs est absolument incompatible avec la prospérité des colonies ; et qu'on ne croie pas, pour cela, que j'invite le gouvernement à leur rendre leurs fers et à faire recommencer la traite. Je suis très loin de cette pensée. Gardons-nous de nous laisser séduire par l'exemple de ces Grecs et Romains, tant et souvent si injustement vantés, qui ne mettaient pas seulement les noirs, mais encore les blancs en esclavage, et qui exerçaient arbitrairement sur eux droit de vie et de mort. Gardons-nous de croire ceux qui nous disent que nous sauvons la vie aux malheureux que nous allons acheter en Afrique, puisque ce ne sont que des prisonniers de guerre que les vainqueurs extermineraient, s'ils n'avaient pas l'espoir de nous les vendre. Soumettons-nous à des privations, et laissons les hommes libres ; laissons-les, surtout, dans les climats où la nature les a fait naître. Voilà ce que commande l'humanité ; mais la politique, mais la balance du commerce... ces mots ont trop de profondeur pour moi : je laisse à d'autres le soin de discuter les grandes questions qu'ils présentent.

Les productions de Cayenne sont généralement de première qualité. Quelques-unes ne se trouvent point dans nos autres colonies. Le coton est très estimé ; le café est classé après celui du Moka. Le rocou, qu'on emploie avantageusement dans les couleurs, y réussit parfaitement. Le giroflier y est cultivé avec le plus grand succès. Le muscadier y a été très négligé, mais on ne doute pas qu'il n'y réussît. Le cannelier, le poivrier n'y sont pas rares. On y trouve aussi le cacao et la vanille. Enfin la canne à sucre y vient comme à Saint-Domingue. Sous un gouvernement tutélaire, et avec un différent régime, cette colonie pourrait être portée à un grand point de prospérité. Voilà ce que m'ont souvent dit plusieurs colons ; et quand je leur objectais les vices du climat : nous convenons, ajoutaient-ils, que la Guyane française est mortelle pour les Européens ; mais si elle était plus habitée, si on donnait de l'écoulement aux eaux, si on abattait les forêts qui interceptent la circulation de l'air, elle ne serait pas plus malsaine que les Antilles.

L'état purement méditatif est extrêmement ennuyeux. J'aurais désiré d'occuper mes mains ; je le tentai quelquefois, mais toujours sans succès : enfin, lassé, et de mon ennui et de ma solitude, je m'exerçai à manier la pagaye, et je parvins à diriger un canot. Dès ce moment mon existence s'agrandit ; je fis connaissance avec mes voisins ; et mes courses s'étendant insensiblement, il n'y eut pas d'habitation, à deux lieues à la ronde, avec laquelle je n'eus des relations. Les rivières sont très calmes, les marées s'y font sentir sans agitation. Je profitais de leurs différents mouvements pour faire mes voyages. Je visitai, de cette manière, tous les déportés qui se trouvaient dans mon voisinage. C'était presque tous des prêtres. Que de patience ils opposaient à leurs maux ! Jamais ils ne laissent échapper la moindre plainte. Que de consolations ils puisaient dans la religion ! Je doute que des athées eussent eu la même tranquillité.

Souvent je me mettais, avec un livre, dans mon canot, au lever ou au coucher du soleil, sans autre objet que de lire en rivière, en me laissant dériver, et de jouir de la beauté du spectacle. Ces rivières sont bordées d'arbres très élevés, et de la plus belle verdure ; ils étaient presque toujours garnis d'oiseaux diversement et très brillamment coloriés : mais un des plus beaux moments était celui où une compagnie de flamands, au plumage couleur de feu, s'abattait sur ces arbres. Le contraste de deux couleurs, joint aux différents effets de la lumière, produits par les rayons obliques du soleil, dans ces immenses et profondes solitudes, formait un ensemble ravissant. Quelque fois paraissait de loin un petit canot, conduit par un nègre pêcheur. Je commençais à être connu, il s'approchait de moi, me demandait, que nové ? je lui répondais, pasavé, je n'en sais rien, et il continuait sa route. Nous n'avions pas, pour l'ordinaire, de plus longues conversations.

Dans un pays aussi chaud, c'est un besoin que de se baigner. J'étais un soir dans la rivière, un Nègre vint se placer à mes côtés, nous étions tous les deux très tranquilles, lorsqu'un cri, auquel je ne fis pas beaucoup d'attention, se fit entendre ; aussitôt le Nègre sortit de l'eau avec précipitation, en m'invitant à le suivre. Je le suivis, et lui demandai la cause de cette brusque sortie ; n'entendez-vous pas, me dit-il, le caïman ? J'entendis, en effet, un mouvement assez considérable dans l'eau, qui même n'était pas très éloigné de nous, mais je ne vis rien. Le caïman, ou le crocodile, c'est la même chose. J'ai appris depuis lors, qui'il était très commun dans ces rivières, et qu'il y en avait de monstrueux. J'ai vu ensuite plusieurs de ces dangereux amphibies ; mais le plus grand de ceux qui se sont offerts à ma vue, n'avait guère plus de dix pieds. Un autre jour, me trouvant en canot avec un habitant de mon voisinage, je plongeais mon bras dans l'eau pour tempérer l'excessive chaleur dont j'étais pénétré. Vous faites là, me dit-il, une imprudence, retirez votre bras. Les requins montent quelquefois dans ces rivières, ils suivent les canots, et si le hasard faisait qu'il s'en trouvât un près de nous, il vous couperait le bras ; je profitai de son avis.

Le 17 fructidor [13 septembre 1798], deux mois après que je fus sur l'habitation, j'entendis tirer, vers les six heures du soir, vingt-deux coups de canon, le lendemain autant, à six heures du matin, à midi, et à six heures du soir. Je me doutai bientôt du sujet de cette canonnade. Les Nègres, qui ne savaient que penser, furent fort agités ; car toutes les fois qu'on tire le canon, ils ont des inquiétudes fort vives. Deux d'entre eux prirent un canot et furent aux informations. Eh bien ! de quoi s'agit-il, leur dis-je à leur retour. Ah ! monsieur, ce n'est rien, me répondirent-ils dans leur langage, c'est du canon que l'on tire pour la fête des déportés. Je souris de l'expression.

Le 15 brumaire suivant [5 novembre 1798], autre canonnade très vive ; pour celle-là, j'en ignorais absolument la cause. Voilà les Nègres en course, et j'apprends, à leur retour, qu'il vient d'arriver deux frégates de France, dans lesquelles se trouve le nouvel agent de la colonie, qui doit remplacer Jeannet. Cette nouvelle me donna des espérances et des craintes. J'eus d'abord l'espoir de recevoir des lettres de ma femme et de mes amis ; j'eus ensuite la crainte que ma condition, à laquelle je commençais un peu à m'accoutumer, ne fût empirée, et qu'on ne m'envoyât au dépôt. Je me trompai sur les deux points. Je ne reçus point de lettre, et l'agent me fit l'honneur de ne pas s'occuper de moi.

Cet agent était un aventurier, nommé Burnel, fils d'un fournisseur de Rennes. Echappé dans sa jeunesse de la maison paternelle, il s'était rendu, je ne sais trop comment, à l'Île de France. Il y forma le projet de mettre cette île à la hauteur où depuis on a mis Saint-Domingue. Les colons qui s'aperçurent de bonne heure de ses intentions, le firent partir. On sent bien qu'il ne manqua pas de vanter, auprès des gouvernants, et ses grandes connaissances sur la colonie, et son grande patriotisme, et ses grandes persécutions. Il en obtint la place d'agent de l'Île de France même. Rien n'était plus mal réfléchi qu'un pareil choix, à moins qu'on eût résolu la perte de la colonie. Mais quel triomphe pour Burnel, de retourner dans un pays d'où il avait été renvoyé, d'y retourner en maître, et de voir colons à ses pieds ! Quels projets ne devait-il pas former ! Il arrive. À peine cette désastreuse nouvelle se répand, que l'épouvante s'empare de tous les habitants. Ils le connaissaient bien, et savaient de quoi il était capable. Revenus de leur consternation, ils forment la résolution de n'être pas ses victimes, et le forcent à se rembarquer (10). Nouvelle doléance de sa part auprès du Directoire, nouvelle agence. Pour le coup, ce fut celle de Cayenne. Il part, rencontre par hasard son père dans un café ; par hasard aussi, ils se reconnaissent. Il l'emmène à Cayenne, avec un tas d'autres fourbisseurs de la Révolution, qu'il avait ramassés dans les fameux comités. C'étaient presque tous gens affamés, qui se jetèrent sur cette pauvre colonie, comme sur une proie, et qu'ils ont travaillée en conséquence.

Il eût été difficile de choisir un plus mauvais administrateur que Burnel. Cet homme est violent, ignorant, inconséquent, orgueilleux et cupide. N'ayant point de plan, il se déterminait par les idées du moment, contredisait et réformait, assez ordinairement, le lendemain ce qu'il avait fait la veille. Au lieu d'annoncer une administration douce et paternelle, il annonça la plus grande sévérité. Sa proclamation du 25 brumaire [15 novembre 1798], contenait ces mots en lettres majuscules, le travail ou la mort. Qu'arriva-t-il ? on travailla moins, il ne fit périr personne, et les Nègres le méprisèrent. Mieux vaudrait, sans doute, des peines plus proportionnées, et les faire subir. Un mulâtre, nommé Ferrère, qu'il avait amené avec lui, s'apercevant que l'exploitation régulière de la colonie ne le mènerait qu'à une fortune trop lente, voulut brusquer les événements. Il ourdit, avec ses camarades, une conspiration pour égorger les blancs, s'emparer de leurs biens et de l'autorité. Burnel, qui ne se souciait pas qu'elle allât si loin, l'arrêta. Il fit une proclamation, le 11 frimaire [1 décembre 1798], pour rassurer les colons. «Un nouveau projet de troubler la colonie, disait-il, vient d'être heureusement découvert. Il ne tendait à rien moins qu'à détruire toutes les sources de la prospérité publique.» L'on sent ce que ces mots signifient. Il nomma une commission pour juger les coupables qu'il avait fait arrêter. L'instruction se fit, les preuves furent complètes. L'accusateur public conclut, contre plusieurs, à la peine de mort. Alors il cassa la commission, et s'érigeant lui-même en juge, ce que le Directoire, qui s'est permis beaucoup de choses, n'eût jamais osé faire, il prononça, de sa propre autorité, différentes peines, qui sont à peu près devenues illusoires. Les uns furent condamnés à la déportation, les autres à la maison de correction de la Franchise, pour un temps déterminé ; il leur fit grâce ensuite, et quelques-uns des condamnés furent nommés électeurs à la prochaine assemblée qui choisit Jeannet pour membre de corps législatif. Il a empêché l'effet du recours au tribunal de cassation, et a déporté, de fait, les employés et fonctionnaires qui voulaient s'y pourvoir. Il a fait beaucoup de destitutions pour placer les créatures qu'il avait amenées. Il a ordonné des hostilités contre les Américains, et a fait ensuite une proclamation pour leur annoncer la paix. Son but était de les attirer dans le port de Cayenne, pour s'en emparer. Ils n'ont pas donné dans ce piège grossier. Il a fait saisir, violemment, des cargaisons qui n'ont pas été payées. Il a dilapidé le trésor public. Il a mis la colonie en état de siège, et toutes les denrées en réquisition. Enfin, il a tellement vexé les habitants, qu'ils l'ont obligé de partir. Tous ces faits, et bien d'autres, se trouvent dans un mémoire justificatif, imprimé, que les habitants de Cayenne ont fait parvenir au corps législatif et au Directoire.

Quoique Burnel ne doive entrer dans mon sujet que sous les rapports de sa conduite avec les déportés, on me pardonnera, j'espère, l'esquisse que je viens de donner de son administration, et d'y ajouter les deux traits suivants.

Il avait nommé son père membre du tribunal de justice, mais ce père était un maître ivrogne, qui, dans certains moments, s'avisait de manquer de respect à son fils. Celui-ci le mit aux arrêts. Probablement il fit quelques fautes plus graves, le fils le suspendit de ses fonctions. Le tribunal, qui était sans doute bien aise de s'amuser, fit une grande députation, en grand costume, au citoyen agent. L'orateur peignit toute la profondeur de la plaie que faisait à la sensibilité des juges, la punition d'un de leurs plus estimables collègues, il représenta le vide immense que son absence faisait au tribunal. — Rendez-nous-le, nous vous en conjurons ; ne nous privez pas, ne privez pas plus longtemps le public du secours de ses lumières. L'agent se laissa toucher, et le fourbisseur fut rendu à ses augustes fonctions.

Il avait épousé, en partant, une jeune parente, fille d'un apothicaire, qui devint grosse, et eut de grandes inquiétudes sur la légitimité de son état. «Je ne suis mariée, lui disait-elle, que par la municipalité. Ce mariage ne vaut rien, il faut que je le sois par un prêtre. Jusqu'alors, je ne me regarderai que comme votre maîtresse, et mon enfant ne sera à mes yeux qu'un bâtard». D'abord, Burnel invoqua les grands principes, étala la doctrine moderne, et voulut traiter la chose en plaisantant. Mais il vit bientôt que plaisanterie n'était pas de saison. La jeune femme tint ferme ; elle était si vivement pénétrée qu'elle pleurait sans cesse, et qu'elle lui inspira des craintes, et pour elle et pour son enfant. «Eh bien ! dit-il, puisque tu le veux absolument, il faut te satisfaire. Je vais faire appeler le curé de Cayenne, et il nous mariera. — Non, non, je ne veux pas de celui-là, il m'en faut un qui n'ait pas juré, il n'en manque pas ici, et vous pouvez les faire venir. — Mais, non enfant, y penses-tu, un homme en place ! un agent ! qu'en dirait le public ? qu'en penserait le directoire ? Cela pourrait me faire tort. — Je n'entre pas dans ces détails, je ne pense qu'à ma conscience, toutes les religions sont permises, et la mienne est pour les prêtres insermentés». Il n'y eut pas moyen de répliquer ; tout ce que pour obtenir l'agent, ce fut un peu de mystère. André Parizot, chanoine d'Auxerre, non-assermenté, vint secrètement bénir le mariage, et Burnel eut la douleur de se mettre à genoux devant un déporté.

Cependant il n'y avait pas toujours de quoi rire dans ce que faisait ou disait l'agent, surtout lorsqu'il s'agissait des déportés. Il les avait bien fait transporter de Counamama à Sinnamary, mais leur état n'était guère amélioré, et l'on a vu, par la lettre du commandant du poste, la manière dont ils étaient traités. Il se fit présenter le catalogue sur lequel nous étions inscrits. En le parcourant, deux noms fixèrent principalement son attention, ce furent ceux de Gibert-Desmolières et de Perlet. Le premier de ces messieurs, dit-il, est cause que je n'ai pas été payé de mon traitement d'agent de l'Île de France, depuis mon retour à Paris ; le second s'est égayé à mes dépens dans son journal ; j'aurai soin de m'en souvenir.

Gibert-Desmolières était tranquillement sur son habitation, avec deux autres déportés. Il supportait courageusement son état, flottant, comme nous tous, entre l'espérance et la crainte. Il venait d'écrire à Barbé-Marbois une lettre, dans laquelle se trouve ce paragraphe : «Il vient un temps où... ... l'on met un terme aux proscriptions. La grande difficulté, pour nous autres déportés, c'est de vivre. Notre temps se consume en espérances trompeuses, en vains desirs. Les miens se bornent présentement à ne pas mourir, et à passer mes derniers jours auprès de ma famille. Mais si j'y parviens, j'aurai plus de raison que jamais d'être attaché à la vie. C'est ainsi qu'après avoir obtenu un répi de la mort, on trouve de nouvelles causes pour lui en demander un autre. Il faut pourtant finir, et quand le moment sera venu, je ne me ferai pas prier.» Ce fut à cette époque qu'on eut l'imprudence de rapporter à Gibert-Desmolières le propos de Burnel. Par une cruelle fatalité, il apprit en même temps que Couturier, son ami, son bienfaiteur, devait passer en France. Il crut se voir abandonné de la nature entière, et livré à la vengeance d'un ennemi puissant. Cette pensée l'affecta vivement, et produisit sur lui un effet mortel. «J'ouvre ma lettre, ajouta-t-il à Marbois, pour vous dire que j'ai perdu connaissance, peu de momens après l'avoit écrite. Je ne me porte pas du tout bien, mais si j'ai toujours été prêt à mourir à l'ordre des tyrans, je ne serai ni moins docile à la loi universelle, ni moins obéissant quand la nature m'appellera.» Son état ne fit depuis lors qu'empirer. On dépêcha un exprès à Couturier, qui vint sur-le-champ, et qui prit sur lui de le faire transporter à Cayenne. En entrant dans le canot, il cessa de parler ; en arrivant, il cessa de vivre. C'est ainsi qu'a péri victime de la barbarie de ses bourreaux, de la pureté et de la fermeté de ses principes, un des hommes les plus estimables que j'aie connus. Il avait des connaissances très étendues en finances, dont il s'était occupé toute sa vie, un grand attachement pour la véritable liberté, un ardent amour pour son pays, et une grande tendresse pour sa mère. Sa mémoire me sera toujours chère ; elle doit l'être à tous les gens de bien.

Perlet avait eu la jambe brûlée dans la traversée. Il avait été mal pansé sur le bâtiment. En arrivant, il fut porté à l'hôpital, où il resta six semaines ; mais, obligé par Jeannet de sortir de Cayenne, malgré son fâcheux état, il se fit transporter sur une habitation qu'il s'était procurée. Abandonné à lui-même, sa plaie augmenta, la fièvre s'ensuivit, et son état devint très dangereux. Il allait périr, lorsqu'un habitant charitable lui donna d'abord quelques secours ; mais sentant leur insuffisance, et la gangrène commençant à se manifester, cet habitant le fit transporter secrètement à Cayenne, et le mit entre les mains des gens de l'art, à qui l'on recommanda le secret. Ce secret ne fut pas bien gardé. Burnel, informé de cette transgression à ses ordres, dit aux gendarmes de chercher Perlet, de le saisir, et de le conduire en prison. Perlet, prévenu, écrivit à Burnel la lettre la plus touchante. La seule réponse de Burnel fut : «Qu'on le fasse partir à l'instant, que m'importe sa plaie, sa fièvre et sa gangrène !» Les gendarmes l'embarquèrent mourant, malgré la contre-marée, une nuit très obscure, et la plus forte pluie. Obligé de s'arrêter sur la première habitation, il dut aux soins qu'on lui prodigua, et à la bonté de son tempérament, d'échapper à cette crise. Qui croirait que Burnel, qui n'avait besoin, pour être cruel, que d'un acte de sa volonté, inventa, je ne sais quelle calomnie, pour justifier sa cruauté. Voici ce qu'il écrivit à ce sujet, le 17 frimaire [7 décembre 1798], au ministre de la Marine : «Un des déportés, Perlet, m'a-t-on assuré, a poussé l'audace jusqu'à endosser l'uniforme de chef de brigade. J'ai donné l'ordre à tout soldat qui le trouverait ainsi décoré, de la conduire à la geole. Je lui ai fait dire que si cela lui arrivait, je lui ferais, à la garde montante, arracher son épaulette par le bourreau, qui lui en battrait les joues, et je le ferais en vérité». Tu le ferais, en vérité ! oh ! je n'ai pas de peine à le croire ; quand tu aurais ajouté que tu serai toi-même le bourreau, je n'en serais pas plus surpris. Comment se contenir à la lecture de pareilles indignités.

Burnel n'aimait pas Jeannet, qui, en effet, ne devait pas lui paraître très aimable, car il avait emporté tout ce qui s'était trouvé sous sa main, et ne lui avait laissé que quelques épis à glaner, au lieu de la riche moisson à laquelle il s'était attendu. Le nouvel agent se plaisait à faire tout le contraire de ce que faisait l'ancien. Lorsqu'on sut la calomnie qu'il avait imaginée contre Perlet, les gens honnêtes qui l'approchaient, en profitèrent très adroitement en faveur des déportés. «La conduite de ce Perlet, lui dirent-ils, est inexcusable, et vous avez très bien fait de le renvoyer sur son habitation ; mais nous sommes bien persuadés que, sans son insolence, vous l'auriez laissé tranquille jusqu'à sa guérison. Vous n'auriez pas fait comme Jeannet, qui était à cet égard d'une barbarie révoltante. Il causa la mort à ce malheureux Tronson du Coudray, en lui refusant de venir à Cayenne, pour se faire traiter. — Oh ! votre Jeannet ne m'en parlez pas, cet homme ne sera jamais mon modèle ; si quelque déporté tombe malade sur les habitations, il n'a qu'à me présenter pétition, et je le laisserai venir.» Ce mot ne fut pas plutôt lâché que, pour le lier par le fait, une pétition fut bientôt présentée, et répondue comme il avait annoncé.

Berthollon avait vendu son habitation à Germain, dont j'ai eu beaucoup à me louer. Je profitai d'une occasion qui se présenta pour l'informer d'un érysipèle que j'avais sur la jambe, et de la fièvre qui en était la suite. Je l'invitai à communiquer ma lettre à un officier de santé, et à m'envoyer son avis par écrit : c'était dans le moment où Burnel avait annoncé qu'il laisserait venir les déportés malades. Au lieu de remplir ma commission, Germain fut porter ma lettre à l'agent ; il lui présenta pétition pour me faire venir à Cayenne, et obtint une permission de vingt jours.

Elle me fut très agréable par mon rapprochement de Berthollon, de Barbé-Marbois et de Laffond-Ladebat, qui se trouvaient aussi à Cayenne. Le bruit s'était répandu que des Anglais avaient paru dans les environs de Sinnamary, et qu'ils avaient des projets sur la colonie. Burnel feignit de croire que Marbois et Laffond étaient gens à les favoriser ; il les fit emmener par la force armée à Cayenne, et placer à l'hôpital. Il semble que ce ne soit rien qu'une pareille mesure ; mais quand on réfléchit qu'il s'agit de deux hommes âgés de plus de cinquante ans, dont l'un est extrêmement délicat, et qui sont tous les deux exténués par la maladie ; que le trajet est de vingt-cinq lieues sur le bord de la mer ; que cet espace est alternativement rempli de marais ou de sables ; qu'il faut le faire à pied, au milieu des torrents de pluies dont on est inondé, ou des coups de soleil dont, par intervalle, on se trouve brûlé ; qu'il n'y a pas un seul arbre pour garantir dans les trois quarts du chemin ; et dans toute la route, pas un seul gîte pour se retirer, sauf celui que l'humanité de quelques habitants vous fait volontairement accorder ; qu'on est conduit, comme des criminels, par des hommes la baïonnette au bout du fusil, on sent tout ce que l'on doit souffrir. Voici ce qu'écrivait Barbé-Marbois à sa femme à ce sujet : «Sur un bruit mal-fondé et vraiment ridicule, que les Anglais allaient venir à Sinamary, j'ai été conduit malade à Cayenne par la force armée, gardé à vue par un caporal et quatre fusiliers. Je m'y suis traîné douloureusement à travers les sables, tantôt percé par la pluie, tantôt brûle par le soleil : j'ai cru expirer ; mais les soins qu'on a pris de moi à l'hôpital m'ont un peu rétabli.»

Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat s'étaient conformés à l'ordre de Jeannet, pour éviter le dépôt de Counamama ; ils avaient fait ce qu'on appelle des établissements. On peut juger, par la lettre de cachet de Burnel qui les faisait transporter à Sinnamary, combien ces établissements étaient respectés, et combien, quand même il y aurait eu possibilité pour les déportés, de se livrer à la culture ou au commerce, il y aurait eu de la folie à l'entreprendre sous un tel despotisme. C'est donc bien dérisoirement qu'on leur en accordait la faculté, et l'on peut juger par ce seul trait, qui s'est depuis répété, quelle était à la Guyane la solitude de ces établissements que l'on faisait sonner si haut en Europe. Au surplus, mes deux collègues furent en détention à l'hôpital, avec la permission de sortir quelquefois. Ils profitèrent de leur séjour à Cayenne, pour chercher à se placer dans les environs. L'habitation qui leur convenait le mieux était dans l'île de Cayenne ; ils demandèrent l'autorisation de l'agent, et lui écrivirent la lettre suivante :

Hôpital de Cayenne, le 14 ventose an 7 [4 mars 1799].

LAFOND-LADEBAT et BARBÉ-MARBOIS,

AU Citoyen Agent particulier du Directoire exécutif, dans la Guyane française.

Citoyen agent, si votre intention est de faire cesser la détention où nous sommes depuis le 25 nivose [14 janvier 1799], nous vous prions de nous autoriser à nous établir sur l'habitation de l'Armorique. Nous avons vu périr tous nos compagnons de malheur restés à la Guyane, et nous desirons de n'être pas séparés. Les maladies que nous avons éprouvées, la faiblesse de Marbois, augmentée par le voyage imprévu de Sinamary à Cayenne, la crainte des rechûtes, toujours dangereuses dans ce climat, exigent que nous soyons à portée de Cayenne, et des secours qui y sont réunis. Le citoyen P*** voudra bien répondre de nous, si notre intérêt et notre caractère ne vous paraissent pas une responsabilité suffisante ; nous vous demandons aussi, citoyen agent, que cette autorisation ne date que du premier germinal prochain [21 mars 1799] : ce délai nous est indispensable pour faire venir nos effets de Sinamary.

Nos avons l'honneur de vous saluer.

LAFOND-LADEBAT, BARBÉ-MARBOIS.

Assurément, on ne peut pas écrire avec plus de réserve et d'honnêteté. Cependant l'orgueilleux Burnel fut fort affecté de voir cette lettre terminée sans le mot respect ; et sur-le-champ il donna ordre qu'on fît partir Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, à la minute même, pour Sinnamary. J'arrivai chez eux au moment où l'ordre venait de leur être intimé. L'officier Morsy, qui l'avait apporté, pressait vivement ; il disait que le retard d'un quart d'heure le compromettait ; que l'agent l'attendit pour apprendre leur départ ; ils étaient occupés à faire leur paquet en grand hâte ; et je les aidais, quand un commissaire survint, et demanda, de la part de l'agent, 552 francs pour leur dépense à l'hôpital, à raison de 6 francs par jour pour chacun. La somme fut aussitôt comptée. Les bonnes sœurs de l'hôpital, très affligées de cet événement, étant survenues dans le même moment pour faire leurs adieux à mes collègues, une d'elles, instruite de la cause de ce départ précipité, dit à Marbois : «Vous deviez mettre salut et respect, l'agent y tient beaucoup. — Non, je ne puis respecter cet homme-là. Qu'on m'embarque pour Sinamary. — Mais vous risquez votre vie pour une parole ! — Il ne s'agit pas ici d'une parole, mais d'un acte de faiblesse ; et si je le commettais aujourd'hui, Burnel exigerait demain un acte de lâcheté.» J'empressai mes deux amis, et ils partirent dans une pirogue découverte. «Les lames, ajoutait Marbois dans la lettre à sa femme, les lames m'ont couvert à plusieurs reprises. Le canot, dans lequel il n'y avait point de banc, était rempli d'eau au quart de sa hauteur. J'ai passé la nuit dans un bain froid, exposé au vent, et j'ai cruellement souffert. La fièvre m'a repris, et depuis le 16, jour de mon arrivée, j'ai eu sept accès violens.»

Il faut maintenant connaître la manière dont Burnel rendit compte de cet incident au ministre. «Lors de l'arrivée des frégates espagnoles, qu'on avait d'abord prises pour une division anglaise, j'avais donné ordre d'amener à Cayenne, pour m'assurer de leurs personnes, Barbé-Marbois et Lafond-Ladebat, etc. Arrivés à Cayenne, je les fis mettre à l'hôpital. Ils y furent traités aussi bien que je desirais l'être en pareil cas. Je leur donnai permission de sortir soir et matin : ils me demandèrent celle d'aller passer deux décades sur une habitation voisine de Cayenne, je leur accordai d'y rester trois mois. Peu de jours après ces messieurs me présentèrent une pétition fort indécente dans le style et dans la forme. (On peut en juger, c'est la lettre que je viens de transcrire.) Je leur fis dire que le représentant du directoire exécutif ne répondait qu'à des pétitions écrites avec le style du respect qu'on devait à son caractère. J'ai su qu'ils avaient dit qu'il n'y avait plus de directoire depuis le 18 fructidor : son agent particulier ne les a pas moins fait partir sur-le-champ pour Sinnamary, où ils sont surveillés. M. Lafond est d'une impudence, etc. Dans sa démence, il se regarde toujours comme président du conseil des anciens, etc.»

Peut-on voir plus de petitesse, de dureté, d'insolence et de mensonge ! Quel est l'homme en place qui serait assez petit et assez vain pour s'offenser de ce qu'une lettre est terminée par ces mots, nous avons l'honneur de vous saluer ? Quel est l'homme en place qui serait assez dur, pour, sur ce léger prétexte, faire précipitamment embarquer ceux qui l'ont écrite, sans leur donner le temps de pourvoir à mille besoins indispensables, et les faire transporter la nuit, sur une pirogue découverte, à vingt-cinq lieues, au travers des dangers et des incommodités de la mer ? Et cet homme joint encore l'insolence à la barbarie ! Il traite d'impudence la noble fierté de Laffond-Ladebat ; il le taxe de démence. Laffond-Ladebat, accusé d'impudence et de démence par Burnel ! Quel renversement de rôle ! Mais ne dirait-on pas, à entendre l'agent, que pendant que Laffond et Marbois étaient placés à l'hôpital, ils ont été passer, ou trois mois, ou deux décades, sur une habitation voisine de Cayenne ? Le fait est qu'ils ne sont jamais sortis de l'hôpital que pour aller se promener le soir et le matin, au moyen de la permission que leur en avait donnée l'agent. Je ne relèverai pas l'erreur commis au sujet des frégates espagnols ; je me bornerai à dire que'elles furent étrangères à l'ordre de faire venir mes collègues de Sinnamary, puisqu'elles ne parurent que pendant qu'ils étaient à Cayenne. Quelque temps après, il plut à l'agent de faire faire une descente chez eux, à Sinnamary, pour leur enlever leurs papiers. Le commandant du poste et un sergent, le sabre à la main, leur demandèrent de les leur livrer. Vainement voulurent-ils en faire faire l'inventaire et s'en faire donner un reçu ; tout cela leur fut refusé, et les papiers furent enlevés de force.

Dans la lettre de Burnel au ministre, se trouve un paragraphe trop curieux pour être passé sous silence. Burnel, après avoir annoncé qu'il avait fait venir de Sinnamary Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, ajouté : «J'abandonnai à la garde du poste toute la valetaille qui y pullule. Ces messieurs ont pris la noble habitude de se voler entre eux. Parmi ceux des voleurs que j'ai fait arrêter ces jours derniers, il s'est trouvé un vieux serviteur de la maison de Bourbon, qui, sans doute, par attachement pour elle, en garde le souvenir sur l'épaule. Ce monsieur est marqué d'une fleur-de-lys.»

Misérable ! qui te joues ainsi des malheureux, sais-tu ce que c'était, en général, que ces hommes que tu appelles de la valetaille ? C'étaient des prêtres respectables par leur âge, par leur caractère, par leurs vertus, et surtout par leur malheur. Et quant à ces voleurs sur lesquels tu fais des plaisanteries de laquais, comment as-tu l'indignité de généraliser tes remarques ? Tu savais bien que ces dignes prêtres étaient incapables des bassesses dont tu parles ; tu savais bien qu'ils ne se volaient point entre eux, et qu'au contraire, ils étaient constamment volés par ces hommes condamnés, pour vol, par ces chauffeurs que le Directoire avait eu l'infamie de nous associer. Sais-tu ce que tu devais écrire au ministre, puisque tu te proposais de l'égayer ? Il fallait lui faire part de l'anecdote suivante, comme de tous les déportés, et que tu n'ignorais pas toi-même ; il fallait lui mander que les cinq voleurs, qui étaient venus avec moi sur la Décade, s'intitulèrent eux-mêmes «le directoire» ; qu'ils prirent chacun le nom d'un des cinq directeurs ; qu'ils ne s'appelaient jamais différemment entre eux ; qu'ils élisaient, alternativement un président, et que, pour que rien ne manquât à la ressemblance, ils étaient devenus le fléau de tout ce qui les environnait.

Les déportés qui se trouvaient au dépôt de Sinnamary, avaient très peu de communication avec les nègres cultivateurs. Les déportés placés sur des habitations particulières, en avaient davantage ; et comme dans cette dernière classe les uns étaient gratuitement sur ces habitations, et les autres éprouvaient beaucoup de bienfaits de la part des propriétaires, on sent que le peu d'influence qu'ils pouvaient avoir sur les Nègres, ils l'employaient au profit du colon. Elle se bornait à des exhortations au travail. Qui croirait cependant qu'il prit fantasie à Burnel d'accuser les déportés de retourner les Nègres du travail, et de chercher à jeter le trouble dans la colonie ? Voici ce qu'on lit dans la proclamation du 4 floréal [23 avril 1799] :

«Ennemis de la république, qui a été obligée de vous vomir de son sein, vous tous royalistes déportés, dont l'esprit remuant et les intrigues ont (je n'en puis douter) provoqué toutes les crises qui ont pensé perdre la colonie, vous ne deviez pas vous attendre à trouver place dans une proclamation adressé à des citoyens français ; que votre surprise cesse ; je n'ai qu'un mot à vous dire : il sera dur, mais clair, puisque tout ce que l'humanité, conciliée avec mon devoir, m'a porté à faire pour vous, n'a pas suffi pour obtenir de plus grand nombre la tranquillité qui convient seule à votre position, je vous préviens que le premier qui sera convaincu d'avoir fomenté une sédition parmi les cultivateurs, porté ces hommes crédules à l'abandon des travaux qui seuls peuvent réparer les maux de la colonie, sera jugé comme perturbateur, comme ennemi irréconciliable de la colonie.»

On ne reviendrait pas de sa surprise, en trouvant le mot humanité dans des actes aussi inhumains, si depuis longtemps on n'était accoutumé à voir le langage sans cesse en contradictions avec les actions. Dans les temps les plus malheureux de cette révolution, toutes les administrations, tous les bureaux, tous les murs étaient tapissés d'écriteaux, portant : LA VERTU, LA PROBITÉ, SONT A L'ORDRE DU JOUR. Qu'on lise les séances du corps législatif, sur notre déportation et sur l'assimilation des déportés aux émigrés ; qu'on lise les messages, les proclamations, les arrêtés du Directoire ; qu'on lise la correspondance du ministre et des agents, on ne trouvera que clémence et humanité. C'est par humanité qu'on nous déporte sans nous juger ; c'est par humanité qu'on condamne ensuite quelques-uns de nous à la mort, avec confiscations des biens ; c'est par humanité qu'on nous transporte dans le climat le plus malsain de la nature ; c'est par humanité qu'on les laisse manquer de tout, etc. Une autre remarque qui tient beaucoup à celle-ci, c'est que ces terribles humains, en ordonnant la mort, se gardent bien d'en prononcer le mot ; ils ont toujours des expressions ménagées. S'agit-il des déportés qui avaient été mis dans les cages de fer, on ne dit pas qu'en cas d'attaque ou d'insulte de la parte de quelque individu, le commandant les fera fusiller, ce qui paraîtrait révoltant, mais simplement qu'il agira militairement sur eux, ce qui est plus doux à l'oreille, et conduit néanmoins au même résultat. S'agit-il des déportés qui se sont soustraites à la déportation, on ne dit pas qu'ils seront mis à mort, leurs femmes et leurs enfants livrés aux horreurs de l'indigence, ce qui paraîtrait excessivement cruel, on dit simplement qu'ils seront assimilés aux émigrés ; ce qui ne présente point d'image sanglante, et conduit toujours au même résultat. Enfin, s'agit-il des déportés de la Guyane contre lesquels on prémédite quelque atrocité, on ne dit pas que dans le cas prévu ils seront punis de mort, mais simplement jugés comme perturbateurs, comme ennemis irréconciliables de la colonie ! Qu'on dise, après cela, que les hommes qui nous ont gouvernés ne sont pas les plus humains et les plus doux de la nature !

La proclamation de Burnel ne nous aurait pas beaucoup inquiétés, si nous avions pu croire qu'elle serait littéralement exécutée, car nous savions bien que nous ne serions jamais convaincus, ni de fomenter la sédition parmi les cultivateurs, ni de les porter à l'abandon des travaux ; nous étions, certes, bien éloignés de nous rendre coupables de ces délits. Mais j'étais bien éloigné de conspirer, le 18 fructidor, et je n'en étais pas moins puni comme conspirateur. Je craignais que Burnel, qui commençait par nous calomnier, ne finît pas nous rendre victimes de ses calomnies. Cependant il se borna à faire partit, capricieusement, deux prêtres pour Sinnamary. L'un d'eux était le chanoine insermenté qui l'avait marié à Cayenne. Par un autre caprice, il les fit revenir quelques jours après sur leurs habitations. Ce voyage faillit à les faire périr.

Il y avait dans cette proclamation un article concernant les habitants de Cayenne, qui me fit beaucoup de peine. Le bon accueil que nous en recevions donnait de l'humeur à l'agent ; il avait été vivement affecté de la mauvaise réception qu'ils avait faite à une vingtaine de ses amis, que les colons de l'Île de France avaient renvoyés pour n'être pas révolutionnés. Ces déportés d'un autre genre, abordèrent à Cayenne, et n'y furent pas vus avec plaisir. Burnel força les habitants à les loger et à les nourrir. Tout cela fut fait à contre-cœur et de fort mauvaise grâce. Pour s'en venger, il ajouta dans sa proclamation :

«Que les insensés qui osent protéger avec jactance les ennemis de la république, apprennent que je les connais tous, et que je les rends personnellement responsables de toutes les menées, faits et gestes de leurs protégés. Sous un gouvernement juste, les bons citoyens doivent seuls vivre tranquilles ; les autres doivent toujours voir suspendu le glaive de la loi.»

Ces menaces n'opérèrent aucun changement chez les bons habitants de Cayenne. Plus ils nous avaient vus, plus ils avaient appris à nous connaître, et plus ils s'étaient fortifiés dans le désir d'adoucir le sort des déportés. Le tyrannie peut bien commander la circonspection : elle comprime, mais elle n'anéantit pas les affections de l'âme ; souvent même elle leur donne plus d'activité.

La nuit du 23 floréal [12 mai 1799], douze prêtres belges, et un laïc du dépôt de Sinnamary, s'évadèrent à peu près de la même manière que l'avaient fait, un an auparavant, Pichegru et ses camarades. Ils se procurèrent une pirogue et un pilote, et se confièrent aux hasards de la mer, qu'ils redoutaient moins que le climat de Cayenne et le régime de l'agent. J'ai ouï-dire qu'ils avaient évité Surinam, où ils craignaient les effets des mesures si fortement recommandées par Jeannet, et qu'ils s'étaient rendus directement à Demerary, colonie anglaise, où ils avaient été parfaitement accueillis. J'ignore ce qu'ils sont devenus. Cette évasion n'eut aucune suite fâcheuse pour nous.

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[Notes de bas de page.]

1.  Ceci a l'air d'une contradiction ; cependant il est très vrai que le département de la Guyane française est beaucoup plus grand que toute la France, et que sa population est si peu de chose, que les assemblées électorales n'excèdent pas seize individus, y compris les mulâtres et les noirs qui, comme on sait, sont citoyens.

2.  [Note de l'éditeur.  Jean-Pierre Ramel, Journal de l'adjudant-général Ramel, commandant de la garde du Corps législatif de la République française, l'un des déportés à la Guiane après le 18 fructidor, sur les faits relatifs à cette journée, sur le transport, le séjour et l'évasion de quelques-uns des déportés, Londres, 1799. À propos, cet ouvrage de Ramel contient une esquisse d'un autre homme nommé Aimé, et voici un extrait ; spécifiquement du bas de la page 93 au haut de la page 95, en orthographe actuelle.

«Le cinquième jour après de notre arrivé [le 23 novembre 1797], le lieutenant Aimé vint relever monsieur de... et prendre le commandement du fort [à Sinnamary] : ce fut un grand malheur pour nous.

Aimé était au commencement de la Révolution laquais dans une maison de Nancy. Il fut l'un des principaux moteurs des troubles de cette ville, et du la révolte des régiments du Roi et du Chateauvieux, que les gardes nationales réprimèrent. Il s'engagea alors dans le régiment d'Alsace, où il est parvenu au grade de l'officier. Jeannet ne pouvait choisir un plus barbare geôlier.

Aimé donna d'abord de nouvelles consignes, et en imagina chaque jour de plus gênantes. Il défendit aux soldats de nous parler sous peine de mort. Il ordonna au tambour de venir tous les matins battre la diane devant nos cases. Jamais nous ne pûmes obtenir qu'il nous délivrât de ce funeste réveil, c'était un vrai supplice pour nos malades. Il semblait qu'il vît avec chagrin que le sommeil suspendait quelquefois nos malades. Le tambour, ou plutôt le vautour qu'il choisi, ajoutait l'insulte, poussait des cris, des éclats de rire, quand nous demandions grâce pour nos amis agonisants. Les plus sages de nous, ont plusieurs fois retenu les plus bouillants qui voulaient précipiter dans les fossés. Les appels furent faits avec une grande rigueur ; si quelqu'un de nous ne se fût pas trouvé dans sa case, il eût été mis aux fers...».]

3.  On trouve, au cinquième volume des Œuvres de Madame de Sevigné, dans l'endroit où il est question du supplice de la Voisin, condamnée à être brûlée, les paroles suivantes : «Un juge à qui mon fils disait l'autre jour que c'était une étrange chose que de la faire brûler à petit feu, lui dit : Eh, monsieur, il y a certains petits adoucissemens à cause de la faiblesse du sexe ! — Eh quoi ! monsieur, on les étrangle ! — Non, on leur jette des bûches sur la tête, les garçons du bourreau leur attachent le crâne avec des crocs de fer, etc.»  [Pour une édition de ce volume, voir Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné (1626-1696), Lettres de madame de Sévigné, de sa famille et de ses amis, Tome cinquième recueillies et annotées par M. Monmerqué,..., Paris, Hachette, 1862.]

4.  On n'a que trop vu, dans la Révolution, des ces êtres dégradés qui se croyaient tenus d'obéir, au prix de tout eux-mêmes, aux vils et féroces tyrans qui leur commandaient le pillage, les incarcérations et les assassinats ; dans d'autres temps aussi malheureux, il s'est trouvé des hommes qui ne sont pas piqués d'une aussi criminelle obéissance. Tout le monde connaît cette belle réponse de d'Aspremont, vicomte d'Orthe, gouverneur de Bayonne, à Charles IX, qui lui avait donné des ordres sanguinaires à la fatale époque de la Saint-Barthélemi. Sire, j'ai communiqué le commandement de votre majesté à ses fidelles habitans et gens de guerre de la garnison, je n'y ai trouvé que bons citoyens et brave soldats ; mais pas un bourreau. Le Veneur Detillières, Montmorin de Saint-Herent, Detende, Degordes, de la maison de Simiane, Montmorenci, Matignon, Villars, Decursai, Laguiche, de Rieux, Bouillé, et bien d'autres, répondirent tous au roi, qu'ils était prêts de mourir pour lui ; mais ils n'assassineraient jamais personne pour son service. Voyez : Le Père Louis Maimbourg (1610-1686), Œuvres complètes, t. V et VI, Paris, 1686 ; Nicolas Chorier (1612-1692), Histoire générale du Dauphiné, t. II, Lyon, Thioly, 1672 ; Germain-François Poullain de Saint-Foix (1698-1776), Histoire de l'Ordre du Saint-Esprit, Paris, Duchesene, 1766.

5.  [Note de l'éditeur.  Daniel Lescallier (1743-1822), Exposé des moyens de mettre en valeur et d'administrer la Guiane, Paris, Dupont, 1798.]

6.  [Note de l'éditeur.  Ici, l'auteur fait allusion à l'ouvrage de Lescallier «qu'il vient de publier» ; c'est-à-dire l'impression de 1798. Cependant, la première édition de cet ouvrage parut chez Buisson en 1791.]

7.  [Note de l'éditeur.  La corvette la Vaillante, dont cinquante-deux déportés, Mme Rovère et trois d'autres femmes, fut capturée par la frégate l'Indefatigable, sous le commandement du capitaine Edward Pellew (1757-1833) ; certains disent le 8 août, d'autres disent le 10 août 1798.]

8.  Je suis bien loin de vouloir faire la censure du nouveau calendrier ; mais peut-être n'a-t-on fait assez d'attention aux différences de température et de production que présentent nos colonies, lorsqu'on le leur a fait adopter. Aucune des nouvelles dénominations des mois ne désigne particulièrement l'état de l'atmosphère et de la nature dans ces climats. Si quelques-unes sont convenables, telle que pluviôse, qui se trouve dans la saison des pluies, elles sont trop limitées ; car il devrait y avoir sept mois de pluviôse. D'autres sont ridicules ; car que faire, par exemple, de vendémiaire, de frimaire et de nivôse dans un pays où l'on ne vendange pas, et où l'on n'a jamais connu ni le froid ni la neige ?

9.  Je préviens que pour tout ce qui est particulier à la Guyane, je me servirai des termes reçus dans le pays.  [L'abricot, probablement Mammea americana ; l'acouchi, Myoprocta spp. ; l'agouti, Dasyprocta spp. ; la barbadine, Passiflora quadrangularis ; la cerise (de Cayenne), Malpighia punicifolia ; la chique, Tunga penetrans ; le colibri ou l'oiseau-mouche, oiseau de la famille de Trochilidae ; le corossol, Annona spp. ; les «macs» probablement les moucherons, Culicoides spp. ; le pac ou paca, Agouti paca ; le pou d'agouti (ou l'aoûtat), non pas un insecte mais un acarien - plus spécifiquement la nymphe de celui nommé Trombicula autumnalis ou Trombidium autumnalis ; la sapote, Pouteria spp. ; la sapotille, Manilkara zapota ; le tacoco, possiblement le «tacco» ou «taco», Cuculus spp., voir George-Louis Leclerc Buffon (1707-1788), Histoire naturelle des oiseaux, Paris, t. V, p. 402, Impr. royale, 1778.]

10. [Note de l'éditeur.  Étienne-Laurent-Pierre-Burnel et René-Gaston Baco de la Chapelle, agents du Directoire dont la mission fut d'abolir l'esclavage à l'ancienne colonie de l'Île de France (aujourd'hui, l'État indépendant de l'île Maurice), y arrivèrent le 18 juin 1796 ; deux jours plus tard, sous la pression des autorités et de la population, ces agents furent expulsés sans avoir pu appliquer le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794).]


CHAPITRE 4 : LE VOYAGE RETOUR.


Jeannet a été très cruel pour les déportés : il ouvrait les lettres qu'ils écrivaient, et celles qui leur étaient adressées ; mais au moins il faisait partir les unes et rendre les autres ; et beaucoup d'entre nous ont, de son temps, reçu plusieurs lettres de France. Du moment que Burnel fut à la tête de la colonie, notre correspondance fut entièrement interceptée et supprimée, et il n'exista plus de relation entre nous, nos femmes, nos enfants, nos amis ; nous fûmes morts les uns pour les autres. Nous ne fûmes pas mieux informés des événements de l'Europe ; non seulement il voulut se donner le plaisir barbare de nous laisser ignorer jusqu'à l'existence des plus chers objets de nos affections, mais de plus, il ne laissa plus rien transpirer de ce qui se passait dans cet hémisphère. Aux souffrances que nous éprouvions, il joignit la plus cruelle de toutes, le tourment de l'incertitude sur ce qu'il nous importait le plus de savoir. Il eût été au désespoir que des époux et des pères eussent appris que leur femme et leurs enfants étaient encore en vie. Aussitôt qu'un bâtiment était mouillé en rade ou dans le port, des détachements étaient commandés pour conduire les arrivants, sans leur permettre de parler à qui que ce fût, auprès de l'agent qui demandait que tous les papiers, tant publics que particuliers, lui fussent remis ; défendait d'en remettre d'autres, sous les peines les plus graves ; commandait le silence le plus absolu, ou suggérait les fausses nouvelles qu'il voulait faire répandre. Lorsqu'un bâtiment partait de la colonie, il prévenait le capitaine, que, s'il se chargeait seulement d'une lettre à son insu, et qu'il vînt à le découvrir, il ne le laisserait pas partir. Quand tout était embarqué, il envoyait ensuite à bord faire les plus minutieuses recherches. Cependant les tyrans ont beau faire, il se trouve toujours des personnes assez courageuses pour entreprendre de les tromper, et assez adroites pour y réussir. Quelques-unes, partant pour l'Europe, se sont chargées de nos lettres, et sont parvenues à les soustraire à l'inquisition de l'agent.

Il est plus aisé d'enlever des lettres particulières, et de priver les malheureux, à qui elles étaient adressées, de la consolation qu'elles leur auraient apportée, que d'empêcher la circulation des nouvelles publiques ; on peut bien faire taire un capitaine, mais non pas tout son équipage ; aussi fûmes-nous informés, quoique d'une manière très imparfaite, de la journée du 30 prairial [18 juin 1799] ; nous sûmes que trois directeurs s'étaient vus forces de donner leur démission, et, comme l'on aime à se flatter, nous ne doutâmes pas que cet événement n'eût pour nous d'heureux résultats. L'agent n'était pas tranquille, la chute de ses protecteurs lui donnait de l'inquiétude. Il savait aussi que les gazettes américaines avaient peint, d'une manière très vive, le sort affreux des déportés, et fait des réflexions très justes, mais très fortes, sur la barbarie de Jeannet. La crainte l'humanisa : il annonça que les déportés, même ceux du dépôt de Sinnamary, qui pour raison de santé, ou même pour les affaires, voudraient venir passer quelque temps à Cayenne, en obtiendraient la permission, à la charge de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins, de se présenter, en arrivant, au commandant de la place, et de déclarer la maison qu'ils habiteraient. Un très petit nombre fut en état de profiter de cet avis.

Dans le même temps, le correspondant de Laffond-Ladebat, à Surinam, informé qu'on ne rendait aucune lettre aux déportés, prit si bien ses mesures, qu'il lui fit parvenir, à Sinnamary, un paquet venu d'Hambourg, dans lequel se trouvait l'arrêté qui autorisait nos collègues soustraits à la déportation, à se rendre à l'île d'Oléron. On donnait à Laffond le nom de ceux qui s'étaient conformés à cet arrêté, et on lui observait qu'on ne doutait pas qu'il ne fût applicable aux déportés restants à Cayenne. Il s'empressa de m'informer de cette importante nouvelle, en m'observant qu'il partageait l'opinion qu'on lui témoignait à notre à égard, et qu'il croyait que le premier bâtiment de l'État, qui arriverait de France, serait chargé de notre translation à Oléron. On croit si aisément ce qui flatte, lorsqu'on a pour soi les probabilités, que je ne balançais pas à être du même avis. On répondit que c'était sur la nouvelle qu'on avait reçue de la mortalité des déportés à Cayenne, que le Directoire substituait Oléron. Comment ne pas croire que ceux qui avaient le plus souffert, seraient compris dans une mesure qui semblait suggérée par l'humanité. Cependant la vérité était, comme je l'ai su depuis mon retour, que nous n'étions pour rien dans cet arrêté. Le Directoire ayant compté que tout ce qu'il avait envoyé à la Guyane y serait enterré, ne crut pas devoir nous y comprendre. D'ailleurs, nous étions mal informés sur les motifs. Ce n'était pas pour rester définitivement à Oléron, qu'on y attirait nos collègues ; on ne les y plaçait que provisoirement ; ils craignirent longtemps d'y être embarqués pour la Guyane, et il est infiniment probable que, sans les journées de prairial et de brumaire, ils auraient partagé notre destinée, et que la moitié d'entre eux n'existerait pas aujourd'hui.

Dans l'opinion de mon prochain rappel Oléron, je demandai et j'obtins la permission de venir à Cayenne, pour y faire les arrangements nécessaires à mon départ. Je ne manquai pas de mettre, au bas de ma pétition, salut et respect en très gros caractères, et j'étais si fermement persuadé que je ne tarderais pas à partir pour France, que j'emportai tout ce que j'avais sur l'habitation, à laquelle je fis mes derniers adieux. On pense bien qu'ils ne furent pas trop tristes. Berthollon m'attendait avec impatience. Il me reçut chez lui, et me fit presque oublier les misères et les ennuis que j'avais supportés pendant plus d'un an, dans mon affreuse solitude. Je pressai Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, de venir me joindre. Ils écrivirent à l'agent avec civilité, mais sans respect. L'agent ne leur répondit pas. Il leur fit dire, par le commandant du poste, qu'ils pouvaient pour trois mois. Ils vinrent en effet, et emportèrent tout ce qu'ils avaient à Sinnamary, bien persuadés qu'avant l'expiration de ce délai, on serait venu nous prendre pour nous emmener à Oléron.

Il est plus facile d'imaginer que de décrire toutes les sensations que me fit éprouver ma nouvelle position, dans la fausse opinion que j'avais conçue. Depuis le 18 fructidor [4 septembre 1797], pour ne pas remonter plus haut, je m'étais vu proscrit, enfermé pendant un mois dans la prison du Temple, traîné de cachot en cachot de Paris à Rochefort, engouffré, pendant quatre-vingt-seize jours, avec cent quatre-vingt-douze individus dans l'entrepont d'une frégate, en proie à toutes les horreurs de la plus pénible traversée, mis dans une maison de réclusion, relégué, pendant plus d'une année, sur une habitation isolée au milieu des bois, n'ayant pour compagnie des noirs, des monstres, des reptiles, des insectes, etc. ne recevant aucune nouvelle de ma famille, apprenant chaque jour la mort de mes compagnons d'infortune, et m'attendant à chaque instant à les suivre dans le tombeau. J'étais dans cet état affreux où l'homme, accablé sous le poids du malheur, ne conserve pas même l'espérance, lorsque, tout à coup, je me trouve transporté dans un pays habité par des hommes honnêtes, qui m'accueillent avec empressement, et cherchent à me prouver, par les procédés les plus délicats, que mes honorables persécutions sont pour eux un nouveau titre d'estime et de bienveillance. Je me vois au moment de quitter la terre fatale qui a dévoré tant de victimes, et à laquelle je ne pouvais guère plus longtemps échapper ; je touche au bonheur de me rapprocher de ma patrie, de ma femme, de mes enfants, de mes amis. C'étais une seconde résurrection aussi inattendue que celle que j'éprouvai à la mort de Robespierre ; et cependant elle n'était pas la dernière. Je devais encore passer par de plus cruelles épreuves, et il fallait un événement, qui n'existait point encore, pour réaliser mes espérances.

Je vis, le plus souvent qu'il me fût possible, Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, et je m'honorai de l'amitié qu'ils me témoignèrent. Lumières, pureté de principes, courage, honnêteté, amabilité, je trouvai tout cela chez ces deux hommes rares, qui m'ont fait passer des moments bien doux. Je logeais dans ce qu'on appelle la ville de Cayenne, qui ne vaut pas, pour la population et les bâtiments, beaucoup de nos villages. Ils logeaient, eux, dans ce qu'on appelle la Savane, qui en est comme le faubourg. J'allais régulièrement, tous les jours, leur faire ma visite avant six heures jusqu'à huit, et depuis quatre jusqu'à la nuit. Nous nous promenions sur le bord de la mer, jetant nos regards en avant, du côté d'où les bâtiments arrivent d'Europe. Apercevions-nous, dans le lointain, une goélette, quelquefois même une simple pirogue, nos cœurs battaient, et nous la prenions pour un vaisseau de ligne. Cette erreur n'était pas longue, et la lunette de Laffond détruisait bientôt cette illusion : d'abord ce fut entre nous un sujet d'amusement ; mais le temps se prolongeant sans que nous vissions rien paraître, l'inquiétude s'en mêla, je la témoignais quelquefois avec vivacité. Laffond la partageait assez ; l'imperturbable sérénité de Barbé-Marbois calmait mon effervescence.

Cependant beaucoup de causes se réunissaient pour augmenter cette inquiétude. Les Anglais s'étaient emparés de Surinam, et venaient d'enlever aux îles qui sont entre Cayenne et Sinnamary, un poste que l'agent avait eu l'imprudence d'y placer. Sur-le-champ il déclara la colonie en état de siège, et mit tout en réquisition (1). Il fit venir la majeure partie des noirs qui étaient sur les habitations, en forma un bataillon de tirailleurs, et prit de telles mesures, qu'il jeta la consternation dans l'âme des habitants et parmi le bataillon des blancs, reste du régiment d'Alsace. On lui supposait les plus sinistres projets ; et pour les prévenir, on le força à dissoudre ce bataillon de tirailleurs, à renvoyer le dangereux commandant qu'il leur avait donné, et à faire cesser l'état de siège et de réquisition. Il céda en enragent, et en se promettant bien de se venger. On ne lui en a pas laissé le temps. J'ai su qu'on l'avait embarqué ; mais je craignais alors quelque grande catastrophe pour la colonie ; et il me paraissait évident que les déportés seraient les premières victimes, eux qu'on avait constamment représentés aux noirs comme les ennemis de leur liberté, et que l'agent avait signalés, dans sa proclamation, comme les principales causes de tous les troubles.

Depuis longtemps la femme de Berthollon était attaqué d'une phtisie pulmonaire, qui avait résisté à tous les remèdes. Les médecins l'avaient condamnée, en déclarant, néanmoins, que sa seule espérance était dans le changement de climat, et que, peut-être, l'air d'Europe lui serait plus favorable. Berthollon avait résolu d'y passer. L'agitation de la colonie le détermina à presser son départ. Il prit des arrangements pour lui, sa femme et leur enfant, qui était une petite fille de 30 mois, avec un capitaine d'origine américaine, qui devait partit sous peu de jours pour Göteborg en Suède. Il n'y avait pas à choisir, c'était le seul bâtiment dont il pût profiter ; il pensa que de là il trouverait aisément les moyens de se rendre en France. Ce départ m'affligeait beaucoup, je me voyais privé d'un ami dont l'absence me serait bien pénible, si je devais rester longtemps encore à la Guyane.

Enfin, j'étais pris par la maladie. J'avais déjà eu la fièvre sur l'habitation, elle me reprit à Cayenne. Je fis différents remèdes qui n'opérèrent pas ma guérison ; on craignait qu'elle ne dégénérait en fièvre lente, je n'étais pas tranquille là-dessus, et la mortalité fréquente des déportés dont les tombeaux m'environnaient, n'était pas faite pour me rassurer.

Pénétré des dangers de ma mauvaise santé et des agitations de la colonie, inquiet du départ de Berthollon, et de ne point voir arriver de bâtiment d'Europe, persuadé que j'étais autorisé à me rendre à Oléron, et craignant de succomber avant de partir, je formai la résolution de voir le capitaine américaine, nommé Gardner, et de lui proposer de me prendre sur son bord. Il y consentit ; il donna ensuite le même consentement pour Perlet, qui se trouvait également à Cayenne, et pour le chanoine Parizot. Nous réglâmes le prix du passage, et convînmes des moyens d'exécution. J'aurais bien désiré pouvoir faire comprendre Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat dans ce projet, mais je connaissais là-dessus la résolution qu'ils avaient l'un et l'autre formée, de ne jamais fuir, résolution dans laquelle ils paraissaient persister plus fortement encore, depuis qu'ils se flattaient d'être rappelés à Oléron. Je crus donc inutile de leur en parler.

Pendant que je m'occupais des préparatifs nécessaires, il prit subitement fantaisie à l'agent de me faire partir de Cayenne pour l'habitation. Le commandant de la place me fit appeler, et, sur une prétexte frivole, m'ordonna de m'embarquer à la minute. Je lui dis que mes arrangements avec Germain n'existaient plus, que j'avais définitivement quitté son habitation, et que je ne savais où aller. Il fut prendre les ordres de l'agent. «Dans vingt-quatre heures, me dit-il, à son retour, vous vous procurerez une habitation, ou vous partirez pour Sinamary, en attendant, vous resterez aux arrêts, gardé par un gendarme.» Un ami de Berthollon, nomme Dubois, que j'avais vu souvent, et dont j'ai eu beaucoup à me louer, m'offrit à l'instant un asile. Je l'acceptai, et me disposais à m'y rendre, lorsque l'agent me fit appeler, et me conforma lui-même l'ordre du départ, déterminé, dit-il, par les circonstances où se trouvait la colonie. Je n'ai jamais bien pu savoir la raison de ce caprice, qui me surprenait d'autant plus qu'il ne s'agissait que de moi ; j'ai toujours soupçonné quelque faux rapport. Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, vinrent me voir malgré mes arrêts, et je partis le lendemain, après avoir fait mes combinaisons pour que cette circonstance ne s'opposât point à mon évasion. Je vis bientôt qu'elle n'était propre qu'à la favoriser, car en restant chez Berthollon, l'attention se serait fixée sur moi au moment où il se serait embarqué, et ma disparition aurait pu donner des soupçons, tandis qu'étant hors de Cayenne, j'étais bien sûr qu'on ne penserait plus à moi, et que j'exécuterais plus facilement mon projet.

Au lieu d'aller chez Dubois, je m'arrêtai sur l'habitation de Mme d'Audiffredi ; je ne l'ai connue que dans les derniers temps de mon séjour à la Guyane, et j'en ai reçu les plus grandes honnêtetés. Nous étions en correspondance liée. J'ai peu vu de personnes écrire avec autant de grâce et de facilité. J'en fus parfaitement accueilli, et ne crus pas néanmoins devoir la mettre dans mon secret, que j'avais résolu de ne dire à personne. Ce fut chez elle-même, et en causant avec sa famille, que je lui écrivis, ainsi qu'à Dubois, pour leur faire part de mon évasion. Je craignais qu'elle ne les compromît l'une et l'autre vis-à-vis de l'agent. Je tournai mes lettres de manière qu'elles fussent ostensibles, et qu'elles pussent l'adoucir. J'écrivis aussi à Barbé-Marbois et à Laffond-Ladebat, et je pris des mesure pour que toutes ces lettres ne fussent rendues qu'après mon départ.

Lorsque le moment fut arrivé, Perlet vint me prendre dans un canot conduit par deux Nègres, dont nous achetâmes le silence. Nous fûmes chercher Parizot dans le voisinage, et nous arrivâmes contre la marée, et en ramant de toutes nous forces à bord le brick le Phaéton, de deux cents tonneaux, qui était dans le port de Cayenne. C'était dans la nuit du 3 au 4 brumaire [du 25 au 26 octobre 1799]. Nous y fûmes reçus par le maître d'équipage que le capitaine avait prévenu. Il nous indiqua la cachette où nous devions nous tenir jusqu'à ce que nous eussions gagné le large. C'était un endroit fort peu spacieux, encombré de bagages, mis à dessein pour nous couvrir. Nous étions là à peu près comme dans l'entrepont de la Décade ; mais nous espérions que nous n'y serions pas si longtemps, et l'espoir d'un meilleur sort nous faisait supporter le malaise de notre position.

Berthollon avait embarqué nos malles et nos paquets, comme lui appartenant. Il s'embarqua lui-même avec sa femme et son enfant, dans la matinée du 4 brumaire. Un marin des Sables-d'Olonne, nommé Baradeau, s'embarqua également. On amena un ancien soldat du régiment d'Alsace, accusé d'avoir tenu quelques propos contre l'agent du gouvernement ; en enfin, un Nègre et une Négresse qui se trouvaient en jugement pour assassinat, mais que Burnel aimait mieux dépayser que faire juger, pour les soustraire au glaive de la loi. Les nombreux amis de Berthollon vinrent le voir, et dînèrent à bord, ils visitèrent à diverses reprises les différents endroits du bâtiment où sa femme, son enfant et lui devaient coucher, où il avait placé son bagage, etc. Le maire et le commissaire du Directoire près l'administration centrale, y restèrent aussi une grande partie de la journée, et y firent les mêmes visites, donnant chacun leur avis, soit pour approuver les disposition faits, soit pour y apporter des changements. Baradeau surtout, qui voulait ranger ses effets, les plaçait et déplaçait sans cesse ; tout cela se passait à côté de notre cachette, et nous faisait craindre à chaque instant d'être découverts. Perlet eut un violent accès de fièvre, et vomit plusieurs fois avec des efforts beaucoup trop bruyants pour notre position. Heureusement nous ne fûmes ni vus ni entendus. Nous échappâmes aussi aux regards des officiers qui vinrent faire la visite d'usage au moment du départ des navires. À trois heures après dîner, tous les visiteurs s'en furent et on leva la dernière ancre ; mais le vent manquant tout à coup, on fut obligé de la jeter à cinquante toises du lieu du départ. Qu'on juge de la peine que nous causa ce contretemps.

Sur le soir, on annonça un canot venant à bord, dans lequel se trouvait un gendarme. Nous nous crûmes découvertes, et nous ne doutâmes pas qu'il ne vînt signifier l'ordre de surseoir le départ. Par bonheur, nous n'étions pour rien dans sans mission ; et passant de la crainte à l'espérance, nous nous flattâmes que nous partirions le lendemain, 5 brumaire [27 octobre], au commencement du perdant, qui devait avoir lieu entre trois et quatre heures du matin ; mais point de vent, et il fallut attendre la marée du soir.

Dans le courant de la journée, encore nouvelles visites très multipliés, et par conséquent nouvelles inquiétudes. À midi, vint un pilote, chargé de nous sortir de la rade. Enfin, à quatre heures, la marée bonne, le vent assez fort, nous levons l'ancre, nous sortons, et nous disons, de grand cœur, un dernier adieu à cette terre de malédiction. À six heures, le pilote revint à terre, et demi-heure après, le capitaine, qui n'avait pu refuser de se charger du nègre et de la négresse assassins, mais qui avait bien résolu de ne pas les emmener, fit le sacrifice d'une petite chaloupe, dans laquelle ils s'embarquèrent à leur grande satisfaction et à la nôtre. Ils durent aborder dans la nuit sur la côte de Macouria, où ils étaient portés par les courants. Nous sortîmes de notre retraite, trempés de sueur, et nous respirâmes le grand air, qui nous rendit nos forces. Pour peu que notre séjour y eût été prolongé, je doute que nous eussions pu y résister.

Après avoir rendu nos actions de grâces à l'Être suprême, nous nous embrassâmes Parizot, Perlot et moi, comme des hommes qui viennent d'échapper miraculeusement à la mort. Nous n'avions plus rien à craindre de l'agent, et nous voyions la Guyane fuir loin de nous, avec un sentiment bien différent de celui que nous avions éprouvé lorsque nous nous éloignâmes des côtes de France. Une réflexion triste vint cependant tempérer notre allégresse. Elle fut occasionnée par un retour sur le sort de nos compagnons d'infortune, que nous laissions derrière nous. Je regrettais surtout bien vivement Barbé-Marbois et Laffond-Ladebat, que je connaissais plus particulièrement. Nous ne pûmes que faire des vœux pour eux ! Oh ! combien ils étaient sincères et ardents ! ils ont été exaucés pour mes deux estimables collègues ; ils le seront, je n'en doute pas, pour les autres infortunés. Il est impossible qu'un gouvernement humain consacre les actes de barbarie qui ont été commis par un gouvernement atroce, et ce serait véritablement les consacrer, que de laisser plus longtemps le peu qui reste de ces malheureux, sur cette terre dévorante.

Le 6 [28 octobre], à la pointe du jour, nous ne la vîmes plus, et nous continuâmes notre navigation par des vents assez favorables ; chacun s'arrangea pour être le moins mal possible. Quelle différence de situation entre celle-ci et celle de la Décade ! avec quel plaisir nous nous plaisions à la comparer ! D'abord, et c'était ce qui nous touchait le plus, au lieu d'aller en exil dans le Nouveau-Monde, nous nous rapprochions de l'ancien, où était toute notre existence. Nous ne disions plus, comme à notre départ de France : Nos patriam fugimus, et dulcia linquimus arva (2). Ensuite nous étions ici à notre aise, et assez bien nourris ; car, lorsque le projet fur arrêté, Berthollon se chargea de faire les provisions nécessaires. Enfin, ce qu'il y avait de très agréable, personne ne nous tyrannisait ; on ne chantait plus à nos oreilles : Tyrans, descendez au cercueil, etc. Tous les bons procédés qu'on peut recevoir sur un bâtiment, nous les éprouvions de la manière la plus obligeante. Nous étions en tout vingt et une personnes ; savoir, Berthollon, sa femme et leur enfant, Baradeau, Parizot, Perlet, et moi ; le capitaine, jeune homme de vingt-cinq ans, employé par une maison de commerce de Göteborg, et treize homme d'équipage, en y comprenant le soldat d'Alsace, qui s'aidait de tous ses moyens. C'était un ramassis de toutes les nations. Ils y avait des Anglo-Américains, un Espagnol, un Danois, des Écossais, des Anglais, trois Nègres, et néanmoins tout cela vivait de la meilleure intelligence.

Pendant mon séjour à Cayenne, j'avais quelquefois dit à des hommes dont j'étais sûr, et qui gémissaient, ainsi que moi, de la tyrannie de Burnel, que si jamais j'arrivais en France, je ferais connaître la manière barbare dont on avait traité les déportés. Ils offrirent de me procurer la correspondance des agents ; je ne crus pas devoir la refuser. Elle me fut fournie en effet, et je l'emportai comme une chose extrêmement précieuse. Je la confiai ensuite au capitaine, afin que, si j'étais découvert et arrêté dans ma fuite, elle ne compromît personne, et pût servir à d'autres, pour composer l'histoire de notre déportation. On verra par la suite que cette précaution, prise pour un cas qui n'arriva point, me servit pour celui que j'avais le moins prévu.

Le 19 brumaire [10 novembre 1799], nous passâmes le tropique, et fûmes pris ce jour-là par le calme ; il faisait très beau. Deux événements fixèrent notre attention, et nous tirèrent, pendant la matinée, de l'ennui de la navigation.

C'est un usage reçu dans tous les navires, de donner ce qu'on appelle le baptême du tropique, à ceux qui ne l'ont point encore passé ; ce baptême est une abondante immersion, plus désagréable que dangereuse dans une douce température. Les passagers ne s'en rachètent que par un petit sacrifice pécuniaire, mais les gens de l'équipage y sont très exactement soumis, et d'une manière beaucoup plus rigoureuse que les passagers. Voici comme je l'ai vu pratiquer à l'égard de trois matelots : ils furent d'abord enfermés dans la cale, d'où on les tira l'un après l'autre, les yeux bandés. On les attacha fortement à des cordages ; on leur fit des questions que je ne pus entendre, parce qu'elles étaient en anglais. Sur leurs réponses, on leur barbouilla la figure avec quelque chose de fort sale ; ensuite on les enleva par le moyen des poulies par-dessus le bord, et on les plongea à diverses reprises dans la mer. Les deux premiers furent très affectés de la cérémonie, ils ne sortaient de l'eau qu'en jetant les cris du désespoir ; le dernier, qui était un Nègre, la prit très gaiement ; on avait beau le plonger dans la mer, il sortait toujours en riant ; mais il ne tarda pas d'avoir une frayeur mieux fondée que celle de ses camarades de baptême.

J'ai dit que la mer était calme ; elle ressemblait à de l'huile, les voiles étaient plaquées contre les mâts, le bâtiment paraissait immobile. La journée était très belle, et le temps très chaud. Le plaisir qu'avait sans doute éprouvé le Nègre d'être dans l'eau, lui suggéra l'idée de prendre un bain beaucoup plus prolongé, et il se jeta à la mer. Il nageait fort bien ; mais à peine y eut-il resté une minute, qu'il s'aperçut que le bâtiment, qui n'avait pas l'apparence de faire le moindre mouvement, marchait cependant assez pour le laisser en arrière. Il fit d'incroyables efforts pour le joindre, ce fut inutilement. Alors il poussa des cris qui nous firent apercevoir son danger. On s'empressa de le secourir, on lui jeta des pièces de bois, auxquelles il se raccrocha ; on mit en travers, et deux de ses camarades s'étant jetés à l'eau, porteurs d'une petite corde, ils s'en servirent tous les trois pour revenir. Il y avait déjà près d'une demi-heure qu'il était dans cet état, il se trouvait à près de cent toises du navire. Le service qu'on lui rendit ne lui a pas longtemps profité ; on verra bientôt que sa destinée était de périr.

Le lendemain, 20 [11 novembre], le vent reprit, et nous aperçûmes, dans le courant de la journée, trois navires qui nous donnèrent de l'inquiétude ; nous craignions d'être pillés, ou tout au moins reconduits en Amérique. Peut-être eurent-ils à notre sujet la première de ces craintes. Quoi qu'il en soit, nous ne cherchâmes point à nous approcher les uns des autres ; et sur le soir, nous nous perdîmes entièrement de vue. Je me rappelle que cette nuit, ne pouvant dormir, je montai sur le pont, où je jouis d'un superbe spectacle. Le firmament me parut tout en feu, depuis minuit jusque vers les quatre heures du matin. Il semblait à l'œil que toutes les étoiles s'en détachaient, pour le parcourir en divers sens, se poursuivant, se croisant à toutes les secondes, ou, pour mieux dire, continuellement, et laissant après elles une longue traînée de lumière, qui répandait une très grande clarté. Le moment où l'on vient de tirer le bouquet d'un grand feu d'artifice, et lancer une immense quantité de fusées, peut donner une juste idée de l'état du ciel, pendant cette belle nuit (3). Je remontai sur le pont les nuits suivantes, mais je n'aperçus plus rien de semblable.

Le 6 frimaire [27 novembre 1799], nous rencontrâmes un autre bâtiment qui nous accosta. Il était américain, et faisait voile pour les États-Unis. Il nous dit venir de Copenhague, d'où il était parti depuis quarante-sept jours. Nous étions par le quarantième degré de latitude, aux approches des bancs de Terre-Neuve. Les deux capitaines s'étant rendu compte de leur estime sur la longitude, se trouvèrent différer de douze degrés. Nous avons eu lieu de croire, par la suite, que l'erreur venait de notre côté ; et que nous étions beaucoup plus à l'ouest que nous le pensions.

Le 15 [6 décembre], nous nous trouvâmes par le soixantième degré, en face du passage au nord des îles Orcades. Le capitaine nous assura qu'avec un bon vent, il nous rendrait dans cinq jours à Göteborg. Cette nouvelle nous fit grand plaisir ; mais bientôt après, le vent d'est s'étant fait sentir, il ne fut plus possible de tenter ce passage. Le capitaine s'éleva beaucoup vers le nord, et, pendant environ douze jours, il ne fit que courir des bordées du soixante au soixante-troisième degré, à la hauteur des îles Féroé et Shetland. Le vent étant revenu à l'ouest, il dirigea sa route vers le même passage ; mais comme il s'était trompé sur son estime en longitude, nous fûmes plusieurs jours sans l'atteindre. Ce fut enfin le 5 nivôse [26 décembre 1799], que la terre fut reconnue, aux acclamations de l'équipage. Le lendemain, nous la perdîmes de vue ; le surlendemain, nous la retrouvâmes ; nous doublâmes les Orcades, et entrâmes dans le nord de la mer du Nord. Nous découvrîmes, le 10 [31 décembre], les côtes de Norvège, couvertes de neige. Je n'oublierai pas, cependant, que le vent étant tombé et le soleil sans nuages, la température était si douce que nous nous fîmes raser et coiffer sur le pont, la plupart de nous en corps de chemise. Deux jours après tout était gelé sur le bâtiment, et nous craignîmes d'être pris par les glaces. Quel changement pour des hommes qui sortaient d'un climat brûlant, et qui, partis de l'équateur, se trouvaient, au milieu de l'hiver, transportés près du pôle !

J'ai remarqué que nous avions eu très chaud jusqu'au trentième degré, que la chaleur était tempérée jusqu'au quarantième, que le froid s'était fait sentir depuis lois, qu'il était devenu excessif du cinquante au soixantième, qu'il était beaucoup plus supportable au-delà, chose bien étonnante, et qu'il reprit toute son âpreté, lorsque nous parcourûmes les côtes de la Norvège, de la Suède, du Danemark, et de l'Écosse. Au surplus, dans toute la traversée je n'ai rien vu, outre les bâtiments dont j'ai parlé, que des poissons volants au-delà du tropique, quelques troupes de marsouins sur différents parages, une baleine vers le cinquante-troisième degré, beaucoup d'oiseaux de mer depuis le banc de Terre-Neuve, et enfin, une très grande quantité de cette plante marine, appelée raisin du tropique, et que nous avons rencontrée depuis le vingtième jusqu'au quarantième degré.

Malgré le calme du 10 nivôse [31 décembre 1799], les courants nous faisaient faire un peu de route, et nous poussaient vers les rochers de la Norvège. Le 11 [1 janvier 1800], nous n'en étions qu'à une très petite distance, non sans crainte d'y échouer, ce qui nous perdait sans ressource, la côte étant déserte et inabordable dans cette partie. Heureusement l'on parvint, à force de manœuvre, à gagner le Kattegat, pour y courir de nouveaux dangers, car le 13 [3 janvier], à la naissance du jour, nous n'étions pas à trois longueurs de navire de la pointe du cap Schagen ; à peine eut-on le temps de virer de bord, et le vent nous étant devenu contraire, lorsque nous n'étions qu'à environ douze lieues de Göteborg où nous croyons entrer dans la journée. Le capitaine tenta de relâcher à Christiana, nous approchâmes de très près cette ville, qui nous fut cachée par les brumes, et comme le vent s'était renforcé, la criante d'être brisés sur côte hérissée de rochers dans ce canal très étroit, détermina le capitaine à regagner la mer du Nord, et à se réfugier dans quelque port de l'Écosse, où il était porté par les vents.

Nous venions d'échapper deux fois, coup sur coup, aux dangers les plus imminents, nous nous trouvâmes à cent lieues du refuge que nous cherchions. Il faisait un temps affreux. Nous étions presque continuellement dans les ténèbres, n'ayant pas plus de six heures de jour, et pour comble de misère, nous manquions à peu près de tout. Le capitaine avait assuré que la traversée serait d'environ un mois et demi, les provisions avaient été faites pour trois mois par Berthollon, pour lui, sa femme, son enfant, Parizot, Perlet et moi. Baradeay avait fait les siennes ; mais le capitaine en avait fort peu ; il avait compté sur celles des passagers, et c'était à nos dépens qu'il nourrissait encore son domestique et son maître d'équipage. Pendant les quarante premier jours, le capitaine n'avait cessé de nous flatter d'une courte traversée, et l'on ne se faisait faute de rien. L'eau n'était pas plus ménagée. Il arriva de là, qu'au bout de deux mois, nous en eûmes très peu, que nous n'eûmes plus de viande fraîche, très peu de vin et de taffia que nous conservions pour fortifier les matelots dans les manœuvres, et qu'enfin nous fûmes réduits à la ration d'un biscuit, d'un morceau de lard, et d'un verre d'eau. C'est dans cet état de détresse, qui dura une quinzaine de jours, que nous courions, au milieu de la plus horrible tempête, vers les côtes d'Écosse, que personne ne connaissait, n'ayant en quelque sort devant nous que la perspective affreuse de périr d'inanition ou d'être jetés à la côte. Le 18 au matin [8 janvier 1800], on reconnut la terre, et comme on y était porté par un vent très violent, on mit le cap au nord, pour la longer en l'évitant jusqu'à ce qu'on pût découvrir quelque port. Chemin faisant nous aperçûmes, à la distance d'une lieue, un bâtiment qui venait d'échouer et que nous avons su ensuite avoir entièrement péri avec son équipage. Nous continuâmes notre route, et découvrîmes devant nous un second bâtiment remorqué par quatre chaloupes qui le dirigeaient vers un lieu que le capitaine prit pour le port de Montrose, et qui était celui de Fraserbourg (4). Il fit tirer plusieurs coups de canon, et mit un signal pour appeler un pilote côtier, mais personne n'ayant paru, et la nuit s'avançant, il se jeta dans un bassin, sur la gauche, qui formait une espèce de baie dans laquelle il se croyait en sûreté. Nous n'étions pas à un quart de lieue de terre, il n'y avait que trente pieds d'eau, on jeta l'ancre, dans l'espoir d'entrer au port le lendemain dans la matinée.

Cependant la mer continuait à être orageuse, et le vaisseau était presque aussi agité qu'auparavant. Le capitaine fit jeter une autre ancre, sur les deux heures du matin du 19 nivôse [9 janvier 1800], journée dont je conservai longtemps le souvenir, la vague venait avec tant de force contre le bâtiment, que l'eau tombait en abondance sur le pont, et entrait souvent par l'écoutille dans l'entrepont. Cet accident n'avait d'abord lieu que de quart d'heure en quart d'heure ; mais vers les quatre heures il devint si fréquent, que le capitaine, craignant d'être englouti, fit couper les câbles qui retenaient les ancres, s'approcha à une portée de fusil de la côte, et jeta l'ancre de miséricorde, la seule qui lui restait. Cette manœuvre n'améliora pas beaucoup notre sort. Les vagues furent aussi fréquentes, et devinrent tellement violentes que, vers les sept heures, le câble de cette dernière ancre cassa, et nous fûmes jetés sur la côte. Nous touchâmes à diverses reprises, et chaque fois nous crûmes que le bâtiment allait être brisé. Heureusement cela n'arriva pas, car, quoique très près de terre, aucun de nous ne fût échappé ; mais le navire s'étant ouvert en plusieurs endroits, et l'eau y entrant de toutes parts, nous fûmes obligés de monter sur le pont, d'où nous découvrîmes à cinquante pas de nous, à mesure que jour paraissait, les habitants de Fraserbourg, qui semblaient très touchés de notre situation alarmante, mais dont aucun n'osait tenter de nous secourir. Nous en étions plus affligés que surpris. Il paraissait en effet impossible de traverser cet espace rempli de rochers, contre lesquels la vague se brisait avec la plus grande violence. Aucun des matelots n'eut le courage de s'y exposer.

La mer était affreuse, elle était blanche d'écume ; les lames qui se succédaient sans intervalle, s'élevaient à une hauteur prodigieuse, et toutes celles qui étaient retenues par le bâtiment, finissaient par y tomber avec un fracas épouvantable. Nous fûmes bientôt couverts d'eau, quelques précautions que nous prissions pour nous en garantir. Vers les dix heures, on essaya de mettre la chaloupe à la mer ; mais, soit qu'elle y eût été mal lancée par des hommes engourdis par le froid, soit que la lame ne permît pas de la maîtriser, elle fut submergée. On tenta inutilement de jeter l'eau qui la remplissait ; il fallut l'abandonner. L'impulsion de la vague la jeta sur les rochers qui bordaient le rivage, elle s'y brisa.

Les lames qui frappaient continuellement à tribord, avaient insensiblement penché le bâtiment, et nous avaient obligé de nous réfugier du côté le plus élevé, pour n'être pas entièrement dans l'eau. Tant que la pente n'eut qu'une faible inclinaison, nous pouvions, sans beaucoup d'efforts, tenir en place ; mais de nouvelles vagues ayant entièrement couché le bâtiment vers midi, au point que le grand mât était horizontalement sur l'eau, et aurait pu servir de planche pour arriver très près de terre, s'il n'eût été continuellement couvert par les lames, notre position devint horrible. Nous étions tous accrochés aux cordages ou aux anneaux de tribord, et ce ne fut qu'avec des peines et des efforts incroyables que nous évitâmes de tomber dans la partie submergée.

Le hasard m'avait d'abord placé en face du dôme. Je me tenais à un cordage, mais j'étais tout près d'un sabord ouvert ; les lames passant par cette ouverture, me couvraient à chaque instant de la tête aux pieds. J'étais aussi trempé que si j'eusse été entièrement dans la mer. Pour éviter cette incommodité insupportable dans cette saison et dans ce climat, je crus pouvoir profiter du court intervalle de la cessation des lames, pour dépasser ce sabord, et me mettre un peu plus loin, dans un endroit où le parapet, qui formait une espèce de toit, pourrait un peu me garantir : le trajet n'était pas d'une toise ; il me fut impossible de le faire ; et si je n'eusse rencontré le cabestan où je me retins, je tombais dans la partie inférieure, et je me serais infailliblement noyé.

À peine eus-je resté un moment dans cette place, qu'un matelot, qui peut-être y était venu par le même motif et de la même manière, m'y gêna extraordinairement. Me plaindre eût été aussi injuste qu'inutile. Je tentai de nouveau de gagner le tribord, par le moyen des cordages qui étaient sur le pont ; ce fut tout aussi inutilement que la première fois. J'étais entraîné par la pente, et j'eus le bonheur de me raccrocher à la pompe, qui me servit quelque temps de point d'appui ; mais la tige de cette pompe sortait déjà de près de trois pieds, le poids de mon corps aidait encore à presser sa sortie. Je quittai ce poste périlleux pour en prendre un qui ne l'était guère moins. Je m'appuyai contre le grand mât qui était tout auprès, et qui, par son pieds et sa position, faisait à chaque instant craquer les planches sur lesquelles j'étais couché.

Tel fut mon dernier asile, où, n'étant plus garanti par le parapet, je reçus toutes les lames qui assaillirent le bâtiment. Vingt fois dans la matinée, j'avais fait écouler l'eau dont mes bottes étaient remplies ; mais là, j'en avais jusqu'aux genoux, et la partie supérieure de mon corps était aussi mouillée que mes jambes. Je ne comprends pas comment elles ne furent pas brisée par le choc des malles, des barriques, et d'autres corps fort lourds qui flottaient dans le bâtiment, ni comment je ne fus pas écrasé par le poids des lames qui tombaient sur moi, sans intervalle, en forme de trombes. Les matelots qui parlaient anglais, ne cessaient d'implorer le secours de nos nombreux spectateurs. Ceux-ci leur faisaient des réponses que je ne comprenais pas ; mais je jugeais bien, à leur gestes, qu'ils était désespérés de ne pouvoir nous secourir. Je vis ensuite arriver sur le rivage, une vingtaine d'hommes portant à dos une chaloupe. J'ai su qu'ils l'avaient prise au port éloigné de plus d'un mille. Cette vue me donna quelque espérance.

Cependant je me sentais épuisé de fatigue, de malaise et d'inanition, mes forces m'abandonnaient. Je jetai un coup d'œil autour de moi. Quel spectacle s'offrit à ma vue ! Je vis d'abord deux matelots nègres flottants à mes pieds ; ils étaient morts : l'un d'eux était celui qui avait manqué de périr au passage du tropique. Je détournai mes regards à gauche, j'aperçus la femme et l'enfant de Berthollon ; ils étaient morts. Je les tournai à droite, je vis Parizot, la tête renversée, recevant toutes les lames sans faire de mouvement ; il était mort. J'enviai leur sort, et je crus, pendant une demi-heure, que mes vœux allaient être exaucés. Déjà la froid, qui m'avait glacé, me causait des agitations convulsives qui m'annonçaient une fin très prochaine. Déjà des fréquents bâillements, que je pris pour des signes précurseurs du trépas, me persuadait que je touchais à mon terme, lorsque vers les trois heures, et dans un moment où je n'attendais ni ne désirais de secours, j'aperçus, sur le rivage, un jeune homme nu, qui se lançait à la mer devenue un peu plus tranquille. En peu de temps il fut au milieu de nous.

Il portait une corde attaché à cette qu'on venait d'apporter. Par le moyen de cette corde, les matelots amenèrent la chaloupe, où l'on embarqua plusieurs personnes. Une autre corde, fixée au rivage, servit à y ramener diagonalement la chaloupe et à l'empêcher de dériver dans les rochers qui étaient en face. Elle fit un second voyage, dans lequel je fus compris ; je n'eus jamais la force de quitter ma place, deux matelots m'en retirèrent et m'embarquèrent à demi-mort. J'arrive à terre sans connaissance ; six hommes me portent, comme un cadavre, dans une auberge ; on m'ouvre les dents avec effort, pour me faire prendre des cordiaux ; on coupe tous mes vêtements, qui étaient collés sur non corps ; on me met dans un lit bien chaud ; deux hommes nus se placent à mes côtés pour me réchauffer, et par tous les secours que l'humanité peut donner, on me rappelle à la vie.

Recevez mes actions de grâces, généreux George Milne, qui avez bravé le froid glacial de la mer, et la fureur des vagues, et les représentations de vos parents pour nous sauver ! Nous avons su que son père et sa mère firent tous leurs efforts pour le retenir, par crainte du danger qu'il allait courir. «Oui, leur dit-il, je sais qu'il est possible que je périsse, mais je sais aussi qu'il est certain que ces gens-là, que nous voyons mourir, périront tout, s'ils ne sont bientôt secourus.» Il s'arracha de leurs mains et se précipita dans les flots. Recevez-les aussi, bons et humains habitants de Fraserbourg, qui avez pris tant de part à nos maux, et nous avez prodigués, à l'envi, les soins les plus hospitaliers ! Recevez-les enfin, vous, respectable lord Inverurie, qui, par toutes les attentions qu'exigeait notre situation, n'avez rien négligé pour adoucir notre infortune ! votre âme noble et généreuse, est au-dessus des préjugés nationaux. Il suffit d'être malheureux pour avoir droit à sa bienfaisance.

Vers les huit heures, j'avais repris connaissance, et je sentais renaître mes forces, je trouvai ce lord au chevet de mon lit. Il partait très bien français, et me dit tout ce qu'il est possible d'imaginer de plus obligeant dans ma position. Il me donna des nouvelles de quelques-uns de mes compagnons de naufrage, qui, se trouvant moins exposés aux larmes, avaient un peu moins souffert que moi : m'assura qu'il me verrait le lendemain, et me recommanda fortement à mes hôtes. Sa recommandation était d'autant plus précieuse, qu'il était la principale autorité de Fraserbourg, comme délégué du duc de Gordon, lord-lieutenant du comté d'Aberdeenshire.

Le lord Inverurie fut la première personne que je vis le lendemain à mon réveil. J'avais passé une assez bonne nuit, mais j'avais les jambes ensanglantées et très enflées, les mains engourdies, au point de craindre qu'elles ne fussent gelées, et le corps tout brisé. Je désirais cependant de quitter mon auberge, où personne ne m'entendait, et de me réunir à mes compagnons d'infortune, qui avait été recueillis par Mr. Dalryuple. Aussitôt que mes forces me permirent de me lever, ce lord eut la bonté de me procurer des habits, de me soutenir pendant la marche, et de me conduire auprès de Berthollon, Perlet et Baradeau, que je trouvai extrêmement fatigués. Le premier était plongé dans la plus profonde douleur. Il avait perdu sa femme et son enfant, et quoiqu'il ne sentît alors que cette perte, elle était aggravée par celle d'une partie de sa fortune qui avait péri dans ce naufrage. Il était digne d'un meilleur sort.

Le même jour, 20 nivôse [10 janvier 1800], le bâtiment que nous avions vu le 8 [29 décembre 1799], remorqué par des chaloupes, et qui n'avait pu entrer au port, fit naufrage à côté du nôtre. Il y périt un matelot. Le capitaine mourut des suites des fatigues et des maux qu'il avait éprouvés, nous avons su que toute la côte d'Écosse était couverte des débris des vaisseaux naufragés pendant cette tempête, qui dura près de quinze jours. Le nôtre était entièrement brisé.

Nous perdîmes presque tous nos effets, le peu qui fut sauvé était extrêmement avarié. Le capitaine sauva un baril dans lequel il avait placé son argent, ses papiers et les miens, que je luis avais remis en partant, et où j'ai retrouvé les matériaux employés dans cet écrit. J'ai vu, depuis lors, les restes de ma malle qui avait été brisée, je ne trouvai qu'une chemise et un mouchoir. Voilà tout ce qui me restait. J'appris que j'avais été sur le point de faire une perte qui m'aurait plus embarrassé. Toute ma ressource était dans une ceinture que je portais sur moi pour la soustraire aux corsaires que nous avions craint de rencontrer. Lorsqu'on me dépouilla dans l'auberge, on jeta cette ceinture sur mes vêtements. Il se trouva là un malhonnête homme qui s'en empara et se sauva. Heureusement, on s'en aperçut à temps, on courut après, et on la lui fit rendre. Elle me fut ensuite fidèlement restituée.

C'est à Fraserbourg que nous apprîmes, par le lord Inverurie, la révolution du 18 brumaire [9 novembre 1799]. Cette nouvelle versa sur nos maux un baume bien salutaire. Avec quelle joie ne vîmes-nous pas notre patrie échappée aux nouveaux déchirements dont elle était menacée. Quels vœux ne fîmes-nous pas pour les succès et pour la gloire de l'homme étonnant qui venait de la délivrer de ses plus cruels ennemis. C'est à toi, Bonaparte, que la nation doit de respirer, c'est sur toi qu'elle fonde ses espérances. Ton génie et ta fortune t'ont placé dans la plus heureuse position. Consolide la tranquillité dont tu nous fais jouir, donne-nous la paix, remplis les vœux de tous les bons Français.

Je ne doutai plus, dès ce moment, de la cessation de ma proscription. J'était parti de Cayenne dans l'intention de me rendre à l'île d'Oléron. Je conçus alors l'espérance d'une pleine liberté. Pendant que je me nourrissais de cette idée, le lord Inverurie entre tout joyeux, un journal à la main. Votre nom, me dit-il, est dans ce papier, vous êtes rappelé à Dijon avec M. Pastoret, et il me lut l'arrêté du 5 nivôse [26 décembre 1799]. Rien ne pouvait m'être plus agréable qu'une pareille nouvelle. Je vis cependant avec douleur, que la justice partielle qui nous était rendue ne portait pas sur toutes les victimes. J'espérai que les considérations politiques qui avaient pu commander quelques exceptions, ne seraient pas de longue durée, et je conserverai cet espoir tant que je ne renoncerai pas aux idéés de grandeur, et surtout de justice, que je me plais à concevoir dans celui qui peut les faire cesser.

Le lord Inverurie nous fit les offres les plus généreuses. Mes compagnons de naufrage avaient, ainsi que moi, sauvé leur argent, et nous nous trouvâmes tout dans l'heureuse situation de ne pas profiter de ses offres. Alors il voulut au moins nous garantir de l'avidité qu'excitent partout les étrangers auxquels on suppose quelque aisance. Il fit lui-même le prix de nos vêtements, de nos logements et nourritures, et ne dédaigna pas d'entrer dans les plus petits détails. Obligé de nous quitter pour aller voir un de ses amis, blessé à la campagne de Hollande, il fit prier Mr. Caruthers, Écossais, prêtre catholique, de venir nous faire compagnie. Ce bon et digne ecclésiastique, qui demeurait à trois lieues de là, se rendit sur-le-champ à l'invitation du lord. Il avait fait sa théologie à Douai, et parlait très bien français. Il nous fut d'un grand secours dans un pays où nous ne pouvions pas nous faire entendre, et prit à nous le plus grand intérêt. Nous lui dûmes la connaissance des demoiselles Farquharson, Catholiques écossaises, qui nous comblèrent d'honnêtetés. Il fut surtout l'interprète de notre reconnaissance auprès de notre libérateur Milne, que nous avons souvent pressé sur notre sein, et auquel nos cœurs parlaient le plus éloquent des langages ; mais il nous était bien doux, après des scènes muettes, de pouvoir nous entretenir avec lui. Enfin, aussitôt que nous fûmes en état de nous mettre en marche, nous quittâmes ce pays hospitalier, en le comblant de nos bénédictions. Bons habitants de Fraserbourg, puissiez-vous être toujours heureux ! mais si votre destinée réservait quelqu'un de vous à des malheurs semblables à ceux que nous éprouvés sur vos côtes, puissiez-vous trouver des hommes qui vous ressemblent !

Nous étions déterminés à revenir en France par l'Écosse et l'Angleterre, c'était la route la plus courte. Nous nous rendîmes d'abord à Aberdeen. Le lord Inverurie nous avait donné des lettres pour cette ville. Mr. Caruthers voulut nous y accompagner. Nous fîmes ensemble cette route, qui est de cinquante milles. La nouvelle de notre naufrage nous y avait précédés, nous fûmes bien accueillis. Le commandant nous invita à dîner, il y eut très bonne chère, et après le dîner, il fallut boire jusqu'à la nuit ; on porta les toasts les plus philanthropiques, au bonheur de secourir les malheureux, à la fraternité universelle etc. On sent bien que nous ripostâmes de notre mieux, et que nous n'oubliâmes ni la bienfaisance des Écossais, ni les vertus hospitalières, etc. — On nous mena au concert ; nous yeux furent plus satisfaits que nos oreilles ; les musiciens étaient moins que médiocres, les femmes étaient plus que jolies ; les Écossaises sont grandes, bien faites et ont le sang très beau : quelle impression ne devait pas faire la fraîcheur de leur teint, la vivacité de leur coloris, sur des personnes qui avaient l'imagination salie des teints jaunes, livides, cuivrés, basanés et noirs de Cayenne ; mais elles n'avaient pas besoin de ces objets de comparaison pour nous paraître belles.

Je vis à Aberdeen quelques montagnards écossais, qui ont à peu près conservé le costume romain : ils portent un petit jupon qui tombe jusqu'à mi-cuisse, ils ont une chaussure qui va jusqu'à mi-jambe, l'intermédiaire est entièrement nu. Je crus d'abord qu'ils avaient des pantalons de peau, je m'aperçus qu'ils n'avaient rien ; assurément il est bien étrange qu'un pareil usage, tout au plus supportable dans les pays chauds, se soit établi dans des pays aussi froids ; ce qu'il y a de certain, c'est que les montagnards écossais y tiennent beaucoup ; on n'a jamais pu parvenir à le leur faire perdre.

Aberdeen peut avoir une population de vingt-cinq milles âmes ; c'est une port de mer très commerçant ; les manufactures y fleurissent, la ville s'agrandit et s'embellit tous les jours ; on nous assura que, depuis dix ans, elle était augmentée d'un tiers : les quartiers neufs sont agréablement bâtis.

Nous nous séparâmes de notre bon ami Mr. Caruthers, qui se chargea de nos derniers adieux pour George Milne, et de nos lettres pour le lord Inverurie, et nous nous rendîmes à Édimbourg, distant de cent vingt milles. Nous fîmes cette route en vingt-quatre heures. Nous ne nous proposions pas d'y séjourner ; mais l'avocat du roi nous déclara qu'il ne pouvait pas nous donner des passeports, sans l'autorisation du duc de Portland. Il lui écrivit, je le écrivis aussi, et il fallut attendre.

Je profitait de mon séjour pour visiter la capitale de l'Écosse. Sa population est d'environ quatre-vingt milles âmes ; elle est dominée par un château, dans lequel se trouvaient des prisonniers français, que je ne pus pas voir. Le palais des rois d'Écosse n'a pas de magnificence, mais il a de la grandeur dans sa simplicité. Les portraits des rois et des reines de ce pays, jusqu'à une époque très reculée, sont placés dans une vaste galerie. L'ancienne ville n'a rien de remarquable, elle n'a point de monuments publics dignes d'attention. Son palais de justice, ses bibliothèques, ses temples, ses salles de spectacles sont très médiocres ; mais la nouvelle ville est réellement très belle. On ne peut y bâtir qu'en se conformant, pour la construction extérieure, au plan donné par l'administration, pour son embellissement. Le genre est simple, mais de bon goût ; tout est en pierres de taille, d'un gris tirant sur l'ardoise. Les rues sont très spacieuses et garnies de larges trottoirs ; les portes sont en bois de couleur, très recherché, quelques-unes mêmes, en acajou ; les fenêtres sont à grands carreaux, et garnie de rideaux de taffetas. Presque tous les rez-de-chaussées sont en magasins, tenus avec la plus grande propreté. La partie qui donne sur le port a le plus superbe coup d'œil. Ce port est très grand et très fréquenté. Il était plein de bâtiments marchands. Les bâtiments de guerre n'y peuvent entrer. Ils restent en rade, où j'en ai vu plusieurs.

Ses habitants sont très appliqués au commerce, qui est considérable à Édimbourg ; ils sont humains, bienfaisants, mais un peu froids. Leurs mœurs m'ont paru pures ; la plus grande décence règne dans la société des femmes ; les équivoques en sont sévèrement bannies. Les Écossais sont très religieux, il observent rigoureusement le dimanche. Ce jour-là, il n'est permis ni de chanter, ni de danser, ni de jouer, non seulement en public, mais même dans l'intérieur des maisons, et l'on n'enfreint point cette défense.

Nous reçûmes, courier par courier, une réponse favorable du duc de Portland, et nous partîmes pour Londres. Perlet et Berthollon prirent la voiture publique, chargée des lettres ; elle va très vite et court jour et nuit. Nous nous donnâmes rendez-vous à Londres, d'où ils étaient partis lorsque j'y arrivai. Je les accompagnai jusqu'à leur voiture, et je me rappelle que la maîtresse du bureau où ils payèrent leurs places, nous supposant une grande importance, nous dit, dans son langage, qui nous fut à l'instant traduit : «Eh, messieurs, puisque vous allez en France, faites-moi le plaisir, quand vous y serez, de nous donner la paix !» Ce vœu pour la paix, nous l'avons trouvé dans toute la partie de l'Écosse et de l'Angleterre que nous avons parcourue. Baradeau et moi nous nous embarquâmes à Édimbourg. J'avoue que je ne me déterminai pas à prendre ce parti sans beaucoup de répugnance. Le souvenir très récent de mon naufrage me faisait encore frissonner ; mais je trouvais dans la route par mer une économie de dix guinées ; et les pertes immenses que j'ai faites, et le peu de fortune qui me reste, ne me permettaient pas de la négliger. Je me confiai donc de nouveau à cet orageux élément. Le voyage fut d'environ dix jours ; quelle immense quantité de navires ne vis-je pas dans ce trajet ! Mais en entrant dans la Tamise, ce ne fut plus qu'une forêt.

En débarquant, j'allai chez le duc de Portland, chargé de la partie du ministère qui regarde les étrangers. Il était à la campagne ; Mr. Flint, qui le suppléait, me reçut avec la plus grande honnêteté. Il avait été informé de mon naufrage, et m'en demanda les détails. Après les avoir écoutés avec le plus grand intérêt, il me fit des offres, sur lesquelles j'eus le bonheur de n'avoir qu'à le remercier. «Vous pouvez séjourner à Londres, me dit-il, tant que vous voudrez ; lorsque vous serez disposé à partir, je vous délivrerai un passe-port. On n'en accorde pas pour Douvres, mais vous trouverez à vous embarquer sur des neutres, par la Tamise.» Je m'occupai du soin de trouver un passage pour Calais ; je n'y réussis qu'au bout de quinze jours. J'employai ce temps à visiter Londres ; cette superbe ville est trop connue pour que je me permette d'en parler.

J'y vis beaucoup d'émigrés, et j'en ai peu rencontrés qui n'eussent le désir de retourner en France, pour y vivre tranquilles et ignorés. Les deux hommes dont je me suis le plus rapproché, sont Malouet et Lally-Tolendal, Ils réunissent, à de grands talents, un grand amour pour la patrie et pour la véritable liberté. J'ai très peu quitté Malouet ; Lally-Tolendal, qui habite Richmond, m'invita à aller le voir : j'y fus, et je passai une journée bien agréable avec lui. Richmond est un des plus beaux sites de l'Angleterre, et Lally-Tolendal un des hommes les plus aimables que j'aie jamais connus.

Aussitôt que je pus trouver un passage, j'obtins un passeport de l'honnête Mr. Flint, et je pris congé de lui. Je fus à Gravesend, attendre l'arrivée du bâtiment sur lequel je devais passer ; je m'embarquai sur la Tamise, et j'arrivai à Calais le 29 ventôse [20 mars 1800]. Il me serait impossible d'exprimer tout ce que je sentais en mettant le pied sur le sol de la France. Il faut avoir été proscrit, il faut avoir perdu l'espérance de revoir sa patrie, pour apprécier de pareilles sensations. Puisse-t-elle être au terme de ses trop longues agitations ! puisse le nouveau gouvernement cicatriser toutes les plaies qu'elles ont faites ! puissent, tous les Français n'avoir plus à redouter des mesures arbitraires, et trouver dans les lois cette garantie, sans laquelle il n'existe point de société.

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[Notes de bas de page.]

1.  

Proclamation du 9 vendémiaire an 8.

ARTICLE PREMIER.

La colonie est déclarée en état de siége.

ARTICLE II.

Toutes les propriétés publiques et particulières, tous les individus qui habitent la Guyane française, tous les moyens de toute espèce qu'elle fournit, sont en réquisition pour sa défense, et y restent assujettis jusqu'à un nouvel arrêté.

2.  [Note de l'éditeur.  Une variante de «nos patriae fines et dulcia linquimus arva, nos patriam fugimus» (Virgile, Égl. I) ; soit «nous abandonnons le sol de notre patrie, la douceur de nos champs, nous fuyons notre patrie».]

3.  Le même phénomène a été observé à Cayenne. Voici l'extrait qu'on vient de me communiquer, d'un journal tenu dans cette colonie.

«Dans la nuit du 20 au 21 brumaire [11, 12 novembre], vers trois heures et demie du matin, le ciel a paru éclairé des feux les plus brillans. Quelques personnes assurent même que ce phénomène a commencé vers minuit. Les feux avaient l'apparence de ce qu'on appelle étoiles tombantes ; mais ils laissaient une trace plus vive. Ils se croisaient dans tous les sens. Il s'en élevait de l'horison, sur-tout dans les parties du nord et de l'ouest. Lorsque, par instans, la lune, qui éclairait alors, était voilée par quelques nuages, la scène devenait plus magnifique et plus imposante. Elle n'a cessé qu'aux premiers rayons du jours. On n'a entendu aucun éclat. C'est un des plus beaux phénomènes qu'on ait observés ; et il est à desirer qu'on puisse constater quelles sont les parties du globe où il a paru. L'imagination ardente et la superstition des noirs leur a fair voir les choses les plus dommages. Les uns ont vu un trou dans la lune ; d'autres, un grande homme entouré d'enfans à ses genoux ; d'autres, une couronne. Quelques-uns sont très alarmés.»

Quelque puériles que soient ces remarques des Nègres, je n'ai pas de peine à croire ce qu'on en raconte dans ce journal. Ils sont, je l'ai déjà dit, extrêmement superstitieux.

4.  [Note de l'éditeur.  À propos, le phare de Kinnaird Head au nord du port de Fraserbourg, le premier à ériger sur le continent de l'Écosse, fut construit en 1787 par Thomas Smith ; en 1824, Robert Stevenson, beau-fils de Smith et grand-père du romancier Robert-Louis Stevenson, transforma radicalement l'appareil d'éclairage du phare et construit une tour à l'intérieur des murs du château originel.]



ANNEXE.


L'ANNEXE (1) : LISTE DES DÉPORTÉS EMBARQUÉS SUR LA VAILLANTE.

LISTE ALPHABÉTIQUE
des déportés en exécution de la loi du 19 fructidor an V, embarqués sur la corvette
la Vaillante, le 1er vendémiaire an VI, et leurs âges au jour de l'embarquement.

AUBRY, François : 49 ; deputé au Conseil des Cinq-Cents ; évadé le 3 juin 1798, mort à Demeray (Surinam).
BARBÉ-MARBOIS, François : 53 ; député au Conseil des Anciens ; rappelé à Paris.
BARTHÉLEMY, François-Marie : 50 ; directeur ; évadé le 3 juin 1798.
BERTHELOT-LA VILLEHEURNOIS, Charles-Honoré : 48 ; maître des requêtes ; mort [à Sinnamary] le 28 juillet 1798.
BOURDON-DE-L'OISE, François-Louis : 37 ; député au Conseil des Cinq-Cents ; mort [à Sinnamary] le 22 janvier 1798.
BROTTIER, André-Charles : 46 ; aumônier de Monsieur ; mort [à Sinnamary] le 12 septembre 1798.
DELARUE, Isaac-Étienne : 53 ; député au Conseil des Cinq-Cents; évadé le 3 juin 1798.
DOSSONVILLE, Jean-Étienne : 45 ; inspecteur de police ; évadé le 3 juin 1798.
LAFFOND-LADEBAT, André-Daniel : 50 ; député au Conseil des Anciens ; rappelé à Paris.
LETELLIER : 40 ; domestique de Barthélemy ; évadé le 3 juin 1798.
MURINAIS, Antoine-Auguste-Victor : 66 ; député au Conseil des Anciens ; mort [à Sinnamary] le 17 décembre 1798.
PICHEGRU, Charles : 36 ; député au Conseil des Cinq-Cents ; évadé le 3 juin 1798.
RAMEL, Philippe-Jacques-Pierre : 30 ; commandant de la garde des Conseils ; évadé le 3 juin 1798.
ROVÈRE, François-Xavier-Joseph-Stanislas : 49 ; député au Conseil des Anciens ; mort [à Sinnamary] le 11 septembre 1798.
TRONSON DU COUDRAY, Guillaume-Alexandre : 45 ; député au Conseil des Anciens ; mort [à Sinnamary le 27 mai 1798].
WILLOT, Victor-Amédé : 50 ; député au Conseil des Cinq-Cents ; évadé le 3 juin 1798.


L'ANNEXE (2) : LISTE DES DÉPORTÉS EMBARQUÉS SUR LA DÉCADE.

LISTE ALPHABÉTIQUE
des déportés embarqués sur la corvette la Charente, le 12 mars 1798, et par la suite
sur la Décade, le 25 avril suivant ; débarqués à Cayenne les 13, 14 et 15 juin 1798.

ABAILARD [AMBAILLARD], Pierre-Joseph : 40 ; vicaire de Noirterre (Deux-Sèvres).
ADAM [ADAMS], Jean-Nicolas : 50 ; bernadin de Paris ; mort.
AGAISSE, Henri : 25 ; clerc tonsuré de Nantes (Loire-Atlantique) ; mort en fructidor an VII.
AYME, Jean-Jaques : 46 ; député au Conseil des Cinq-Cents ; évadé le 27 octobre 1799.
BAILLI [BAILLY], Jean-Baptiste : 37 ; bénédictin de Saales (Vosges) ; mort le 18 septembre 1798.
BASSIÈRES, Louis-Raphaël : 32 ; cocher de Neuville (Orne).
BEAUVAIS (DANIEL DE), Louis-Marie : 47 ; militaire du Mans (Sarthe).
BECHEREL, Augustin : 45 ; vicaire de Villepot (Loire-Atlantique) ; mort.
BELOUET, Jean-Baptiste : 48 ; curé de Créancey (Côte-d'Or) ; mort le 29 septembre1798
BERNARD, Casimir : 26 ; laïc de Chartres (Eure-et-Loir).
BERNARD, Modeste : 56 ; prêtre de Saint-Jean de Dieu à Poitiers (Vienne) ; mort le 10 octobre 1798.
BERTRAND, Henri : 42 ; bernadin d'Orval (Cher) ; mort le 24 septembre 1798.
BILLARD, Étienne : 49 ; curé de Guyancourt (Seine) ; mort le 27 décembre 1798.
BODIN, Mathurin : 52 ; curé de Voide (Maine-et-Loire).
BONNERY [BONNERIE], Pierre-Vincent : 50 ; curé de Saint-Barthélemy à Beziers (Hérault).
BOSSU, Louis-Augustin : 39 ; graveur de Paris ; mort le 5 janvier 1799.
BOTTERF [BOTERF], Marc : 40 ; vicaire de La Roche Bernard (Morbihan) ; mort le 12 septembre 1799.
BOUCHARD, Pierre-André : 40 ; curé de Jemmapes (Belgique) ; mort le 10 novembre 1798.
BOUCHÉ [BOUCHER], Jean : 48 ; curé de Metz (Moselle).
BOUGEARD, Jean-Baptiste : 35 ; curé de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) ; mort le 22 septembre 1798.
BOURDOIS, Marie-Éloi : 45 ; vicaire de Sens (Yonne) ; mort le 19 octobre 1798.
BRODIN, Pierre-Julien : 54 ; vicaire de Rennes (Ille-et-Vilaine).
BRÉMON, Antoine : 55 ; curé de Bourges (Cher) ; mort.
BRETAULT [BRETAUD], René-Pierre : 40 ; curé d'Angers (Maine-et-Loire) ; mort le 4 novembre 1798.
BRIDAUT [BRIDEAU], Jean-Baptiste : 49 ; cocher de M. de La Rouchefoucault à Paris.
BROLL, François-Joseph : 58 ; curé de Strasbourg (Bas-Rhin) ; mort le 11 octobre 1798.
BROCHIER, Hugues-Joseph : 20 ; domestique de Grenoble (Langues).
BRUNEGAT, Pierre : 50 ; vicaire de Bazoche (Eure-et-Loir) ; mort le 8 septembre 1797.
BRUS, Jacques : 50 ; curé de Pichaudière (Tarn).
CAILLAT, Cailixte : 30 ; prêtre de Lauzerte (Tarn) ; mort.
CAPON, Michel : 26 ; menuisier de Paris.
CARDINE, Jean-Baptiste : 42 ; curé de Paris ; mort le 10 octobre 1798.
CAREL [CARELLE], Jean-Charles : 48 ; dominican de Metz (Moselle) ; mort le 27 novembre 1798.
CARVAL, Jean-Charles : 45 ; vicaire de Quimper (Finistère).
CHACHAL, Laurent : 34 ; chanoine de Saint-Dié (Vosges).
CHAPELLE DE JUMILLAC, René-Felix : 47 ; chanoine de Toul (Meurthe-et-Moselle).
CLAUDON, Jean-Claude : 63 ; capucin de Toul (Meurthe-et-Moselle).
CLAVIER, Xavier : 52 ; frère de Sept-Fonts (Charente-Maritime).
COLAS, Louis : 37 ; cultivateur de Dol (Ille-et-Vilaine) ; mort le 15 février 1799.
COLLENOT, Jean-Louis : 48 ; prêtre de Vannes (Morbihan).
COLLOQUIN, Pierre : 37 ; vicaire de Rheims (Marne).
COLNÉ, Joseph-Dieudonne : - ; vicaire de Champ-le-Duc (Vosges).
COLUS [CAULUS], Jean-Nicolas : 47 ; curé de Vomécourt-sur-Madon (Vosges) ; mort le 6 octobre 1798.
COMBAUT [COMBAULT], Jean : 44 ; vicaire de Saint-Pol-de-Léon (Finistère) ; mort le 9 octobre 1798.
CORMIER, Jean-Baptiste : 40 ; bénédictin de Chartres (Eure-et-Loir).
CUSTER, Nicolas : 30 ; récollet de Namur («Les Forêts»).
DARGENT, CRISTOPHE : 41 ; ouvrier de Paris.
DAVI, Jean-Alexandre : 32 ; vicaire de Villêveque (Maine-et-Loire).
DAVIOT, Denis : 50 ; capucin de Besançon (Doubs).
DAVIOT, Jean-François : 48 ; bernadin de Besançon (Doubs) ; mort.
DAVIOT, Nicolas : 32 ; bénédictin de Besançon (Doubs).
DEBRUYN, Joannes-Baptiste : 32 ; curé de Saint-Quentin de Louvain (Belgique) ; mort le 21 septembre 1798.
DELACROIX, Julien : 37 ; principal du collège de Dol (Ille-et-Vilaine).
DELAITRE : 37 ; principal du collège de Neufchâteau (Eure) ; mort.
DELUEAN [DELUON], Jean-François : 60 ; prêtre de Nantes (Loire-Atlantique) ; mort.
DEMAZURES [DESMAZURE], J.-Gaspard-M. : 56 ; curé de Rouchaire (Eure-et-Loir) ; mort le 24 septembre 1797.
DENOINVILLE, Albert : 45 ; curé de Vincy (Aisne) ; mort.
DENOUAIL [DENOILLES], Vincent : 57 ; archiprêtre de Vannes (Moribihan) ; mort le 21 décembre 1798.
DEMIER [DAYMIER], Jean-François : 42 ; vicaire d'Albi (Tarn).
DEPRÉS [DESPRES], François : 45 ; chanoine de Bourges (Cher) ; mort le 2 octobre 1798.
DESROLAND [DESROLLANDTS], Rabaud : 36 ; chanoine de Poitiers (Vienne) ; mort.
DOAZAN, François : 53 ; curé de Poitiers (Vienne) ; mort le 12 février 1799.
DORU [DORRUT] : 66 ; chanoine de Châteaudun (Eure-et-Loir).
DROUET, Pierre-François : 38 ; vicaire de Landeronde (Vendée).
DUBOIS, Jean : 60 ; curé de Pierrefitte (Charente-Maritime) ; mort en novembre 1799.
DUJARIER, Jean-Julien : 43 ; curé de Javron (Mayenne).
DULAURENT, Jean-Jacques : 55 ; conseiller au Parlement de Rennes (Ille-et-Vaine).
DUMONT : 45 ; curé de Périgueux (Dordogne).
DUPUIS [DUPUY], Jacques : 46 ; oratorien de Beauvais (Cher).
DUVAL, Guillaume : 40 ; vicaire de Sainte-Pazanne (Loire-Atlantique).
DUVAL, Jean-Claude : 49 ; chanoine de Soissons (Aisne) ; mort.
EVARD [EVRAD], Jacques : 40 ; chanoine de Chartres (Eure-et-Loir) ; mort.
FEUTRAL, Jean : 42 ; trinitaire de Paris.
FLEURANCE, Joseph : 44 ; capucin de Gérardmer (Vosges) ; mort le 11 janvier 1799.
FOURNIER, Hugues : 42 ; chartreux de Clermont (Puy-de-Dôme) ; mort
FRANCILLEU (PINCILLON), Mathieu : - ; vigneron de Besançon (Doubs) ; mort le 22 septembre 1798.
FRÈRE, Jean-François : 42 ; chanoine de Saint-Radegonde à Poitiers (Vienne) ; mort en septembre 1798.
FRIQUET, Alexandre : 54 ; tailleur d'Arras (Pas-de-Calais ) ; mort le 27 septembre 1798.
GAILLARD, Julien : 30 ; eudiste de Coutances (Manche) ; mort.
GARNESSON [GARMESSON] : 45 ; curé de Châlons-sur-Marne (Marne) ; mort le 6 décembre 1798.
GARNIER, Jacques-François : 33 ; curé de Gand (Belgique).
GÉRAN, Jean-Nicolas : 42 ; bénédictin de Metz (Moselle) ; mort.
GERMON, Jean-Mathias : 40 ; vicaire de Talmont (Vendée).
GIBERT DESMOLIÈRES, Jean-Louis : 52 ; deputé au Conseil des Cinq-Cents ; mort le 2 janvier 1799.
GIVRL (DESTOURNELLES DE), Jean : 28 ; chevalier de Laon (Aisne).
GODET, Charles-Louis : 52 ; vicaire de Laon (Aisne).
GRANDEMANCHE [GRAND'MANCHE], Hyacinthe : 40 ; capucin de Saint-Dié (Vosges).
GUERI DE LAVERGNE [GUERRE LA VERGNE], Gabriel-Marie-François : 52 ; ancien gendarme de la garde du roi de Luçon (Vendée).
GUIN [GUAIN], Claude-François : 45 ; lazariste de Besançon (Doubs) ; mort le 2 janvier 1799.
GUYOT, Ignace : 33 ; vicaire de Morizécourt (Vosges) ; mort le 18 novembre 1798.
HAVELANGE [HAVELANGES], Jean-Joseph : 45 ; recteur de l'université de Louvain (Belgique) ; mort le 6 septembre 1798.
HAYES (DE LA), Julien : 49 ; curé de Pont-l'Êveque (Calvados).
HUMBERT, Jean-Baptiste : 40 ; trinitaire de Toul (Meurthe-et-Moselle) ; mort le 7 janvier 1799.
HUON, Aimé : 25 ; militaire de Quimper (Finistère) ; mort.
HURACHE, Louis-François : 61 ; curé de Soissons (Aisne) ; mort.
HUREL : 36 ; perruquier à Versailles (Yvelines) ; mort.
HUYBRECHT, Pierre-François : 49 : curé de Saint-Bavon à Gand (Belgique) ; mort le 4 septembre 1798.
JARDIN, François : 40 ; vicaire de Sainte-Solange à Bourgues (Cher).
KERAUTEM, Jean-Louis : 50 ; militaire de Quimper (Finistère) ; mort en septembre 1799.
KÉRICUE [KERICOF] : 47 ; chanoine de Saint-Denis à Paris ; mort.
KERCKOF [KERCKHOFS] : 40 ; vicaire de Malines (Belgique) ; mort.
LAINÉ [LAISNE], Jean : 50 ; curé de Saint-Julien-de-Vouvante à Nantes (Loire-Atlantique).
LAPANOUZE [LAPANOUSE] : 40 ; vicaire de Rabastens (Tarn) ; mort en prairial an VII.
LAPOTRE, Mansui [LAPOSTRE, Mansuy] : 39 ; prémontré de Toul (Meurthe-et-Moselle) ; mort le 12 décembre 1798.
LAUDIER [LANDIER], Pierre : - ; coiffeur de Paris ; mort.
LAY : 33 ; vicaire de Comminges (Haute-Garonne).
LEBAIL, Alexis : 43 ; vicaire de Sulniac (Morbihan) ; mort le 28 novembre 1798.
LEBOURSICAULT, Pierre : 36 ; vicaire de Surzur (Morbihan) ; mort le 12 décembre 1798.
LECLERC, Nicolas : 29 ; cordonnier de Chambéry (Savoie).
LECLERC-VAUDONE [LECLERE-VODOSNE] : 50 ; bernadin de Langres (Haute-Marne) ; mort.
LECORRE, Alexis : 31 ; diacre de Rennes (Ille-et-Vilaine) ; mort le 11 février 1799.
LE DIFFON [DIFFOND], Charles : 38 ; prêtre de Vannes (Morbihan).
LEDIVELECK [LEDIVELEC], Louis : 52 ; archiprêtre de Vannes (Morbihan) ; mort le 13 octobre 1798.
LEGER, Jean-François : 53 ; curé de Villedieu (Loir-et-Cher) ; mort le 20 novembre 1798.
LEGEUEULT [LEGUEL], Thomas : 47 ; vicaire de Dourdan (Essone).
LEJOIJ [LEJOLLY] : 53 ; curé de Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord).
LEMAITRE [LEMAISTRE], Jean : 42 ; bernadin de Nantes (Loire-Atlantique) ; mort le 12 septembre 1798.
LEPAPE, André : 43 ; vicaire de Quimper (Finistère) ; mort le 11 octobre 1798.
LEROUX, François : 50 ; domestique de M. l'archévêque du Mans (Sarthe) ; mort.
LHUILLIER : 39 ; augustin de Paris.
LORTEC [LORTÉ], Jean-Joseph-Pascal : 50 ; prêtre de Toulouse (Tarn) ; mort le 9 septembre 1798.
LOYAL, Charles : 66 ; apothicaire de Bitche (Moselle) ; mort.
MARGARITA, Gaston-Marie : 37 ; vicaire de Saint-Laurent à Paris.
MAROLLE [MAROLLES], Jean : 37 ; chartreux de Bordeaux (Gironde) ; mort en octobre 1799.
MATERION, Toussaint-Pierre : 49 ; curé de Bourges (Cher).
MATHIEU, Jean-Charles : 36 ; prêtre de Saint-Dié (Vosges) ; mort le 11 septembre 1798.
MAURI (MAURY), Gabriel : 45 ; curé de Bourges (Cher).
MAZURIÉ [MAZURIER], Jean : 39 ; officier de marine de Saint-Pol-de-Leon (Finistère).
MICHONNET : 33 ; officier d'infantrie -.
MONTAGNON, Grégoire-Joseph : 47 ; curé de Besançon (Doubs) ; mort le 19 novembre 1798.
MULLER [MULER], Nicolas : 41 ; professeur de Luxembourg («Les Forêts») ; mort le 7 septembre 1798.
MUSQUIN, Pierre-Bernard : 43 ; curé de Pont-sur-Vannes (Yonne) ; mort le 26 novembre 1798.
NAUDAU [NAUDEAU] : 49 ; curé de Tessonnières (Tarn).
NERINKS [NERINCKS] : 22 ; novice capucin de Malines (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
NOGUE [NOGUES], René : 44 ; curé de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine).
NOIRON, Hilaire-Auguste : 49 ; curé de Mortier (Aisne).
NOURRY : 19 ; cordonnier de Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord).
NUSSE, Jean-François : 47 ; curé de Chavignon (Aisne) ; mort.
OUDAILLE, François-Augustin : 39 ; curé de Luzarche (Seine et Oise) ; mort.
PAIGNÉ [PEIGNIER], Guillaume-Jean : 46 ; curé de Saunière (Ille-et-Vilaine).
PARIZOT [PARISOT], André : 49 ; chantre et chanoine d'Auxerre (Yonne) ; évadé le 26 octobre 1799, naufragé et mort à Fraserbourg en Écosse le 9 janvier 1800.
PAVEC, Yves : 47 ; vicaire de Plogonnec (Finistère).
PAVIE, Jean-Hilaire : 32 ; vicaire de Faye (Loir-et-Cher).
PELLETIER, Felix : 41 ; curé d'Orléans (Loiret).
PERLET, Charles-Frédéric : 40 ; journaliste de Paris ; évadé le 26 octobre 1799.
PICARD, Mathieu : 59 ; curé de Rupéreux (Seine-et-Marne) ; mort le 2 août 1799.
PIERRON, Jean-Pierre : 50 ; curé de Villers-le-Sec (Marne).
PILLON [PILON], René-Pierre : 48 ; curé de Saint-Mars-sur-Ballon (Sarthe) ; mort.
PILLOT [PILOT] , Adrien-Henri : 33 ; vicaire de Niort (Deux-Sèvres).
PITOU, Louis-Ange : 30 ; chanteur de Paris.
PLANCHAN : 35 ; vicaire de Saint-Salvi-de-Carcavès (Tarn).
POIRSIN [POURCIN], Henri : 56 ; Capucin de Verdun (Meuse) ; mort le 2 novembre 1798.
PRADAL : 32 ; prêtre d'Albi (Tarn) ; mort.
PRÉVIGNEAU (TRUDERT) [PREVIGNAUD] : 52 ; curé de Saint-Florentin à Niort (Deux-Sèvres) ; mort le 11 octobre 1798.
PRIGEANT [PRIGENT], Jean-Guillaume : 59 ; vicaire de Glomel (Côtes d'Armor).
PRODON, Charles : 50 ; chanoine de la Sainte-Chapelle à Dijon (Côte-d'Or).
RAGUENEAU, Jean : 47 ; capucin de La Rochelle (Charente-Maritime).
RAIMBEAU, César-Auguste : 56 ; curé de Blois (Loir-et-Cher) ; mort le 17 juin 1799.
RENARD, Joseph : 32 ; perruquier de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine).
ROULANDS [ROELANDTS], Norberts : 48 ; bernadin d'Anvers (Belgique) ; mort le 5 novembre 1798
ROMELOT [ROMELOL], Jean-Louis : 47 ; sous-chantre de Bourges (Cher).
ROSSIGNOL : 54 ; vicaire de Laon (Aisne) ; mort.
ROUSSEL, François-Genévieve : 57 ; génovéfain de Soissons (Aisne).
ROUX, Jean : 48 ; chanoine de Bourgues (Cher) ; mort.
ROYER, Nicolas-Joseph : 35 ; vicaire de Villotte (Meuse) ; mort le 22 janvier 1799.
SAINT-AUBERT, Louis : 52 ; maréchal expert de Paris.
SAINT-PRIVÉ, Jean-François : 45 ; curé de Champ-le-Duc (Vosges) ; mort le 20 septembre 1798.
SANTERRE [SANSTERRE], Jean-Pierre : 47 ; vicaire de Grandchamp-des-Fontaines (Loire-Atlantique) ; mort.
SARTEL, François-Gabriel : 50 ; bernadin, curé de Notre-Dame de Gand (Belgique) ; mort le 2 janvier 1799.
SCHER [SECHER], Alexandre : 63 ; prêtre de Cologne (Allemagne) ; mort le 7 octobre 1798.
SCHILTZ [SCHILL], Dominique : 57 ; interprète de Luxembourg («Les Forêts») ; mort le 4 septembre 1798.
SÉGUIN [SEGOUIN], Nicolas : 48 ; curé de la chapelle de Saint-Martin à Chartres (Eure-et-Loir) ; mort le 13 octobre 1798.
SERGENT, Pierre : 29 ; laïc de Lyon (Rhône).
SOURZAC, Jean : 53 ; curé de Solignac (Haute-Vienne) ; mort le 15 août 1799.
TAUPIN, Pierre : 46 ; distallateur de Tréguier (Côtes-du-Nord) ; évadé le 12 mai 1799.
TÉNÉBRES, Alexis-Charles-François : 55 ; curé de Croix-de-Vic (Vendée).
THEVENAT, François-Thomas : 48 ; chanoine de Saint-Claude (Jura).
THOMAS, Pierre-François-Joseph : 58 ; chanoine de Saint-Claude (Jura) ; mort.
TOUPEAU, Nicolas : 24 ; domestique - ; mort le 9 octobre 1798.
TREMAUDAN [TRÉMOISDAN], François : - ; noble de Saint-Brieuc (Côtes-d'Armor) ; mort le 2 novembre 1798.
TROLLÉ, Charles : 38 ; vicaire de Nancray (Doubs).
VAILLANT : 46 ; curé de Vierzon (Cher).
VALLÉE, Alexis-Jean : 45 ; curé de Plouhinec (Finistère) ; mort le 15 octobre 1798.
VAUTROT, Étienne : 62 : bénédictin de Besançon (Haute-Saône).
VENATI [VENATY], Jean : 55 ; prémontré de Laon (Aisne) ; mort le 27 octobre 1798.
VERMON : 28 ; commis marchand de Paris.
VILLETTE, Jean-Louis : 46 ; boutonnier de Lyon (Rhône) ; mort.
WAGNER [WAGENER], Jean-Michel : - ; prêtre de Trèves (Belgique).
WANDERSLOTEN [VANDERSTOTEN], Ferdinand-François : 43 ; curé d'Anvers (Belgique) ; mort le 21 novembre 1798.
WANCANWBERGHE [VAN KAUBENBERGH], Jean-Baptiste : 50 ; curé de Saint-Jacques de Louvain (Belgique) ; mort le 6 octobre 1798.
WANHECSERVICH [VAN HEZEWEYCK], François : 30 ; oratorien de Malines (Belgique) ; mort le 1er octobre 1798.
WATTELLIER [WATELIER] : 49 ; musicien de Beauvais (Oise).
WLEIGER, Arnold-François : 47 ; oratorien de Malines (Belgique) ; mort le 2 octobre 1798.


L'ANNEXE (3) : LISTE DES DÉPORTÉS EMBARQUÉS SUR LA BAYONNAISE.

LISTE ALPHABÉTIQUE
des déportés embarqués sur la corvette la Bayonnaise, le 1er août
1798, arrivés devant la rade de Cayenne, le 29 septembre suivant.

ACHART LAVORT [ACHARD de LAVORT], Jean-Marie : 52 ; curé de La Roche Noire (Puy-de-Dôme) ; mort le 3 novembre 1798.
ALLAGNON : - ; prêtre de Cahors (Lot) ; mort pendant la traversée.
ANDRÉ, Jean-Nicolas : 36 ; chanoine régulier de Nancy (Meurthe-et-Moselle).
AUBERT, Pierre : 47 ; curé de Fromentières (Marne).
AUDIN, Hilaire : 31 ; vicaire de Saint-Prix (Yonne).
ASAERT [HASAERT], Pierre-Jacques : 51 ; curé d'Haringe (Belgique) ; mort le 19 novembre 1798.
BEAUGÉ : - ; laïc du Mont-Blanc (Haute-Savoie); mort pendant la traversée.
BEGUÉ, Jean : 31 ; prêtre de Combés (Gers) ; évadé le 12 mai 1799.
BERGER, Charles-Henry : 32 ; bénédictin de Nancy (Meurthe) ; mort le 10 novembre 1798.
BERTHOD, Pierre-François : 56 ; chanoine de Sallanches (Haute-Savoie) ; mort le 16 décembre 1798.
BOLLERET [BAULERET], Louis : 48 ; vicaire de Besançon (Doubs) ; mort le 22 novembre 1798.
BONNIER, Claude : 29 ; fondeur de Chambéry (Savoie).
BOSCAUT, Jean-Raymond : 48 ; chanoine d'Albi (Tarn).
BOSCAUT, Victor : 40 ; bernardin d'Albi (Tarn) ; mort en frimaire an VIII.
BOURGEOIS, Jean-François : 46 ; bénédictin de Besançon (Doubs) ; mort le 8 novembre 1798.
BRUMAUT-DE-BEAUREGARD, Jean-Baptiste : 49 ; chanoine de Maçon (Vendée).
BUCHER, le jeune : - ; prêtre de Besançon (Doubs) ; mort pendant la traversée.
BUFFEVANT, Jean-Aymé : 35 ; vicaire de Saint-Marguerite à Paris ;
CABEC [CABÉ], Jean-Nicolas : 55 ; capucin de Metz (Moselle) ; mort le 5 novembre 1798.
CAMPEFORT, Paul : 55 ; curé de Clermont (Puy-de-Dôme) ; mort le 9 novembre 1798.
CABASSOL [CHABASSOL], Denis-Hugues : 48 ; curé de Laduz (Yonne) ;
CHAPPUIS [CHAPPUY], Joseph : 46 ; curé de Saint-Julien (Isère) ; mort le 18 novembre 1798.
CHAVET, Joseph : 29 ; prêtre d'Orgelet (Jura).
CHEVALIER : - ; prêtre de Chambéry (Savoie) ; mort pendant la traversée.
CHOLET [CHOLLET], Antoine : 45 ; chanoine de Chambéry (Savoie) ; mort le 9 décembre 1798.
CLAIRE, Michel : 25 ; laïc de Chambéry (Savoie).
COLARD, Jean : 58 ; chanoine de Chambornay (Haute-Saône) ; mort le 21 novembre 1798.
COLLIN, Claude : 36 ; vicaire de Vavincourt (Moselle).
COMPOINT, Jean-Philippe-François : 32 ; prêtre de Vendôme (Loir-et-Cher).
COP, Michel : 48 ; curé de Zwijndrecht (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
CORNEVILLE, Jacques : 48 ; curé de Chartres (Eure-et-Loir).
COUBTAT [COURTOL], Pierre-Alexis : 32 ; vicaire de Besançon (Doubs) ; évadé le 12 mai 1799.
COURCIÈRES [COURSIER], Jean-Baptiste : 40 ; vicaire d'Albi (Tarn) ; mort le 17 janvier 1799.
DARMAND, François : 41 ; chanoine de Samoëns (Haute-Savoie) ; mort le 7 novembre 1798.
DAVID, Pierre : 45 ; génovéfain d'Angoulême (Charente) ; mort le 22 janvier 1799.
DEBAY, Jean : 41 ; régent de l'école des pauvres garçons à Bruges (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
DEMALS, François : 42 ; bernardin d'Anvers (Belgique) ; mort le 2 novembre 1798.;
DENÉVE [DE NEVE], Jacobus-Victor : 52 ; curé de Westkapelle (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
DENOODT, Jacques : 32 ; oratorien de Malines (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
DEZANNEAUX [DESAUNEAUX], Joseph : 44 ; vicaire de La Rochelle (Charente-Maritime).
DORIVAL, Jean : 51 ; curé de Cohan (Aisne) ; mort le 10 novembre 1798.
DUCHEVREUX (L'EREVISSE), Jean-Adrien : 38 ; minime desservant de Changey (Haute-Marne).
DUMONT, Philippe : 46 ; curé de Mannekeuver (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
ENIS, Louis-Philippe : 40 ; prètre de Besançon (Doubs) ; mort en novembre 1799.
EYSKENS, Paul : 40 ; bernadin d'Anvers (Belgique) ; mort le 13 novembre 1798.
FAYET, Benoît : 18 ; apothicaire de Vienne (Isère) ; mort le 8 décembre 1798.
FLOTTEAU [FLOTTEEU], Hubertus-Josephus : 34 ; vicaire de Beveren (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
GALLEY, Joseph : 38 ; curé des Ouches (Loire) ; mort le 11 novembre 1798.
GARNIER, Jacques : - ; vicaire de Langres (Haute-Marne) ; mort en octobre 1799.
GARRIC, Pierre : 36 ; vicaire de Saint-Martin à Castres (Tarn) ; mort le 8 novembre 1798.
GAUDIN, Pierre : 42 ; vicaire d'Angers (Maine-et-Loire) ; mort le 30 janvier 1799.
GAYET, Jean-Perre-Guillaume : 31 ; prêtre de Lyon (Rhône)
GÉMIN, Pierre-Joseph : 56 ; curé de Ramsbergen (Belgique) ; mort en décembre 1799.
GENTET [GENTEL], Jean-Pierre : 45 ; curé de Vienne (Isère) ; mort le 7 novembre 1798.
GERDIL [GARDIL], François : 53 ; vicaire de Lullin (Haute-Savoie).
GRAFF [GRAFFE], Bernard : 32 ; prêtre de Metz (Moselle).
GURLIAT [GUERLIAC], Pierre-Louis : 49 ; vicaire d'Aillon (Savoie),
HUYSENS, Marc-Antoine : 35 ; curé de Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie).
JUDET, Nicolas : 32 : chanoine de Saint-Martial à Limoges (Haute-Vienne) ; mort en février 1799.
JULIEN, Louis : 34 : laïc de Lyon (Rhône).
KEUKEMAN [KEUKEMANS], Jean : 44 : chapelain d'Anvers (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799.
LACHENAL [LARCHENAL], Jaques, 34 : vicaire d'Annecy (Haute-Savoie) ; mort le 5 décembre 1798.
LAFOND, Antoine : 41 ; curé de Saintes (Charente-Maritime).
LAFORGUE [LARFAGUE], Jean : 45 ; curé de Villeneuve (Lot-et-Garonne) ; mort 18 novembre 1798.
LAFORIE [LAVAURE], Jean : 56 ; vicaire de Flaugnac (Lot) ; mort le 7 février 1799.
LAMALATHIE, Bernard-Marc-Gabriel : 38 ; vicaire de Comminges (Haute-Garonne).
LAURENCE, Marin : 39 ; vicaire de Chartres (Eure-et-Loir) ; mort le 15 novembre 1798.
LEBAS, Bonaventure : 50 ; prêtre d'Octeville (Manche) ; mort le 7 février 1799.
LEROY, André : 43 ; curé de Rouen (Seine-Maritime) ; mort le 14 novembre 1798.
LEROY, Pierre : 32 ; prêtre du Mans (Sarthe).
LUQUET [LUCQUET], François : 43 ; vicaire de Lyon (Rhône) ; mort le 14 novembre 1798.
MARCÉ : - ; prêtre du Puy ; mort pendant la traversée.
MARDUEL, Humbert : 34 ; augustin de Lyon (Rhône).
MASSIOT, Jean-François : 39 ; vicaire de Saint-Hélier à Rennes (Ille-et-Vilaine).
MENTEL [MANTEL], Claude : 50 ; prêtre de Chambéry (Savoie) ; mort le 1er mai 1799.
MERCIER, Didier : 40 ; laïc de Chambéry (Savoie) ; mort le 23 novembre 1798.
MICHEL, François : 40 ; prêtre de Lyon (Rhône) ; mort le 25 février 1799.
MILLOCHAU [MILOCHEAU], Lubin : 57 ; curé de Chartres (Eure-et-Loir) ; mort le 7 novembre 1798.
MIQUELOT, Marguerite : 30 ; servante de Nancy (Meurthe).
MISSONNIER [MEISSONNIER], Claude : 34 ; vicaire de Clermont (Haut-Loire).
MONNEREAU, Jean-Pierre : 31 ; sous-diacre de Saint-Brieuc (Côtes d'Amour).
MONTANGERAN, Pierre : prêtre de Mâcon (Saône-et-Loire).
MOONS, Joannes-Baptiste-Cornelius : - ; vicaire de Boom (Belgique) ; évadé le 12 mai 1799, mort en Surinam.
MOULIS, Pierre : 52 ; curé de Vindrac (Tarn).
MOULIS : - ; curé d'Auch (Gers) ; mort pendant la traversée.
MOREAU-DUFOURNEAU, L.-M. : 38 ; vicaire de Mont Saint-Sulpice (Yonne).
MOREL, Barthélemy : 47 ; prêtre de Lyon (Rhône) ; mort le 10 novembre 1798.
NECTOUX, Claude : 48 ; curé de Sainte-Radegonde (Saône-et-Loire).
PARÉS, Pierre : 37 ; curé de Narbonne (Aude) ; évadé le 12 mai 1799.
PAVIOT [PAVIAU], Martin : 27 ; laïc de Bourges (Cher).
PEYRAS, Pierre : 39 ; capucin de Valence (Drôme) ; mort le 15 novembre 1798.
PILLON [PILON], Nicolas : 41 ; chanoine de l'abbaye de Saint-Victor à Paris.
PLOMBART [PLOMBAT], Antoine-Pierre : 48 ; curé de Salvagnac (Tarn).
POIGNARD, Jacques-Denis : 39 ; curé d'Orléans (Loiret).
PONCI, Jean : 23 ; laïc de Montpellier (Hérault) ; mort le 27 novembre 1798.
PORTE, Guillaume : 50 ; curé d'Esmolette (Haute-Savoie).
POUTTIER [POULTIER], Nicolas : 20 ; laïc de Metz (Moselle).
PRADIER, Guillaume : 40 ; curé de Clermont (Puy-de-Dôme) ; mort le 20 novembre 1799.
REY, Jean Michel : 49 ; professeur du séminaire de Montaimont (Savoie) ; mort le 20 novembre 1799.
REYPHINS, l'âiné : - ; vicaire d'Ypres (Belgique) ; mort pendant la traversée.
REYPHINS, Joseph : 37 ; vicaire de Weftsleteren (Belgique) ; évadé en octobre 1798.
ROUX, Étienne : 50 ; curé de Clermont (Puy-de-Dôme).
ROUYRE, Pierre : 52 ; curé de Clermont (Puy-de-Dôme) ; mort le 9 novembre 1798.
ROYER, Jean-Baptiste : 24 ; marchand de Clermont (Puy-de-Dôme).
RUBLINE, Jean-Baptiste-Joseph : 38 ; curé d'Orléans (Loiret).
SAUTRÉ, Jean-François : 49 ; professeur à Vic-sur-Seille (Moselle).
SENEZ, Louis : 27 ; curé de Soissons (Aisne) ; mort en décembre 1799.
SAINTUBERY, Jacques : 40 ; vicaire de Tarbes (Hautes-Pyrénées).
SONGEON, Dominique : 29 ; prêtre d'Annecy (Haute-Savoie) ; mort en décembre 1799.
SOUCHON, Pierre-Paul : 42 ; vicaire d'Issengeaux (Haute-Loire) ; mort le 2 novembre 1798.
TORES, Nicolas-Auban : 44 ; vicaire de Rouen (Seine-Maritime).
TOURNEFORT, Pierre : 56 ; chanoine d'Annecy (Haute-Savoie) ; mort le 12 novembre 1798.
TRAGNIER [TRAYNIER] : - ; curé de Saint-Sornin (Charente-Maritime) ; mort pendant la traversée.
VANBEVER [VAN BEVER], Jean-Baptiste : 48 : bernadin d'Anvers (Belgique) ; mort le 9 novembre 1798.
VANVOLEXEM [VAN VOLCKXEN], François-Joseph : 54 ; curé de Saint-Lievin Esche (Belgique) ; mort le 18 novembre 1798.
VEAUZI [VEAUZY], François : 49 ; curé de Clermont (Puy-de-Dôme) ; mort le 5 décembre 1798.
VERGNE, Dominique : 41 ; vicaire d'Angers (Maine-et-Loire) ; mort le 15 décembre 1798.
VÉRILLOT [VELITOT], Victor-Antoine : 48 ; capucin d'Autun (Saône-et-Loire) ; mort le 11 mars 1799.
VIEUXMAIRE [VIEUXMBIRE], Jean-Baptiste : 45 ; récollet de Besançon (Doubs) ; mort le 2 décembre 1798.
NOTA. On doit joindre au présent tableau le sieur Pierre HOCHARD, âge de 40 ans, l'un des missionnaires de la Guyane française, traité comme déporté par le gouvernement de Cayenne.

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[Note de bas de page.]

[Note de l'éditeur.  Quoique l'auteur précise le nombre correct des déportés, je n'ai pas tenté de vérifier de manière exhaustive les informations qui sont contenues dans ses trois tables, et donc il y a sûrement des erreurs ; la qualité du déporté parle, soit de son poste, soit de son domicile, ou de tous les deux ; les orthographes en crochets viennent du site de Guy Marchal (avec sa permission gracieuse). De plus, notez aussi ces orthographes alternatives, entres autres, pour les premiers déportés : Aubri, Bourdon, Brothier, Lavilleheurnois, (le chevalier) La Rue, D'Ossonville, Lafon-Ladebat, Le Tellier, De Murinais, Tronçon Ducoudray et Villot.]



[Fin de la notice biographique de J.-J. Aymé]

[Notes.]

1. Aymé, J.-J., Déportation et naufrage de J. J. Aymé, ex-législateur ; suivis du tableau de vie et de mort des déportés, à son départ de la Guyane, avec quelques observations sur cette Colonie et sur les Nègres, Paris, Maradan, 1800. [Cet ouvrage ne contient aucune table des matières ; celle montrée ci-dessus a été établie pour cette transcription. À propos, l'auteur précise rarement l'année révolutionnaire ; simplement le mois et le jour.]

2. Jean-Jacques Aymé (1752-1818), dit Job Aymé, procureur-général-syndic du département de la Drôme (1790-1791) et plus tard deputé aux Conseil des Cinq-Cents, fut arrêté après Fructidor et déporté à la Guyane en mars 1798 ; il s'en échappa en octobre 1799. Quelques temps après son retour en France en mars 1800, il fut nommé directeur des Droits Réunis (impôts indirectes), d'abord dans le Gers et plus tard dans l'Ain.

3. Pour un récit de la première vague des déportations des prêtres, en 1794, voir celui de Marie-Bon-Philippe Bottin, Récit abrégé des souffrances de près de huit cent ecclésiastiques français,... [en rade de l'île d'Aix du mars 1794 jusqu'au février 1795], Paris, Crapart, 1796 ; transcription (65 kB).

4. Pour une critique du rôle d'Aymé dans le Midi, voir Louis-Marie-Stanislas Fréron (1754-1802), Mémoire historique sur la réaction royale, et sur les massacres du Midi par le citoyen Fréron,..., Paris, Baudouin, 1824 ; spécifiquement pp. 65-74 [par exemple, page 70, «... Depuis 89, le départment de la Drôme, et particulièrement Montélimart, avait offert le modèle du patriotisme le plus pur et mieux soutenu. La sagesse, la douceur, la modération, l'humanité, un sincère attachment à la Révolution, y formaient le caractère du peuple. Job Aimé parvint par ses souplesses et par son influence à pervertir de si heureuses dispositions...» et, page 74, «... Job Aimé est Pierre l'hermite, et Lestang le Godefroy de cette croisade royale entreprise pour l'extirpation du républicanisme...»], et aussi pp. 307-324 [des pièces justificatives pertinentes ; fort curieusement, au pièce 20, il y a des références à «Aimé l'aîne... membre du conseil général...» et à «Aimé fils... officier de santé...»].

5. Pour les narrations plus détaillées de trois des survivants, voir : François Barbé-Marbois (1745-1837), Journal d'un déporté non jugé ou déportation en violation des lois, décrétée le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), Paris, Firmin Didot, 1834 ; André-Daniel Laffond de Ladebat (1746-1829), Journal de ma déportation à la Guyane française (fructidor an V — ventose an VIII), Paris, Ollendorf, 1912 ; et Isaac-Étienne La Rue (1760-1830), Histoire du 18 fructidor ou Mémoires contenant la vérité sur les divers événements qui se rattachent à cette conjuration, précédés du tableau des factions qui déchirent le France depuis quarante ans et terminés par quelques détails sur la Guyane considérée comme colonie, Paris, Degouville et Poley, 1821.

6. Pour une biographie de Mme d'Audiffredi, voir Michel Sardet (1932-), De Cayenne à Rochefort : la prodigieuse aventure de Thérèse-Rose d'Audiffredi (1757-1837), colon de Guyane, Matoury, Ibis rouge, 2002.

7. Pour un site riche en renseignements au sujet du bagne de jadis en Cayenne, voir celui de Guy Marchal.

8. Transcription en orthographe actuelle, ainsi que la carte, par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Mars 2004]