«DEUX VICTIMES DES SEPTEMBRISEURS [LES BIENHEUREUX FRÈRES LA ROCHEFOUCAULD]» DE
LOUIS AUDIAT ; CHAPITRE 27


CHAPITRE 27. — Lettre des évêques au pape. — La Rochefoucauld la signe. — Sa fermeté. — Mandement pour adopter l'instruction de Pie VI. — Sa protestation d'attachement à l'église. — Robinet demande que le département fasse les frais de sa lettre pastorale. — Accordé parce qu'il prêche le payement des impôts. — Pierre-Louis à Soissons. — Notes de bas de page, y compris la pièce justificative n° 10 : «Arrêté du district relatif au traitement de M. de La Rochefoucauld».


Il n'y avait plus de place pour Mgr de La Rochefoucauld dans son diocèse. Les prêtres fidèles, là comme ailleurs, étaient, sous peine d'être déportés sur les pontons de Rochefort ou de mourir sur l'échafaud, forcés de s'expatrier. Et quand ils ne se hâtaient pas assez de partir, on a vu comment on savait les y contraindre. Les religieuses, inoffensives dans leur cloître, étaient sommées de respecter l'intrus.

Elles n'ont pour armes que les prières ; c'est encore trop ; on les leur interdira ; toujours au nom de la liberté de conscience et du culte. Sur le siège épiscopal siégeait Robinet, escorté d'un clergé déjà déconsidéré et qui chaque jour se déshonorait davantage, soumis au département qui lui dictait ses ordres ponctuellement exécutés. La présence de l'évêque n'eût fait qu'exciter la persécution ; et il eût inutilement compromis les amis qui se seraient dévoués à le recevoir. Sa voix était étouffée ; on déchirait ses mandements ; on brûlait ses écrits pastoraux ; on le dénonçait à l'accusateur public et à l'Assemblée nationale. Il resta à Paris. Là aussi il entendait les hurlements de la haine : il voyait effiler les piques. Peut-être espérait-il y être moins en vue qu'en Saintonge. En vain on le pressait de partir. Ses collègues dans l'épiscopat quittaient une terre où chaque pas les exposait à la mort ; ils allaient chercher chez les étrangers la liberté de prier Dieu que la patrie leur refusait et mettre à l'abri leur vie chaque jour menacée sur le sol natal. Il resta, décidé à lutter jusqu'à la fin et à accomplir son devoir jusqu'au bout.

Pierre-Louis avait signé l'Exposition des principes. Pie VI y répondit par son bref du 10 mars 1791. «Le pape, dit l'abbé Barruel (1), y déclarait ne vouloir rien prononcer du tout sur la Révolution française relative aux objets civils et au gouvernement temporel qui ne sont, en effet, nullement de sa compétence hors de ses états. Mais il examinait à fond les lois et les principes relatifs au gouvernement religieux du clergé, à la hiérarchie et aux dogmes évangéliques ; il ne prononçait encore aucune censure contre ceux qui auraient fait le serment de maintenir la Constitution décrétée par le clergé ; mais il décidait, en qualité de souverain pontife, successeur de saint Pierre, vicaire de Jésus-Christ chargé de maintenir l'unité et les dogmes de l'Église, que cette Constitution civile du clergé était un chaos de schisme et d'hérésie.»

Le 3 mai, les trente évêques signataires rappelèrent au pape tout ce qu'ils avaient fait à l'Assemblée nationale pour prévenir les maux dont gémissait l'Église. Pied à pied ils avaient combattu toutes les propositions qui conduisaient au schisme. On voulait l'élection des évêques ; ils l'admettaient ; mais ils voulaient qu'elle fût faite par les évêques, par les prêtres et les députés des églises. On voulait supprimer les chapitres et les remplacer par des vicaires épiscopaux ; eux proposaient de faire des chanoines les vicaires de l'évêque. Ainsi du reste. Toujours ils avaient reconnu la nécessité des réformes ; mais toujours aussi ils avaient nettement distingué les règles disciplinaires des principes constants, pour se prêter aux modifications des unes et maintenir énergiquement les autres. Partout éclate dans cet écrit le patriotisme le plus sincère et la modération la plus grande. Ce qui les affligeait surtout, ce n'était ni la perte de leurs biens, ni les persécutions dont ils étaient l'objet ; c'était la situation malheureuse de l'Église gallicane. Aussi, ils n'hésitaient pas, et étaient tout prêts à se sacrifier eux-mêmes au bien de l'État et de la religion. «Élevez-vous, s'écriaient-ils en finissant, élevez-vous, Très-Saint-Père, dans toute la sagesse et la liberté de votre ministère. Sortez du milieu de ces considérations et de ces convenances privées qui meurent avec nous. Nous occupons un faible point dans le temps comme dans l'espace, et notre sort ne peut point entrer en balance avec les destinées des empires et les promesses de l'Église. Voyez la loi qui s'arme de la force et qui retentit comme une tonnerre public d'un bout de la France à l'autre. Voyez tous les évêques de France, excepté quatre, destitués de leurs sièges ; les uns décrétés par les tribunaux, d'autres arrachés de leurs habitations par la force, ou même transportés comme des criminels hors de leurs diocèses, d'autres mis en fuite sans défense et forcés de se dérober, non pas au péril, mais à la nécessité d'épargner un crime à des concitoyens ; des pasteurs vertueux et des prêtres fidèles insultés, attaqués au milieu du temple, dans la chaire de vérité, sur les marches du sanctuaire et dans le sein même de ces asiles inviolables où s'entretient le feu pur et sacré de la religion et de la vertu ; des vierges saintes que la jeunesse et l'innocence, la faiblesse de l'âge ou les infirmités n'ont pu dérober aux injures. Voyez nos églises envahies par un nouveau sacerdoce, et celles où n'ont point pénétré les innovations, interdites à la piété qui cherche les saintes solennités et qui fuit les profanations ; cette foule de ministres de tous rangs enlevés à leurs fonctions, séparés de leurs paroisses, dont l'Église ne les sépare point encore, et chargés, par sa mission qu'elle n'a point révoquée, de ces saintes obligations dont la loi leur fait un crime. Voyez les fidèles placés dans cette situation la plus cruelle de toutes, celle qui semble les mettre dans une contradiction nécessaire avec eux-mêmes entre la religion et la loi.» Si pour remède le pape voulait leurs démissions, ils la lui offriraient de grande cœur : «Que les principes soient en sûreté, que les pouvoirs de l'Église sur l'institution de ses ministres soient respectés et maintenus, et qu'une mission canonique puisse nous donner des successeurs légitimes, nous mettons à vos pieds, Très-Saint-Père, nos démissions, non pas ces démissions forcées, et ces interprétations arbitraires auxquelles nous n'avons point consenti ; ni tous ces actes garants de notre attachement pour nos devoirs, qu'on traduit comme un renoncement à nos places ; mais nos libres et volontaires démissions fondées sur ces mêmes sentiments qui repoussent le joug d'une contrainte que les lois civiles ne peuvent pas nous imposer et qui n'admettent dans l'ordre de nos fonctions spirituelles d'autre autorité que celle de l'Église. Nous remettons nos démissions dans vos mains, afin que rien ne puisse plus s'opposer à toutes les voies que votre sainteté pourrait prendre dans sa sagesse pour rétablir la paix dans le sein de l'Église gallicane.»

En même temps que Pierre-Louis de La Rochefoucauld signait avec ses vingt-neuf confrères cette magnanime lettre, se répandait en France le bref du 13 avril. Pie VI, instruit de la consécration des évêques constitutionnels, de leur intrusion et de l'expulsion des vrais pasteurs, déclarait illégitimes et contraires aux canons ces élections et l'érection de nouveaux sièges. Il prononçait la suspense contre tous les ecclésiastiques qui avaient fait purement et simplement le serment de maintenir la Constitution civile, s'ils ne se rétractaient pas dans les quarante jours. Il interdisait de toutes fonctions épiscopales tous ceux qui avaient été consacrés évêques contre les lois de l'Église.

Le déchaînement fut grand contre ces actes du Saint Siège. Au Palais-Royal à Paris et dans diverses villes, on promena sur un âne un mannequin habillé en pape, et après mille saturnales, la foule, en blasphémant et en chantant, jeta dans les flammes et les brefs et l'effigie du souverain pontife.

Ces orgies et les menaces n'effrayèrent pas Mgr de Saintes. On ne saurait trop admirer ce courage calme dans le péril. Il n'a pas l'air de soupçonner qu'à chaque mot il joue sa tête. Il va son chemin ; il fait son devoir. Le reste, la suite, l'avenir est à Dieu. Le conquérant est beau sur le champ de bataille au milieu du trépas qui frappe autour de lui sous mille formes. Il ne faut pas moins glorifier ce défi jeté à la mort, à une mort cruelle, pour une page écrite de sang froid dans le silence du cabinet, mort sans éclat, obscure aux yeux des hommes, sans les fanfares qui excitent, sans l'exemple qui entraîne, sans les cris et la poudre qui enivrent.

Le 3 juin 1791, La Rochefoucauld adressa avec le bref du pape un mandement où il accepte pleinement les bulles apostoliques du 13 avril, prononce en ce qui regarde son diocèse les peines ordonnées par Pie VI, et finit par un témoignage de profond attachement au siège de Rome.

«Pierre-Louis de la Rochefoucauld, évêque de Saintes par la miséricorde divine et la grâce du Saint Siège apostolique, au clergé et à tous les fidèles de notre diocèse, salut en notre seigneur Jésus-Christ (2) :

«Nous déclarons accepter avec respect et soumission le jugement émané de l'autorité du saint siège, le 13 avril de la présente année 1791, et notamment les dispositions qui condamnent le serment exigé des ecclésiastiques français, et celles qui, relatives aux évêchés et aux cures, prononcent dans l'ordre de la religion la nullité des nouvelles érections, nominations et confirmations, et de tous les actes de juridiction faits en conséquence par des pasteurs intrus et sans pouvoir.

«Nous déclarons unir notre voix à celle du vicaire de Jésus-Christ pour rappeler à l'observation des saints canons, par des avertissements paternels et charitables, les ecclésiastiques de notre diocèse qui ont eu le malheur de consentir à une prestation pure et simple du serment ordonné, et ceux qui, ne se bornant pas à cette première contravention, se seraient ingérés dans la charge des âmes sans une mission expresse des dépositaires de l'autorité spirituelle. A l'égard des censures et peines purement canonique, décernées à Rome dans des circonstances extraordinaires contre les membres du clergé coupables d'intrusion ou de parjure et qui persévéreraient dans leur défection, nous en ordonnons l'exécution en ce qui concerne notre diocèse, sans préjudice du droit ou plutôt du devoir attaché à notre qualité de juge ordinaire et immédiat des personnes ecclésiastiques en matière spirituelle. Et quant au très petit nombre d'anciens et légitimes évêques dont la chute nous afflige profondément, si les conjonctures où se trouve l'Église de France ne permettoient pas de les renvoyer devant le concile de leur province, leur personne ne doit pas être jugée sans quelques mesures conservatrices des formes établies pour ces sortes de procédure par le droit canonique du royaume. Nous comptons toujours au premier rang des devoirs de notre apostolat le soin de resserrer par notre exemple, les liens d'obéissance due à l'autorité du saint siège et à la personne de notre très saint père, le pape Pie VI. Puissent ne s'effacer jamais de la mémoire des véritables enfants de l'Église gallicane les leçons immortelles du plus célèbre défenseur de ses libertés ! Il y a, disait Bossuet parlant au nom de toutes les églises de France, «il y un premier évêque ; il y a un Pierre, préposé par Jésus-Christ même à conduire le troupeau ; il y a une mère-église qui est fondée sur cette unité comme sur un roc inamovible et inébranlable... Qu'elle est grande l'Église romaine, soutenant toutes les églises, portant le fardeau de tous ceux qui souffrent, entretenant l'unité, confirmant la foi, liant et déliant les pécheurs, ouvrant et fermant le ciel ! Qu'elle est grande encore un fois, lorsque, pleine de l'autorité du saint père, de tous les apôtres, de tous les conciles, elle en exécuté avec autant de force que de discrétion les salutaires décrets !...

«Quel aveuglement quand les royaumes chrétiens ont cru s'affranchir en secouant le joug de Rome qu'ils appelaient un joug étranger, comme si l'Église avait cessé d'être universelle ou que le lien commun, qui fait de tant de royaumes un seul royaume de Jésus-Christ, fût devenu étranger à des chrétiens !... L'Église de France est zélée pour ses libertés, et elle a raison... Mais nos pères nous ont appris à soutenir les libertés sans manquer au respect !...

«Sainte Église romaine, mère des églises et mère des fidèles, Église choisie de Dieu pour unir ses enfants dans la même foi et dans la même charité, nous tiendrons toujours à ton unité !... Vous qui m'écoutez... tremblez à l'ombre même de la division ; songez au malheur des peuples qui, ayant rompu l'unité, se rompent en tant de morceaux (3).»

Et ailleurs : «Quand le pape, comme le chef et la bouche de toute l'Église, du haut de la chaire de sainte Pierre dans laquelle toutes les églises gardent l'unité, annonçait à tous les fidèles la commune tradition avec toute l'autorité du prince des apôtres, les évêques reconnaissaient dans le décret du premier siège la tradition de leurs saints prédécesseurs, toute vivante dans leurs églises ; et ce consentement était la première marque de l'assistance du Saint-Esprit qui animait tout le corps de l'Église catholique. C'était là cet examen que le grand pape saint Léon avait tant loué. Ainsi les évêques avouaient que le premier siège, lorsque le besoin de l'Église le demandait, pouvait commencer, pour être suivi avec connaissance par les sièges subordonnés, en sorte que tout aboutit à l'unité catholique (4).» 

«Et sera la présente ordonnance envoyée à toutes les églises paroissiales et à toutes les communautés ecclésiastiques séculaires et régulières de notre diocèse avec les lettres apostoliques du 13 avril dernier et une traduction française pour l'instruction de tous les fidèles. Nous attendons de l'esprit sacerdotal qui anime nos vénérable coopérateurs dans l'exercice du saint ministère, qu'ils agiront avec autant de circonspection et de prudence que de zèle et de charité, pour faire connoître à leurs paroissiens le jugements du père commun des fidèles, en assurer l'effet sur les consciences et concourir ainsi à la paix de l'Église et au rétablissement des lois.

«Donné à Paris, le trois juin 1791.

«X PIERRE-LOUIS, évêque de Saintes.»

Ces belles et sages paroles parvinrent-elles à leur adresse ? On peut l'affirmer. La foi était vive, et se ranimait au spectacle des défaillances. La voix de l'évêque dut consoler, encourager, raffermir. Quelle différence entre lui et son successeur officiel ! La Rochefoucauld agit, quoi qu'il arrive ; Robinet, avant d'envoyer son mandement, le soumet humblement au visa des administrateurs du département et les prie d'en payer les frais d'impression. On consent bien volontiers : car outre qu'elle «respire la religion la plus évangélique», cette lettre contient «l'exhortation la plus pressante pour le payement des contributions... source précieuse du bonheur public.» La pièce vaut la peine d'être citée :

«Aujourd'hui 26 janvier 1792, le directoire du département assemblé au lieu ordinaire de ses séances, sont entrés MM. les vicaires de l'église cathédrale du département, qui ont mis sur le bureau un mandement pastoral de M. l'évêque aux fidèles de son diocèse, et ont demandé qu'attendu l'utilité générale qu'il pouvait offrir, l'administration arrêtât que la dépense de l'impression fût prise sur les fonds qu'elle devait fixer pour les frais du culte du service de l'église épiscopale. Lecture ayant été faite de ce mandement, le directoire y a reconnu le sentiment qui respire la religion la plus évangélique, l'exhortation la plus pressante pour le payement des contributions et l'accomplissement de tous les devoirs que prescrit la Constitution qui régit les Français. En conséquence, après avoir délibéré sur la proposition de MM. les vicaires, le directoire, considérant combien il est important de propager une morale aussi pure et aussi utile dans un temps où les ennemis de la chose publique s'agitent en tous sens pour renverser l'édifice sacré de la Constitution, en semant une doctrine contraire à l'esprit de la religion, pour exciter le fanatisme, et en arrêtant par leurs perfides manœuvres le cours des recouvrements, source précieuse du bonheur public, a arrêté que provisoirement le mandement serait imprimé, et les frais d'impression pris sur les fonds destinés aux frais du culte ; que copie du présent arrêté serait envoyée au ministre de l'Intérieur pour obtenir l'approbation du roy, et qu'il serait prié de faire connaître en même temps d'une manière précise au directoire quels sont les objets de dépenses du service de l'évêque et de son conseil, qui doivent être considérés comme frais de culte.

«Arrêté en directoire les dits jour et an.

«RABOTEAU. LE VALLOIS. REBOULLEAU. DUCHESNE. EMOND.»

Le mandement du 3 juin 1791 fut le dernier acte épiscopal de La Rochefoucauld. Nous trouvons cependant encore de temps en temps son nom mêlé aux faits qui se passent en Saintonge. Ainsi, le 12 juillet 1791, il réclame au directoire du district de Saintes le complément de son traitement pour l'année 1790. Après mûre délibération, le directoire, sur un état de recettes présenté par un fondé de pouvoirs, fixe approximativement son revenu à 30000 livres, et lui accorde 12412l, 18s, 8d, dont il faudra déduire la contribution patriotique (5).

Robinet n'était pas plus heureux pour se faire payer. Le 11 juin 1791, il demande à toucher quelque chose de son traitement. Aussitôt «le directoire, considérant que le sieur Robinet a droit à son traitement comme évêque, à dater du 20 mars dernier, époque de sa consécration, et qu'il n'a reçu en cette qualité que le montant du trimestre de sa pension d'avril à juillet de la présente année,

«Est d'avis qu'il soit payé au sieur Robinet, comme évêque constitutionnel du département, sur la caisse du district, la somme de 330l, 3s, 4d, pour son traitement depuis le 20 mars jusqu'au 1er avril de la présente année, sauf à imputer sur ladite somme celle de 55l, 11s, 1d, dont il se trouve débiteur à la caisse du district, à raison du remboursement qu'il doit effectuer de pareille somme qu'il a touchée pour son traitement, comme curé de Saint-Savignien depuis le 20 mars jusqu'au 1er avril 1791, à raison de 500l par trimestre.»

On rendit cependant justice une fois à l'évêque dépossédé. Le 3 janvier 1792, le directoire du district trouva que son fondé de pouvoirs réclamait «avec raison la réduction de la contribution patriotique de cet évêque en proportion de celle de ses revenus anciens, et que ne devant jouir, en 1790, que de trente mille livres de traitement, le quart de cette somme doit être la dose du payement à faire pour le terme de 1791, et conséquemment la somme de 2,500 livres sera suffisante pour l'acquitter». Ainsi le directoire fut d'avis «que le sieur La Rochefoucauld soit admis à ne payer au receveur de la contribution patriotique que la somme de 2,500l pour le terme d'avril 1791, et que sur la représentation de la quittance de cette somme, le receveur du district soit tenu d'acquitter à ce dernier la somme de 12,412l, 4s, 8d, portée dans l'ordonnance du département du 23 août 1791.»

Le 7 février suivant, nouvelles réclamations. La Rochefoucauld, par l'intermédiaire de Descroizettes, demande son traitement pour 1791. Le directoire juge qu'il n'a été fonctionnaire public jusqu'au 10 avril 1791. On ne lui doit donc que 7500 livres. Pour les neuf autres mois de l'année, il n'a droit qu'à 7500 livres, et le cassier est autorisé à payer 15000 livres pour l'année entière 1791. Mais comme sa contribution patriotique est fixée sur un traitement de 30000 livres et que son traitement n'est plus que du tiers, on lui accorde, sur sa demande, de ne payer que 1250 livres pour son troisième et dernier trimestre. Grâce suprême accordée à celui dont naguère on briguait la faveur et les bienfaits.

Pierre-Louis de La Rochefoucauld devait siéger pour la dernière fois dans l'Assemblée nationale le vendredi 30 septembre 1791. Le lendemain s'ouvrait l'Assemblée législative ; comme tous ses collègues de la Constituante, il ne pouvait y être appelé, mesure déplorable, inspirée par un ridicule sentiment de générosité, qui remettait une seconde fois les destinées de la France en des main inexpérimentées et en outre moins capables : car il est difficile après avoir élu les 1208 hommes les plus éminents d'un pays d'en trouver aussitôt un égal nombre d'aussi distingués. L'évêque de Saintes est resté à Paris, refusent l'expatriation comme beaucoup de ses confrères, comptant, avec sa générosité native, sur la bonté des hommes. Qu'il devait être cruellement détrompé !

Après la journée du 20 juin, ou plutôt après la séance du 4 juin, où l'ex-capucin François Chabot avait dénoncé le cardinal de La Rochefoucauld comme tenant chez lui des assemblées illicites, raconte dans son style l'abbé Briand (6), qui confond l'archevêque de Rouen avec l'évêque de Beauvais, «les deux frères se retirent à Soissons chez leur sœur, abbesse de Notre-Dame. Les révolutionnaires ayant envoyé dans cette ville quelques détachements de troupes imbues de l'affreux esprit de l'époque, les deux évêques furent bientôt obligés de retourner à la capital, afin de ne pas exposer leur sœur et ses religieuses aux vexations et aux poursuites de ces cannibales.» Il paraît qu'une perquisition minutieuse faite dans le monastère amena la découverte d'une petite imprimerie portative dont l'évêque, dans ses moments de loisir, se servait pour composer quelques prières aux religieuses. Aussitôt, cet inoffensif instrument de passe-temps fut transformé en un engin qui répandait à flots des libelles contre la Révolution. Heureusement, les deux prélats, pendant la nuit, à la faveur d'un déguisement, purent quitter Soissons (7). Paris leur semblait, comme à beaucoup d'autres, un lieu d'asile plus sûr. La foule n'est-elle pas un désert ? Mais il est des hommes qui ne se dérobent pas facilement aux regards. Et à cette époque un prêtre, un évêque, un La Rochefoucauld devait forcément attirer les yeux. Mgr de Saintes n'avait jamais cherché à briller, il s'imaginait que l'obscurité l'environnait. Les événements allaient entourer son nom d'un auréole qu'il n'aurait osé espérer.

Quant à l'abbesse de Soissons, Marie-Charlotte de La Rochefoucauld ne tarda pas à être expulsée de son monastère. «Emprisonnée sous la Terreur, dit Maton de La Varenne (8), comme les personnes de son rang, infirme, réduite à l'indigence et subsistant du faible travail de quelques-unes de ses religieuses qui instruisaient la jeunesse, elle supporta toutes ses traverses avec une piété angélique, et fut toujours un exemple des vertus chrétiennes... Une piété éminente, une tendre charité envers les pauvres, la stricte observation de ses devoirs, lui avaient gagné tous les cœurs... Ses funérailles ont été célébrées avec une pompe égale à la douleur que causait sa perte.» Digne sœur de deux frères martyrs (9).

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[Notes de bas de page, y compris la pièce justificative n° 9.]

1.  L'abbé Barruel, Histoire du clergé pendant la révolution française (Londres, Debrett, 1793 ; tome I, p. 96).

2.  «Vu la lettre de notre saint père le pape du treize avril dernier, adressée aux évêques, au clergé et à tous les fidèles de l'Église de France, concernant les ecclésiastiques qui ont prêté le serment prescrit par l'Assemblée nationale le 27 novembre précédent, et les faux pasteurs déjà en possession ou prêts à s'emparer de l'administration des diocèses et des paroisses ;

«Vu aussi le bref particulier, écrit le même jour par le souverain pontife aux métropolitaines chargés, suivant l'ancien ordre de l'Église, de transmettre et communiquer les dites lettres aux évêques de leurs provinces pour la distribution en être faite dans les principaux lieux de chaque diocèse ;

«Considérant qu'il est de notoriété publique que le chef de l'Église a été saisi par le roi et par les évêques de France du nouveau plan de Constitution du clergé et de tout ce qui s'en est ensuivi dans ses rapports avec la religion ; que ce concours au premier siège était conforme à la pratique immémoriale des grandes Églises d'Orient et d'Occident, et que l'intervention de l'Église romaine devenait plus indispensable encore depuis que la permission de s'assembler en concile avait été refusée aux instances des représentants de l'Église de France ;

«Considérant que nos pères nous ont appris que c'est dans le saint siège principalement et dans le corps de l'épiscopat uni à son chef qu'il faut trouver le dépôt de la doctrine catholique confiée aux évêques par les apôtres, et qu'il n'est point d'orthodoxe qui doute que le pape ne soit chef, primat et pasteur de l'Église universelle, père et docteur de tous les chrétiens, selon le langage du concile de Florence, et qu'il ne puisse en cette qualité pouvoir, dans le cas et selon les formes de droit, au régime de tous les diocèses et à toutes les fonctions pastorales, qui y sont nécessaires pour le bien des âmes ;

«Considérant que déjà la lumière a commencé à se répandre du haut de la chaire apostolique par la réponse de sa sainteté aux prélats députés à l'Assemblée nationale ; que sa nouvelle instruction, adressée à l'Église de France tout entière, ne laissera plus de doute aux yeux des peuples sur l'enseignement uniforme du pape et des évêques ; que plus nous en avons médité les dispositions, plus nous y avons trouvé la tradition de notre Église, le langage de nos collègues dans l'épiscopat, la doctrine et la pratique de l'Église universelle, et que Pierre a parlé par la voix de son successeur ;

«Considérant enfin que telle est aujourd'hui la violence de la tempête contre l'Église gallicane, que les évêques voudraient en vain procéder à l'acceptation et publication du décret apostolique dans les formes antiques et solennelles que la sage discipline de nos pères avait consacrées ; qu'il s'agit des plus grands intérêts de la religion, et que privés de la consolation de recevoir, en corps de pasteurs, la décision du souverain pontife, nous n'en sommes pas moins tenus de faire connaître notre vœu, pour éclairer les consciences, affermir nos frères dans la foi et préserver des malheurs du schisme la portion du troupeau de Jésus-Christ confié à notre sollicitude...»

3.  L'abbé Jacques-Benigne Bossuet, Sermon sur l'unité de l'Église de Conférence avec M. Claude ministre de Charenton, sur la matière de l'Église (Paris, Mabre-Cramoisy, 1682).

4.  «Procès-verbal de l'assemblée du clergé de 1700.» — C'est le renvoi que met l'abbé Briand, mais je n'ai point trouvé ce passage à l'endroit indiqué ; je le cite d'après son Histoire de l'Église santone et aunisienne depuis son origine jusqu'à nos jours (La Rochelle, Boutut, 1840-1846).

5.  Voir la pièce justificative ci-dessous :

ARRÊTÉ DU DISTRICT RELATIF AU TRAITEMENT DE M. DE LA ROCHEFOUCAULD.

«Vu une autre requête présentée par le sieur La Rochefoucauld, ci-devant évêque de Saintes, tendant au payement de son traitement de 1790 ;

«Ouï le procureur syndic ;

«Le directoire, après avoir examiné l'état des revenus anciens du dit La Rochefoucauld, tant en sa qualité de ci-devant évêque de Saintes, que ci-devant abbé de Vauluisant, ainsi que celui de sa recette et dépense relatif à l'année dernière, remis au secrétariat du district par son fondé de pouvoirs ; considérant que, malgré l'exactitude apportée pour acquérir des renseignements sur la sincérité de l'état des revenus produits par le sieur La Rochefoucauld, les districts auxquels ils appartiennent n'ont pas encore satisfait à la demande du directoire ;

«Considérant qu'il résulterait toujours de l'importance de tous ses revenus annulés un traitement de 30.000 livres, quoique l'état serait vicié de quelque inexactitude ;

«Considérant qu'il n'est pas possible de s'assurer parfaitement de la sincérité de la recette dudit sieur La Rochefoucauld, et que le chapitre de dépenses est soutenu de quittances justificatives ;

«Est d'avis qu'il y a lieu de déterminer le traitement dont le sieur La Rochefoucauld eût joui, s'il eût conservé l'évêché de Saintes, à trente mille livres ci. ...  30.000l.
Que sa recette doit être arrêtée pour 1790, suivant l'état ci énoncé, à la somme de...  12044l.10s.10d.
Que la dépense portée à 4448l.4s.9d. doit éprouver d'un côté une addition relative aux honoraires de la station du carême de 1790, payée par le sieur La Rochefoucauld et qui avait été omise dans l'état ; ainsi cet article de 150l. justifié d'ailleurs par quittance, porte la dépense à la somme de...  4598l.4s.9d.
Mais le résultat de la dépense doit éprouver, d'un autre côté, une modification relative à la taille payée, pour 1790, aux collecteurs de la paroisse de Saint-Palais-lès-Saintes, faubourgs et villages, savoir au Sr Corbinaud 107l.6d. et au Sr Lafaye 33l.9s.3d. ; cette imposition est personnelle, établie sur les facultés, et par conséquent à la charge du sieur La Rochefoucauld, qui ne peut jouir de la totalité de son traitement de 1790 sans payer une contribution dans la proportion décrétée par l'Assemblée nationale le 8 janvier dernier, sans cependant pouvoir subir une augmentation, si les cotes n'ont pas atteint cette proportion ; en conséquence examinant les dites cotes montant à 140l.15s.3d. de la masse de dépense, elle trouvera fixée à la somme de...  4457l.9s.6d.
la recette étant donc, comme elle a été établie ci-dessus à la somme de...  12044l.10s.10d.
et la dépense de...  4457l.9s.6d.
Le sieur La Rochefoucauld a reçu sur ses anciens revenus
et à valoir sur son traitement...

 7587l.1s.4d.
et sur la caisse du district...  10000l.
Total  17587l.1s.4d.

«D'après ces observations et ces calculs, le sieur La Rochefoucauld est autorisé à réclamer la somme de douze mille quatre cent douze livres, dix-huit sols, huit deniers pour le complément de son traitement de 1790. Et le directoire est d'avis qu'elle lui soit payée par le caissier du district, à la charge par le dit sieur requérant de justifier du paiement de la somme de 61l.11s.9d., sauf la modération dans le cas où les sommes cumulées excéderaient le dixième de son traitement, et à la charge encore de rapporter les quittances de sa contribution patriotique pour les deux termes.»

6.  L'abbé Briand, Histoire de l'Église santone et aunisienne depuis son origine jusqu'à nos jours (La Rochelle, Boutut, 1843 ; tome III, p. 55).

7.  Honoré-Jean-Pierre Fisquet, La France pontificale (Gallia christiana), histoire... ; Diocèse de Beauvais (Paris, Repos, 1864 ; p. 138).

8.  Maton de La Varenne, Histoire particulière des événements qui ont eu lieu en France, pendant les mois de juin, juillet, d'août et de septembre 1792 et qui ont opéré la chute du trône royal... (Paris, Périsse et Compère, 1806 ; p. 32).

9.  Pierre-Louis avait le culte de la famille. Voici une nouvelle preuve de son affection pour les siens, même éloignés. En 1641, le 26 août, François de La Rochefoucauld, écuyer, seigneur de Fontpastour en la paroisse de Vérines, épousait Marie de Beaucorps ; voir Père Anselme de Sainte-Marie, Histoire de la maison royale de France et des grands officiers de la Couronne... (Paris, Compagnie des libraires, 1726-1733 ; tome IV, p. 457). Marie de Beaucorps était fille de Henri de Beaucorps, seigneur de Guillonville et d'Annezay, et petit-fille d'Antoine de Beaucorps, seigneur de Guillonville et de Châteaubardon, capitaine dans l'armée du prince de Condé, qui épousa, en 1585, Dorothée de La Jaille, dame d'Annezay. En raison de cette alliance des La Rochefoucauld et des Beaucorps, les membres de ces deux familles se traitaient de cousins, et l'évêque de Saintes tint à donner la confirmation dans sa chapelle épiscopale à son petit-cousin, Henri-Charles de Beaucorps de Parençay, fils de François, marquis de Beaucorps de La Bastière, et de Marie du Souchet de Maqueville, qui fut baptisé à Saint-Laurent-la-Barrière le 8 septembre 1774, reçu de minorité dans l'ordre de Malte le 8 mai 1779, épousa Anne du Vergier de La Rochejaquelein en 1804, et mourut en 1850.


Tableau par Tavernier de Jonquières (fl. 1780), intitulé
Vue d'une partie de l'abbaye de Notre-Dame [de Soissons].

Tableau par Tavernier de Jonquière, d'après le dessin de Hippolyte Destailleu tenu dans la Bibliothèque Nationale - libre de droit



«Deux victimes des Septembriseurs» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 28

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]