LA MARCHANDE DE CERISES :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
Mme MIGNONNETTE, limonadière.
Mlle MARIANNE, fille de Mme Migonnette.
M. D'ESCABIOUS, officier d'infantrie.
M. DE SAINT-DAMASE, autre officier.
LA MÈRE ROGOMME, marchande de cerises.
JEAN, garçon de café.

La scène est dans un café.


SCÈNE I.
Mme MIGNONNETTE, Mlle MARIANNE.

Mme MIGNONNETTE, apportant son ouvrage et voulant entrer dans son comptoir.
Tenez, Marianne, rangez cette boîte : ils ont toujours la fureur de mettre quelque chose sur ce banc.

Mlle MARIANNE.
Il n'y a plus rien, ma chère mère.

Mme MIGNONNETTE.
C'est bon. Allons, passez, vous.

Mlle MARIANNE.
Ah ! ma chère mère, j'ai oublié mes ciseaux.

Mme MIGNONNETTE.
Vous vous servirez des miens. Qu'est-ce que vous allez faire là ?

Mlle MARIANNE.
J'achève d'ourler mes mouchoirs.

Mme MIGNONNETTE.
Comment ! ils ne sont pas encore faits ?

Mlle MARIANNE.
Mais, c'est que...

Mme MIGNONNETTE.
Oui, c'est que, au lieu de travailler, vous avez toujours le nez en l'air à regarder qui va et qui vient.

Mlle MARIANNE.
Il est bien difficile...

Mme MIGNONNETTE.
Difficile ou non, je ne veux pas que vous regardiez les hommes, entendez-vous ?

Mlle MARIANNE.
Mais quand on me parle ?...

Mme MIGNONNETTE.
Vous n'avez qu'à ne pas répondre.

Mlle MARIANNE.
Mais je passerai pour une sotte ou pour une impertinente.

Mme MIGNONNETTE.
Point du tout. Est-ce que je ne réponds pas pour vous ?

Mlle MARIANNE.
Mais si, lorsqu'on vous parle, je faisais de même, que diriez-vous ?

Mme MIGNONNETTE.
Que vous auriez tort, puisque je réponds, moi.

Mlle MARIANNE.
Vous voulez donc que je passe pour être sourde ?

Mme MIGNONNETTE.
Oui, précisément : voilà ce que je veux.

Mlle MARIANNE.
Ce serait une belle réputation que j'aurais là !

Mme MIGNONNETTE.
Elle vaudrait mieux que celle d'écouter tous les propos qu'on vous tiendrait.

Mlle MARIANNE.
Mais quand j'étais petite, vous me faisiez parler à tout le monde.

Mme MIGNONNETTE.
Dans ce temps-là c'était différent.

Mlle MARIANNE.
Ce n'est pas la peine d'être grande pour être plus maltraitée qu'un enfant.

Mme MIGNONNETTE.
Quand on est grande, il faut être raisonnable : ce que je vous dis là c'est pour votre bien.

Mlle MARIANNE.
Mais quel mal puis-je faire en répondant à ceux qui me parlent ? Faites-vous du mal, vous, ma chère mère, quand on vous dit que vous êtes bien aimable, et que vous répondez en souriant : «Monsieur, vous avez bien de la bonté» ?

Mme MIGNONNETTE.
Je sais bien que c'est pour rire, voilà pourquoi je ris aussi.

Mlle MARIANNE.
Oh ! je suis bien sûre que cela vous fait plaisir.

Mme MIGNONNETTE.
Eh ! sur quoi le jugez-vous ?

Mlle MARIANNE.
Sur quelque chose.

Mme MIGNONNETTE.
Mais encore.

Mile MARIANNE.
Je ne peux pas le dire.

Mme MIGNONNETTE.
Pourquoi cela ? Apparemment que vous êtes bien aise, vous, quand on vous dit que vous êtes jolie.

Mlle MARIANNE.
Oh ! moi, vous m'avez défendu d'écouter quand on me parle : je n'entends rien.

Mme MIGNONNETTE.
En un mot comme en cent, que je ne vous voie pas regarder... les officiers surtout.

Mlle MARIANNE.
Oh ! ma chère mère, pourquoi plutôt ceux-là que les autres ?

Mme MIGNONNETTE.
Parce qu'ils cherchent plus à tromper les filles.

Mlle MARIANNE.
C'est bien dommage, car ils sont bien honnêtes : j'ai bien de la peine à croire cela.

Mme MIGNONNETTE.
Cela est pourtant bien vrai.

Mlle MARIANNE.
Comment se peut-il faire que les gens qui se battent pour nous soient des trompeurs ?

Mme MIGNONNETTE.
Oh ! parce que cela arrive tous les jours.

Mlle MARIANNE.
Il y en a, je suis sûre, qui ne sont pas comme vous dites.

Mme MIGNONNETTE.
Voilà M. d'Escabious : allons, taisez-vous, et songez à ce que je vous ai recommandé, entendez-vous ?

Mlle MARIANNE.
Oui, ma chère mère.

SCÈNE II.
Mme MIGNONNETTE, Mlle MARIANNE, M. D'ESCABIOUS.

M. D'ESCABIOUS.
Mme Mignonnette, je vous souhaite bien le bonjour.

Mme MIGNONNETTE.
Monsieur, je suis votre servante.

M. D'ESCABIOUS.
Toujours à travailler ?

Mme MIGNONNETTE.
Il le faut bien.

M. D'ESCABIOUS.
Et cette belle enfant-là aussi ?

Mme MIGNONNETTE.
Sans doute : il ne faut pas que la jeunesse soit paresseuse.

M. D'ESCABIOUS.
En vous imitant cela n'arrivera pas. Est-ce de la broderie qu'elle fait là, Mlle Marianne ?

Mme MIGNONNETTE.
Non, c'est un mouchoir qu'elle ourle.

M. D'ESCABIOUS.
Vous brodez bien, vous, Mme Mignonnette.

Mme MIGNONNETTE.
Ah ! comme cela.

M. D'ESCABIOUS.
Savez-vous que c'est mal fait de travailler toujours comme vous le faites ?

Mme MIGNONNETTE.
Pourquoi donc ?

M. D'ESCABIOUS.
C'est que vous avez les yeux baissés et qu'on ne les voit pas.

Mme MIGNONNETTE.
Il n'y a pas grande perte.

M. D'ESCABIOUS.
Sandis ! Madame, si Argus avait eu des yeux comme les vôtres, il n'aurait pas eu besoin d'en avoir cent.

Mme MIGNONNETTE.
Ah ! Monsieur, c'est bien honnête, mais cent valent mieux que deux.

M. D'ESCABIOUS.
Allons, allons, regardez-moi.

Mme MIGNONNETTE.
Non, je ne le veux pas.

M. D'ESCABIOUS.
Bon !

(Il met la main sur l'ouvrage de Mme Mignonnette pour l'empêcher de travailler ; elle baisse encore plus la tête ; il regarde Mlle Marianne qui lui sourit et il lui montre une lettre.)

Mme MIGNONNETTE.
Allons, finissez donc, Monsieur, et laissez-moi travailler.

SCÈNE III.
Mme MIGNONNETTE, Mlle MARIANNE, M. D'ESCABIOUS, M. DE SAINT-DAMASE.

M. DE SAINT-DAMASE.
Ah ! te voilà ici, d'Escabious ? Je te cherche partout.

M. D'ESCABIOUS.
Ah ! Saint-Damase, j'ai été chez toi ce matin.

M. DE SAINT-DAMASE.
Veux-tu venir à la Comédie-Italienne ?

M. D'ESCABIOUS.
Non, je ne peux pas, j'ai affaire.

M. DE SAINT-DAMASE.
Qu'est-ce que c'est ?

M. D'ESCABIOUS.
Je ne peux pas le dire.

M. DE SAINT-DAMASE.
Je parie que je devine ton affaire.

M. D'ESCABIOUS.
Je parie que non.

M. DE SAINT-DAMASE.
Je te dis que je sais ce que c'est. Tiens, viens ici. (Ils vont s'asseoir auprès d'une table.)

M. D'ESCABIOUS.
Eh bien ! qu'est-ce que tu crois ?

M. DE SAINT-DAMASE.
Que tu es amoureux.

M. D'ESCABIOUS.
De qui ?

M. DE SAINT-DAMASE.
De Mme Mignonnette.

M. D'ESCABIOUS.
Si c'est là ce que tu as deviné ?...

M. DE SAINT-DAMASE.
Eh bien ! c'est donc de sa fille, car tu passes toutes tes journées ici.

M. D'ESCABIOUS.
Chut !

M. DE SAINT-DAMASE.
Ah ! je savais bien.

M. D'ESCABIOUS.
Oui, Marianne me tourne la tête : cela est vrai.

M. DE SAINT-DAMASE.
Eh ! le sait-elle ?

M. D'ESCABIOUS.
Je crois qu'elle s'en doute, car elle me regarde à la dérobée lorsque sa mère a la tête baissée, et lorsque tu es arrivé...

M. DE SAINT-DAMASE.
Eh bien ?

M. D'ESCABIOUS.
Elle me regardait d'une façon...

M. DE SAINT-DAMASE.
Est-ce que tu ne lui as jamais parlé ?

M. D'ESCABIOUS.
Sa mère ne la quitte pas.

M. DE SAINT-DAMASE.
Tu es bien avancé !

M. D'ESCABIOUS.
Je la vois, et je n'ai jamais eu de ma vie un plus grand plaisir !

M. DE SAINT-DAMASE.
Mais que comptes-tu faire ?

M. D'ESCABIOUS.
J'ai écrit une lettre, ne pouvant lui parler, et je cherche depuis plusieurs jours le moyen de la lui donner.

M. DE SAINT-DAMASE.
Mais il faut qu'elle veuille la prendre.

M. D'ESCABIOUS.
Je la lui ai montrée et d'avoir eu l'air fâche elle a souri.

M. DE SAINT-DAMASE.
C'est bon, cela.

M. D'ESCABIOUS
Il ne faut plus qu'un moyen, te dis-je.

M. DE SAINT-DAMASE.
Oh ! que diable ! tu le trouveras. Allons, viens à la Comédie, voir le Déserteur.

M. D'ESCABIOUS.
Non, je voudrais tâcher aujourd'hui...

M. DE SAINT-DAMASE.
Aujourd'hui ou demain, cela est égal.

M. D'ESCABIOUS.
Non pas.

M. DE SAINT-DAMASE.
Il faut flatter la mère.

M. D'ESCABIOUS.
C'est ce que je fais toute la journée.

M. DE SAINT-DAMASE.
Et par derrière elle... Parbleu ! je ne t'ai jamais vu si nigaud.

M. D'ESCABIOUS.
J'en conviens : je rêve si je ne pourrais pas... Écoute-moi un peu. (Ils parlent bas.)

SCÈNE IV.
LES PRÉCÉDENTS, LA MÈRE ROGOMME, JEAN.

LA MÈRE ROGOMME.
Achetez de mes belles cerises, mes gros gobets !

JEAN.
Allons, allons, allez-vous-en ailleurs.

LA MÈRE ROGOMME.
Eh ! mais, Monsieur, il ne faut pas rebuter comme cela le pauvre monde. Laissez-moi parler à madame et à mademoiselle.

JEAN.
Elles vous diront la même chose que moi : entrez, si vous voulez.

LA MÈRE ROGOMME.
Ah ! voilà ce qui s'appelle parler. Il est gentil, cet enfant ! Allons, allons, je le mènerai avec moi quand je n'irons nulle part.

Mme MIGNONNETTE.
Jean, pourquoi laissez-vous entrer cette vilaine femme-là ?

LA MÈRE ROGOMME.
Ma princesse, achetez mon panier de cerises : c'est mon dernier, je vous en ferai bon marché.

Mme MIGNONNETTE.
Je n'en veux point.

LA MÈRE ROGOMME.
Cadet, dites donc à votre maîtresse de les regarder tant seulement.

Mme MIGNONNETTE.
Allons, éloignez-vous, vous puez l'eau-de-vie : c'est affreux !

LA MÈRE ROGOMME.
En vérité de Dieu ! vous me croirez si vous voulez, mais c'est vrai comme il faut mourir un jour, je n'ai encore bu d'aujourd'hui qu'un demi-setier de rogomme ; encore était-ce parce que j'étais prête à me trouver mal ? Et cette belle demoiselle-là ne veut pas de mes cerises non plus ?

Mme MIGNONNETTE.
Non, non, allez-vous-en plus loin.

LA MÈRE ROGOMME.
Eh ! mais, écoutez, mon petit cœur, je vous apporte ce panier-là, à vous, parce qu'elles sont douces et sucrées comme du miel.

Mme MIGNONNETTE.
Je vous dis que je n'en veux point.

LA MÈRE ROGOMME.
Vous ne savez pas ce que vous refusez. (Elle chante.)
«Ceux de Pantin, de Saint-Ouen, de Saint-Cloud
Dansent mieux que ceux de la Villette ;
Ceux de Pantin, de Saint-Ouen, de Saint-Cloud
Dansent bien mieux que chez nous.»
(Elle danse et chante.) Ta, lera, la, la, la, la, etc.

Mlle MARIANNE.
Ah ! ma chère mère, la drôle de femme !

Mme MIGNONNETTE.
Ne voyez-vous pas qu'elle est ivre ?

LA MÈRE ROGOMME.
Je m'en vas voir par là-bas si je trouverons à vendre ma marchandise.

Mme MIGNONNETTE.
Allez, allez.

LA MÈRE ROGOMME.
Je vous demande pardon, au moins, ma chère dame : c'est pour vous faire rire, car moi je n'en ai point d'envie.

Mme MIGNONNETTE.
C'est bon, c'est bon.

LA MÈRE ROGOMME, pleurant.
Est-ce que mon mari n'est pas à l'Hôtel-Dieu, qui se meurt, le pauvre cher homme !

JEAN.
Et vous chantez ?

LA MÈRE ROGOMME.
Eh ! mais, écoutez, vous qui entendez la raison : est-ce que je puis empêcher cela ? Si Dieu le veut, il est bien le maître de le prendre. Si vous voulez, vous serez mon second, cadet ; je vous trouve bien gentil.

Mme MIGNONNETTE.
Allons, laissez-nous donc.

LA MÈRE ROGOMME.
Madame, je vous demande bien pardon. Je n'ai offensé personne, je crois : ce que je dis là est en tout bien tout honneur, du moins.

JEAN.
Tenez, voilà deux messieurs là-bas qui vous achèteront peut-être vos cerises.

LA MÈRE ROGOMME.
N'est-ce pas des officiers ?

JEAN.
Oui, vraiment.

LA MÈRE ROGOMME.
Ah ! tant mieux ; j'aime bien avoir affaire à MM. les militaires : cela ne vous barguigne pas avec les femmes.

Mme MIGNONNETTE.
Allez-vous-en donc.

LA MÈRE ROGOMME.
Qui, oui, ma princesse. (Elle va à MM. d'Escabious et de Saint-Damase.) Allons, mes officiers, achetez-moi ce panier de cerises.

M. D'ESCABIOUS.
Allons, allons, laissez-nous en repos.

LA MÈRE ROGOMME.
Eh ! mon Dieu ! comme vous v'là fâché ! Ah ! c'est pour badiner, je crois.

M. DE SAINT-DAMASE.
Veux-tu bien t'en aller ?

LA MÈRE ROGOMME, chantant.
«Ah ! maman, que je l'ai échappé belle !
Ce matin,
Colin
Comme un lutin
Dans ma ruelle,
Ah ! maman, que je l'ai échappé belle !
J'ai cru de mon cœur
Qu'il allait être le vainqueur.»
Ah ! M. le chevalier, écoutez-moi donc : vous n'avez jamais vu de si belles cerises.

M. DE SAINT-DAMASE.
Nous n'en voulons point.

LA MÈRE ROGOMME chante.
«Un officier, deux officiers, trois officiers
Ensemble
Ont enlevé ma mie,
Ont enlevé ma mie Margot,
Ont enlevé ma mie.»

M. D'ESCABIOUS.
Cette femme-là est bien insupportable.

LA MÈRE ROGOMME.
Là, là ; ne vous fâchez pas, la paix de Dieu. (Elle chante.)
«Eh ! gai, gai, gai, mes officiers,
Venez chez moi les dimanches
Car le lundi,
Le mardi,
Le mercredi,
Le jeudi,
Le vendredi,
Le samedi,
C'est une autre paire de manches.»

M. DE SAINT-DAMASE.
Vaux-tu bien te taire ?

M. D'ESCABIOUS.
Attends là et tiens-toi tranquille.

LA MÈRE ROGOMME.
Allons, allons ! la paix de Dieu. (Elle s'assied sur ses talons.)

M. D'ESCABIOUS.
Il me vient une idée au sujet de ces cerises, pour donner ma lettre.

M. DE SAINT-DAMASE.
Eh bien ! dis.

M. D'ESCABIOUS.
C'est qu'il ne faut pas que Mme Mignonnette nous entende.

M. DE SAINT-DAMASE.
Parle bas. (Ils parlent bas.)

M. D'ESCABIOUS, haut.
Tu comprends cela ?

M. DE SAINT-DAMASE.
À merveille : laisse-moi faire.

M. D'ESCABIOUS.
Où sont-elles donc ces cerises ?

LA MÈRE ROGOMME.
Les voilà ! les voilà ! mon officier.

M. DE SAINT-DAMASE.
Voyons-les.

M. D'ESCABIOUS.
Elles ne sont pas trop belles.

LA MÈRE ROGOMME.
Elles sont belles comme vous, mes bijoux.

M. DE SAINT-DAMASE.
Ah ! elles ne sont pas laides.

LA MÈRE ROGOMME.
Elles sont grosses comme des prunes.

M. D'ESCABIOUS.
Oui, je t'en réponds.

M. DE SAINT-DAMASE.
Ma foi, écoute donc, je les trouve belles, moi.

LA MÈRE ROGOMME.
Achetez-les donc, mon roi.

M. D'ESCABIOUS.
Je parie que les yeux de Mme Mignonnette sont plus grands que ces cerises ne sont grosses.

M. DE SAINT-DAMASE.
Je parie que non.

M. D'ESCABIOUS.
Nous verrons.

M. DE SAINT-DAMASE.
Qu'est-ce que nous parions ?

M. D'ESCABIOUS.
Eh bien ! le panier de cerises.

M. DE SAINT-DAMASE.
Voilà qui est fait.

M. D'ESCABIOUS.
Mais il faut les mesurer.

M. DE SAINT-DAMASE.
C'est ton affaire.

M. D'ESCABIOUS, approchant.
Mme Mignonnette, nous venons de faire un pari.

Mme MIGNONNETTE.
Qu'est-ce que c'est, Messieurs ?

M. D'ESCABIOUS.
Vous me ferez gagner, car cela vous regarde.

Mme MIGNONNETTE.
Moi ? comment donc ?

Mlle MARIANNE.
Ah ! ma chère mère ! vous l'avez sûrement entendu, car je l'ai entendu, moi.

Mme MIGNONNETTE.
Voulez-vous bien vous taire ?

M. D'ESCABIOUS.
Tenez ; Mme Mignonnette, Saint-Damase trouve ces cerises fort belles, et moi j'ai parié que vos yeux sont plus grands qu'elles ne sont grosses.

Mlle MARIANNE.
Voilà ce que j'ai entendu.

Mme MIGNONNETTE.
Encore ! (À M. d'Escabious.) Monsieur, mes yeux sont comme ils sont, mais ils ne sont pas si grands que vous le dites.

M. D'ESCABIOUS.
Et moi, je soutiens que je gagnerai mon pari.

M. DE SAINT-DAMASE.
Et comment saurons-nous cela ?

M. D'ESCABIOUS.
En les mesurant.

M. DE SAINT-DAMASE.
Et comment feras-tu ?

M. D'ESCABIOUS.
Si Mme Mignonnette le veut bien, cela sera fait tout de suite. (Il prend deux cerises qui tiennent ensemble, et il dit à Mme Mignonnette.) Permettez.

Mme MIGNONNETTE.
Que voulez-vous faire ?

M. D'ESCABIOUS.
Mesurer.

Mme MIGNONNETTE.
Comment ?

M. D'ESCABIOUS.
Fermez les yeux ; je mettrai ces cerises dessus, et Saint-Damase jugera.

Mme MIGNONNETTE.
Non, non : on se moquerait de moi.

Mlle MARIANNE.
Ah ! ma chère mère !

LA MÈRE ROGOMME.
Allons, mon cher cœur, ne faites pas la petite bouche, afin que je vende mon panier de cerises.

Mme MIGNONNETTE.
En vérité...

M. D'ESCABIOUS.
Allons, allons. (Il met les cerises d'une main sur les yeux de Mme Mignonnette, et de l'autre il donne la lettre à Mlle Marianne.) Tu vois, je t'en fais juge.

LA MÈRE ROGOMME chante.
«Voilà mon cousin
L'allure,
Mon cousin,
Voilà mon cousin
L'allure.»

M. D'ESCABIOUS.
Te tairas-tu ?

M. DE SAINT-DAMASE.
Je conviens que j'ai perdu.

Mme MIGNONNETTE.
Mais cela n'est pas possible.

M. D'ESCABIOUS.
Je connaissais vos yeux ; j'étais bien sûr de gagner. (À M. de Saint-Damase.) Toi, paye le panier de cerises.

M. DE SAINT-DAMASE.
Je ne demande pas mieux. (Il donne vingt-quatre sols à la mère Rogomme.)

LA MÈRE ROGOMME.
En vous remerciant, mon capitaine.

M. D'ESCABIOUS.
Elles sont à vous, Mme Mignonnette.

Mme MIGNONNETTE.
Ah ! monsieur !...

M. D'ESCABIOUS.
Sans vous, je ne les aurais pas gagnées.

Mme MIGNONNETTE.
Vous êtes bien honnête, mais j'ai bien de la peine à le croire.

LA MÈRE ROGOMME.
Mon officier, si vous voulez des oranges, je vous en apporterons aussi.

M. DE SAINT-DAMASE.
Oui, oui, une autre fois.

LA MÈRE ROGOMME.
Vous mesurerez de même encore.

M. D'ESCABIOUS.
C'est bon, c'est bon !

LA MÈRE ROGOMME chante.
«Lorsqu'on a bien du mérite,
On ne manque pas de galant ;
Eh ! mais, Monsieur, qu'est-ce que vous dites ?
Je ne suis t'encor qu'un enfant :
L'amour non plus n'est pas t'aut'chose.
Quoiqu'on en glose,
Il faut un amant,
Et reli relan,
Et relan tanplan,
D'abord il cause,
Puis il vous mène tambour battant.»
(À Jean.) Adieu, cadet. (Elle sort.)

SCÈNE V.
Mme MIGNONNETTE, Mlle MARIANNE, M. D'ESCABIOUS, M. DE SAINT-DAMASE.

M. DE SAINT-DAMASE.
Allons, viens-tu aux Italiens ?

M. D'ESCABIOUS.
Je le veux bien.

M. DE SAINT-DAMASE.
Madame, mademoiselle, je suis bien votre serviteur.

Mme MIGNONNETTE.
Messieurs, je suis bien votre servante.

M. D'ESCABIOUS.
Mademoiselle, je souhaite que vous trouviez les cerises bonnes.

Mme MIGNONNETTE.
Monsieur, vous avez bien de la bonté.

SCÈNE VI, et dernière.
Mme MIGNONNETTE, Mlle MARIANNE.

Mlle MARIANNE.
Ils sont bien polis ces messieurs-là, ma chère mère.

Mme MIGNONNETTE.
Oui, oui. Allons, pliez votre ouvrage.

Mlle MARIANNE.
Cela sera bientôt fait.

Mme MIGNONNETTE.
Parce que nous allons chez votre tante.

Mlle MARIANNE.
Ah ! j'en serai bien aise, parce que j'ai quelque chose à dire à ma cousine. (Elles sortent.)

FIN.

[Sandis, juron ou euphémisme gascon pour «sang de Dieu»; gobet, variété de cérise avec une courte queue. Le Déserteur : il s'agit de l'opéra de Michel-Jean Sedaine (1719-1797) et Pierre-Alexandre Monsigny (1729-1817), première publique au Théâtre de l'Hôtel de Bourgogne à Paris le 6 mars 1769.]


[Notes]

1. Louis Carrogis (1717-1806), dit Carmontelle : La Marchande de cerises, représentation en 1769 chez Mme la marquise de Mauconseil, Bagatelle, France [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

2. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

3. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]