LE SEIGNEUR AUTEUR ou UN PEU D'AIDE FAIT GRAND BIEN :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
LE DUC.
M. RONFLANT, poète tragique.
M. DÉCOUSU, poète d'opéra-comique.
DUPRÉ, valet de chambre du duc.

La scène est dans le cabinet du duc.


SCÈNE I.
LE DUC, DUPRÉ.

LE DUC, en robe de chambre, s'agitant et se promenant.
Quoi ! je ne pourrai pas faire un vers, un vers seulement ! Ah ! voyons ! (Il écrit.) Non, il est trop long. Oui, mais de cette façon? (Il écrit.) Il est trop court. (Il déchire son papier.)

DUPRÉ.
Mais, Monseigneur, pourquoi faire ces vers vous-mêmes, puisque vous avez tant de peine ?

LE DUC.
Tant de peine !... Qu'est-ce que c'est que cette façon de parler ? Ai-je jamais eu de la peine à faire des vers ?

DUPRÉ.
Je sais bien que non, tant que vous avez en ce secrétaire un peu fou que vous aimiez tant...

LE DUC.
Allons, taisez-vous : vous me faites perdre mes idées...

DUPRÉ.
J'en suis bien éloigné, et si j'en trouvais je les donnerais tout à l'heure à Monseigneur.

LE DUC.
Des idées, vous ? Attendez : ne faites pas de bruit. Ah ! oui-da ! c'est lyrique tout à fait ; écrivons... (Il écrit.) Fort bien ! mais où est la rime ? Cela me fait perdre trop de temps. C'est incroyable qu'aujourd'hui je ne puisse pas...

DUPRÉ.
En vérité, Monseigneur, si vous vouliez m'entendre, vous auriez bientôt fait.

LE DUC.
Eh bien ! M. le docteur, parlez.

DUPRÉ.
Je prendrais mon parti, moi : je ferais faire ces vers tout simplement par les gens du métier.

LE DUC.
Oui, si je n'en savais pas faire, imbécile.

DUPRÉ.
Ah ! je demande pardon à Monseigneur : je croyais...

LE DUC.
Allons, laissez-moi... Voyons encore...

DUPRÉ.
M. Ronflant et M. Décousu demandent à voir Monseigneur.

LE DUC.
Que me veulent-ils ? Je suis en affaire.

DUPRÉ.
Je le leur ai dit, cependant je crois que vous feriez bien...

LE DUC.
Allons, faites-les entrer.

SCÈNE II.
LE DUC, M. RONFLANT, M. DÉCOUSU.

LE DUC.
Ah ! Messieurs ! je suis charmé de vous voir ; mais ce ne sera pas pour longtemps, parce que je suis un peu occupé...

M. RONFLANT.
M. le Duc cultive toujours les Muses sans doute ?

M. DÉCOUSU.
Eh ! Il a raison : elles le favorisent assez pour qu'il ne les délaisse pas.

LE DUC.
Il est vrai que quelquefois elles ne m'ont pas mal traité.

M. RONFLANT, M. DÉCOUSU.
Oh ! toujours ! toujours !

LE DUC.
Parfois elles ont des caprices, comme vous savez.

M. DÉCOUSU.
Vous ne les connaissez guère, je crois ?

LE DUC.
Comme un autre.

M. RONFLANT.
M. le duc, j'ai l'honneur de vous apporter le cinquième acte de ma nouvelle tragédie. Si vous aviez un quart d'heure seulement à me donner.

M. DÉCOUSU.
Moi, je ne veux faire voir à M. le duc que mon ariette de la Chaise de poste qui va se briser, et qui sonne la ferraille : ce sera encore plus court.

M. RONFLANT.
M. Décousu, un moment s'il vous plaît : vous ne devez passer qu'après moi.

M. DÉCOUSU.
M. Ronflant, vous prenez là un ton...

LE DUC.
Messieurs, vous vous disputerez une autre fois.

M. RONFLANT.
Mais, M. le duc, jugez un peu si un poète d'opéra-comique doit avoir le pas sur un poète tragique. Si quelqu'un doit protéger le ton des héros, je crois que c'est vous.

M. DÉCOUSU.
Oui, le vrai ton des héros : mais celui qu'ils n'ont jamais eu et qu'ils n'auront jamais, cela est différent.

M. RONFLANT.
Qu'ils n'auront jamais ?

M. DÉCOUSU.
Assurément : au lieu que moi, je peins la nature et la vérité.

M. RONFLANT.
La nature et la vérité ! Il y a bien du mérite à toujours copier ! On est donc le génie ?

M. DÉCOUSU.
Molière manquait de mérite : osez-vous dire cela ?

M. RONFLANT.
Molière ! Molière n'a point fait de tragédies.

LE DUC.
Eh ! Messieurs, ne disputez pas : je n'ai pas le temps.

M. RONFLANT.
M. le duc, suivant votre conseil, j'ai cherché pour mon dénouement et j'ai imaginé un tyran de plus.

M. DÉCOUSU.
Moi, j'ai cru que ma Chaise de poste était une nouveauté dont vous seriez content.

LE DUC.
Je vous ai déjà dit que j'étais occupé très sérieusement.

M. RONFLANT.
Si M. le duc voulait nous faire part de ses productions...

M. DÉCOUSU.
Nous serions bien sûrs d'avoir de quoi admirer.

LE DUC.
Non, vous dis-je : j'ai passé toute la matinée à rêver, à barbouiller du papier sans pouvoir rien faire.

M. RONFLANT.
C'est qu'apparemment c'est un nouveau genre que M. le duc a choisi ?

LE DUC.
Non, au contraire : c'est un couplet ; ainsi vous voyez bien...

M. DÉCOUSU.
Personne n'en fait assurément aussi facilement que M. le duc.

LE DUC.
Ordinairement cela ne me coûte rien ; mais aujourd'hui je ne sais ce que j'ai.

M. RONFLANT.
Est-ce un sujet rare ?

LE DUC.
Non, c'est un bouquet.

M. DÉCOUSU.
Un bouquet ?

LE DUC.
Oui, un bouquet pour une femme que j'aime, et vous sentez bien qu'il faut que cela soit neuf, qu'il faut de la pensée. Asseyez, asseyez-vous là.

M. RONFLANT.
Mais la pensée, M. le duc l'a trouvée.

LE DUC.
Moi !

M. DÉCOUSU.
Oui, un bouquet.

LE DUC.
C'est vrai, c'est moi qui veux que ce soit un bouquet. Comme vous dites, voilà la pensée trouvée ; mais il faut la mettre en chant, et voilà le difficile.

M. DÉCOUSU.
Avez-vous choisi un air ?

LE DUC.
Bon ! j'en ai cent.

M. DÉCOUSU.
Il faut s'arrêter à un seul.

LE DUC.
C'est vrai aussi, j'avais envie de prendre...

M. RONFLANT.
M. Décousu vous en dira, M. le duc.

M. DÉCOUSU.
Oui, prenez... (Il chante.)
«C'est la fille à Simonette.»

LE DUC.
C'était justement celui-là que j'avais en vue...

M. RONFLANT.
Eh bien ! votre couplet est fait.

LE DUC.
Pas tout à fait.

M. RONFLANT.
Pardonnez-moi, tenez, écrivez.

LE DUC, prenant sa plume.
C'est vrai, les choses viennent quelquefois comme cela sans peine.

M. DÉCOUSU.
Sans peine ! Vous n'en avez sûrement pas.

M. RONFLANT.
Vous commencez par dire. (Il chante.)
«Que de fleurs on va répandre...»

LE DUC.
Oh ! pour ce vers-là, je l'ai déjà écrit plus de vingt fois, et je l'ai effacé de même.

M. RONFLANT.
Pourquoi l'effacer ? Il est bon : il annonce la fête.

LE DUC.
C'est vrai. (Il écrit.)
«Que de fleurs on va répandre»

M. DÉCOUSU.
«Dans un jour aussi charmant !»

LE DUC.
Voilà ce que j'ai fait :
«Que de fleurs on va répandre
Dans un jour aussi charmant !»

M. RONFLANT.
Vous allez d'un train ! Attendez : voyons ce que vous allez dire. Laissons faire M. le duc, ne le troublons pas.

LE DUC.
Je dirais, par exemple :

M. DÉCOUSU.
«Que de chants se font entendre»

M. RONFLANT.
«Pour exprimer ce qu'on sent !»

LE DUC.
Oui, oui.
«Que de chants...

M. DÉCOUSU.
Se font entendre.»

LE DUC.
Un moment, s'il vous plaît.
«Pour...

M. RONFLANT.
Exprimer ce qu'on sent !»

LE DUC.
«Pour exprimer ce qu'on sent !»
Je ne trouve pas mal ces deux vers-là. Qu'en dites-vous ? Ne me flattez pas : parlez-moi naturellement.
«Que de fleurs se font entendre.»

M. DÉCOUSU.
«Que de chants...

LE DUC.
Oui, oui.
«Que de chants se font entendre Pour exprimer ce qu'on sent !»
Cela va bien.

M. RONFLANT.
À merveille !

LE DUC.
Voyons un peu le reste : je voudrais parler de ses grâces.

M. RONFLANT.
Oui, de ses grâces: c'est très bien vu.

M. DÉCOUSU.
«Vos grâces, votre art de plaire.»

LE DUC.
Oui, je dis :
«Vos grâces, votre art de plaire.»
Écrivons.

M. RONFLANT.
Ce n'est sûrement pas nous qui le faisons dire à M. le duc.

LE DUC.
«Vos grâces, votre art de plaire...

M. RONFLANT.
«Font répéter tous les jours.»

LE DUC.
«Se répètent tous les jours.»

M. RONFLANT.
Non, non, vous dites :
«Font répéter tous les jours.»

LE DUC.
Oui, oui, je dis :
«Font répéter tous les jours :»
Font répéter, font répéter ! Il y a bien de quoi, c'est qu'il faut perdre en chantant...

M. DÉCOUSU.
Sans doute, et c'est là votre talent.

LE DUC.
Oui, je n'y suis pas absolument maladroit.
«Font répéter tous les jours :»

M. DÉCOUSU.
«C'est la fête de Cythère...»

LE DUC.
Oh ! pour celui-là, je me le vole à moi-même en le faisant ; je n'ai pas dit autre chose de la matinée.
«C'est la fête de Cythère,»

M. RONFLANT.
«C'est la fête des amours.»

LE DUC.
Cela va de soi-même : «Fête de Cythère fête des amours.» Qui dit l'un dit l'autre.

M. DÉCOUSU.
Dites : qui fait l'un fait l'autre.

LE DUC.
Sûrement.
«C'est la fête des amours.»

M. RONFLANT.
C'est un tableau charmant !

M. DÉCOUSU.
On ne voit que des guirlandes dans les airs.

M. RONFLANT.
Des fleurs les parfument ; c'est un spectacle enchanteur ! Personne que vous ne pourrait dire aussi bien :
«C'est la fête de Cythère,
C'est la fête des amours.»

LE DUC.
Il est vrai que je n'en suis pas mécontent, j'ose le dire.

M. DÉCOUSU.
Parbleu ! je le crois bien.

LE DUC.
Revoyons tout le couplet, Messieurs, je vous en prie. (Il chante.)
«Que de fleurs on va répandre
Dans un jour aussi charmant !
Que de chants se font entendre
Pour exprimer ce qu'on sent !»

M. RONFLANT.
Je vois la décoration de la fête ! Quelle pompe ! quelle magnificence !

M. DÉCOUSU.
Les chœurs chantants sont rangés à droite et à gauche.

LE DUC.
C'est vrai, je n'y avais pas pris garde.

M. RONFLANT.
Bon ! rien ne manque à cette fête : quelle imagination !

M. DÉCOUSU.
Et dans un seul couplet.

LE DUC.
«Vos grâces, votre art de plaire
Font répéter tous les jours :
C'est la fête de Cythère,

TOUS TROIS ENSEMBLE.
C'est la fête des amours.»

M. RONFLANT.
Divin !

M. DÉCOUSU.
Délicieux !

LE DUC.
Je suis bien aise que vous en soyez contents.

M. DÉCOUSU.
Contents ?

M. RONFLANT.
Nous en sommes enchantés, ravis.

LE DUC.
Eh bien ! croiriez-vous que ce matin j'ai été au point de croire que je ne parviendrais jamais à faire ce couplet?

M. DÉCOUSU.
Vous ne connaissez pas vos talents, M. le duc.

M. RONFLANT.
Quand voulez-vous que je revienne pour mon cinquième acte ? car je voudrais après obtenir une lecture des comédiens.

LE DUC.
Mais quand vous voudrez.

M. RONFLANT.
J'ai grand besoin que M. le duc veuille bien leur faire parler par quelqu'un.

LE DUC.
Je le veux bien : vous me direz par qui.

M. RONFLANT.
C'est que c'est difficile.

M. DÉCOUSU.
Moi, je ne demande que le suffrage de M. le duc sur mon ariette, car le musicien est content.

LE DUC.
Nous verrons : je vous dirai naturellement...

M. DÉCOUSU.
C'est là tout ce qui me retient ; les rôles sont déjà distribués et cela ira tout de suite.

LE DUC.
Je vous le ferai dire.

M. DÉCOUSU.
Pour votre couplet, M. le duc, je voudrais l'avoir fait.

M. RONFLANT.
Et moi aussi, je vous en réponds.

LE DUC.
Vous me faites le plus grand plaisir.

M. RONFLANT.
Je vous demanderai une copie la première fois.

LE DUC.
Vous l'aurez.

MM. RONFLANT et DÉCOUSU, chantant en s'en allant.
«C'est la fête de Cythère, C'est la fête des amours.»

SCÈNE III.
LE DUC, DUPRÉ.

LE DUC.
Holà ! quelqu'un !

DUPRÉ.
Monseigneur ?

LE DUC.
Allons.

DUPRE.
Eh bien ! Monseigneur, votre couplet ?

LE DUC.
Il est fait.

DUPRÉ.
Et vous en êtes content ?

LE DUC.
Je t'en réponds : il est charmant.

DUPRÉ.
Je savais bien que vous en viendriez à bout. Je n'avais garde de renvoyer ces Messieurs.

LE DUC.
Allons, viens : je te le chanterai en m'habillant. (Il s'en va et il emporte le couplet.)

FIN.


[Notes]

1. Louis Carrogis (1717-1806), dit Carmontelle : Le Seigneur auteur, représentation en 1768 chez Mme la marquise de Mauconseil, Bagatelle, France [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

2. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

3. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]