LES VOYAGEURS :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
Mme DE MORTILIÈRE.
Mme DE SOUSAY.
L'ABBE D'ORLOT.
Mme ROUGEAU, maîtresse de poste.
M. DU HABLE.
M. PINÇON, exempt de la maréchaussée.
ANDRÉ, postillion.

La scène est à la poste.


SCÈNE I.
Mme ROUGEAU, M. DU HABLE.

M. DU HABLE, avant de paraître.
Où est-elle ? Mme Rougeau ?

Mme ROUGEAU.
Me voilà ! me voilà ! Ah ! c'est vous M. Du Hable ?

M. DU HABLE.
Oui, c'est moi-même : n'y a-t-il personne ici qui nous entende ?

Mme ROUGEAU.
Non, non, vous pouvez parler.

M. DU HABLE.
Il va vous arriver une voiture où il y a un abbé et deux dames.

Mme ROUGEAU.
En poste ?

M. DU HABLE.
Oui : ainsi vous savez bien ce que vous avez à faire.

Mme ROUGEAU.
Sans doute, mais c'est que je crains toujours.

M. DU HABLE.
Quoi ?

Mme ROUGEAU.
Que, si à la fin cela tournait mal...

M. DU HABLE.
Que voulez-vous dire ? quel mal trouvez-vous d'attraper des nigauds ? D'ailleurs, vous leur faites bonne chère, et ils ne souperaient pas si bien et ne seraient pas si bien couchés à d'autres postes.

Mme ROUGEAU.
Cela est vrai.

M. DU HABLE.
Ne seront-ils pas trop heureux d'être ici ?

Mme ROUGEAU.
Sans doute, mais...

M. DU HABLE.
N'avons-nous pas toujours réussi ? n'y gagnez-vous pas de l'argent ?

Mme ROUGEAU.
J'en conviens, mais...

M. DU HABLE.
Quelle idée avez-vous donc aujourd'hui ? Tenez, voilà la voiture arrivée ; songez à vous dans un moment je ferai le reste. (Il sort.)

SCÈNE II.
Mme ROUGEAU, ANDRÉ.

ANDRÉ.
Mme Rougeau, v'là qu'on demande quatre chevaux.

Mme ROUGEAU.
N'as-tu pas dit qu'il n'y en avait pas ?

ANDRÉ.
Oui vraiment, mais il y a un abbé qui jure comme un possédé et qui dit qu'il nous en fera bien trouver.

Mme ROUGEAU.
Ah ! je ne le crains pas : fais sortir ceux qui sont dans l'écurie dans le verger, et ferme bien la porte du jardin.

ANDRÉ.
Ah ! oui, oui, j'entends : j'y vais.

SCÈNE III.
Mme DE MORTILIÈRE, Mme DE SOUSAY, L'ABBÉ, Mme ROUGEAU.

L'ABBÉ, d'une voix flûtée.
Comment ! ventre non pas d'un diable, il n'y a pas de chevaux ici ! je ferai casser le maître de poste.

Mme ROUGEAU.
M. l'abbé, il n'y en a pas : il est mort il y a trois ans, le pauvre homme !

L'ABBÉ.
Est-ce vous qui êtes la maîtresse de la poste !

Mme ROUGEAU.
Oui, Monsieur, à vous obéir.

L'ABBÉ.
À m'obéir ! En ce cas-là, donnez-nous des chevaux.

Mme ROUGEAU.
Mais, M. l'abbé, je n'en ai pas pour le présent.

L'ABBÉ.
Comment ! mort non pas d'un diable ; vous n'avez pas de chevaux ! Pourquoi donc êtes-vous maîtresse de poste ? Je m'en plaindrai à M. l'intendant.

Mme ROUGEAU.
Et c'est justement lui-même qui les a tous pris.

L'ABBÉ.
Qui ?

Mme ROUGEAU.
Mgr l'intendant ; mais avant une heure il y en aura sûrement de retour.

L'ABBÉ.
Comment ! l'intendant ?

Mme ROUGEAU.
Il fait sa tournée, et il a bien du monde : je vous réponds que les chevaux ne tarderont pas.

L'ABBÉ.
Il faudrait envoyer au-devant.

Mme ROUGEAU.
De quel côté ces dames vont-elles, M. l'abbé ?

L'ABBÉ.
Nous allons à Sedan.

Mme ROUGEAU, faisant l'étonnée.
À Sedan, M. l'abbé ?

L'ABBÉ.
Oui, à Sedan.

Mme ROUGEAU.
Allons, puisque vous voulez partir absolument.

L'ABBÉ.
Assurément.

Mme ROUGEAU.
Je vais envoyer.

L'ABBÉ.
Et vous ferez bien.

SCÈNE IV.
Mme DE MORTILIÈRE, Mme DE SOUSAY, L'ABBÉ.

Mme DE MORTILIÈRE.
Vous voyez, Madame, comme il est nécessaire d'avoir des hommes quand on voyage pour parler à tous ces gens-là.

Mme DE SOUSAY.
Oui, mais l'abbé m'a fait peur : il jure, que c'est affreux !

L'ABBÉ.
Bon ! vous ne voyez rien : quand j'ai pensé être cornette de dragons, je jurais bien mieux que cela.

Mme DE MORTILIÈRE.
Mais, fi donc !

L'ABBÉ.
Mon oncle avait un lieutenant dans sa compagnie, qui s'appelait Pinçon, qui m'en avait bien appris d'autres. Oh ! j'aurais été un fort bon militaire si l'on ne m'avait pas fait abbé.

Mme DE SOUSAY.
Je le crois, au moins, Madame.

Mme DE MORTILIÈRE.
Et moi aussi : je voudrais voir l'abbé d'Orlot en dragon.

L'ABBÉ.
Je vous en donnerai le plaisir si vous voulez, quand nous serons à Sedan. J'ai encore l'habit qu'on m'avait fait faire.

Mme DE SOUSAY.
Je ne m'étonne pas s'il est brave, l'abbé : il est charmant ! il n'a peur de rien en voyage, il est tout à fait rassurant.

L'ABBÉ.
La bravoure est une misère : quand on pense d'une certaine façon, l'état ne fait rien.

Mme DE MORTILIÈRE.
Je ne crois pas cela, car j'ai vu un évêque qui avait peur des vaches : s'il eût été colonel, sûrement il ne les aurait pas craintes.

Mme DE SOUSAY.
Enfin nous sommes fort heureuses d'avoir l'abbé avec nous.

Mme DE MORTILIÈRE.
Il faut en avoir bien soin.

Mme DE SOUSAY.
Sans doute, et je pense qu'il s'est enroué en criant : si nous lui faisions faire un lait de poule ?

Mme DE MORTILIÈRE.
Cela est très bien pensé.

L'ABBÉ.
Allons, Mesdames, vous êtes trop bonnes.

Mme DE SOUSAY.
Non, non, M. l'abbé, je le veux absolument, et je vais appeler quelqu'un.

Mme DE MORTILIÈRE.
Oui, car il ne pourrait peut-être plus chanter. Ah ! Voilà la maîtresse.

SCÈNE V.
Mme DE MORTILIÈRE, Mme DE SOUSAY, L'ABBÉ, Mme ROUGEAU.

Mme ROUGEAU.
M. l'abbé, je viens vous dire une bonne nouvelle.

L'ABBÉ.
Comment ?

Mme ROUGEAU.
Vous aurez des chevaux avant un quart d'heure.

L'ABBÉ.
Vous voyez bien, Mesdames, que je savais bien que je vous en ferais avoir.

Mme ROUGEAU.
Oui ; mais, M. l'abbé, je ne sais pas si vous ferez bien de vous en servir.

L'ABBÉ.
Pourquoi donc ?

Mme ROUGEAU.
C'est qu'il est déjà tard, et la nuit...

L'ABBÉ.
Oh ! nous ne craignons rien.

Mme ROUGEAU.
Si vous ne craignez rien, cela est différent.

L'ABBÉ.
Comment ! cela est différent ? Est-ce qu'il y a de mauvais chemins ?

Mme ROUGEAU.
Ce n'est pas cela : le chemin est bon, mais la forêt...

L'ABBÉ.
La forêt ! que voulez-vous dire ?

Mme ROUGEAU.
Oh ! rien, je ne veux pas faire peur à ces dames. Je ferai mettre les chevaux aussitôt qu'ils seront arrivés : on ne leur fera pas manger l'avoine pour ne pas vous retarder.

Mme DE MORTILIÈRE.
Dites donc, Madame, qu'est-ce qu'il y a dans la forêt ?

Mme ROUGEAU.
Oh ! rien, rien.

Mme DE SOUSAY.
Nous voulons le savoir absolument.

Mme ROUGEAU.
Eh bien ! Madame, je m'en vais le dire à M. l'abbé.

L'ABBÉ, inquiet.
Voyons, dites-moi ce que c'est.

Mme ROUGEAU, à l'abbé, à part.
Est-ce que vous n'avez pas entendu parler de Bras-de-fer ?

L'ABBÉ.
Non, qu'est-ce que c'est que Bras-de-fer ?

Mme ROUGEAU.
C'est un solitaire qui arrête toutes les voitures pour les voler.

L'ABBÉ.
Cela est bien certain ?

Mme ROUGEAU.
Oui, M. l'abbé.

Mme DE SOUSAY.
Madame, l'abbé pâlit.

L'ABBÉ.
Je pâlis ?

Mme DE SOUSAY.
Oui, M. l'abbé.

L'ABBÉ, se rassurant.
Moi ! point du tout.

Mme DE MORTILIÈRE.
Allons, Madame, dites-nous donc...

SCÈNE VI.
LES PRÉCÉDENTS, M. DU HABLE.

M. DU HABLE, sans paraître.
Allons donc, Mme Rougeau, des chevaux, des chevaux ; mais où est-elle donc ?

Mme ROUGEAU.
Me voilà ! me voilà !

M. DU HABLE.
Ah ! ah ! ici ? Mesdames, je vous demande bien pardon. (Il veut s'en aller.)

L'ABBÉ.
Entrez donc, Monsieur, entrez donc.

M. DU HABLE.
C'est que je crains d'être indiscret.

L'ABBÉ.
Ces dames vous en prient.

Mme DE SOUSAY.
Oui, Monsieur, nous serions bien aises de causer avec vous.

L'ABBÉ.
Monsieur, pourrait-on vous demander si vous venez de Sedan ?

M. DU HABLE.
Oui, Monsieur.

Mme DE MORTILIÈRE, à Mme de Sousay.
Ah ! ah ! Madame, nous allons savoir...

L'ABBÉ.
Monsieur, le chemin est-il sûr ?

M. DU HABLE.
Oui, Monsieur, c'est un fort bon chemin.

L'ABBÉ.
Il n'y a donc rien à craindre ?

M. DU HABLE.
Non : pour peu que votre voiture soit bonne, vous arriverez aisément à Sedan.

Mme DE MORTILIÈRE.
Mais ce n'est pas là ce que nous vous demandons : nous voudrions savoir si nous ferons bien de traverser la forêt la nuit.

M. DU HABLE.
C'est selon qu'on est brave.

Mme DE SOUSAY.
Comment ? brave ! Madame...

L'ABBÉ.
Voilà ces dames qui se récrient déjà. Pour moi, je n'aurais pas peur, mais quand on est avec des femmes vous sentez bien qu'on est fort embarrassé.

M. DU HABLE.
Ma foi, Monsieur, il me semble pourtant qu'on doit avoir peur la nuit : pour le jour, on voit venir et l'on se tient sur ses gardes.

L'ABBÉ, tremblant.
Comment, sur ses gardes ?

M. DU HABLE.
Oui. Par exemple, j'ai vu Bras-de-fer venir à gauche, j'ai tenu mon pistolet sur la portière, il s'est éloigné. Je me suis bien douté qu'il reparaîtrait à droite. En effet, il s'est présenté, et moi, mes deux pistolets à droite et à gauche, j'ai passé la forêt tranquillement : ainsi, en faisant comme moi, mais de jour, vous n'avez rien à craindre.

L'ABBÉ.
Mais nous n'avons point de pistolets : je n'ai pas cru, en sortant de Paris, qu'il y avait à craindre sur ce chemin-ci.

M. DU HABLE.
Il y a des moments où vous pourriez passer.

L'ABBÉ.
Des moments ?

M. DU HABLE.
Oui, où Bras-de-fer serait occupé ailleurs, par exemple...

Mme DE MORTILIÈRE.
M. l'abbé, je ne passerai jamais la forêt.

Mme DE SOUSAY.
Ni moi non plus, sûrement.

L'ABBÉ.
Attendez donc, Mesdames : il ne faut pas avoir peur comme cela, si vous étiez toutes seules à la bonne heure.

M. DU HABLE.
Mesdames, songez donc que vous avez M. l'abbé qui doit vous rassurer.

Mme DE MORTILIÈRE.
Oui, mais nous ne voulons pas le faire tuer.

M. DU HABLE.
Il n'y a rien à craindre avec des pistolets, je vous en réponds.

Mme DE SOUSAY.
Mais, Monsieur, on vous a déjà dit que nous n'en avions point.

M. DU HABLE.
Cela devient différent.

L'ABBÉ.
Attendez, Mesdames, il me vient une idée.

Mme DE MORTILIÈRE.
Allons, voyons, M. l'abbé.

Mme DE SOUSAY.
Ah ! il est charmant.

L'ABBÉ.
Monsieur, vous pouvez nous faire un grand plaisir et qui obligerait infiniment ces dames.

M. DU HABLE.
Je ne demande pas mieux, assurément.

L'ABBÉ.
Je le crois ; ainsi voici ma proposition : vous pourriez nous prêter ou nous céder vos pistolets ; vous n'en avez pas besoin pour aller d'ici à Paris : il n'y a rien à craindre, nous en venons.

M. DU HABLE.
Oui, Monsieur ; mais je n'y vais pas, moi : à trois lieues d'ici je quitte la grande route..., et, ma foi, on ne sait pour lors qui on peut rencontrer ; je suis au désespoir de vous refuser ainsi que ces dames. Je voudrais de tout mon cœur...

Mme DE MORTILIÈRE.
Ah ! Monsieur, nous n'en doutons pas. En vérité, M. l'abbé, aussi vous ne songez à rien.

L'ABBÉ.
Vous verrez que j'ai tort, à présent.

Mme DE SOUSAY.
Les hommes sont comme cela.

Mme DE MORTILIÈRE.
Moi, je ne saurais souffrir les gens trop braves.

L'ABBÉ.
Mais, Madame, ce n'est pas ma faute si...

Mme DE SOUSAY.
Il faut du moins craindre pour les autres et ne pas croire que tout le monde vous ressemble.

L'ABBÉ.
Croyez-vous que je ne crains pas ?

M. DU HABLE.
Attendez, Mesdames, je crois que je pourrai vous tirer d'embarras.

Mme DE MORTILIÈRE.
Ah ! Monsieur, dites donc promptement.

M. DU HABLE.
Oui, sûrement, je dois les avoir.

L'ABBÉ.
Quoi donc ?

M. DU HABLE.
Je m'en vais vous le dire.

Mme DE SOUSAY.
Ne nous faites pas languir.

M. DU HABLE.
Un de mes cousins, qui raffole de belles armes, m'a prié de lui rapporter de Sedan une paire de pistolets, et je crois que je les ai dans ma malle.

L'ABBÉ.
Réellement ?

M. DU HABLE.
Je n'en suis pas bien sûr, mais je vais y voir.

Mme DE MORTILIÈRE.
Ah ! Monsieur, ne perdez pas un instant.

L'ABBÉ.
Pourvu que vous ne les ayez pas oubliés.

M. DU HABLE.
Je me rappelle à présent qu'ils doivent y être : je reviens dans le moment.

L'ABBÉ.
Allez, allez, Monsieur, allez vite et en voyez-nous la maîtresse.

M. DU HABLE.
La voici, M. l'abbé.

SCÈNE VII.
Mme DE MORTILIÈRE, Mme DE SOUSAY, L'ABBÉ, Mme ROUGEAU.

Mme ROUGEAU.
M. l'abbé, vos chevaux vont être mis dans l'instant.

L'ABBÉ.
Écoutez-nous, Madame.

Mme ROUGEAU.
Oh ! Monsieur, ils sont bons, ils vous mèneront bien.

L'ABBÉ.
Ce n'est pas là ce que je veux dire.

Mme ROUGEAU.
Je vous donnerai deux postillons qui n'ont pas peur.

L'ABBÉ.
Un moment donc.

Mme ROUGEAU.
Ils iront ventre à terre, si on vous attaque...

L'ABBÉ.
Mais nous ne voulons pas partir à présent.

Mme ROUGEAU.
Vous partirez quand vous voudrez, je vous réponds qu'avec ces deux hommes-là vous n'avez rien à craindre.

L'ABBÉ.
Nous ne craignons pas non plus, mais ces dames veulent coucher ici.

Mme ROUGEAU.
En ce cas, je m'en vais faire leurs lits.

L'ABBÉ.
À la bonne heure, mais avant...

Mme ROUGEAU.
Vous aurez des draps très propres et de bons lits, cela va être fait dans le moment.

L'ABBÉ.
Attendez donc.

Mme ROUGEAU.
Je sais tout ce qu'il faut à des dames comme celles-là, ne vous inquiétez pas, M. l'abbé, vous serez aussi très bien couché. Allons, Marianne ! Geneviève !

L'ABBÉ.
Voulez-vous bien attendre ?

Mme ROUGEAU.
Quoi donc ?

L'ABBÉ.
Nous voulons souper avant tout.

Mme ROUGEAU.
Il faut donc le dire. Allons, je vais faire tuer des poulets.

L'ABBÉ.
Mais ils seront durs.

Mme ROUGEAU.
Oh ! que non, on leur fait avaler du vinaigre : je vais vous faire faire une bonne fricassée.

L'ABBÉ.
Mais il faut autre chose.

Mme ROUGEAU.
Ne vous embarrassez pas, vous serez contents. Allons, Marianne ! Geneviève !

L'ABBÉ.
Vous ne voulez pas nous dire...

Mme ROUGEAU.
Mon Dieu ! laissez-moi faire, laissez-moi faire.

SCÈNE VIII.
Mme DE MORTILIÈRE, Mme DE SOUSAY, L'ABBÉ, M. DU HABLE.

M. DU HABLE.
Tenez, M. l'abbé, voilà les pistolets dont je vous ai parlé.

L'ABBÉ.
Voyons, voyons.

Mme DE MORTILIÈRE.
M. l'abbé, prenez garde.

M. DU HABLE.
Ils ne sont pas chargés, Madame.

L'ABBÉ.
Ils sont bien à la main. (Il touche au chien et le fait partir.) Eh bien ! qu'est-ce que c'est donc que cela ? (Il a peur.)

Mme DE SOUSAY.
M. l'abbé, n'êtes-vous pas blessé ?

M. DU HABLE.
Il n'y a rien à craindre, Madame.

L'ABBÉ.
Non, c'est que je voulais essayer...

Mme DE MORTILIÈRE.
Prenez donc garde, encore une fois.

L'ABBÉ.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je sais manier des armes : je crois ces pistolets fort bons.

M. DU HABLE.
Ils sont bien conditionnés.

L'ABBÉ.
C'est ce que je vous dis, et combien vous ont-ils coûté ?

M. DU HABLE.
Dix louis, M. l'abbé.

L'ABBÉ.
Je vais vous les payer. (Il les regarde toujours.)

Mme DE MORTILIÈRE.
Non, M. l'abbé, c'est notre affaire. (Elles donnent chacune cinq louis.)

L'ABBÉ.
Voilà ce que je ne souffrirai pas.

Mme DE SOUSAY.
C'est une misère.

L'ABBÉ.
D'ailleurs c'est moi qui les achète.

Mme DE MORTILIÈRE.
Je vous dis que non.

L'ABBÉ.
Je veux les avoir à moi.

Mme DE SOUSAY.
Eh bien ! nous vous en faisons présent.

L'ABBÉ.
Cela serait joli ! Ah ! çà, Monsieur, vous dites dix louis ? (Il met la main à la poche.)

M. DU HABLE.
Ces dames m'ont payé, Monsieur.

L'ABBÉ.
En vérité, Mesdames, voilà de ces choses qui ne se font pas.

Mme DE MORTILIÈRE.
Allons, M. l'abbé, ne parlez plus de cela.

L'ABBÉ.
Je vais vous rendre vos dix louis.

Mme DE SOUSAY.
Voulez-vous bien finir cet enfantillage-là, l'abbé ?

Mme DE MORTILIÈRE.
Allez plutôt voir si notre souper sera bon, vous vous y connaissez.

L'ABBÉ.
Un peu.

Mme DE SOUSAY.
Il faut que Monsieur soupe avec nous.

M. DU HABLE.
Madame, je ne puis pas avoir cet honneur-là.

Mme DE MORTILIÈRE.
Ah ! Monsieur, nous vous en prions ; nous vous avons trop d'obligations pour que...

L 'ABBÉ.
Monsieur, vous ne pouvez pas refuser ces dames.

M. DU HABLE.
Puisqu'elles le veulent absolument...

SCÈNE IX, et dernière.
Mme DE MORTILIÈRE, Mme DE SOUSAY, L'ABBÉ, M. DU HABLE, Mme ROUGEAU, M. PINÇON.

M. PINÇON, sans paraître.
Où est-il donc, M. l'abbé d'Orlot ?

Mme ROUGEAU.
Ici, Monsieur.

L'ABBÉ.
Ah ! c'est M. Pinçon.

M. PINÇON, en redingote sur un habit.
Moi-même, M. l'abbé ; j'ai reconnu là-bas Flamand, qui m'a dit que vous étiez ici.

L'ABBÉ.
Mesdames ; voilà mon maître à jurer, dont je vous parlais tout à l'heure.

M. PINÇON.
Que dites-vous donc là, M. l'abbé ?

Mme DE MORTILIÈRE.
Nous serons fort aises de faire connaissance avec M. Pinçon.

L'ABBÉ.
D'où venez-vous comme cela, M. Pinçon ?

M. PINÇON.
De trois lieues d'ici, M. l'abbé.

Mme DE SOUSAY.
Et allez-vous à Sedan, Monsieur ?

M. PINÇON.
Oui, Madame.

Mme DE MORTILIÈRE.
J'en suis fort aise, parce que vous pourrez nous accompagner.

M. PINÇON.
De tout mon cœur, Madame.

Mme DE SOUSAY.
Êtes-vous armé ?

M. PINÇON.
Oui, Madame, et assez bien : d'ailleurs j'ai encore quatre personnes avec moi qui le sont aussi.

M. DU HABLE, à Mme Rougeau.
Quel est donc cet homme-là ?

Mme ROUGEAU.
Je ne le connais pas.

M. DU HABLE.
J'ai envie de m'enfuir. (Il veut sortir.)

Mme DE MORTILIÈRE.
Monsieur, où allez-vous donc ?

M. DU HABLE.
Je reviens, M. l'abbé.

Mme DE SOUSAY.
Ah ! l'abbé, je parie qu'il ne veut pas souper avec nous. Retenez-le donc.

M. PINÇON.
Sûrement : Monsieur, restez, restez.

M. DU HABLE.
Monsieur, est-ce que j'ai l'honneur d'être connu de vous ?

M. PINÇON.
Non, Monsieur, pas encore.

Mme DE MORTILIÈRE.
Ah ! Monsieur, c'est le plus honnête homme du monde, et à qui nous avons la plus grande obligation.

M. PINÇON.
Comment donc ?

Mme DE SOUSAY.
Il nous a fait le plaisir de nous céder ces pistolets pour ce qu'ils lui ont coûté.

L'ABBE.
Oui, pour dix louis.

M. PINÇON.
Ils sont fort beaux, mais qu'en voulez-vous faire ?

L'ABBÉ.
Passer la forêt en sûreté : c'est ce qui nous a fait demander si vous étiez armé, à cause d'un certain voleur nommé Bras-de-fer.

M. PINÇON.
Qui est dans la forêt ?

Mme DE MORTILIÈRE.
Oui, vraiment : est-ce que vous ne le saviez pas ?

M. PINÇON.
On m'en avait dit quelque chose, mais je ne le croyais pas.

Mme DE SOUSAY.
Voilà monsieur qui l'a vu.

M. PINÇON.
Vous l'avez vu, Monsieur ?

M. DU HABLE, embarrassé.
Oui, Monsieur.

M. PINÇON.
Et vous avez vendu ces pistolets à ces dames ?

M. DU HABLE.
Je les ai cédés.

M. PINÇON.
Pour dix louis ?

M. DU HABLE.
Pour ce qu'ils m'ont coûté.

M. PINÇON.
C'est fort bien à vous. M. l'abbé, on parle beaucoup à Sedan de ce voleur.

Mme DE MORTILIÈRE.
Mais il faudrait le faire arrêter.

M. PINÇON.
On a trouvé des moyens pour cela, et M. l'intendant fait faire des perquisitions...

Mme DE SOUSAY.
Il faut qu'une route comme celle-ci soit sûre.

M. PINÇON.
Elle le sera aussi. M. l'abbé, j'ai quitté les dragons.

L'ABBÉ.
Comment mon oncle y a-t-il consenti ?

M. PINÇON.
Il savait que je n'avais point de fortune : il m'avait faire un arrangement pour céder mon emploi, et il m'a fait avoir une lieutenance de la maréchaussée de cette province. (Il déboutonne sa redingote.)

M. DU HABLE.
Ah ! ciel ! (Il veut sortir.)

Mme DE MORTILIÈRE.
C'est fort heureux pour nous, Madame, nous voyagerons sûrement.

M. PINÇON, à M. Du Hable.
Monsieur, je vous ai déjà dit de rester. Actuellement, commencez par rendre à ces dames les dix louis qu'elles vous ont donnés pour vos pistolets.

M. DU HABLE.
Puisqu'elles n'en ont pas besoin, j'en suis fort aise. (Il rend l'argent et veut s'en aller.)

M. PINÇON.
Un moment, s'il vous plaît, Monsieur.

M. DU HABLE.
Mais, Monsieur, j'ai affaire.

M. PINÇON.
Je sais votre affaire. Savez-vous quel était le commerce de ce monsieur-là, Mesdames ? Celui d'épouvanter les voyageurs pour leur vendre dix louis des pistolets d'un louis.

M. DU HABLE.
Monsieur, en vérité...

Mme DE SOUSAY.
Quoi ! il serait possible que nous eussions été sa dupe !

M. PINÇON.
Sûrement, Mesdames.

L'ABBÉ.
Si vous voulez que je vous le dise, je m'en étais un peu douté et je voulais lui parler en particulier.

Mme DE MORTILIÈRE.
Ah ! oui, l'abbé, c'est bien fin à cette heure que vous le connaissez.

M. PINÇON.
Allons, Monsieur, suivez-moi.

M. DU HABLE.
Mais, Messieurs, Mesdames, M. l'abbé, priez donc pour moi.

M. PINÇON.
Cela est inutile. Pour vous, Mme Rougeau, nous nous reverrons : faites donner des chevaux à ces dames.

Mme ROUGEAU.
Et le souper que l'on fait pour elles ?

M. PINÇON.
Ces dames ne souperont ni ne coucheront ici.

Mme ROUGEAU.
M. Du Hable, je vous l'avais bien dit.

M. PINÇON.
Allons, Mesdames, j'aurai l'honneur de vous escorter.

Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse.

FIN.


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]