«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 5


CHAPITRE 5. — Robert III, 30e abbé (1048). — Saint Gontard, 31e abbé (1078). — Notes de bas de page.


ROBERT III, TRENTIÈME ABBÉ (1048).

Robert III fut son successeur [c'est-à-dire Geoffroy, le vingt-neuvième abbé, qui mourut le 24 mai 1048], et Mauger, archevêque de Rouen, le bénit huit jours avant le Concile qu'il tint dans sa ville vers le mois de septembre de la même année 1048 (1).

L'année suivante, Robert Champart, évêque de Londres (2), fut pourvu de la coadjutorerie de Cantorbéry, dont l'archevêque Edsi venait d'exclure Siward, abbé d'Abingdon (3), à cause de son ingratitude et des mauvais traitements qu'il en recevait depuis près de cinq ans qu'il l'avait honoré de cette charge dans l'espérance de se donner un digne successeur en sa personne. Robert, qui était né avec un désintéressement si général qu'il était incapable de former aucun désir pour son propre avantage, n'hésita point, en acceptant cette nouvelle dignité, à demander au roi l'évêché de Rochester pour le malheureux Siward, ce qui lui fut accordé.

Pour lui, il renonça à celui de Londres, et passa dix-huit mois à soulager l'archevêque de Cantorbéry dans les fonctions du saint ministère et dans le gouvernement de son diocèse, dont il demeura chargé en 1050, par la mort du vieillard Edsi, son prédécesseur.

Il n'oublia point, dans son élévation, qu'il avait été abbé de Jumièges, et que la basilique de Notre-Dame était son ouvrage. Depuis son passage en Angleterre, les religieux s'étaient trouvés hors d'état de l'achever, tant à cause de leur grand nombre que par le concours prodigieux des étrangers qui abordaient à Jumièges pour étudier sous le bienheureux Thierry, qui y exerçait, avec la dignité de prieur, l'emploi d'écolâtre pour les séculiers et les réguliers. Il crut donc ne pas faire un mauvais usage des revenus de son évêché en consacrant une partie à l'avancement d'un édifice que la piété seule lui avait fait entreprendre. Depuis qu'il fut évêque de Londres, il apporta tous les ans à Jumièges le fruit de son épargne, dont nous ne faisons pas difficulté de dire que dépendait la perfection de ce monument public, pour lequel il fit présent à l'abbaye de plusieurs ornements très riches, et d'un magnifique missel à l'usage de l'Église anglicane (4), enrichi de parfaitement belles miniatures, lettres initiales et autres figures en or (5).

Quelque grandes que fussent ses libéralités envers l'abbaye de Jumièges, on peut assurer que sa charité pour les pauvres de son diocèse était encore plus abondante, puisqu'il ne se contentait pas de leur donner tout ce qu'il pouvait des revenus de son évêché, mais qu'il était à leur égard comme le dispensateur du superflu des riches innocents qu'il avait accoutumés, par ses prédications et par ses exemples, à ne rien amasser pour un avenir incertain et pour des héritiers qui dissiperaient leurs biens en festins et en divertissements après leur mort. Les indigents venaient à lui de tous côtés ; il les recevait tous, leur donnait quelquefois à manger, les servait lui-même à table et leur distribuait après le repas l'argent et les vêtements dont ils avaient besoin. C'était là, outre la lecture et la méditation des choses saintes, ses occupations ordinaires à Londres. Il se conduisit de même à Cantorbéry, et soutint sans faste l'honneur de la primauté sur toute la Grande-Bretagne et l'Irlande, attachée à son siège. Également sage et éclairé, il exerça un ministère plein de douceur, sans procès, sans discussion d'éclat, sans même la moindre difficulté, ni avec son chapitre, ni avec aucune autre Église d'Angleterre, quoique celle d'York fut dès lors, comme elle a été depuis, dans l'usage de se croire indépendante de sa juridiction. Mais cette paix entre le chef et les membres fit ombrage au comte Godwin. C'était un de ces hommes ambitieux que la réputation de Robert et son crédit auprès du roi mettaient au désespoir, il s'en vengea de la manière la plus étrange et la plus inouïe, le faisant bannir par sentence des États généraux assemblés, comme un esprit remuant et la principale cause des troubles qui avaient agité le royaume à l'occasion de l'insulte faite à Eustache, comte de Boulogne, par les habitants de Douvres, en 1051 (6).

L'abbaye de Saint-Evroult (7), dans la forêt d'Ouche, aux extrémités des diocèses d'Évreux et de Lisieux, avait été relevée dès l'année précédente par la piété de Hugues et de Robert de Grand-Mesnil. Ils l'avaient mise en état d'y recevoir des religieux qui se sentaient eux-mêmes assez de courage pour entrer dans cette carrière (8) ; mais ils avaient besoin d'un maître et de quelques compagnons pour les conduire et les exciter dans la voie où ils se proposaient de marcher. Ils en cherchèrent en divers lieux, et, s'étant arrêtés à Jumièges, ils prièrent l'abbé Robert de les aider dans l'exécution de leur pieux dessein. Robert, qui ne regardait dans toutes ses actions que la gloire de Dieu et le salut du prochain, leur donna le bienheureux Thierry de Mathonville (9), quoiqu'il en eût un extrême besoin pour l'instruction de la jeunesse, tant du-dedans que du-dehors, à laquelle l'abbaye de Jumièges procurait une éducation gratuite, depuis près de cinquante ans.

Ce premier sacrifice fut suivi d'un autre, qui, pour n'être pas si grand, ne fait pas moins voir la générosité de l'abbé Robert, et ce que peut la charité dans un cœur dont elle s'est rendu maîtresse. Thierry avait un neveu, nommé Raoul, habile copiste, et capable de lui succéder dans l'emploi d'écolâtre ; il le demanda à Robert, et le succès ayant répondu à son attente, il le pria de lui donner aussi le moine Hugues, qui faisait l'office de chantre à Jumièges, ce qui lui fut accordé avec une permission générale de prendre dans la communauté, entre les anciens et les jeunes, ceux qu'il croirait les plus propres au maintien de la discipline qu'il se proposait d'établir (10). Nous ne savons pas au juste ceux qui se joignirent à lui ; mais il n'y a pas lieu de douter qu'il n'ait choisi ceux dont l'inclination pour les lettres, ou les talents pour s'y avancer, étaient les plus marqués, ad constructionem novæ domûs, Rodulphum, nepotem suum, et Hugonem, cantorem, aliosque idoneos fratres, permissu patris sui, adduxit (11). Le plus connu entre ces derniers était Gautier, qui porta depuis le surnom de Jumièges (12). Avec cet essaim, qui pouvait être de huit ou neuf religieux au moins, Hugues et Robert de Grand-Mesnil allèrent trouver le duc Guillaume, qui fit un accueil favorable à Thierry et l'établit premier abbé de Saint-Evroult. Hugues, évêque de Lisieux, lui donna la bénédiction abbatiale, le 3 des nones d'octobre 1050, en présence d'Osberne, archidiacre de la même église (13). Le pieux abbé, avec le secours de ses compagnons, fit de cette nouvelle demeure une maison d'oraison, une école de vérité et une académie de chant et de tous les arts qui conviennent à des religieux ; il partagea son temps entre la prière et l'instruction ; il s'occupa même à copier les bons livres, et l'on conserve encore aujourd'hui dans la bibliothèque de Saint-Evroult un graduel et un antiphonaire écrits et notés de sa main. Raoul, de son côté, fit un missel ; Hugues un commentaire sur Ézéchiel et le décalogue, avec un traité du repos de l'âme, tiré des plus beaux endroits des morales de S. Grégoire, sur Job ; Gautier copia l'abrégé de Torgue Pompée par Justin, et les ouvrages de Sénèque (14), qu'il termina par quelques vers de sa façon, inscrits de son nom et surnom de Jumièges, pour apprendre à la postérité que c'était à l'école de ce célèbre monastère qu'il avait étudié la poésie et l'art de bien écrire.

Les moines de Jumièges ne perdirent pas au départ du bienheureux Thierry le goût qu'il leur avait inspiré pour les sciences ; ils ne firent que changer de maître, et ce fut l'abbé lui-même qui se chargea de les enseigner, jusqu'à ce qu'il eût formé quelques élèves capables de l'aider dans cet emploi ou de l'en décharger entièrement. Il y réussit avec avantage. Guillaume de Jumièges, assez connu parmi les savants par l'Histoire des ducs de Normandie, prit sa place et enseigna avec éclat pendant quelque temps (15).

En Angleterre, la puissance de Godwin croissait tous les jours. Depuis la guerre occasionnée entre lui et Edward par la mort d'un domestique du comte de Boulogne, qu'il refusa de venger sur les ordres du roi, il parvint à un tel degré d'insolence qu'il força le roi, qui le détestait en son cœur, à consentir que tous les étrangers fussent renvoyés du royaume. L'archevêque de Cantorbéry, normand d'origine, fut banni par sentence des États généraux, assemblés par l'autorité de cet ambitieux seigneur, et il fallut partir, malgré la résistance d'Edward à se rendre sur cet article. Robert quitta l'Angleterre, ne voulant pas être la cause d'une guerre civile ; mais, voyant qu'on avait promu l'évêque de Winchester à son siège, il cita ses parties devant le pape, et prit la route de Rome pour y défendre sa cause en personne. Il passa par Fécamp, et consacra les basiliques de Saint-Benoît et de Saint-Valery. Il donna la prêtrise à quelques clercs du monastère (16) et partit pour Rome, où il arriva vers le mois de septembre de l'année 1051 ; il y attendit ses adversaires jusqu'à la fête de l'Épiphanie, sans qu'aucun d'eux osât se présenter ni écrire contre lui, ce qui détermina le pape Léon IX à le renvoyer avec une bulle qui le rétablissait sur son siège.

Maie le pacifique prélat, résolu de ne pas pousser ses ennemis à bout et de se renouveler devant Dieu dans le silence de la solitude, se contenta de remercier le souverain pontife, et revint à Jumièges, où il finit heureusement sa vie, le 26 mai de l'an 1052, un mois et huit jours après son retour. Il avait assisté, en revenant de Rome, à l'ouverture de la châsse de S. Denis l'Aréopagite (17), que les moines de Saint-Emmeran prétendaient posséder dans leur église de Ratisbonne.

Il fut enterré, suivant sa dernière volonté, du côté de l'évangile, entre deux piliers du sanctuaire de la grande église, dont il avait fait rebâtir le chœur et le tour des chapelles. Son corps, enveloppé d'une étoffe de soie rayée, l'étole au cou et la ceinture sur les reins, fut mis dans un cercueil de pierre, autour duquel on dressa cinq pilastres qui représentaient les patrons du monastère, S. Filibert, S. Aycadre, S. Hugues et S. Valentin. Le cinquième n'est pas nommé dans nos manuscrits, mais on peut conjecturer avec raison qu'il n'était autre que S. Pierre, ou même la Sainte Vierge, à laquelle l'église fut dédiée peu de temps après. Son squelette fut trouvé entier, les pieds tournés vers l'autel, avec une partie des étoffes et sa croix archiépiscopale, en 1696, lorsqu'on voulut placer les deux grilles de fer qu'on voit aujourd'hui à droite et à gauche du sanctuaire, où on lui a élevé une espèce de mausolée, avec son effigie en pierre blanche, pour servir de monument perpétuel de l'honneur et des avantages qu'il a procurés à l'abbaye de Jumièges pendant sa vie.

Saint Valentin, histoire de sa vie et de la translation de son chef à Jumièges. — Le nom de S. Valentin, que nous trouvons ici pour la première fois au nombre des patrons de l'abbaye, nous donne occasion de parler de ce saint et de la translation de ses reliques (18). Peu de personnes connaissent le lieu de sa naissance ; beaucoup moins encore sont informées de sa vie et de ses miracles. Quelques-uns l'ont cru français de nation, d'autres romain, et l'ont confondu avec un saint prêtre de ce nom, qui souffrit le martyre à Rome, sous l'empereur Claude II, vers l'an 269. Les uns et les autres se trompent (19) : S. Valentin était originaire de la ville de Terni en Ombrie, et tirait son sang d'une des premières familles de la province ; mais il tira de bien plus grands avantages des exemples de vertu qu'il trouva dans la maison paternelle, où l'on professait le christianisme dans l'innocence et la simplicité du cœur, en un temps où tout était encore plein de gentils. Il fut élevé avec grand soin dans l'étude de l'Écriture sainte, sous la discipline de son évêque, qui, le voyant avancé pour l'esprit et la vertu beaucoup plus que son âge ne semblait le permettre, lui donna le baptême, et l'employa dès lors dans les fonctions du ministère ecclésiastique ; il s'en acquitta, avec tant de zèle et de sainteté, que, peu d'années après, il fut ordonné diacre, puis prêtre, et enfin évêque de Terni, par S. Félicien, évêque de Foligni, dans l'état ecclésiastique, et missionnaire en Ombrie (20).

Ses premiers soins, depuis son ordination, furent d'annoncer par la ville et les villages la morale rigoureuse de la pénitence, l'inutilité du culte des faux dieux, et la nécessité de croire en Jésus-Christ, jointe à l'observation de ses lois. Dieu bénit ses discours, et le nombre des fidèles de l'un et de l'autre sexe s'accrut si considérablement en moins de deux ans qu'il fut obligé d'augmenter celui des ministres évangéliques, pour le soulager, et de bâtir une maison pour les vierges, qui abandonnaient leurs parents et leurs biens pour suivra Jésus-Christ et vivre dans la solitude sous sa conduite.

Cependant le feu de la persécution commença à s'allumer dans la ville de Terni. L'illustre Sainte Agape, que notre saint avait élevée dans la foi, fut dénoncée au juge, qui, l'ayant trouvée ferme dans sa religion, lui fit couper la tête. Quatre autres de ses disciples, Saturnin, Castule, Magnus et Lucius, se sentant animés par l'exemple d'Agape, déclarèrent généreusement au juge qu'ils étaient coupables du même crime, et qu'ils n'avaient que du mépris pour ses dieux. Le juge, voyant qu'ils lui tenaient le même discours, ne porta qu'un même sentence contre eux, et, après leur avoir fait déchirer le corps à coups de fouets, il ordonna qu'ils fussent menés au supplice, ce qui fut exécuté. Saint Valentin, après avoir beaucoup souffert dans cette persécution, où il avait fortifié les fidèles par ses exhortations, souhaitait ardemment de paraître à son tour devant le tribunal du juge qui avait condamné ses chers disciples ; mais la Providence divine, qui le destinait à travailler tout de nouveau à la conversion des infidèles et à les munir ensuite contre la crainte des persécutions, ne permit pas que ses vœux fussent exaucés. Il demeura donc à Terni, avec autant d'assurance que s'il eût été au milieu d'une ville où la religion chrétienne eut seule prévalu ; et, comme il avait reçu la grâce des miracles pour confirmer la vérité qu'il enseignait, les prodiges qu'il fit éclairèrent la plupart de ceux qui en furent témoins et amollirent bien des cœurs que ses discours n'avaient pu toucher.

Le bruit en ayant été jusqu'à Rome, un homme célèbre, mais païen, nommé Craton, qui occupait alors une chaire d'éloquence en langue grecque et latine, envoya le prier de venir guérir son fils, qu'une maladie, inconnue à tous les médecins de la ville, tenait courbé vers la terre depuis trois ans et si difforme dans tout le reste de son corps qu'il avait à peine la figure d'un homme. Saint Valentin reçut ces députés avec bonté, et, ayant su le sujet de leur voyage, il partit avec eux et arriva le même jour à Rome, où Craton l'attendait avec sa famille et trois jeunes Athéniens qui demeuraient chez lui pour se perfectionner dans l'éloquence. Ils entrèrent ensemble dans la chambre du malade, dont le père infortuné demanda de nouveau la guérisona avec beaucoup d'instances, promettant au serviteur de Dieu la moitié de ses biens s'il l'opérait. «Je ne cherche point vos biens, répondit le saint, ni l'honneur de faire un miracle. La gloire du maître que je sers, et votre salut, sont les seuls intérêts qui me touchent. Je puis rendre la santé à votre fils, si vous croiez ; il dépend de vous de la ménager.» Craton entendit ces paroles dans leur propre sens ; il se fit instruire de la doctrine de Jésus-Christ, et promit d'embrasser la foi dès que son fils serait guéri. Aussitôt S. Valentin fit sortir tout le monde de la chambre, ferma la porte sur lui et pria le Seigneur. Sa prière finie, il étendit son cilice sur la terre, et, ayant couché dessus le jeune Chéremon, l'objet de son voyage et de la manifestation de la toute puissance de Dieu, il se mit à chanter des psaumes et des cantiques. Vers le milieu de la nuit, la chambre parut éclairée d'une si grande lumière que ceux du dehors, la croyant en feu, furent saisis de frayeur ; mais ils furent encore plus surpris lorsque, s'étant approchés de la porte, ils entendirent Chéremon chanter avec le saint et l'accompagner dans les actions de grâces qu'il rendait à Dieu de sa guérison. Craton, étant entre avec sa famille et ses trois disciples, Proculus, Ephébus et Apollonius, se jeta aux pieds de S. Valentin, et, les tenant serrés entre ses bras, il le conjura de les régénérer dans les eaux sacrées du baptême ; ce qu'il fit volontiers, après avoir brûlé toutes les idoles que Craton avait dans sa maison.

Dès que le bruit d'un événement si merveilleux fut répandu dans Rome, on courut chez Craton de tous les quartiers de la ville pour s'assurer de la vérité ; et comme il ne fallait que des yeux pour en juger, tous ceux qui avaient connu Chéremon, le voyant si parfaitement guéri et apprenant de quelle manière il l'avait été, crurent en Jésus-Christ et furent baptisés en Son nom. Mais tandis que la miséricorde de Dieu se répandait sur ce grand nombre d'élus, le démon arma le préfet Placide, dont le fils s'était converti à la vue de cette merveille. Il fit arrêter le saint évêque de Terni, et, lorsqu'on l'eût amené devant son tribunal, il commanda aux bourreaux de le lier sur le chevalet et de lui déchirer le corps à coups de verges jusqu'à ce qu'il demandât à sacrifier aux dieux. En cet état, le saint martyr déclara librement ce qu'il pensait des idoles, et levant les yeux sur les nouveaux convertis, qui l'avaient suivi, il les exhorta à demeurer fermes dans la foi de Jésus-Christ, pour laquelle il était résolu de verser jusqu'à la dernière goutte de son sang. Le préfet, voyant qu'il ne gagnait rien à force de tortures, et craignant qu'il ne s'excitât quelque tumulte de la part des écoliers de Craton, qui avait embrassé la foi, fit enlever le saint dans un cachot, d'où il fut tiré la nuit suivante par son ordre, pour être décapité. On croit que sa mort arriva sous l'empereur Aurélien, le 14 février de l'an 273 (21).

Les trois Athéniens, qui n'avaient point quitté le voisinage de la prison, suivirent de loin les exécuteurs de cette injuste sentence jusqu'au lieu du supplice, et emportèrent secrètement le corps de leur saint maître à Terni, où ils l'enterrèrent dans un faubourg de la ville (22).

L'opinion où l'on est à Jumièges que la tête de S. Valentin y a été apportée de Rome dans le XIe siècle, a fait conjecturer que Proculus et ses deux compagnons l'avaient laissée dans cette capitale du monde chrétien pour la consolation de Craton et de sa famille, et qu'ayant été eux-mêmes couronnés par le martyre, ce chef avait été recueilli et conservé par quelques-uns de leurs parents, qui en avaient fait leur dévotion particulière, jusqu'au temps de la translation, dont Baudry, évêque de Dol, a écrit l'histoire vers l'an 1120, sur le témoignage des religieux de Jumièges, qu'il visitait souvent. Cet auteur, qu'on ne peut soupçonner d'ignorance ni de mauvaise foi, après avoir fait l'éloge de la sincérité des religieux qui vivaient de son temps à Jumièges, et de la simplicité merveilleuse de leurs pères, rapporte qu'un prêtre de la province de Normandie, ayant été à Rome visiter les tombeaux des apôtres, un bourgeois de la ville lui fit présent du chef de S. Valentin, pour le déposer à son retour dans quelqu'église de France. La condition fut acceptée, mais le prêtre normand, jaloux de ce trésor, eut de la peine à s'en dessaisir ; il céda néanmoins aux remords de sa conscience, et S. Valentin fit un miracle en sa faveur, car, ayant apporté son chef à Jumièges, il lui obtint de Dieu la grâce de s'y faire religieux et d'y mourir saintement.

Cependant l'abbé et les religieux ne crurent pas qu'il leur fût permis d'exposer la relique à la vénération des peuples avant que Dieu l'eût manifestée par quelque miracle. Les règles de la prudence y étaient formelles ; on se contenta donc de la renfermer dans un chef d'ivoire, et de la mettre sous le grand autel de Saint-Pierre avec d'autres châsses dont les reliques ne sont pas venues à notre connaissance. Quelques années après, Dieu, voulant punir les habitants de Jumièges du mauvais usage qu'ils faisaient de leurs biens et manifester la gloire de Son serviteur, fit venir dans toute la péninsule une quantité si effroyable de mulots (23), que les campagnes en étaient couvertes. Ils gâtèrent les grains, mangèrent les blés, fouillèrent la terre, et il ne serait absolument rien resté d'une abondante récolte, qu'on avait espéré faire sous quelques jours, si S. Valentin touché de compassion pour ces pauvres affligés, n'est employé son crédit auprès du juste Juge pour retirer ce fléau. Il apparut dans l'église à un moine de grande piété, le visage tout éclatant de gloire, et lui dit d'avertir ses frères que le chef qu'ils possédaient était véritablement le sien, et que, pour les en convaincre, Dieu ferait cesser par Sa seule présence la désolation de leurs terres. La crainte d'une surprise ferma la bouche au religieux sur cette première apparition ; il n'osa même se fier à une seconde ; mais, S. Valentin lui ayant apparu à la fin des matines du troisième jour, dans la même figure que les deux premières fois, et l'ayant repris de sa négligence, il avoua tout le fait.

Le jour ne fut pas plus tôt venu, que l'abbé fit savoir aux habitants le moment de leur délivrance et le nom de leur libérateur. Les peuples aussitôt s'assemblèrent en foule à l'abbaye ; on ouvrit en leur présence la châsse de S. Valentin, pour leur faire voir son chef et animer leur confiance. L'ayant ensuite fait mettre sur un char, on le transporta en procession dans le bourg et dans la plaine voisine, où on l'eut à peine montré que la troupe innombrable de mulots, se rassemblant par pelotons dans tous les lieux où il paraissait, courut avec impétuosité se précipiter dans la Seine, où ils furent tous noyés ; on croit avec assez de vraisemblance que ce miracle ne peut être arrivé que depuis l'an 1058, qui fut celui de la mort de l'abbé Thierry, disciple du bienheureux Guillaume de Dijon ; et on le prouve par son silence au sujet de S. Valentin, qu'il n'aurait pas omis dans les litanies de son rituel, où il a donné place à tous les saints particulièrement invoqués de son temps dans l'abbaye de Jumièges.

Quoi qu'il en soit, depuis cette manifestation miraculeuse des reliques de S. Valentin, qu'on ne peut au moins reculer au-delà de 1051, où il était reconnu pour un des patrons du monastère, ainsi que nous l'avons remarqué à l'occasion des funérailles de l'archevêque de Cantorbéry, les moines de Jumièges ont célébré sa mémoire, le 14 février, par une fête qui est d'office double majeur de la première classe et de premier ordre. Ils firent construire un autel en son honneur sous le jubé de la nouvelle église, qui a servi de paroisse aux habitants de Jumièges jusqu'au commencement du XIIe siècle ; et les paroissiens eux-mêmes se joignirent aux religieux pour lui faire une châsse d'argent, et le prirent pour leur patron. Ils étaient persuadés, dit l'évêque de Dol, que Dieu les délivrerait par Son intercession de tous les maux qu'ils s'attireraient par leurs péchés ; et en effet leur espérance ne fut pas vaine. La sécheresse fut si grande dans une année, qu'on ne comptait presque plus sur la récolte dans tout le pays. On fit une procession, où l'on porta le chef de S. Valentin dans l'église de Saint-Filibert du Mesnil (24), à trois milles environ de l'abbaye. Le ciel était serein et sans nuages quand on commença la messe ; mais, à peine le prêtre eut-il prononcé les paroles de la consécration, qu'on entendit gronder le tonnerre et tomber une si grande abondance de pluie, qu'il fut impossible de sortir de l'église. L'orage ayant cessé, on se mit en chemin pour revenir ; mais, au milieu de la marche, la pluie recommença plus fort qu'auparavant, et ce ne fut que par un prodige encore plus extraordinaire que, quoiqu'il tombât des torrents d'eau à droite et à gauche, aucun de ceux qui assistaient à la procession ne fut mouillé.

Peu de temps après, on fit une semblable procession pour le même sujet, mais il y arriva une chose particulière que nous sommes obligés d'ajouter ici pour la gloire de Dieu et de Son serviteur. Le palefrenier de l'abbaye, qui avait perdu la vue et dépensé le peu de bien qu'il pouvait avoir à se faire traiter par les plus habiles chirurgiens, sans qu'aucun d'eux l'eût pu guérir, ayant ouï dire que la châsse de S. Valentin devait passer devant sa porte, se fit conduire par sa femme au milieu de la rue, et pria les religieux d'y arrêter, lorsqu'ils passèrent. On descendit la châsse : l'aveugle se prosterna devant elle, fit sa prière avec tous les assistants, et se retira plein de confiance, après avoir fait un vœu, qu'il n'eut pas plutôt accompli qu'il recouvra la vue aussi parfaitement que s'il n'eût jamais été malade.

Nous ne nous engagerons pas dans l'énumération des miracles que S. Valentin a opérés à Jumièges depuis l'établissement de son culte jusqu'en 1120, que l'évêque de Dol en écrivit l'histoire. Le récit en serait trop long et même inutile, depuis que Bollandus les a recueillis dans son second tome des Actes des Saints, au 14 de février. Nous ne parlerons que d'un, dont Baudry nous assure qu'il a lui-même été témoin, et dont les habitants de Bliquetuit-sur-Seine renouvellent la mémoire tous les ans par une procession solennelle d'actions de grâces, qu'ils n'ont jamais interrompue depuis près de 650 ans (25). La peste était survenue tout-à-coup dans leur pays et y faisait un tel ravage, que, dans toute la paroisse, qui est une des plus considérables du diocèse de Rouen (26), il restait à peine un tiers des habitants. Ils ne trouvèrent d'autre remède au mal qui les pressait que de recourir à Dieu et d'apaiser Sa colère. Ils crurent y réussir par l'intercession de S. Valentin, et, dans cette persuasion, ils envoyèrent à Jumièges prier les religieux de venir à leur secours avec le chef du saint martyr, qui ne fut pas plus tôt entré sur leurs terres, que les malades commencèrent à sentir la vertu du médecin dont ils imploraient l'assistance, et furent en état d'accompagner la châsse à son retour. Un auteur du XVIIe siècle nous a laissé par écrit (27) le détail de quelques miracles de notre saint, dont nous rendrons compte ailleurs, pour ne rien précipiter et reprendre la suite de notre histoire (28).

Robert III était encore abbé de Jumièges quand l'archevêque de Cantorbéry mourut. Il fut intimement touché de cette mort, qui ne lui ôtait pas seulement un ami, mais un bienfaiteur de son monastère, dont il avait un extrême besoin pour achever l'église de la Sainte-Vierge, où il n'y avait ni nef, ni vitraux. Il eut de la peine à essuyer ses larmes ; mais il ne laissa pas de continuer l'entreprise et de la conduire heureusement à sa fin. Quelques seigneurs de la province y contribuèrent par leurs libéralités.

Hugues, évêque de Bayeux, fils de Rodolphe, comte d'Ivry, et neveu de Richard, premier duc de Normandie, fit présent à Raoul, qui avait été son écuyer, et à l'abbaye de Jumièges, dont il était religieux, de l'église, terre et seigneurie de Rouvray (29), sur la rivière d'Eure (30). Ansold de Paris donna, en 1056, le fief de Colombièrs (31), Vitry (32), Yvry (33) et Ville-Juive (34), dont Pierre de Paris, son fils, confirma la possession à l'abbé Robert par une charte datée de l'an 1069. Hugues, comte de Meulan, et Gautier de Tessoncourt lui donnèrent aussi des marques de leur l'affection, en la même année 1056, par le privilège qu'ils accordèrent l'un et l'autre à l'abbaye de ne payer, ni droit pour le passage de ses vins sur la rivière de Seine, ni dîme pour les vignes qu'elle avait à Vaux. À ces bienfaits succéda la donation du fief de Hauville par Gilbert Crespin, officier du duc Guillaume (35).

Avec ces secours, Robert trouva moyen de mettre fin à ses travaux. Il n'y avait plus un ouvrier dans la maison au mois de novembre 1066, et l'on ne pensait dès lors qu'à faire la cérémonie de la dédicace de cette église, pour y pouvoir célébrer la fête de Noël ; mais S. Maurille (36), archevêque de Rouen, la différa jusqu'au mois de juillet de l'année suivante, pour la faire avec plus de solennité, dans le Concile provincial qu'il voulut tenir à Jumièges (37) après la conquête de l'Angleterre par Guillaume, duc de Normandie (38). Le duc s'y trouva avec tous les évêques de la province : Jean d'Avranches, depuis archevêque de Rouen, Guillaume de Coutance, Hugues de Lisieux et Beaudouin d'Évreux. Odon, évêque de Bayeux, ne put y assister, parce que le duc son frère lui avait laissé la régence du royaume d'Angleterre pendant son absence. Yves, de Séez, n'était point encore de retour de Paris, où il avait été appelé pour la dédicace de l'église de Saint-Martin-des-Champs. Après les cérémonies de la consécration, qu'on met ordinairement au 1er juillet 1067, S. Maurille célébra pontificalement la messe au grand-autel, et finit par un discours au peuple sur la sainteté des temples et le respect qui leur est dû.

Vers le même temps, Dieu voulut tirer de la poussière et faire renaître la mémoire de S. Constantin, évêque de Beauvois, et de S. Pérégrin, évêque régionnaire en Angleterre, dont les corps reposaient en solitude et sans honneur dans l'abbaye de Jumièges, depuis sa destruction par les Danois. Leurs châsses furent trouvées sous des décombres, entre l'église de Saint-Pierre et la chapelle de Saint-Sauveur, aujourd'hui de Saint-Étienne. Les moines firent part de cette découverte à l'archevêque de Rouen et le prièrent de faire lui-même la levée des saintes châsses ; mais le prélat s'en défendit et donna la commission à l'abbé Robert, qui fixa la cérémonie au 15 de juin, auquel on a toujours depuis célébré la fête de ces deux saints par un office solennel, quoiqu'avec moins d'appareil dans ces derniers temps, où leurs reliques ont été dispersées par les Calvinistes (39).

Plusieurs années auparavant, on avait aussi découvert, en remuant la terre pour paver une chapelle de Saint-Filibert, dans la grande église, le corps de S. Flavius, vulgairement S. Filleul, archevêque de Rouen ; mais Dieu, pour des raisons qu'il ne nous est pas permis de sonder, fit connaître, par un brouillard épais qui s'éleva tout-à-coup dans la chapelle, qu'il n'avait pas pour agréable qu'on touchât à ce dépôt, et l'abbé fit aussitôt refermer le tombeau, où le saint corps est toujours demeuré (40).

C'est peut-être à ce même temps, c'est-à-dire au temps où l'on bâtissait la nouvelle église, qu'il faut rapporter l'invention de divers ossements, dont on donna une partie à l'abbaye de Conches, nouvellement fondée par Roger de Tosni, au diocèse d'Évreux (41), où ils sont encore aujourd'hui conservés dans une grande châsse exposée à la vénération des peuples, sous le nom de Fierté de 442 religieux de Jumièges morts sous l'abbé S. Aycadre en 684. Si leur culte est bien ou mal établi, ce n'est point nous à en juger. Dom Mabillon serait sans doute pour l'affirmative, après les avoir qualifiés d'élus de Dieu, et il semble que S. Aycadre et S. Hugues n'en avaient pas une autre idée lorsqu'ils demandaient à être enterrés avec eux. C'était aussi la commune opinion des religieux de Jumièges, dans les Xe et XIe siècles, puisqu'ils les invoquaient publiquement contre les artifices du démon.

Quoi qu'il en soit, cinq mois après la dédicace de la grande église de Jumièges, le bruit s'étant répandu en Normandie que les Anglais commençaient à se révolter pour le soutien de leurs libertés. Guillaume-le-Conquérant, informé de ces troubles, partit de Dieppe, la nuit de Saint-Nicolas (42), et rentra en Angleterre pour arrêter ces mouvements par sa présence ; il trouva que ce qu'on lui avait dit du penchant des Anglais à la révolte était vrai. Son arrivée rompit cependant toutes leurs mesures ; mais le renouvellement de la taxe du Danegelt, que Edward-le-Confesseur avait abolie, produisit peu de temps après des murmures et un mécontentement si marqués dans tout le royaume, que la révolte devint presque générale. Les habitants d'Oxford levèrent l'étendard et excitèrent les autres à la rébellion. Ceux d'Exeter (43), capitale du Devon et des lieux circonvoisins, suivirent leur exemple, et bientôt toutes les parties occidentales du royaume furent sous les armes. Un orage n'était pas plutôt dissipé qu'il s'en élevait un autre : Edwic ravagea le comté d'Hereford ; Blethwin, prince de Galles, soutint Morcar et Edwin, ses oncles ; les fils de Harold levèrent un corps d'aventuriers en Irlande, et passèrent dans le Somerset, où ils défirent le général Eadmoth, qui voulait s'opposer à leurs progrès. Une flotte danoise parut sur les côtes orientales d'Angleterre et arriva à l'embouchure de la rivière de l'Humber, où elle fut jointe par les seigneurs mécontents, et une autre flotte et des troupes de terre venues d'Écosse. Toutes ces troupes, jointes ensemble, formèrent une armée considérable, qui eut d'abord quelques avantages dans les combats particuliers, mais Guillaume en triompha toujours dans les actions générales, et fit tant, par sa prudence et par sa valeur, qu'il réduisit tous ses ennemis, les uns à l'obéissance et les autres à la retraite, de sorte qu'en 1069 toutes les sources de révolte étaient épuisées.

Il congédia pour lors ses troupes, après leur avait donné des récompenses proportionnées à leurs services. Il dépouilla les Anglais, qu'il regardait comme un peuple inquiet et remuant, de toutes les charges, baronnies et fiefs dépendants de la couronne, et les distribua aux Normands et aux autres étrangers qui s'étaient attachés à sa fortune. Les seigneurs donnèrent ensuite une grande partie de leurs terres en arrière-fiefs à leurs compatriotes, et, par ce moyen, le dessein que le roi méditait, de lier les Anglais avec les Normands, se trouva parfaitement exécuté. Les évêchés et les abbayes furent accordés indistinctement aux uns et aux autres. Lanfranc, abbé de Saint-Étienne de Caen, fut promu au siège de Cantorbéry ; Thomas, chanoine de Bayeux, fut élevé à l'archevêché d'York ; Athelelme et Théodevin, moines de Jumièges, furent nommés aux abbayes d'Abingdon et d'Ely ; mais il faut remarquer que, pour toutes ces places, le roi fit choix de sujets d'un mérite distingué. Athelelme était disciple de l'abbé Robert ; c'est tout ce que l'histoire nous en apprend, avec le temps de sa mort, dont nous parlerons ailleurs. Théodevin mourut à Ely, après un gouvernement de deux ans et demi, et eut pour successeur Godefroi, autre moine de Jumièges (44), qui l'avait accompagné par respect et par attachement. L'un et l'autre refusèrent de se faire bénir jusqu'à ce que le roi leur eût rendu les titres qu'il avait fait saisir et distribuer à ses courtisans, en punition de la révolte d'Hereward et de plusieurs seigneurs, tant évêques que laïcs, qui s'étaient retires dans l'île d'Ely, où ils pensaient qu'étant environnés de marais, ils seraient en état de se défendre contre la puissance du monarque, qui leur était odieux.

Peu de temps après, l'abbaye de Malmesbury étant venue à vaquer par la mort de Varin, Guillaume-le-Conquérant la donna à Godefroi, qui supplia sa majesté de donner celle d'Ely à un autre, ce qui lui fut accordé (45). Nous ne savons pas quel fut le sujet de cette translation. On croit cependant que le relâchement dans lequel le monastère de Malmesbury était tombé en fut la principale cause ; en effet, Godefroi eut beaucoup à travailler, et Guillaume de Malmesbury (46) rend ce témoignage à sa diligence et à sa piété qu'il releva l'honneur de cette église, et qu'il y fit revivre l'esprit de religion en y introduisant celui de la prière, avec un office réglé, auquel il se trouvait des premiers et dont il ne sortait que le dernier ; il joignit aux exercices ordinaires de ses religieux une étude sérieuse des lettres, dont il avait été parfaitement instruit à Jumièges ; ce qui leur acquit une si bonne réputation, que Guillaume de Malmesbury doute qu'entre toutes les abbayes d'Angleterre il y en eût une supérieure, tandis que celle de Malmesbury jouissait de l'avantage d'en surpasser plusieurs. Le même auteur continue et nous apprend que Godefroi, dont il loue la douceur envers les bons et la sévérité redoutable aux méchants, s'appliqua aussi à faire copier les plus excellents livres qu'il put trouver, et que c'est à ses soins qu'on est redevable des premiers de la bibliothèque de Malmesbury, qu'il augmenta lui-même considérablement, quand il en fut abbé. Mais, quelqu'éminentes que fussent les qualités de Godefroi, il eut néanmoins la faiblesse de rechercher, dans le seul mets qu'il se permettait, une trop grande propreté et trop de délicatesse. Le roi d'Angleterre ne se contenta pas d'avoir donné des abbayes à quelques religieux de Jumièges, il voulut se les attacher tous par un bienfait dont les fruits égaleraient la durée des siècles. C'est ce qu'il crut faire en leur donnant l'île d'Helling, près du côte du comté de Hampshire (47), qu'ils érigèrent en prieuré, dont ils retiraient annuellement onze cents écus d'or. Comme cette charte n'est point datée, il n'est pas facile d'en fixer l'époque ; on peut néanmoins conjecturer, par les souscriptions des seigneurs anglais, qu'elle fut expédiée en Angleterre vers l'an 1073, dans un voyage du Conquérant pour apaiser les troubles excités par la conspiration de Ralph de Guader, comte d'East-Anglia, et de Roger Fitz-Osborne, comte de Hereford, arrivée cette même année.

Quelques écrivains, comme Orderic Vital et Dom Mabillon, marquent la mort de l'abbé Robert en 1072, mais ils n'ont pas assez connu la vérité. Nous n'entrerons pas dans un détail ennuyeux de preuves multipliées ; il suffit de dire qu'en 1077, sous le règne de Philippe Ier et de Guillaume-le-Conquérant, Gautier Payen fit une remise à l'abbé Robert et aux religieux de Jumièges (48) de tout ce qu'il pouvait prétendre sur leurs vignes de Mesières, et du droit d'attache de leur bateau sur la rive droite de la Seine, le long de ses terres, à condition qu'ils prieraient Dieu pour lui, sa femme et ses enfants. Guillaume et Osberne de Hotot leur avaient fait quelques années auparavant un présent bien plus considérable, en offrant leur jeune frère à Dieu dans l'abbaye de Jumièges ; ce présent consistait en une cession perpétuelle et irrévocable de 100 acres de terre à Hauville, tenues pour lors à fief par Gilbert Stivicaire ; 7 livres de deniers, dont les religieux achetèrent la dîme de Flancourt (49), à charge de la tenir à foi et hommage de Gautier de Beaumes, leur vendeur. C'était les assujettir au service militaire, et les obliger de fournir un certain nombre de cavaliers en temps de guerre, Gautier en eut du scrupule, et, pour soulager sa conscience, il les déchargea de ce devoir en 1073, avant que de faire le voyage d'Angleterre avec le roi Guillaume. L'abbaye de Jumièges lui est encore redevable de la totalité des dîmes à Varengeville (50), de la tierce partie à Saint-Pierre, et d'un moulin à l'Aunay, sur l'étang de Duclair (51). Il mourut en Angleterre en 1074. Hugues de Chandos, qui l'avait assisté à la mort, fut chargé de remettre sa cuirasse à l'abbé Robert, et d'exhorter le comte de Montfort à ratifier ses donations ; ce qui fut exécuté dès l'année suivante, 1075. L'abbaye de Jumièges prenait tous les jours de nouveaux accroissements, par la sage conduite de l'abbé Robert. La régularité y était étroitement observée, le nombre des religieux se multipliait, les études florissaient, le temporel augmentait sans introduire la licence, la mortification était pratiquée comme dans le sein de la pauvreté ; en un mot, la religion y était honorée par ses soins avec le même zèle et la même ferveur qu'au temps de la primitive Église ; mais un si bon maître n'avait plus que quelques années à demeurer avec ses disciples : la mort devait bientôt le séparer d'eux pour le conduire à Dieu. Il y fut appelé le 10 juin 1078, après les avoir exhortés à être toujours fidèles à leurs engagements et à faire régner parmi eux une concorde fraternelle qui ne fît de leur société qu'un cœur et qu'une âme. Son corps fut enterré dans le chapitre et couvert d'une tombe figurée en petits carreaux, sans inscription. Le religieux s'engagèrent, par reconnaissance, à célébrer tous les ans son anniversaire par des vigiles et le saint sacrifice de la messe, que l'abbé disait immédiatement après prime, assisté de toute la communauté et de trois chantres revêtus en chapes.


SAINT GONTARD, TRENTE ET UNIÈME ABBÉ (1078).

Sa crosse passa, dès la même année, à un religieux de Fontenelle, nommé Gontard, originaire de Sotteville, à un quart de lieue de la ville de Rouen. La chose n'était pas sans exemple, puisqu'un moine de Dijon avait rempli cette place avant lui ; mais elle paraîtrait étrange dans un temps où l'on donnait pour abbés aux plus célèbres monastères de Normandie et d'Angleterre des moines de Jumièges, si nous n'avertissions que le grand nombre de sujets domestiques capables d'occuper ce poste donna lieu à l'élection de cet étranger. On convenait unanimement du mérite de ceux de la maison qui étaient sur les rangs, mais on ne convenait point de celui qu'il fallait choisir.

Cependant, le jour de rassemblée fut indiqué. On tint un grand conseil, où chacun proposa le sujet qu'il avait en vue. Les suffrages se trouvèrent partagés ; nul ne fut élu. Le président, s'apercevant que l'élection traînerait en longueur et que la charité pourrait être altérée, proposa le prieur claustral de Saint-Wandrille, et, par un discours propre à gagner les suffrages, il pria la communauté de se réunir en sa faveur. Ce discours fut d'alliant mieux reçu qu'on connaissait Gontard, et que l'abbé Robert avait lui-même rendu témoignage à sa sainteté durant le séjour qu'il avait fait à Jumièges quelques mois auparavant. Les plus sages, d'un commun consentement, le choisirent pour abbé, et leur sentiment fut suivi de toute l'assemblée. Gontard, l'ayant appris, en fut affligé, mais le bienheureux Gerbert, son abbé, lui notifia, malgré toutes les protestations de son indignité, qu'il fallait obéir et se soumettre à la volonté de Dieu.

Saint Gontard commença son gouvernement par montrer à ceux que la Providence avait confiés à ses soins l'exemple des vertus dont il avait formé l'habitude dans les deux états de simple religieux et de prieur, où il s'était trouvé successivement à Fontenelle. Il ajouta même à ses anciens exercices de nouvelles pratiques de mortification ; ses oraisons devinrent plus longues et plus fréquentes, ses austérités plus rigoureuses, ses veilles presque continuelles ; il porta surtout l'exactitude à l'office divin jusqu'à ne jamais vouloir y manquer, sous quel prétexte que ce fût. En un mot, toute sa conduite ne respirait qu'humilité, que détachement, que pauvreté, que dévotion ; sa charité pour les malades était sans bornes, sa compassion pour les pauvres et les affligés si généreuse et si tendre qu'on donna de son temps au monastère de Jumièges le titre honorable d'Aumônier, qui l'a toujours depuis distingué des autres abbayes de la province.

À ces prédications muettes, mais intérieures et persuasives, il joignit avec le même succès les exhortations publiques et secrètes (
52) ; il prêchait régulièrement trois fois la semaine, et on ne se lassait point de l'entendre, parce que les saintes instructions qu'il donnait se trouvaient toujours précédées et suivies de ses propres exemples. Ce ne fut point assez pour lui d'établir une piété solide dans son abbaye, il travailla aussi à y entretenir les sciences, et il eut la satisfaction de voir les religieux répondre à ses soins avec toute la docilité et l'ardeur du zèle le plus tendre ; il forma un si grand nombre de disciples, également pieux et savants, que, dans tous les monastères de la province, on cherchait à les avoir pour maîtres ; mais il ne jugea pas à propos, dans ces commencements, d'affaiblir sa communauté pour enrichir les autres à ses propres dépens. Il ne put cependant se refuser aux instances de Nigellus, gouverneur de Coutance, qui venait d'ériger l'église paroissiale de Saint-Sauveur-le-Vicomte (53) en abbaye, après en avoir chassé les moines dont le public recevait peu d'édification (54) ; il lui donna le moine Bénigne, avec huit religieux, dont la vie et les exemples furent si utiles au peuple que, quatre cents ans après, on faisait encore l'éloge de cette colonie. Après le départ de Bénigne et de ses compagnons, que les auteurs de Gallia christiania ont marqué à l'an 1080, douze jeunes gens, détachés des choses de la terre, vinrent se ranger sous la discipline du bienheureux Gontard. Le saint abbé s'appliqua avec un nouveau zèle il cultiver ces jeunes plantes, et le succès répondit si parfaitement à ses soins qu'en très peu de temps il eut la joie de les voir aussi exercés que les plus anciens dans les jeûnes, dans les veilles et dans l'oraison. Il n'interrompit pas pour cela les leçons de piété qu'il leur avait données en entrant pour leur inspirer l'amour de la religion, mais il eut encore plus de soin de leur donner l'exemple de toutes les vertus qui convenaient à leur état ; ils voyaient en lui un homme mortifié dans tous ses sens, élevé au-dessus des faiblesses et des passions qui maîtrisent les autres ; fatigué comme il était des fonctions du ministère, qu'il faisait le jour, on le voyait encore aller la nuit à l'église et prévenir les autres de deux heures pour l'office des matines.

Tant de belles qualités attirèrent à Gontard l'estime de toute la province et le firent passer à juste titre pour un des plus savants et des plus grands personnages de l'Église de Normandie (55). Guillaume-le-Conquérant, qui ne se plaisait qu'en la compagnie des gens de biens et des personnes lettrées, ne faisait point de voyage au pays, qu'il ne le voulût avoir auprès de lui, ou qu'il ne vînt le voir à Jumièges, quand le saint abbé ne pouvait en sortir. Il l'écoutait volontiers, prenait ses conseils, et en profitait. Gontard, de son côté, que le soin du spirituel n'occupait pas tellement qu'il se crût dispensé de veiller au temporel, se servit utilement pour son abbaye de la part qu'il avait dans la confiance et l'amitié du roi ; il lui remontra que, durant sa minorité, Roger de Montgommery leur avait enlevé la forêt de Cresy, dans la baronnie de Vimoutiers, et qu'un clerc, nommé Helgod, fils de Herluin, le voyant occupe à la conquête de l'Angleterre, s'était emparé de leurs moulins au Pont-Autou. Guillaume profita de cette occasion pour confirmer tous les biens de l'abbaye, pour lui faire restituer ceux qu'on lui avait usurpés, et pour la gratifier lui-même de plusieurs bienfaits, à l'exemple des ducs de Normandie ses prédécesseurs.

La charte fut expédiée en 1081 (56) ; on y trouve : 1° tout le contenu de celle de Richard II, dont la mort est marquée à l'an 1027, ce que nous observons avec plaisir pour l'intelligence de cette époque ; 2° une donation faite au monastère de Jumièges de la terre de Virville, au pays de Caux (57), par le duc Robert, avant son voyage de Jérusalem ; 3° la restitution des moulins du Pont-Autou et de la forêt de Cresy, avec la troisième partie de l'église, terres et bois de Maleville (58), deux hospices à Hardinville, dans le baillage de Senlis, dépendants du fief de Genesville ; l'église et dîme de Carneville (59) ; la terre de Vuisement, à Jouy ; un moulin sur la rivière d'Iton au bas de la ville d'Évreux ; l'église et dîme de Druelle, dont le titre a été depuis transféré à Cotevrard (60) ; deux maisons et le droit de pêche au Tréport. L'année suivante, 1082, Gautier et Hugues Brot donnèrent à l'abbaye de Jumièges le patronnage et la dîme des églises de Criquebeuf et de Topesfel, en reconnaissance de la grâce que l'on avait faite à Hugues de le recevoir à la profession. L'église de Saint-Martin-de-Criquebeuf (61), dans le grand Caux, si c'est la même, fut donnée en 1105 au prieuré de Saint-Lô de Rouen. Il y a apparence que celle de Topesfel était en Angleterre. Guillaume de Vatteville donna aussi le patronage et la dîme de Croix-Mare, et Maurille de la Ferté la dîme de ses terres et de ses bois à Frontebosc (62), dans la paroisse de Limésy, pour laquelle il reçut de l'abbé Gontard 7 livres d'or, et sa femme une once. Ces donations furent ajoutées au bas de la charte de confirmation de Guillaume-le-Conquérant, auquel les mémoires de l'abbaye et la charte de Henry II, roi d'Angleterre, attribuent encore la donation des églises de Saint-Paër, de Saint-Martin-du-Parc, de Bos-Berenger, de Saint-Vaast-de-Dieppedalle en Normandie, et deux paroisses et six chapelles en Angleterre, dans les diocèses de Winchester et de Salisbury.

La même année (1105), un clerc de Bayeux, nommé Samson, ayant ouï dire que le roi n'avait pas compris dans le charte de confirmation des biens de Jumièges les héritages que le moine Renaud avait donné à l'abbaye en s'y consacrant à Dieu, crut pouvoir se les approprier, à la faveur d'une fausse généalogie, qui le faisait descendre du légitime possesseur de ces héritages, avant que Renauld en eût été investi par la reine Mathilde du consentement du roi. Renauld, informé des prétentions de Samson et de la crédulité du peuple, fit un long mémoire pour les détruire et justifier son droit. Comme il appartient à notre histoire, nous ne ferons pas difficulté de le rapporter : «Je crois, dit Renauld, qu'un donateur tel que Guillaume-le-Conquérant étoit assez juste pour ne m'avoir donne que ce qui lui appartenoit, ou assez puissant pour me le conserver après me l'avoir si généreusement donné (63). J'apprends néanmoins que Samson a résolu, sous je ne sçay quel prétexte de parenté, de me dépouiller des libéralités du prince, ne considérant pas qu'aiant acheté de moy, avec l'agrément de la reine, notre commune bienfaitrice, une des maisons qui font partie de cet heritage, c'est avoir reconnu que le tout m'appartenoit à titre de donation, et que le roy en avoit pu disposer en ma faveur, comme d'un bien qui étoit à luy ; pourquoi m'avoir payé le prix d'une vente injuste ? Pourquoi être demeuré dans le silence sur des droits connus, qu'il pouvoit réclamer à l'heure même, aiant la protection du roy, dont il vient de se rendre indigne ? Qui ne voit que ses prétentions sont téméraires, que son injustice est manifeste ?»

Pour la mettre dans tout son jour, Renaud fait l'histoire des deux derniers propriétaires, en ces termes : «Du temps de Richard second, de Robert Ier, et de Guillaume, ils avoient un chapelain, nommé Ernauld, qui possédoit de grands biens à Bayeux, tant en maisons qu'en jardins et en terre ; à sa mort, le duc Guillaume donna sa succession à Étienne, son plus proche parent, circonstance qui prouve que ces biens n'étoient pas héréditaires. Etienne épousa une veuve de Bayeux, nommée Oringe, dont il eut un fils, qui mourut fort jeune en l'absence de son père. L'industrieuse Oringe, pour cacher cette mort à son mari, acheta, par dix sols de rente annuelle, le fils d'une pauvre femme du village de Merdiniac, appelée Ulburge, qu'Étienne fit héritier de trois maisons et jardins dans la ville, à la porte Arborée, et de douze acres de terre hors les murs, sur la fontaine Aurée (64). Étienne et Oringe étant morts, la villageoise, qui n'étoit plus payée de sa rente, redemanda son fils, et, ne l'ayant pu obtenir des parents d'Étienne, que sa femme n'avoit pas instruits du secret, elle porta ses plaintes à Guillaume-le-Conquérant et à la reine Mathilde, qui tinrent une assemblée à Bonneville (65), où, de l'avis dè l'archevêque Jean, de Roger de Beaumont, et de plusieurs autres seigneurs, tant ecclésiastiques que laïques, on jugea que, pour connoitre la vérité, il falloit condamner cette femme à l'épreuve du fer chaud, et qu'on lui rendroit son fils si le ciel se déclaroit pour elle. Je fus choisi par le conseil, ajoute Renauld, qui étoit alors chapelain de la reine, pour être témoin de l'évènement. On m'associa l'archidiacre Guillaume de Ras, maintenant abbé de Fécamp, avec Gotzelin et Robert de Lisle. Arrivés à Baieux, nous tirâmes le fer du petit monastère de Saint-Vigor où on le gardoit (66). L'épreuve fut faite en notre présence, et Ulburge préservée de tout accident par une protection divine, qui lui assura l'effet de sa demande. Ce que le roi aiant appris, il fit réunir tous les biens d'Étienne, et les donna à la reine Mathilde, qui voulut m'en gratifier, du consentement du roy, dont j'ay obtenu depuis les lettres de concession pour en disposer en faveur de l'abbaïe de Jumièges, où Dieu, dans sa miséricorde m'a fait la grâce de m'appeler à son service.» D'où Renaud conclut que les religieux de Jumièges ne doivent pas être plus inquiètes dans la jouissance de ces biens qu'il ne l'a été jusqu'à présent. En effet, Guillaume-le-Conquérant termina la querelle à leur avantage par une charte (67) qui les exempte en outre de tous droits de coutumes et de services à raison de ces héritages.

Ce fut la dernière grâce de cette espèce qu'il leur accorda ; mais ce ne fut pas la dernière marque de son estime et de son affection pour eux. Depuis qu'il avait eu le bonheur de connaître Robert III et S. Gontard, il sentait un mouvement intérieur, qui semblait l'avertir que tous les moines élevés à leur école, sans être aussi parfaits qu'eux, devaient être les plus capables de servir l'Église, qu'il avait grande attention de servir lui-même, en ne lui donnant, autant qu'il était possible, que des ministres d'une doctrine pure et d'une vie édifiante. Suivant cette pieuse maxime, dont il ne se départit jamais tant qu'il vécut, il appela en Angleterre, l'an 1084, le moine Renauld, et lui confia l'abbaye d'Abingdon, vacante par la mort d'Athelelme, qu'il avait tiré de Jumièges douze ans auparavant. Tous applaudirent à son choix, quoique Renauld fut un des plus jeunes de profession, ayant beaucoup moins d'égard aux années de sa profession qu'à son mérite personnel et à son zèle pour la discipline. L'application qu'il donna à la conduite de son monastère ne lui fit pas négliger le devoir de la reconnaissance. Il fit présent à l'abbaye de Jumièges d'un magnifique texte, couvert de lames d'or et enrichi de pierres précieuses, qu'une main avare a soustraites depuis plus de trois siècles pour être employées à d'autres usages (68). Il mourut à Abingdon après avoir rempli dignement son ministère l'espace de treize ans (69). Presqu'en même temps qu'il partit de Jumièges, l'abbaye de Saint-Sever, à 2 lieues de Vire, dans le diocèse de Coutance, fut rebâtie par les soins du vicomte d'Avranches. Ce fut encore S. Gontard qui y envoya une colonie de ses religieux, sous la conduite d'Anselme, qui en fut le premier abbé en 1085 (70). C'est tout ce que nous savons de lui.

On a vu dans le cours de cette histoire qu'après la retraite du bienheureux Thierry à Saint-Evroult, l'abbé Robert fut obligé de se partager entre les travaux de son église et l'instruction de ses religieux. Nous avons dit aussi que Guillaume Calcule, dit de Jumièges, après s'être consacré à Dieu dans ce monastère, avait pris sa place et enseigné pendant quelque temps ; mais l'intervalle fut court. Sa modestie, qui lui faisait prendre le titre de plus misérable de tous les moines (71), le dégoûta bientôt d'un emploi si honorable et dans lequel il était effectivement honoré ; il le quitta donc pour s'envelopper uniquement dans sa vertu et se livrer, suivant son goût, à l'étude de l'histoire. Son ouvrage, qui nous le fait mieux connaître que tout autre monument, quoiqu'Orderic Vital (72) en parle d'une manière fort avantageuse, fournit des preuves du progrès qu'il fit dans l'une et dans l'autre ; partout on y voit des traits de son érudition, de sa piété, de sa foi, de son attention à faire valoir les droits de la Providence, soit dans la perte ou le gain des batailles, soit dans la destruction ou l'établissement des monarchies ; de son amour pour la vérité, de son zèle pour le salut de son héros, de son humilité, de son désintéressement. Nous l'avons vu remettre par modestie la direction des écoles, dont il s'acquittait avec honneur ; on ne put jamais depuis le résoudre à remplir aucunes charges dans le cloître, ni dans l'église, quelques instances que lui en pût faire Guillaume-le-Conquérant, son mécène et le premier mobile de ses écrits. C'est, comme il nous l'apprend lui-même (73), qu'il n'avait pas entrepris d'écrire par le motif de chercher à plaire aux hommes, motif trop ordinaire, mais qu'il regardait comme tout-à-fait indigne d'une personne qui a renoncé an monde par sa profession, afin de ne plus vivre que pour le Ciel.

Il ne serait plus question présentement que de nous expliquer sur la qualité de l'histoire des ducs de Normandie, depuis Rou jusqu'à la fin du règne de Guillaume-le-Conquérant, dont Guillaume de Jumièges a enrichi la république des lettres, mais deux savants bénédictins (74), en nous prévenant, nous en ont épargné les frais, et y ont fourni avec beaucoup plus d'étendue et d'exactitude que nous n'aurions pu faire pour la satisfaction du lecteur, qui les pourra consulter. Nous nous en tiendrons à ce qu'ils en ont dit pour rentrer plutôt dans la suite de notre histoire, à laquelle ces sortes de critiques ne paraissent pas appartenir.

Le bruit s'étant répandu à Jumièges, vers le commencement de l'année 1086, que les religieux de Micy inquiétaient le fermier de Dame-Marie, dont ils prétendaient la propriété au préjudice de ceux de Jumièges, S. Gontard cita l'abbé de Micy au tribunal de Robert de Bélesme, comte du Perche. Le conseil fut convoqué pour le premier dimanche après la Pentecôte. Le comte Robert, avec les abbés de Saint-Martin-de-Séez, de Saint-Evroult et de Saint-Pierre de la Couture, les barons de Mêle, de Nonant, de Domfront, de Villers, de Séez et de Cornery, se trouva à l'assemblée, suivi des autres seigneurs du pays qu'il avait pu réunir à Belesme pour le jugement de cette affaire. Les deux parties y comparurent avec une égale assurance : on les interrogea sur leurs prétentions réciproques. Foulques, abbé de Micy, soutint, sans avoir aucuns titres, que ses prédécesseurs avaient acheté des religieux de Jumièges la terre de Dame-Marie, et qu'ils en avaient joui paisiblement durant plusieurs années, mais que ceux-ci s'en étaient ressaisis, sans qu'il put rendre raison du silence des moines de Micy sur cette usurpation. Saint Gontard répondit, en produisant la charte d'Albert, que l'acquéreur de Dame-Marie, si jamais il y en avait eu, aurait dû retirer des mains des religieux de Jumièges, pour se faire un titre de propriété, et prouva ensuite, par de bons mémoires, que la jouissance paisible des moines de Micy, dont leur abbé se prévalait, n'était qu'une cession des fruits de la terre de Dame-Marie à Albert même, pour y bâtir une église ; et que, les revenus n'ayant pu suffire pour exécuter ce dessein aussi promptement qu'il le souhaitait, il avait conseillé aux religieux de Jumièges de recevoir des moines de Micy, dont il était abbé, une somme de 12 livres de deniers pour y être employée, à condition que, l'ouvrage achevé, les moines de Micy percevraient les fruits de la terre de Dame-Marie jusqu'au parfait remboursement de la somme qu'ils avaient prêtée. Saint Gontard ajouta que cette somme devait être payée depuis plus de trente ans ; sur quoi, Foulques n'ayant osé répliquer, le conseil prononça que l'abbé de Saint-Pierre de Jumièges demeurerait saisi des biens de Dame-Marie. La charte en fut expédiée le même jour 1086 (75).

L'année suivante, 1087, Guillaume-le-Conquérant étant tombé malade à Mantes d'une chute de cheval, se fit porter à Rouen, au prieuré de Saint-Gervais, hors la ville, et y mourut le 9e jour de septembre, malgré tous les soins de Gilbert, évêque de Lisieux, et de S. Gontard, abbé de Jumièges, les deux plus habiles médecins de son temps. Le saint abbé, voyant que cette maladie conduirait le roi au tombeau, passa les jours et les nuits auprès de lui (76), depuis la fin de juillet jusqu'au moment de sa mort, l'exhortant, avec une éloquence toute divine, à s'y préparer par la confession et la pénitence, par une confiance en Dieu et un abandon à la Providence au-dessus de tout événement, par un tendre amour pour Jésus-Christ et un détachement parfait des biens et de la gloire du monde. Le voyant ensuite toucher à la dernière heure, il le conjura, avec les seigneurs de sa cour, de mettre en liberté les prisonniers d'État, ce qui leur fut accordé. On ouvrait les prisons, lorsque l'âme du Conquérant sortit de celle de son corps, qui demeura aussitôt abandonné de tous les courtisans. Un duc de Normandie, un roi d'Angleterre, toujours victorieux, toujours triomphant, toujours heureux, environné pendant sa vie de cent mille soldats et redouté de tous les peuples, devenu à la mort un sujet d'horreur, abandonné des plus idolâtres de sa bonne fortune, et pillé par ses propres domestiques, jusqu'à être jeté nu sur la terre, sous les yeux du bienheureux Gontard, quel spectacle pour un cœur reconnaissant et plein de charité ! Lui seul, avec quelques clercs et quelques moines, s'intéressa à sa sépulture (77), après en avoir conféré avec l'archevêque de Rouen, qui lui donna ordre de faire transférer le corps à Caen, où il fut inhumé avec beaucoup de pompe dans l'abbaye de Saint-Étienne, par le même archevêque, accompagné de ses suffragants et de la plupart des abbés de la province.

Saint Gontard, de retour à Jumièges après les cérémonies des funérailles, dont il avait pris le soin avec Henri, le troisième du fils du Conquérant, trouva sa communauté comme il l'avait laissée, dans la paix et dans l'exercice de toutes les vertus. Le prieur, et les doyens, que l'on nommait ordinairement second, tiers et quart prieur, étant chargés en son absence du soin du troupeau, l'avaient nourri de la plus pure doctrine, et l'avaient entretenu dans l'union et dans la ferveur. Ils l'avaient même augmenté de quelques religieux, mais le soin de tant d'hommes zélés n'avait point fait oublier aux anciens ce qu'ils devaient à leur premier supérieur, qu'ils regardaient avec justice comme leur père en Jésus-Christ. Dès qu'ils le surent rentré dans Jumièges, ils lui donnèrent à l'envi de nouvelles marques de leur vénération et de leur respect. Ils les assembla le lendemain, pour leur rendre compte de son absence, et demander leurs prières pour le repos de l'âme du Conquérant ; et l'on ordonna de concert un anniversaire, dans l'ordre de ceux qu'on appelait petits, parce qu'il n'y avait qu'un chantre en chape pour régler le chœur, et deux moines en aubes pour chanter le trait, avec le Libera qui terminait la cérémonie (78).

On le fixa au 9 septembre, et ce jour doit certainement passer pour celui de la mort du roi Guillaume, parce que S. Gontard en était mieux instruit que personne, et que le jour de la Nativité de Notre-Dame, auquel plusieurs écrivains ont placé la mort de ce prince, n'eût point été un obstacle à son anniversaire à Jumièges, où il était d'usage de les faire à la messe matinale dans les fêtes solennelles : c'est ce qui paraît par celui de la reine Mathilde, le jour même de Toussaint, et par une messe de requiem pour le comte d'Alençon, le premier dimanche après la fête de tous les saints, pourvu qu'il ne se rencontrât pas avec la commémoration de tous les morts.

Après ce règlement, qu'exigeaient la charité et la reconnaissance des religieux de Jumièges, S. Gontard reprit ses premiers exercices, et, se croyant dégagé pour toujours des affaires du siècle, il ne pensa plus qu'à se sanctifier lui-même et à rendre solides les fruits de ses travaux. Auprès de ses disciples, il s'abandonna entièrement à son zèle, et continua d'instruire et de marcher avec tant de courage dans la pénible carrière de la pénitence, que les plus robustes, avec les meilleures intentions, ne purent l'imiter que fort imparfaitement. Ses nouveaux progrès dans la vertu parurent principalement dans les veilles, et dans la célébration des saints mystères, où il semblait sortir hors de lui-même pour se transformer en celui qui était sa vie et tout son bonheur (79). Une modestie sans faste et une piété respectueuse le distinguaient également des autres. La candeur de son esprit, la simplicité de ses manières, tout en lui le faisait reconnaître au milieu de ses frères, de ceux mêmes qui ne l'avaient jamais vu. Un officier de Guillaume, duc et comte d'Évreux, nommé Guillaume de Sacquainville, fut si touché du récit que son fils lui fit de la vertu de S. Gontard, dont il était disciple, que, pour avoir part à ses prières et le droit de sépulture à Jumièges, il fit présent au monastère de la troisième partie des dîmes de Tourville-sur-Seine (80), dont Richard II avait donné le patronage aux religieux soixante ans auparavant. Il voulut même prendre l'habit monastique, et comptait le recevoir des mains du saint abbé ; mais celui-ci se contenta de lui envoyer deux de ses religieux, qui l'en revêtirent la veille de sa mort, en présence du comte d'Évreux, qui confirma la donation des dîmes de Tourville, par une charte datée du 4 décembre 1087, où la cérémonie de vêture de Guillaume de Sacquainville est rapportée (81). Du reste, cette dévotion d'embrasser la vie religieuse à l'article de la mort, fut assez ordinaire à Jumièges pendant les XIe et XIIe siècles. On voit même plusieurs femmes qui furent reçues moinesses, en sorte que, quoiqu'elles demeurassent dans le monde, elle passaient le reste de leur vie soumises à la règle et aux supérieurs de la maison. Quelques fois même elles venaient s'établir dans le bourg, et on leur envoyait chaque jour la portion du réfectoire, telle qu'on la servait aux religieux.

L'an 1088. — Quatre mois après la concession de dîmes de Tourville, savoir le 29 mars 1086, Raoul Dansier donna à l'abbaye son fief de Beaunay (82), sur la Vienne (83), consistant en terres et droits seigneuriaux tant à Saint-Mards (84) qu'à Tôtes (85), Ulfranville (86) et Bapaume, avec son droit sur deux moulins à Beaunay, et les dîmes d'Ansleville, pour en jouir à perpétuité après sa mort et celle de sa femme, comme biens déjà réunis au domaine de Jumièges (87). On voit en effet que, le jour même, le prieur claustral, nommé Roger, fut saisi et investi du fief, du consentement et par l'ordre de Raoul de Mortemer, seigneur suzerain, à qui il donna 15 livres, monnaie de Rouen, pour l'abandon de ses droits.

Saint Gontard vécut encore près de huit ans, depuis cette prise de possession, mais nous ne savons aucun détail des actions de sa vie, ni des succès de sa vigilance pastorale ; nous apprenons seulement qu'un des points capitaux auxquels il s'attacha, dans les fréquentes instructions qu'il donnait à ses disciples, fut de leur recommander l'observation de la règle, et qu'il eut, non seulement la consolation de les voir tous répondre à ses vœux par une sainte émulation, qui les porta presqu'au-delà de ce que peuvent les forces ordinaires de la nature, mais qu'il s'éleva lui-même à un point de perfection qui ne le laissait guère au-dessous de celle où l'on avait vu parvenir les plus fameux solitaires. Nous trouvons encore que les moines de l'abbaye de Montebourg, nouvellement fondée par Guillaume-le-Conquérant, au diocèse de Coutance, à une petite lieue de Valogne, ayant perdu leur premier abbé, en 1093, prièrent S. Gontard de leur donner un de ses élèves, et qu'il leur envoya le moine Urson, son sous-prieur, après avoir obtenu le consentement de Robert II, duc de Normandie (88). Urson avait été guéri quelques années auparavant d'une maladie de langueur, par l'intercession de S. Valentin (89). L'histoire ne nous en apprend rien autre chose, sinon qu'il augmenta considérablement les bâtiments de Montebourg (90), qu'il y établit une régularité des plus belles qu'on eût encore vu dans les monastères de la province, et que le roi Henry lui donna le manoir de Lodres en Angleterre, dans le comté de Dorset (91).

La communauté de Jumièges jouissait d'une paix profonde sous la conduite de son pasteur, lorsqu'en 1095 le pape Urbain II passa en France et indiqua un Concile à Clermont, en Auvergne, pour l'octave de la Saint-Martin ; il y invita par ses lettres les évêques de diverses provinces, qui, ne pouvant résister à son zèle, convoquèrent en synode le clergé de leurs diocèses, pour élire de concert, parmi les plus illustres abbés et les plus habiles docteurs, ceux qu'on devait envoyer à l'assemblée. Saint Gontard, malgré son grand âge et ses infirmités habituelles, fut choisi pour un des députés de l'archevêché de Rouen, et, quoique peu sensible à l'ambition, il ne crut pas devoir se refuser à un voyage qui n'avait pour objet que la gloire de Dieu. Il partit, après avoir donné à ses frères les preuves les plus solides de sa tendresse par d'utiles enseignements, avec Odon, évêque de Bayeux, Gislebert, évêque d'Évreux, et Serlon, évêque de Séez, et se rendit à Clermont au temps marqué. Le pape ne manqua pas de s'y trouver, et, avec lui, treize archevêques, deux cent vingt-cinq évêques et grand nombre d'abbés et d'ecclésiastiques (92). L'ouverture du Concile se fit le 18 novembre, qui était celui de l'octave de Saint Martin. Gontard assista aux trois premières sessions, où l'on fit divers règlements ; mais son assiduité aux assemblées et son ardeur à en partager les travaux, jointes à la pratique de ses mortifications ordinaires, dont il ne voulut rien relâcher, lui causèrent une fièvre violente, qui l'emporta le 26 du même mois, deux jours avant la fin du Concile. Les prélats qui le composaient vinrent tous le visiter et furent édifiés de la parfaite résignation qu'il témoigna à la volonté de Dieu dans cette extrémité. Interrogé s'il ne sentait pas quelque peine de mourir dans un pays étranger et hors de son monastère, il répondit qu'il aurait souhaité à la vérité de rendre son esprit à son créateur au milieu de ses frères, mais que la volonté du Seigneur était préférable à la sienne, qu'il l'accomplissait en ce point avec joie, que partout on trouvait Dieu, qu'on allait à lui de tous les endroits du monde, et qu'il recevait une consolation sensible de finir ses jours à Saint-Alyre (93), au milieu d'une si auguste compagnie, dont il se flattait qu'il ne serait point oublié au saint autel après sa mort. L'évêque d'Évreux, voyant qu'elle approchait, lui donna le saint viatique et lui permit de se faire mettre sur la cendre, où il mourut en paix, âgé d'environ soixante-huit ans. Son anniversaire est marqué dans le nécrologe au 26 novembre, qui est devenu depuis un jour de fête pour les abbayes de Jumièges et de Saint-Wandrille.

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1†.  La première édition des conciles de Rouen, publiée par Dom Jean-François Pommeraye et Ange Godin, Sanctæ Rotomagensis ecclesiæ concilia ac synodalia, Rouen, Le Brun, 1677, p. 65, indiquait ce Concile comme s'étant tenu en 1050 . Dom Guillaume Bessin, Concilia Rotomagensis provinciæ, Rouen, Vaultier, 1717, p. 40, rectifie cette note en prouvant que le Concile est antérieur au Concile de Rheims de 1049, mais il ne précise point autant que notre auteur.

2†.  Le même que Robert II, abbé de Jumièges, dont il a été question plus haut.

3†.  Jumièges fournit deux abbés au monastère d'Abingdon¹, Athelelme dont il sera parlé plus loin, et Rainold, qui fit présent au monastère normand d'un évangéliaire splendide, enrichi d'or, d'argent, et de pierres précieuses, qu'on gardait encore vers 1750 ; voir Congrégation de Saint-Maur, Histoire littéraire de la France, t. VII, p. 72. Nous ignorons ce qu'il est devenu. [¹ Abingdon dans le comté d'Oxfordshire.]

4†.  Le Missale anglo-saxonium, dont nous avons parlé plus haut, et qu'on voit encore aujourd'hui à la Bibliothèque municipale de Rouen ; cf., Bernard de Montfaucon, Bibliotheca Coisliniana, Paris, 1715, pp. 1216-1217.

5*.  Preuves de Jumièges, art. 13.

6†.  Cf., Léopold Delisle, Chronique de Robert de Torigni, Rouen, Le Brument et Ch. Métérie, 1872-1873.

7†.  L'abbaye de Saint-Evroult-en-Ouche faisait partie de l'ancien diocèse de Lisieux, aujourd'hui réuni au diocèse de Bayeux (Calvados).

Orderic Vitalis a consacré à l'histoire de cette abbaye, dont il était moine, une grande parte des livres III, V et VI de son Histoire ecclésiastique.

8†.  Robert de Grentemesnil (de Grentemaisnilio) prit l'habit religieux en cette même année 1050 ; voir Orderic, op. cit., t. III, cap. VI.

9†.  Orderic, op. cit., t. III, raconte avec détails la vie de l'abbé Thierry, qu'il fait naître dans le Talou, ce qui confirme l'opinion émise par l'abbé Albert Tougard, Catalogue des saints du diocèse de Rouen, 2e édition, Dieppe, Fleury, 1879, que ce saint homme naquit à Mathonville, canton de Saint-Saens, arrondissement de Neufchâtel. Il mourut dans l'île de Chypre, en allant à Jérusalem, en compagnie de l'évêque de Bayeux et de Guillaume Bonne-Âme, depuis archevêque de Rouen (1058).

10†. Congrégation de Saint-Maur, Histoire littéraire de la France, t. VII, pp. 71-72.

11*. Orderic, op. cit., t. III, ad anno 1050.

12†. Jean Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, l. 59, n°93 et l. 66, n°81.

13*. Congrégation de Saint-Maur, Gallia christiana, Paris, 1751, t. X, pp. 767 et 817.

14†. Sénèque a été un des auteurs favoris du Moyen Âge. On trouve des manuscrits de Sénèque dans les catalogues de presque toutes les abbayes. Saint Thomas-d'Aquin le cite fréquemment dans ses immortels ouvrages, et la plupart des écrivains des XIe, XIIe et XIIIe siècles ont fait au philosophe latin de nombreux emprunta. Il était, avec Virgile et Cicéron, l'auteur de l'antiquité le plus connu.

15†. Notre honorable confrère et ancien président d'honneur, M. Jules Lair, prépare depuis longtemps une bonne édition de Guillaume de Jumièges, que le monde savant attend avec impatience ; voir, sur cet auteur, Congrégation de Saint-Maur, Histoire littéraire de la France, t. VIII, pp. 167-178.

16*. Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, 1707, t. IV, p. 728.

17*. Mabillon, ibid., p. 539.

18†. Il a paru en 1860 une petite brochure intitulée Vie et Miracles de Saint Valentin, évêque et martyr, patron de l'église paroissiale de Jumièges, par M. l'abbé Prévost, curé de Jumièges, membre de la Société Française d'Archéologie, Rouen, Rivoire, 1860, in-16° de 28 pp.

Le vénérable curé déclare, dans la courte préface, qu'il «a suivi dans cet opuscule le manuscrit d'un moine anonyme de Jumièges», qui n'est autre que notre auteur. «Nous avons, ajoute-t-il, abrégé ou complété le récit quelquefois, et modifié le style souvent. Là s'est à peu près bornée notre tâche».

19†. Ce qui a pu fortifier cette erreur, c'est que les deux SS. Valentin sont honorés le même jour, c'est-à-dire le 14 de février ; le lendemain figurent au martyrologe Sainte Agape, SS. Saturnin, Castule, Magnus et Lucius, S. Craton et sa famille, car le célèbre rhéteur, converti par S. Valentin, fut également martyrisé ; voir Église catholique, Martyrologe romain, Paris, Le Clère, 1859, XVI et XV Kal Martii.

20†. Ce saint évêque, qui avait reçu la mission du pape Victor, parvint à une extrême vieillesse, ce qui ne l'empêcha pas de recevoir la couronne du martyre, sous l'empire de Decius ; voir Église catholique, op. cit., 24 Janv.

21*. Société des Bollandistes, Acta sanctorum, Februarii, Antwerp, 1658, t. II, p. 754.

22†. Ils furent plus tard saisie eux-mêmes par les persécuteurs, tandis qu'ils priaient sur le tombeau du saint, et furent décollés à leur tour ; voir Église catholique, op. cit., 14 Feb.

23†. Une semblable invasion de mulots arriva dans le pays de Caux de nos jours, pendant l'hiver de 1881 à 1882, et ravagea les terres des environs de Dieppe et d'Yvetot.

24†. L'église paroissiale du Mesnil-sous-Jumièges, canton de Duclair, arrondissement de Rouen,

25†. La Révolution même n'a pu faire disparaître cette dévotion, et la procession de Bliquetuit, à Jumièges, se fait encore de nos jours.

26†. Notre auteur compte sans doute pour une seule paroisse celles de Notre-Dame et de Saint-Nicolas-de-Bliquetuit, qui, séparées au civil, sont du reste encore aujourd'hui réunies au spirituel.

27*. François Tixier, La Vie de Saint Valentin, Rouen, Dumesnil, 1696.

28†. L'auteur est Dom François Tixier. Un exemplaire incomplet de cet ouvrage, que M. l'abbé Prévost déclare «très rare, sinon perdu», a paru à la vente de M. le chanoine Colas, en 1874 (catalogue n° 1555). Il figure au Manuel de Bibliographes Normands, Rouen, Le Brument, 1858, t. I, p. 76, sous le nom de Baudry ; mais celui de François Tixier paraît avoir échappé aux recherches du laborieux auteur de cet ouvrage; cf., Congrégation de Saint-Maur, Histoire littéraire de la France, t. VIII, p. 379.

«Le chef de Saint Valentin, qui jusqu'à la révolution avait été conservé à l'abbaye, fut, lors du départ des moines, pieusement recueilli par M. l'abbé Adam, curé de la paroisse ; après le concordat, il fut transféré à l'église paroissiale, où il est encore aujourd'hui, L'authenticité de cette relique est garantie par le sceau encore intact des religieux de Jumièges. (L'abbé Prévost, op. cit. pp. 27-28.)» Elle est aujourd'hui placée sur le maître-autel, et le saint est toujours en vénération dans la contrée.

De belles peintures, exécutées récemment dans l'église, représentent quelque-uns des faits rapportés plus haut. Ces peintures datent de 1859 et sont dues au pinceau de M. Th. Senties, professeur de peinture à Dieppe, mort depuis cinq ou six ans.

29†. Rouvray : aujourd'hui commune du canton de Vernon (Eure).

30*. Preuves, art. 15.

31†. Colombières : aujourd'hui hameau dépendant de la commune de Colombes, arrondissement de Saint-Denis (Seine).

32†. Vitry : aujourd'hui Vitry-sur-Seine, canton de Villejuif, arrondissement de Sceaux (Seine).

33†. Yvry : aujourd'hui Yvry-sur-Seine, canton de Villejuif, arrondissement de Sceaux (Seine).

34†. Ville-Juive : aujourd'hui Villejuif, chef-lieu de canton de l'arrondissement de Sceaux (Seine).

35*. Preuves, art. 16.

36†. Saint Maurille : nous avons déjà remarqué qu'on ne donne habituellement à ce saint archevêque le titre de Bienheureux.

37*. Mabillon, éd. Edmond Martène, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, 1739, t. VI, part. II, p. 226.

38†. Dom Bessin ne donna pas les actes de ce Concilia Rotomagensis provinciæ que Dom Pommeraye a mentionné sous le titre de Coventus Episcoporum Normanæ ad dedicationem Basilicæ Gemmenticensis etc. ; voir Sanctae Rotomagensis ecclesiæ concilia ac synodalia, Rouen, Le Brun, 1677, p. 75. C'est qu'en effet on ne voit point que cette réunion, dont parle Orderic, ait eu les caractères d'un Concile, ni qu'elle ait été l'occasion d'aucun délibération ni d'aucun règlement touchant les affaires ecclésiastiques, Arthur Du Moustier fait mention de cette dédicace dans sa Neustria Sancta, Bibliothèque nationale, par. ms. lat. 10051, folio 132, au 1er juillet.

39†. Le culte de ces saints dut, en effet, être bien délaissé, puisqu'Arthur Du Moustier n'en fait pas mention.

40†. Ce récit, appuyé sur l'autorité de Dom Jean Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris, t. III, part II, p. 629, s'accorde mal avec les affirmations de Chastelain et de l'Église de Paris qui, dans leurs Martyrologes (au 23 août), assurent que le corps de S. Filleul était gardé au monastère de Saint-Martin de Pontoise ; cf., Société des Bollandistes, Acta sanctorum, Augusti, Antwerp, pp. 640 et 642.

41†. M. A. Le Prevost place la fondation de l'abbaye de Conches par Roger, sieur de Tosni, en 1035.

42†. La nuit de Saint-Nicolas : 7 décembre 1067. «Jam aura hiemalis mare sævissimum efficiebat, sed Sancti Nicolai Myrreorum præsulis solemnitatem Ecclesia Dei celebrabat et in Normania pro devoto principe fideliter orabat ; cf., Orderic, op. cit., t. IV, § 3».

43†. Exeter, chef-lieu du comté de Devon en Angleterre, avec port sur l'Exe, à 16 kilomètres de la Manche. Henry Ier, roi d'Angleterre, y mit pour évêque un Normand nomme Guillaume de Varelvaast, ou Véraval, hameau de la commune de Hautot-le-Vatois, canton de Fauville (Seine-Inférieure). Guillaume de Varelvaast, dont un membre de la famille occupa plus tard la charge de notaire apostolique à Rouen, avait suivi le duc Guillaume à la conquête d'Angleterre, en qualité de chapelain. Il servi d'ambassadeur aux successeurs de ce prince, Guillaume-le-Roux et Henry Ier. C'est ce dernier qui récompensa ses services en lui donnant l'évêché d'Exeter en 1107. Cet évêque bâtit la cathédrale de cette ville, dont il reste encore les deux tours, le reste ayant été refait à neuf au XVIe siècle. Voir : Magasin Universelle, année 1833, p. 521 ; Claude Fleury, Histoire ecclésiastique, Bruxelles, Fricx, 1716-1740, t. XIV ; William Dugdale et al., Monasticon anglicanum, London, Longman et al., 1817, t. II, p. 515 ; Henri Pignot, Histoire de l'ordre de Cluny, Autun, Dejessieu, 1868, t. II, p. 170 et suiv.

44*. Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, 1713, t. V, p. 57.

45*. Henry Wharton, Anglia Sacra, London, 1691, t. I, p. 611

46†. Guillaume de Malmesbury¹ : l'un des principaux historiens de l'Angleterre. [¹ William of Malmesbury (1090-1143) ; l'auteur des Gesta regum Angliæ, «Actes des rois anglais», et des Gesta pontificum Anglorum, «Actes des évêques anglais».]

47*. Preuves, art. 16, 2° ; et Dugdale et al., op. cit., t. II, p. 978.

48*. Archives de Jumièges ; charte originale.

49†. Flancourt : commune du canton de Bourgtheroulde, arrondissement de Pont-Audemer (Eure).

50†. Varengeville-sur-Seine : aujourd'hui Saint-Pierre-de-Varengeville, canton de Duclair (Seine-Inférieure). Cette commune formait autrefois deux paroisses, celle de Notre-Dame et celle de Saint-Pierre ; c'est pourquoi nous voyons ici Varengeville distingué de Saint-Pierre. Le titre de Saint-Pierre est resté, alors que l'église unique prenait la place de celle de Notre-Dame. Nous avons dans la Chronique de Fontenelle une preuve qu'au XIe siècle l'église de Saint-Pierre était au hameau d'Esquetot ou d'Ectot.

51*. Preuves, art. 27, vers la fin.

52*. Orderic, op. cit., t. VI, p. 529.

53†. Saint-Sauveur-le-Vicomte : aujourd'hui Saint-Sauveur-sur-Douve, chef-lieu de canton de l'arrondissement de Valognes (Manche).

54*. Arthur du Moustier, Neustria pia, Rouen, Berthelin, 1663 ; et Congrégation de Saint-Maur, op. cit., Paris, 1759, t. XI, p. 231, instrumentorum.

55*. Orderic, op. cit., t. VIII, p. 709.

56*. Archives.

57†. Virville : canton de Goderville, arrondissement du Havre (Seine-Inférieure).

58†. Malleville-sur-le-Bec, : canton de Brionne, arrondissement de Bernay (Eure).

59†. Carneville : canton de Saint-Pierre-Église, arrondissement de Cherbourg (Manche).

60†. Cotevard : canton de Bellencombre, arrondisssment de Dieppe (Seine-Inférieure).

61†. Criquebeuf-en-Caux : canton de Fécamp, arrondissement du Havre. — L'église Saint-Martin-de-Criquebeuf serait de paroisse aux habitants d'Yport jusqu'en 1838.

La réflexion que fait ici notre auteur (si c'est la même) explique assez combien est ardue la tâche que nous avons entreprise de rechercher l'identité des noms de lieux cités dans cet ouvrage ; qu'elle nous serve d'excuse si, malgré tous nos soins, nous avons commis quelque erreur.

62†. Frontebosc : ces bois constituent aujourd'hui, pour la plus grande partie, l'admirable parc du château de Limésy, encore désigné aujourd'hui sous le nom de Frontebosc.

63*. Archives.

64†. Fontaine Aurée : notre auteur n'aurait-il pu traduit trop servilement ? Cette fontaine Aurée pourrait bien n'être autre chose que la rivière d'Aure, qui baignait les murs de Bayeux.

65*. Cette assemblée à Bonneville se tint en 1080. Saint Gontard s'y trouva et s'y souscrivit à la charte de confirmation de la fondation et dotation de l'abbaye de la Sainte-Trinité de Lessay, que Richard surnommé Toustain Haldup avait fait bâtir environ seize ans auparavant ; voir Congrégation de Saint-Maur, op. cit., Paris, 1759, t. XI, p. 871, instrumentorum.

66†. C'était alors un privilège fort recherché par les principaux monastères que celui de garder le fer du jugement ; la bénédiction de ce fer était réservée à l'évêque, qui pouvait être parfois forcé de le bénir en faveur des abbayes qui jouissaient de ce privilège ; voir Bessin, op. cit., part II, p. 58 et part I, p. 75.

67*. Archives.

68†. Aussi croyons-nous pouvoir, sans trop de risques d'erreur, identifier le manuscrit donné par l'abbé d'Abingdon au monastère de Jumièges avec l'évangéliaire du XIe siècle provenant de cette abbaye, qui se conserve encore à la Bibliothèque municipale de Rouen, ms. A 272 (n° 46 du catalogue des mss).

69*. Mabillon, Annales Ordinis Sancti Benedicti, Paris, 1713, t. V p. 211.

70*. Anonyme, Annales du Mont-Saint-Michel¹ ; Guillaume de Jumièges, Gesta Normannorum ducum ; et Congrégation de Saint-Maur op. cit., Paris, 1759, t. XI, p. 914. [¹ Voir Léopold Delisle, Chronique de Robert de Torigni, abbé du Mont-Saint-Michel, Rouen, Le Brument et Métérie, 1873.]

71*. Orderic, op. cit., Prologus, p. 215.

72*. Orderic, op. cit., Prologus, p. 458 et t. III, p. 478.

73*. Orderic, op. cit., Prologus, p. 216.

74*. Martin Bouquet, Recueil des historiens des Gaules et de la France, Paris, t. VIII, Præf., p. 24 ; et Congrégation de Saint-Maur, Histoire littéraire de la France, t. VIII, p. 169.

75*. Preuves, art. 17 ; et Bry de la Clergeric, Histoire des pays et comté du Perche et duché de l'Alençon, Paris, 1620.

76*. Orderic, op. cit., t. VII, p. 556.

77†. L'abandon de Guillaume-le-Conquérant, après sa mort, est attesté par tous les historiens ; mais ils ne donnent pas tous la version de notre auteur. Selon quelque-uns, c'est un gentilhomme, nommé Herluin, qui prit soin des funérailles de ce grand homme. Il est difficile de savoir l'exacte vérité. Le devoir de l'éditeur est de faire connaître les opinions contradictoires sur ce fait étrange, qui s'est d'ailleurs reproduit à la mort de quelques-uns de nos rois.

78†. Nécrologe de Jumièges.

79*. Ms. de Saint-Wandrille.

80†. Tourville-sur-Seine : autrement dit Tourville-la-Rivière, ou Tourville-la-Nasse, canton d'Elbeuf, arrondissement de Rouen (Seine-Inférieure).

81*. Preuves, art. 18.

82†. Beaunay : canton de Tôtes, arrondissement de Dieppe (Seine-Inférieure).

83†. Vienne : cette rivière a longtemps porté le nom du rivière de Beaunay ; cf., David Asseline, Les Antiquitez et chroniques de la ville de Dieppe, Dieppe, Marais, 1874, t. I. p. 28, note.

84†. Saint-Mards : commune voisine de Beaunay.

85†. Tôtes : chef-lieu de canton et de l'arrondissement de Dieppe (Seine-Inférieure).

86†. Nous ne connaissions ni Ulfranville¹ ni Ansleville¹. [¹ Ulfranville est l'ancien nom d'Offranville, chef-lieu du canton du même nom, arrondissement de Dieppe ; et Ansleville est celui d'Anneville-sur-Seine, canton du Duclair, arrondissement de Rouen.]

87*. Preuves, art. 19.

88*. Congrégation de Saint-Maur, op. cit., Paris, 1759, t. XI, p. 927.

89*. Tixier, op. cit., p. 42.

90*. Congrégation de Saint-Maur, op. cit., Paris, 1759, t. XI, p. 927.

91*. Dugdale et al., op. cit., t. I, p. 570.

92*. Orderic, op. cit., t. IX, p. 719.

93†. Saint-Alyre : abbaye bénédictine, dans le faubourg auquel elle a donné son nom.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 6

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]