«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 10


CHAPITRE 10. — Robert V, dit d'Etelan, 45e abbé (1248). — Richard II, dit de Bolleville, 46e abbé (1258). — Robert d'Etelan rétabli dans la dignité d'abbé (1272). — Jean du Tot, 47e abbé (1286). — Guillaume VI, dit Becquet, 48e abbé (1289). — Notes de bas de page.


ROBERT V, DIT D'ETELAN, QUARANTE-CINQUIÈME ABBÉ (1248).

L'an 1249. — Après la mort de Guillaume de Fors [le quarante-quatrième abbé, qui mourut le 4 octobre 1248], les religieux de Jumièges s'accordèrent à lui substituer Robert d'Etelan, religieux de la maison, frère de Philippe et Guillaume d'Etelan, d'où sont descendus les Messieurs d'Épinay, marquis de Saint-Luc (1). On croit que ses frères eurent beaucoup de part dans son élection, sans doute à cause du zèle qu'ils avaient fait paraître dans l'affaire de Courval (2), durant l'enquête du bailli de Verneuil. Ce n'est pas qu'il fût indigne de la place : il était bien né, avait de l'esprit et de la religion ; mais il était jeune, et dans la disposition où étaient les esprits, il se serait vainement flatté de réunir tous les suffrages. Il fût béni par l'archevêque de Rouen ; il lui jura obéissance après la cérémonie. Peu de temps après qu'il fut abbé, le pape Innocent IV écrivit à la communauté de Jumièges pour la porter à assister de ses libéralités un clerc de ses amis, nommé Albert, fils de Mainfroy, marquis de la Roquette. Il ne demanda pas moins qu'une pension de 30 marcs sterling, et l'on convint de la lui faite. On s'y engagea même par lettres, comme il paraît par la bulle d'Innocent, datée de Sion, le 8 octobre 1249, par laquelle il accorde à l'abbé et à ses religieux le revenu de deux cures à leur nomination, tant qu'ils continueront de faire la même pension, défendant à l'évêque diocésain de pourvoir aucun prêtre de ces bénéfices, sous prétexte de vacances, à moins que la service et le soin des âmes n'y fussent négligés. Nous trouvons encore deux autres bulles du même pape expédiées le même jour en faveur de l'abbaye (3). Par la première il confirme à l'abbé et aux religieux de Jumièges la possession de l'église de Saint-Pierre de Wynterbournestoch, diocèse de Salisbury, en Angleterre, que Grégoire IX avait donnée à un clerc d'Anaque (4). Par la seconde, il défend à toute personne ecclésiastique et séculière de nommer aux bénéfices dépendant de l'abbaye, sous quelque prétexte que ce soit, même de lettres apostoliques reçues ou à recevoir, si le privilège actuel n'y est révoqué (5).

Un clerc de Bayeux, nommé Nicolas Le Bel, sollicitait alors les religieux de Jumièges de le recevoir à la participation de leurs prières, et offrait de fonder dans leur église un anniversaire pour le repos de son âme après sa mort. L'abbé Robert et sa communauté le refusèrent d'abord, mais ils cédèrent enfin à son importunité et aux gémissements et aux larmes qu'il employa pendant près d'un an pour les vaincre (6). On lui donna, des lettres d'association au mois de novembre 1249, et, dans le moment, il expédia une charte, par laquelle il cède à perpétuité aux religieux, pour les frais de son anniversaire, 60 sols de rente à prendre le jour de Saint-Pierre, sur une maison à Bayeux, rue Bienvenu, avec le droit d'y loger et d'y faire ordinaire autant de fois que leurs affaires les appelleront à Bayeux (7).

L'an 1250. — Nicolas Le Bel mourut deux ans après, le 6 janvier 1250 ; et Jean Le Bel, son frère, confirma cette donation au mois de juillet suivant, à condition qu'on lui accorderait la même grâce. Le nécrologe en fait mention le 11 avril, jour de sa mort.

Cette même année 1250, Robert d'Etelan se retira au manoir de Hauville et y demeura près de cinq mois, ne repassant la Seine que dans les solennités auxquelles il ne pouvait se dispenser d'assister. L'irrégularité d'un si long séjour hors de son cloître ne tarda guère à se faire remarquer. Les frères en furent scandalisés et rougirent du choix qu'ils avaient fait. Leurs plaintes devinrent même si publiques, qu'elles ne purent être ignorées de l'abbé. Ses meilleurs amis l'en instruisirent et le pressèrent fortement de revenir ; mais il demeura sourd à leurs avis. Cependant la fête de Pâques approchait. Il revint à son monastère le samedi de la Passion, 8 avril 1251.

L'an 1251. — Les religieux furent le recevoir en corps ; mais moins pour lui faire honneur que pour l'avertir tous ensemble qu'ils cesseraient de le reconnaître pour leur supérieur s'il ne se déterminait incessamment et de bonne grâce à résider avec eux. Il fut piqué jusqu'au vif ; mais la remontrance était trop sérieuse pour faire éclater son ressentiment. Il promit de faire ce qu'on exigeait de lui, et sa présence rétablit le calme dans les esprits.

Peu de jours après la fête de Pâques, il donna à fief, du consentement de la communauté et moyennant 60 sols de redevance annuelle, à un nommé Richard, le manoir de Neuvillette, assis dans la paroisse de Saint-Aubin du Bos-Normand (8), avec les terres qui en dépendaient, et généralement tout ce que Guillaume, prêtre du Thuit-Simer, avait donné à l'abbaye huit ans auparavant.

La vie tranquille et retirée des religieux de Jumièges ne l'accommoda pas longtemps. Il en prit tant de dégoût, que, pour se soustraire, au moins quelquefois, à la discipline, il résolut de poursuivre en justice la restitution des biens aliénés de son église ; la bulle d'Innocent IV, expédiée en 1247, lui parut suffisante pour obliger ses moines à l'autoriser. Dans une assemblée publique, il obtint leur consentement, et l'on peut dire qu'il se conduisit de manière qu'il n'eurent pas lieu de se repentir de leur déférence en cette occasion.

Son projet ne fut pas plutôt approuvé, qu'il en commença l'exécution. Mais, pour ne manquer en rien aux égards qui étaient dus aux détenteurs des biens qu'il réclamait, il prit son temps pour les voir tous, afin de les convaincre par la raison, ou de faire voir à tout le monde qu'on le forçait à recourir aux tribunaux séculiers pour établir son droit. Une conduite si pleine de douceur lui réussit au-delà de ses espérances. On écouta ses raisons, et, après les avait discutées avec soin, on lui accorda tout ce qu'il demandait, en payant le prix de l'aliénation. Dès le mois de juin de la même année 1251, Robert de Boucler lui céda son droit au patronage des églises de Maleville-sur-le-Bec (9) et de Saint-Martin-du-Parc (10), pour lesquelles il présentait à l'abbaye et l'abbaye à l'archevêque de Rouen (11). Cette cession fut confirmée par Gautier de Boucler et Richard de Fugereau en 1274 et 1277. Depuis ce temps l'abbaye présente seule, et, suivant une déclaration de François de Fontenay du 28 mars 1526, elle en a le droit, à cause d'un fief qui lui appartient sur la paroisse du Pont-Autou. Il est très probable que l'abbé Robert se servit de ce moyen pour rentrer dans jouissance des autres fonds, rentes et droits, qu'il put raisonnablement revendiquer. Quoique nous ne trouvions pas les actes qui en furent expédiés, en voici le détail par un copiste de ce temps-là. À la fin d'un traité de S. Augustin sur l'Évangile selon S. Jean (12) : 7 livres de rente sur la chapelle de Saint-Michel, dans la paroisse de Jumièges (c'était une léproserie au-dessus d'église de Saint-Valentin) ; 7 livres de rente sur les églises de Duclair et de Quillebeuf ; 100 sols sur l'église de Saint-Paër ; le patronage de Croix-Mare, d'Ansleville (13), de Saint-André de Rouen, de Tourville, de Garaciel et de Croutes ; la dîme sur les terres de Gautier de Hercherville, le moulin de Duclair et la terre d'Oisy. Cette terre avait été engagée à un nommé Osmont pour 12 muids de blé de redevance. Elle fut affermée 30 muids aussitôt après le retrait, et, selon l'auteur de cette remarque, elle pouvait rapporter annuellement 100 muids de vin.

À juger par le grand nombre de retraits que l'abbé Robert fit en cette année et dans les suivantes, on aurait peine à croire qu'il aurait pu suffire à tant d'entreprises. Mais le travail ne lui coûtait rien hors du cloître. On sait d'ailleurs que les affaires ne traînaient point en ce temps-là comme aujourd'hui. Une seule entrevue les terminait, ou si les parties ne pouvaient convenir, la première audience apportait une décision. Il l'éprouva dans le procès qu'il fut contraint d'intenter au maître particulier des Eaux et Forêts de Normandie, pour le droit de panage dans la province, dont celui-ci voulait le dépouiller. Robert d'Etelan lui communiqua ses titres ; mais voyant qu'il n'en pouvait avoir satisfaction, il porta ses plaintes à l'Échiquier, qui, cette année 1252, se tenait à Caen par les six évêques suffragants de Rouen, trois baillis de la province, trois abbés réguliers et trente-huit seigneurs des principales terres titrées. La contestation y fut jugée à son avantage, conformément à la charte de Henry II, roi d'Angleterre, citée dans les Preuves (14).

Après deux années de succès si constants et si rapides, l'abbé Robert n'ayant plus de prétexte de sortir du monastère pour l'intérêt temporel de ses religieux, crut les obliger en travaillant dans sa retraite à les faire décharger de quelques statuts onéreux que le pape Grégoire avait ajouté, sous certaines peines, à la règle de S. Benoît. Ces additions nous sont inconnues, mais il paraît que les ordinaires étaient chargés d'y tenir la main, et que l'archevêque de Rouen, en particulier, n'était pas d'un caractère à en souffrir la transgression, ni à absoudre facilement les infracteurs de ces statuts. Pour se mettre à couvert de sa fermeté, il fallut nécessairement avoir recours au Saint-Siège. Robert le fit, et ne manqua pas de faire valoir l'étroite observance de la règle à Jumièges et l'extrême rigueur de ces nouveaux statuts, comme un moyen facile d'obtenir pour lui-même le pouvoir d'en dispenser et d'absoudre ses religieux des censures qu'ils auraient encourues en les violant. Le pape Innocent IV reçut sa supplique à Pérouse, et lui adressa un rescrit en date du 18 janvier 1253, pour l'autoriser, lui et ses successeurs, à dispenser de ces statuts et à absoudre les religieux de sa maison et des prieurés qui en dépendent, des censures qu'ils auraient encourues ou qu'ils pourraient encourir dans la suite, nonobstant tout privilège apostolique obtenu ou à obtenir par l'archevêque de Rouen et autres prélats, pourvu que ses sortes de dispenses ne soient pas interdites par la règle même (15). Le pape accorde le même pouvoir au prieur claustral et à ses successeurs, pour en user à l'égard des abbés seulement.

Au mois de mai suivant, Guillaume de Savary, et Raoul de Bonnecroix donnèrent à l'abbaye leurs biens meubles et immeubles, terres, rentes et maisons, sans aucune spécification de lieu, pour être nourris et habillés, leur vie durant, aux frais des religieux (16). Dans l'acte qui en fut dressé et accepté, il est dit qu'ils seront vêtus selon leur besoin, et qu'on leur délivrera chaque jour 5 pains, 2 galons de vin à la mesure de Jumièges, et 2 mets de la communauté, avec la pitance extraordinaire à certains jours de l'année. Ces pitances consistaient en une portion de poisson. Elles étaient anciennes, et avaient leur source dans la charité de quelques fidèles qui, s'étant aperçus de la nourriture dont usaient les moines dans leurs repas, laissèrent des fonds pour leur en procurer une meilleure les jours de fêtes solennelles, où ils supposaient que, les offices étant plus longs, les corps avaient besoin de plus de soulagement. D'autres personnes, excitées par l'exemple de ces âmes charitables et compatissantes, donnèrent pour le chœur, pour l'infirmerie, pour l'aumône, pour l'hôtellerie, etc. D'où vient l'établissement de l'office de grand chantre, d'infirmier, d'aumônier, d'hôtelier et de pitancier, dont on ne connaît plus que les noms, depuis l'exception qu'on prétend en avoir été faite en 1526 par les religieux de Chezal-Benoît introduits dans Jumièges.

Cependant l'abbé Robert apprit d'Angleterre que la cure d'Helling (17), soumise à son abbaye à cause du prieuré du même nom, avait été donnée à un ecclésiastique séculier et que l'évêque de Winchester lui avait adjugé la tierce partie des dîmes, au lieu de la pension en argent et de quelques menues dîmes, dont ses prédécesseurs s'étaient contentés. Robert crut qu'il lui serait facile d'humilier l'évêque et de faire réformer sa sentence par le pape. Mais dans le temps qu'il roulait ses pensées dans sa tête, il fut averti de nouveau que le curé prétendait à toutes les dîmes, et que le procès était actuellement intenté. Il comprit alors qu'il fallait changer de batterie et commencer par prendre des précautions contre la surprise que l'évêque et le curé pourraient faire aux juges. Ce fut, en effet, sa première attention. Il envoya promptement au prieuré la charte de Guillaume-le-Conquérant et toutes les pièces nécessaires pour établir son droit. Rien n'était plus facile, et l'on conjecture que le prieur d'Helling ne négligea rien pour tirer de ces titres le triomphe qu'ils lui promettaient. On ne voit pas, néanmoins, que l'affaire fut encore finie au mois de septembre 1254, lorsque le pape Innocent IV, à la prière de Robert, donna commission aux prieurs de Bosgrame et de Welmenstoie, en Angleterre, de contraindre même par censures ecclésiastiques, le curé d'Helling à renoncer entièrement aux dîmes de sa paroisse, moyennant une pension honnête, et sauf les droits de l'évêque et de l'archidiacre de Winchester (18).

Ce fut à peu près en ce même temps que le maire et les jurés de Rouen, fiers de la conservation de leurs privilèges par Philippe-Auguste, et accoutumés à contredire tout ce qui n'avait pas été fait de leur consentement, essayèrent d'assujettir les religieux de Jumièges à leur payer un droit pour le passage de leurs vins devant la ville. Ils firent arrêter leur bateau avec la plus grande insolence, mais leur audacieuse entreprise, ayant été connue de l'abbé et portée à l'Échiquier, les juges rendirent, en 1254, un arrêt (19) qui couvrit ces jaloux de confusion et assura aux religieux une victoire complète et l'exemption qu'ils avaient acquise, par leur consentement d'échange, avec le bienfaiteur de leurs ennemis (20).

Tandis que l'abbé Robert était seul à la tête des affaires et faisait sa principale occupation de recouvrer les biens de son abbaye, ou d'en conserver les droits, les religieux de Jumièges passaient des jours innocents dans les exercices de la piété. Leur vertu attirait les yeux et l'admiration des peuples. Il paraît même que Robert mena, durant trois ans, avec eux, une vie entièrement séparée du monde et conforma, en tous ses points, à la règle de S. Benoît, qu'il avait vouée. Mais cette grande retraite commença bientôt à le fatiguer. Il ne se retira pas, néanmoins, à Hauville, selon sa coutume, ni dans aucun endroit fixe ; mais il était tantôt à Jouy ou à Guisiniers, tantôt à Oisy ou à Vimoutiers, quelquefois à la cour du Mont-sur-Duclair, ou à Trouville ou à Quillebeuf. Ce fut là qu'en 1257 il s'éleva entre lui et les bourgeois de la ville une fâcheuse contestation qui, vraisemblablement, détermina les religieux à exécuter le projet de déposition qu'ils avaient formé dès l'année 1251.

On a pu voir, par ce que nous avons rapporté de la condamnation des habitants de la Mare et de Quillebeuf, aux assises du Pont-Audemer, en 1244, que le domaine de l'abbaye de Jumièges, sur la rivière de Seine, s'étendait à tout le poisson royal dans la dépendance de Tourville, dont Quillebeuf était un membre. La sentence ne subsista pas longtemps dans toute son intégrité. Les bourgeois de Quillebeuf donnèrent atteinte en enlevant de force un esturgeon, que les domestiques de l'abbé avaient pris en leur présence. Les anciens de la ville le firent rendre ; mais Robert ne se contenta pas de cette satisfaction. Il fit dire cinq d'entre eux de lui venir parler à Tourville, et, lorsqu'il les eut à sa discrétion, il les fit arrêter et les envoya prisonniers à Jumièges, avec ordre à ceux qui les conduisaient de les garder étroitement. Les bourgeois de Quillebeuf, irrités de l'affront qu'on leur faisait, accoururent en tumulte à Tourville. L'abbé fut insulté chez lui ; les petits et les grands le chargèrent d'injures et lui reprochèrent, avec menaces, son ressentiment et sa perfidie. On maltraita ses domestiques ; on frappa même la femme du fermier. Des violences, portées à cet excès, n'étaient pas un acheminement à la délivrance des prisonniers. On la demanda cependant, mais elle fut refusée constamment, et les Quillebois furent obligés de se retirer. De part et d'autre, la guerre ne fut que plus allumée. Les Quillebois s'adressèrent au roi et citèrent l'abbé de Jumièges. L'abbé, de son côté, fit informer contre eux par le bailli de Rouen, moins pour a voir une réparation d'éclat, à laquelle il ne devait pas s'attendre, que pour retarder la liberté des prisonniers, qu'il voyait souffrir avec une secrète complaisance. Ils furent néanmoins relâchés sur un ordre du roi, que l'abbé ne put fléchir, malgré ses remontrances et le crédit de ses amis.

Les Quillebois triomphèrent avec une sorte d'insolence, qui ne piqua pas moins l' abbé que les sommations qu'ils lui avaient faite de comparaître devant le roi. Le croyant hors d'état d'exercer son ressentiment, à l'avenir, ils l'accablèrent des invectives les plus amères que la méchanceté et leur sot orgueil put leur suggérer. Mais ce qui l'anima davantage contre eux, ce fut d'entendre les reproches que ses religieux lui firent sur la témérité de ses entreprises et sur le déshonneur où ses querelles particulières l'exposaient. L'affaire des Quillebois avait occasionné ces reproches ; il fallut les en punir. Robert ne médita pas longtemps le coup qu'il voulait leur porter. Une conjoncture favorable lui fournit un moyen de se venger, qui passa même pour un droit ; c'était le temps des plaids, où tous les vassaux sont obligés de se trouver ; il les tint, cette année, contre sa coutume, à la cour du Mont-sur-Duclair, et fit avertir les Quillebois de s'y trouver, pour lui rendre foi et hommage comme à leur seigneur.

Ce qu'il avait prévu arriva ; les Quillebois répondirent à cet avertissement par de nouvelles invectives, et en déclarant qu'ils ne devaient la fidélité qu'au roi ; qu'à la vérité, ils étaient obligés de se trouver aux plaids de l'abbé ou du sénéchal de Jumièges, mais seulement quand on les tenait à Tourville, et encore par procureur, lorsqu'ils ne pouvaient comparaître en personne. Une réponse, si mal digérée, ne fit qu'irriter l'abbé, dont la demande était juste et fondée, sur ce que Jumièges, n'étant qu'une seule baronnie, l'abbé et le sénéchal ont droit de tenir leurs plaids où ils veulent. Sa communauté elle-même voulut que l'affaire fût décidée. Ainsi, les Quillebois furent assignés de nouveau devant le bailli de Rouen, qui les engagea, par un compromis passé en sa présence, du consentement de l'abbé et des religieux, à prendre pour son arbitre Richard de Bolleville, moine de Jumièges, en qu'ils avaient une entière confiance.

Richard prit son temps pour examiner les titres et mémoires des parties ; il entendit ensuite des témoins sur tous les chefs contestés, et le dénouement fut tel qu'on l'avait attendu de sa droiture et de son équité. Les Quillebois furent condamnés à faire la foi et hommage aux abbés de Jumièges, à chaque mutation ; à se trouver à leurs plaids, soit à Jumièges, soit à Duclair ou ailleurs, après avoir été avertis du lieu que l'abbé ou le sénéchal aurait indiqué, et même à y paraître en personnes, s'ils n'étaient en état de justifier, de bonne foi, que ce jour-là ils étaient hors de la province pour des affaires indispensables, et qu'ils n'auraient pu différer à un autre temps, auquel cas il leur sera permis de se faire excuser par un de leurs concitoyens. C'était tout ce que l'abbé pouvait prétendre ; aussi ne fut-il point écouté sur la réparation des injures qu'on lui avait dites, ni sur la restitution des esturgeons qui avaient été pêchés depuis l'emprisonnement de leurs concitoyens. Richard, à qui la commission coûtait infiniment par le respect qu'il lui portait comme son supérieur, le blâma avec la même liberté qu'il avait condamné les Quillebois et porta sa sentence aux assises du Pont-Audemer, où elle fut confirmée, le vendredi de la Passion, 15 mars 1258, par le bailli de Rouen et vingt-trois juges qui l'assistaient (21).

Dans l'intervalle de ce démêlé, Enguerrand Leclerc et sa femme Legarde donnèrent à la communauté, pour lui tenir lieu de fondation d'un anniversaire, qu'ils voulaient être célébré tous les ans pour le repos de leurs âmes, 32 sols de rente à prendre sur 8 acres de terre, à Gauciel, et 18 sols de cens, qui leur étaient dûs, par divers particuliers, sur trois maisons dans la paroisse de Saint-Léger d'Évreux (22). Telles étaient à peu près toutes les fondations de ce temps-là : le fruit de l'importunité de ceux qui les faisaient et une œuvre de pure complaisance de la part de ceux qui voulaient bien les recevait Jumièges seul en fournirait la preuve si c'était ici le lieu de faire l'apologie des ecclésiastiques et des moines contre les mauvaises plaisanteries de ceux qui déshonorent la religion en débitant, sans fondement, que les prières du clergé sont toutes intéressées (23). Qu'on se donne la peine d'ouvrir les anciens registres des assises de Maulèvrier, on verra que les moines de Jumièges s'étaient encore obligés à faire l'anniversaire de Guillaume de Trubleville pour une moindre somme ; la reconnaissance du chevalier de S. Laurent en fait foi. Elle porte 20 sols tournois de rente annuelle (24). L'intérêt n'était pas considérable, puisque le sol tournois, qui avait cours au temps de S. Louis, ne vaudrait aujourd'hui, de notre monnaie courante, que 9 sols 8 deniers (25). Au reste, on ne se flattera jamais de fermer la bouche aux ignorants et aux insensés. On sait qu'ils parlent de ce qu'ils ignorent, sans raison et sans jugement. Revenons à notre histoire.

Tandis que les assises se tenaient au Pont-Audemer, et que les juges assemblés délibéraient sur la sentence arbitrale de frère Richard de Bolleville, on vint le prendre pour l'introduire dans la salle des jugements, où il fut placé honorablement au milieu des juges, qui le comblèrent de louanges et confirmèrent tout ce qu'il avait réglé. Les Quillebois, de leur côté, firent retentir la salle de son nom et parurent si satisfaits de sa décision, qu'ils le ramenèrent par reconnaissance et par honneur jusqu'à Jumièges. Il y fut reçu de ses confrères avec de grands témoignages d'estime et d'affection dont il parut peu touché, pour ne pas donner d'ombrage à l'abbé Robert, qu'ils étaient résolus de déposer à la première occasion de mécontentement ; peut-être aussi pour les détourner du choix qu'ils pourraient faire de lui pour remplir sa place. Mais ces précautions, de sa part, furent comptées pour rien. Les religieux de Jumièges ne s'étaient pas assez bien trouvés du gouvernement de Robert pour l'y maintenir longtemps, et la réputation de Richard était trop bien établie parmi eux pour croire qu'il pût jamais démentir l'idée qu'ils s'étaient formée de ses dispositions à bien gouverner.


RICHARD, DIT DE BOLLEVILLE, QUARANTE-SIXIÈME ABBÉ (1258).

Nous ne sommes pas assez instruits de toutes les circonstances de la déposition de Robert d'Etelan et de l'élection de Richard de Bolleville, seigneur d'une paroisse de même nom (26), dans le doyenné de Foville, à 4 ou 5 lieues de Fécamp, pour en parler avec certitude. Ce qu'il y a de vrai, c'est que les moines, s'étant dégoûtés de Robert, après dix ans de gouvernement et de voyages, ils le destituèrent de sa charge, pour en revêtir Richard de Bolleville (27) ; que l'archevêque de de Rouen confirma son élection et le bénit, et que le nouvel abbé lui jura obéissance, suivant la coutume, à Déville-lès-Rouen (28). On n'était pas sans affaires à Jumièges. L'abbé et les religieux de Grestain disputaient à ceux de cette maison le droit de coutume sur les marchandises qui abordaient à terre, de la rivière de Risle, où est située leur baronnie de Conteville. La question avait été décidée en faveur des religieux de Jumièges, par leur contrat d'échange avec Philippe-August ; mais les moines de Grestain soutenaient que, n'ayant point été appelés, le contrat ne pouvait leur porter préjudice. On plaidait depuis plusieurs années, lorsqu'à l'avènement de Richard de Bolleville, l'abbé de Grestain la compromit entre ses mains. Richard, qui savait mieux que personne la vérité de ce qu'on alléguait de part et d'autre, mais qui était incapable de se déterminer par aucune vue d'intérêt, décida en partie pour les religieux de Grestain. Il leur adjugea le droit de coutume de leur côté, à condition qu'ils payeraient à la recette de l'abbaye de Jumièges, 50 sols de redevance annuelle ou un esturgeon de 3,5 pieds au moins de longueur. La condition fut acceptée par l'abbé de Grestain dans une assemblée capitulaire des religieux de Jumièges ; mais comme il ne s'était pas fait autoriser par ses moines avant que de compromettre entre les mains de Richard, et qu'on voulait finir la contestation d'une manière stable et permanente, on remit la conclusion à une nouvelle assemblée, qui fut tenue le 31 mars 1259. Les religieux de Grestain y envoyèrent leurs députés avec ordre de ratifier tout ce qui avait été fait précédemment, pourvu qu'on voulût dresser un nouvel acte, en forme de transaction, dans lequel on insérerait que les religieux de Jumièges ne percevraient le droit de coutume que depuis l'épine de Berville jusqu'à la fosse de Foulbert. La demande parut juste et l'acte en fut dressé le même jour (29).

Au mois d'avril suivant, l'abbé et les religieux de Jumièges firent une acquisition considérable par l'achat des fiefs de la Mare (30), de Deudone, de Goubert, de Godelant, de Valeran et de Caiette, pour le somme de 2000 livres tournois et 40 livres de rente annuelle, payables aux termes de Pâques et de Saint-Michel. Ces fiefs ou vavassories avaient appartenu à un seigneur nommé Guillaume de La Mare, et avaient passé après sa mort dans la mains de S. Louis, qui les céda, cette année, aux religieux de Jumièges, avec tous les droits qui pouvaient lui appartenir, excepté le service de guerre et la haute justice. L'abbaye ne jouit maintenant d'aucuns de ses fiefs ; on ne sait pas même où ils sont situés.

Le pape Alexandre IV expédia le 17 de juin de la même année 1259, qui était la cinquième de son pontificat, une bulle en faveur de l'abbaye, par laquelle il permet aux religieux de Jumièges de recevoir au profit de leur monastère et même d'exiger les biens, meubles ou immeubles qui leur auraient appartenu avant leur entrée dans le cloître, et de se mettre en possession (31) des héritages auxquels ils auraient succédé, même en ligne collatérale, de leur profession, s'ils étaient restés dans le monde, à l'exception des fiefs. On ne doit pas être surpris que le pape ait accordé ce privilège, puisque le droit de succéder était encore permis par les anciennes lois impériales et par les constitutions ecclésiastiques, auxquelles on n'avait pas encore dérogé par des statuts contraires, comme on a fait depuis (32 ; 33), afin que les héritages ne tombassent pas tous entre les mains des religieux. Mais en évitant un inconvénient, on est tombé dans un autre. Les moines n'héritent plus et les parents deviennent plus criminels en jetant une partie de leurs enfants dans les cloîtres, pour les priver de leur succession, afin d'enrichir ceux qu'ils aiment davantage.

Cependant les moines de Jumièges, n'ayant tous qu'un cœur et qu'une âme, marchaient de concert dans la voie des commandements de Dieu, et concouraient tous avec leur nouvel abbé à faire honneur à leur profession, en remplissant tous les devoirs de leur état. Jamais peut-être les Filibert, les Aycadre, les Hugues, les Gontard ne virent la règle de S. Benoît mieux observée à Jumièges qu'elle le fut en ce temps-là par les soins et sous le gouvernement de Richard. Quoiqu'il fut difficile d'ajouter quelque chose à la vie édifiante que menaient ces saint religieux, ils augmentèrent encore leurs austérités et leurs mortifications. La retraite devint plus sévère, le silence plus religieux, la prière plus longue, l'abstinence plus rigoureuse. Leur aversion pour le monde alla si loin qu'on ne les vit jamais ni dans le bourg faire des visites, ni dans les villes et les campagnes passer un jour chez leurs amis ou leurs parents. Nul ne s'exemptait de l'office divin, sous quelques prétextes que ce fût ; dès que la cloche sonnait, on se rendait à l'église, et l'on en sortait toujours trop tôt pour le plus grand nombre, parce qu'ils y étaient comme extasiés et hors d'eux-mêmes, en chantant les louanges de Dieu.

Heureux jours dont Richard de Bolleville aurait profité jusqu'à la mort pour affirmer son ouvrage et l'élection de ses frères, si Guillaume du Bec-Crespin et le comte de Dreux ne l'avaient forcé à quitter sa retraite pour s'opposer à leurs entreprises téméraires sur les droits de son abbaye. Guillaume du Bec-Crespin, seigneur de Dangu et héritier de la terre et seigneurie de Mauny, à cause de Jeanne de Mauny sa mère, voyant les religieux tout occupés du soin de leur salut, crut la conjoncture favorable pour étendre sa pêche dans la rivière de Seine, depuis Yville, dont il était aussi seigneur, jusqu'au port de Jumièges. Il comptait sur une victoire sans frais, mais il éprouva bientôt, par une saisie que Richard fit faire de ses bateaux (34), qu'une communauté religieuse n'est pas mieux défendue contre ses ennemis par un homme versé dans les affaires et uniquement occupé de ses intérêts, que par un serviteur de Dieu qui n'envisage que Sa gloire, dans le tort que l'on fait à ceux qui lui sont consacrée. Une résistance si peu attendue déconcerta le fils et la mère. Il n'en fallut pas davantage pour leur faire apercevoir qu'ils n'auraient pas la satisfaction qu'ils s'étaient promise d'augmenter leurs revenus aux dépens de leurs voisins. Ils firent prier l'abbé de se rendre auprès d'eux à Mauny, où l'affaire fut consommée par un désistement de leur part, daté de l'an 1269 (35), qui fut aussi l'année où Gautier de Serifontaine fut élu abbé de Saint-Martin de Pontoise et béni à Jumièges par Eudes Rigaud, archevêque de Rouen (36). Deux ans auparavant le grand prieur de Jumièges, nommé Richard, avait été élu abbé de Saint-Taurin d'Évreux ; il gouverna cette abbaye jusqu'en 1283 (37).

La contestation qui restait avec Robert de Dreux était d'une discussion plus importante et d'une plus grande conséquence pour l'abbaye de Jumièges que celle qu'elle venait de terminer avec le seigneur de Dangu. Comme nous l'avons remarqué à l'an 1234, pour la finir avec succès, Richard de Bolleville fit le voyage de Bû ; il eut plusieurs entrevues avec le comte, qu'il détermina enfin, malgré les répugnances de ses officiers, à souffrir qu'on traitât avec lui dans un conseil tel qu'il voudrait lui-même le choisir au jour marqué. Richard se rendit à Dreux avec le prieur de Bû. Le Conseil s'y trouva en assez grand nombre, et les titres examinés, on conclut que l'abbé et les religieux de Jumièges auraient haute et moyenne et basse justice dans leur terre et seigneurie de Bû-la-Vieville (38) ; mais que, dans le cas de condamnation à une peine capitale ou à la mutilation de quelque membre, les voleurs, meurtriers ou autres malfaiteurs, après avoir été jugés à la cour du prieur, seraient conduits le jour même où le lendemain avant midi à la pierre, proche de la croix, dans le marché de Bû, et mis entre les mains du bailli ou autre officier du comte, pour être exécutés selon la sentence, dont la vérité sera attestée par le serment de deux officiers du prieuré, qui accompagneront le criminel ; que la confiscation de ses biens dans toute l'étendue de la seigneurie sera au profit de l'abbé et des religieux ; que si les officiers du comte manquent de se trouver à la pierre, à l'heure assignée, et que le coupable trouve moyen de s'enfuir, l'abbé ni ses gens n'en pourront être repris, pourvu que les deux témoins déposent qu'ils n'ont ni favorisé, ni consenti à sa fuite ; que dans les combats ou duels ordonnés à la cour de l'abbé (comme il arrivait encore quelquefois en ce temps-là pour terminer un différend ou pour venger une injure), les parties seront renvoyées devant un des officiers du comte pour recevoir les gages de bataille et pour être témoins du combat, après lequel la querelle sera finie si c'est en matière civile, et la paix faite entre les parties dont les gages en argent seront partagés entre le comte et l'abbé, sur le serment de l'officier du comte ; que si les deux combattants donnent des fonds pour gages, il seront vendus de bonne foi et le prix également partagé par moitié, les droits de censives réservés au seigneur foncier ; que la garenne du comte, située dans la seigneurie de Bû-La-Vieville, lui demeurera et à ses héritiers, avec droits de justice pour délits de garenne, et qu'au sujet des avenages, qui leurs sont dûs au territoire de Bû, ils continueront de les percevoir en commun par les mains du prévôt fieffé ou de l'abbé et des religieux, s'ils aiment mieux se charger d'en faire la recette. L'acte est du mois de mars 1265 et scellé de cire rouge avec un lac de soie verte.

À ces démêlés près, l'abbé Richard et ses moines vécurent tranquilles durant tout le temps qu'il les gouverna ; il n'eut pas plutôt fini le procès dont nous venons de parler, qu'il reprit aussitôt les fonctions de sa charge et continua de vivre avec ses religieux dans la retraite et dans la pénitence, comme auparavant (39). Cette même année 1265, il présenta à la cure de Saint-Aubin de Croix-Mare. L'année suivante il consentit à la promotion de ses religieux, nommé Bertin, à l'abbaye de Saint-Victor en Caux, que l'archevêque de Rouen avait choisi pour remplir cette place pendant que les moines de Saint-Ouen et de Saint-Victor étaient en procès an sujet du droit de nomination (40). Mais ayant appris que l'abbé de Saint-Ouen avait nommé un de ses religieux, il se repentit d'avoir été trop facile à donner son consentement, et il rappela son religieux, ce qui lui attira de la part de l'archevêque de Rouen les reproches dont parle l'auteur de Gallia christiania, sans en donner aucune raison (41). Cependant Bertin fut renvoyé à Saint-Victor et gouverna cette maison jusqu'en 1293.

Depuis son départ, les moines de l'abbaye ne font aucune mention de Richard de Bolleville jusqu'au mois de septembre 1272, qu'il donna, du consentement de la communauté, à Robert de Péronne une maison et masure à Saint-Médard-de-Baunay pour en jouir à titre de fief perpétuel, moyennant 40 sols de rente et quelques sujétions à l'égard du fermier (42). Il était alors rentré dans toutes les bonnes grâces de l'archevêque de Rouen, qui le considérait comme son ami particulier et le premier supérieur des monastères de la province ; mais Richard ne conserva pas longtemps cette qualité ; il vieillissait, ou plutôt il s'usait dans une suite non interrompue d'exercices et de mortifications. Il sentit que ses forces s'affaiblissaient et qu'il avait besoin de soulagement. Dans cette vue, et peut-être pour réparer l'affront qu'on avait fait à Robert son prédécesseur, il consulta les anciens et les plus éclairés de la maison et leur proposa de se démettre en sa faveur, s'ils voulaient lui permettre de le rétablir. Il leur fit valoir sa ferveur, sa piété, son amour pour la retraite et le silence, son exactitude à tous les exercices de jour et de nuit, sa vie austère et surtout l'humilité et la patience qu'il avait fait paraître dans l'état d'humiliation où il était réduit depuis quatorze ans. Après bien des difficultés et des larmes, ils se laissèrent vaincre et promirent leurs suffrages à Robert d'Etelan, qu'une vie exemplaire rendait en effet recommandable.


ROBERT D'ETELAN, RÉTABLI DANS LA DIGNITÉ D'ABBÉ (1272).

Lorsque Richard fut assuré de la voix des anciens, il assembla la communauté, se démit pleinement et simplement de sa charge, nomma Robert d'Etelan pour la remplir, et le prenant par la main, il le plaça lui-même dans le trône abbatial avec l'applaudissement des anciens, soutenue des acclamations de toute la communauté. Robert parut confus du changement de ses frères à son égard, et ne savait à quoi l'attribuer, mais sa surprise fut bien autre quand il vit le respectable vieillard au milieu d'eux se prosterner à ses pieds et lui jurer une entière obéissance. Il n'eut garde de le mettre à l'épreuve ; il apprit par la suite ce qu'il lui devait et il le lui rendit jusqu'à la mort par des marques sincères de déférence et de respect. Richard mourut à Jumièges un an après, le 5 des ides d'octobre 1273, et fut enterré dans le chapitre, lieu le plus ordinaire de la sépulture des abbés (43).

Après la cérémonie du rétablissement de l'abbé Robert, les religieux de Jumièges achetèrent le fief de Husaniers, dépendant de leur fief de Saint-Paër (44), comme aujourd'hui, sous le nom de la Mareval, chef de sept autres portions de fief, tant à Saint-Paër qu'aux environs (45). Comme il n'est point fait mention de l'abbé Robert dans le contrat d'acquisition, non plus que dans les actes de Gautier Boucher et de Richard de Feugueran pour le patronage des églises de Maleville et de Saint-Marc du Parc, en 1274 et 1277, il est à présumer qu'il ne se mêla point des affaires temporelles, soit par goût pour ses dernières occupations, qui étaient de partager son temps entre la lecture et la prière ; soit pour ménager l'esprit des officiers, en les laissant agir, soit enfin pour se concilier l'estime et la bienveillance des simples particuliers, en partageant avec eux le poids de la règle et des exercices.

Quoi qu'il en soit de ses intentions, il est certain qu'on ne s'aperçut point dans Jumièges qu'il eût changé de condition, et qu'il fût devenu le supérieur de ceux qui l'avaient autrefois dépouillé du gouvernement. On le vit à l'ordinaire aussi modeste, aussi zélé, aussi pénitent. Ces sentiments ne l'empêchèrent pas néanmoins d'être toujours attentif aux intérêts légitimes de sa religieuse famille, et à tout ce qui pouvait contribuer au culte de Dieu. C'est ce qui le porta à renouveler le maître-autel de la grande église, qui était trop petit pour la longueur et la largeur du chœur. Guy de Merle, évêque de Lisieux, en fit la consécration le 22 mai 1278 : «Anno millesimo ducentesimo septuagisimo octavo, undecima calendas junii consecratum est hoc altare, in honore ejusdem virginisa R. patre in Christo Guidone Dei gratiâ Lexoviensi episcopo, amoto altari prœcedenti propter sui parvitatem.» Cette époque est gravée sur une lame de cuivre enfermée dans un pilier du sanctuaire, revêtu d'un morceau de tapisserie qui, à la vérité, en dérobe la vue, mais qui ne devait pas être un obstacle à l'auteur de la Description géographique et historique de la haute Normandie (46), qui avait fait quelque séjour dans Jumièges. Il paraît néanmoins qu'il ne l'a pas connue, puisqu'il s'est trompé sur la date de cette nouvelle consécration, qu'il attribue à Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, sur la foi d'un registre des visites de ce prélat.

Ce fut dans le même esprit de religion, et pour satisfaire aux vœux de sa communauté, qu'en 1281 il fit droit à la requête que les religieux de Saint-Evroult avaient adressée en 1223 à l'abbé de Jumièges, pour être associés à toutes les bonnes œuvres que se pratiquaient dans son monastère. Les lettres sont du mardi avant l'Assomption, 12 août. Elles furent envoyées le même jour à Saint-Evroult et reçues avec beaucoup de reconnaissance par l'abbé Guillaume de Mont-Pinçon, qui en remercia Robert d'Etelan par une grande lettre dans laquelle il témoigne que la grâce qu'il venait d'accorder aux religieux de Saint-Evroult leur est d'autant plus précieuse qu'ils ne l'espéraient plus, quoique la sainteté des moines de Jumièges la leur fit désirer avec plus d'ardeur que jamais (47).

Le temporel n'était pas administré avec moins de zèle et de prudence par les officiers. Ils travaillaient tous de concert au bien public, veillant également à la conservation des droits et des privilèges de l'abbaye, sans chercher querelle à personne, mais sans vouloir souffrir qu'on les troublât mal à propos dans leurs possessions. Un gentilhomme, nommé Richard de la Roche, l'avait éprouvé deux ans auparavant, ayant été obligé, après un long procès, de renoncer à ses prétentions sur la haute justice du Vieux-Verneuil, en faveur de Jean de Goderville, aumônier de l'abbaye (48). Les habitants de Conteville, quoique soutenus par les receveurs du domaine de Pont-Audemer, ne furent pas plus heureux dans leur opiniâtreté à refuser le droit de foire, qu'un roi de France avait accordé aux religieux de Jumièges dans leur paroisse. Ces rebelles, ainsi que leurs défenseurs, furent condamnés en 1282, par sentence du bailli de Rouen, les uns à payer le droit qu'on leur demandait, et les autres à les laisser percevoir sans trouble (49).

Nous ne voyons pas qu'après cette sentence on ait rien entrepris durant quelque temps contre les droits de l'abbaye. Il paraît même que la paix dont on les laissa jouir, et dont ils surent eux-mêmes profiter pour vivre dans la pratique des vertus chrétiennes qui devaient les conduire à la perfection de l'état qu'ils avaient embrassé, ne finit pas à la mort de Robert d'Etelan. On en peut juger par cette seule raison, qu'il ne se trouve ni procédures, ni jugements, ni transactions dans les archives, jusqu'au commencement du siècle suivant, plusieurs années après le décès du successeur de Robert. Celui-ci mourut, avec assez de vraisemblance, en 1286, le 18 juillet.

La sévérité de sa pénitence et l'exactitude de sa retraite, jointes à la douceur de son gouvernement, avaient tellement effacé le souvenir des égarements de sa jeunesse, qu'on regarda sa mort comme une perte irréparable. Heureux ceux qu'une confusion passagère rappelle ainsi à leur devoir ! Si Dieu ne leur ménage pas toujours l'occasion de rétablir leur mémoire avec autant d'honneur, il voit au moins avec complaisance les maux qu'ils soutirent avec soumission pour l'expiation de leurs fautes. Chacun pleura Robert d'Etelan comme un père : les religieux des prieurés dépendant de l'abbaye donnèrent aussi des larmes à sa mémoire et engagèrent leurs prieurs à se rendre à Jumièges pour ses funérailles. On l'enterra dans le chapitre et l'on couvrit sa tombe d'une pierre noire, pour perpétuer le deuil de sa mort.


JEAN DU TOT, QUARANTE-SEPTIÈME ABBÉ (1286).

Jean du Tot mérita de lui succéder. Il était religieux de Jumièges et avait fait profession entre les mains de Guillaume de Fors, dont il eut le caractère et les vertus. Dieu, qui l'avait préparé au gouvernement par une opposition invincible aux plus légères transgressions, le rendit capable d'en supporter le poids, en répandant dans son âme l'esprit de sagesse et de force dont il avait besoin pour affermir ses frères et se conserver lui-même dans toutes les pratiques de la discipline régulière. C'est presque tout ce que nous savons de sa vie ; mais c'est beaucoup en peu de mots. Nous y ajouterons qu'il fut également honoré des religieux étrangers et des siens, et que plus de vingt abbés du royaume recherchèrent son amitié et le secours de ses prières par des associations spirituelles qu'il accepta, d'autant plus volontiers, qu'il les regardait comme des moyens pour s'élever de la terre au Ciel (50). Celle de Guillaume de Norville, abbé de Fontenelle, est remarquable par les reproches qu'il se fait d'avoir différé si longtemps à demander cette grâce aux religieux de Jumièges, qu'il qualifie de personnages d'une réputation entière, d'une inclination bienfaisante et d'une sainteté éminente, qui les rendait non seulement plus aimables que les autres, mais recommandables à tout le monde. Ce ne sont point ici des éloges suspects, ni de fausses couleurs dont on veuille embellir le portrait des religieux de Jumièges, ce sont des expressions de voisins bien instruits et en état de connaître Jean du Tot et ses moines, tels qu'ils étaient. Les lettres de l'abbé Guillaume sont du mois de janvier 1288, et portent que les deux communautés étant déjà comme identifiées par l'uniforme de l'habit et des vœux, elles n'en feront plus qu'une dans la suite pour le spirituel et le temporel, soit à la vie, soit à la mort, avec cette exception néanmoins que, pour ne pas charger une communauté plus que l'autre, quand un religieux sera décédé, et qu'on aura reçu la nouvelle de sa mort à Saint-Wandrille ou à Jumièges, on ne suivra pas l'usage de ce dernier monastère, où chaque prêtre est obligé à sept masses pour le défunt, mais à la coutume. de Saint-Wandrille, où il n'y en a que trois de prescrites pour les religieux de l'abbaye, avec obligation, pour les simples frères du chœur de réciter le psautier tous ensemble et de suite (51).

La même année, 1288, les religieux de Jumièges fieffèrent à Guillaume de Hotot, seigneur d'Anglesqueville, les dîmes de Saint-Vaast-de-Dieppedalle, mais il leur remit six ans après par un acte du mercredi avant la fête de Saint-Simon et Saint-Jude, de l'an 1293. Trois ans après, l'abbé Jean présenta en leur nom une requête de Philippe-le-Bel pour avoir la permission d'établir dans leur bourg un marché dont ils pussent toucher les revenus avec bonté, et ordonna par des lettres patentes au bailli de Rouen d'en publier l'érection pour tous les vendredis de chaque semaine (52). Il est vraisemblable que ce fut encore le même abbé qui, pour donner à ses frères les dernières marques d'une tendresse toute paternelle et de l'intérêt qu'il prenait à leur repos, dans un temps où la Normandie était menacée de l'invasion des Anglais, sollicita pour lui et pour eux la protection du pape Boniface VIII, qu'il savait être médiateur de la paix entre la France et l'Angleterre, afin que si le traité, auquel on travaillait à Rome, ne réussissait pas et que les Anglais vissent à faire une descente en France par la Normandie, les biens de Jumièges fussent à couvert sous la sauvegarde du Saint-Siège. L'abbé s'était alarmé sans beaucoup de raison ; le traité était déjà publié à Rome et envoyé en France pour y être ratifié par les plénipotentiaires des deux rois, qui se trouvèrent à Montreuil, en Picardie, où ils le signèrent au mois de juin 1299. Cependant le pape, qui ne connaissait pas assez le cœur des deux princes, quoiqu'ils se fussent résolus d'eux-mêmes à s'en rapporter à son jugement, voulut bien, en faveur de l'amitié qu'il avait pour les religieux en général, ne pas négliger les précautions. Il pourvut à la sûreté de ceux de Jumièges et à la conservation de leurs biens, par une bulle datée du palais de Latran, le 10 mars 1289, la cinquième année de son pontificat (53). Ce fut par là que l'abbé Jean termina sa carrière, étant mort le 20 du même mois, dans une honorable vieillesse et de la mort des justes, comme il paraît par l'épitaphe suivante gravée sur son tombeau :

Hic jacet ille bonus cœli terræque colonus
Abbas Joannes Detot, quem Christi gratia de tot
Curis exemit. Deus hunc quem morte redemit,
Collocet in cœlis, prudens fuit atque fidelis.
Amen.

Son corps fut enterré dans la chapelle de la Vierge, pour laquelle il avait eu pendant toute sa vie une dévotion particulière ; mais, en 1450, ses ossements furent transportés avec la pierre de son tombeau dans la partie inférieure du chapitre, pour faire place au mausolée d'Agnès Sorel, dont le cœur et les entrailles furent inhumés dans cette chapelle, comme nous le dirons en son lieu.


GUILLAUME BECQUET, QUARANTE-HUITIÈME ABBÉ (1289).

Après les funérailles de Jean du Tot, les religieux de Jumièges s'accordèrent à lui substituer un de leurs confrères nommé Guillaume Becquet, du nom de Becquet, nom d'une paroisse dans le doyenné de Périers, dont son père était seigneur honoraire et avait même contésté le patronage à l'archevêque de Rouen, en 1284. Dès la première année de son gouvernement, le nouvel abbé proposa à Guillaume d'Yville la rente de 40 livres 10 sols qu'un de ses auteurs avait acceptée en 1238 pour son droit de gîte, dans l'abbaye, le jour de Saint-Pierre, et que son successeur avait refusée pour s'en tenir à la transaction de 1207. Son opiniâtreté occasionna une nouvelle transaction, par laquelle les religieux de Jumièges s'obligèrent à lui délivrer tous les ans, au jour de la fête, pour sa dépense dans l'abbaye, 30 sols, 4 pains blancs, 4 pains bis, 1 mouton, 1 setier de vin et 1 setier de cervoise (54). Cet assujettissement déplut à l'abbé Guillaume, à cause du trouble que ces sortes de logements causaient pour l'ordinaire dans l'abbaye. Il s'en expliqua avec Guillaume d'Yville, qui venait de perdre son père, et tâcha de l'engager à rétablir les choses sur l'ancien pied. Le seigneur d'Yville, qui ignorait l'accommodement de 1238, fit d'abord quelque difficulté ; mais il n'eut pas plutôt découvert cette pièce dans les titres de son chartier, qu'il vint trouver l'abbé de Jumièges et lui fit une remise pure et simple de son droit et de la rente même, par un acte du mois de septembre 1300.

Ce coup d'essai donna du courage à l'abbé Guillaume. Il crut que l'exemple du seigneur d'Yville ferait impression sur l'esprit du baron de Claire, qui jouissait aussi d'un pareil droit. Il le sonda, et fit quelques efforts pour en obtenir la même grâce ; mais le baron en fut choqué, et, se laissant emporter au chagrin que lui causaient les bienfaits de ses ancêtres envers l'abbaye, il demanda à l'abbé, de l'air du monde le plus méprisant, si c'était par modestie qu'il voulait éviter de recevoir la noblesse chez lui, et ajouta qu'il le visiterait souvent pour lui apprendre à rendre, dans l'occasion, ce qu'il devait aux personnes de son rang. Nous verrons, dans quelques années, que le baron de Claire n'agit plus avec les religieux de Jumièges qu'en tyran. An reste, il ne fut pas le seul qui forma le projet de les inquiéter. Dès l'année suivante, André de Comteferant leur contesta le patronage de Hotot-l'Auvray, sans qu'on sache pourquoi il y prétendait. Il n'y eut point de ménagements que l'abbé Guillaume ne mît en œuvres pour guérir cet esprit malade ; mais les remèdes furent inutiles ; toutes les voies de douceur échouèrent contre son ambition, et il ne fallut pas moins qu'une sentence pont le convaincre de son injustice (55). Elle fut rendue aux assises de Cany, en 1302. Guillaume ne songea plus alors qu'il avait eu affaire à un ennemi. Plaideur par devoir, et religieux par inclination, il se crut assez vengé de son adversaire par la sentence qu'il venait d'obtenir. Il se mit en route avec lui, et, dans l'espérance de le gagner, il lui remit les dépens auxquels il avait été condamné, et les frais mêmes, dont la taxe n'était pas encore faite. André de Comteferant accepta cette remise avec reconnaissance, et Guillaume, content d'une réconciliation qui lui paraissait sincère, retourna à son abbaye bien consolé de la perte de ses débourses par l'acquisition d'un ami, qui ne le quitta qu'à regret et fort satisfait de lui.

Il en fit d'une antre espèce, deux ans après, par une association spirituelle avec l'abbé et les religieux de Saint-Ouen, de Rouen. Leurs lettres sont du mois de mars 1304 et portent que les deux abbés, allant se rendre visite, seront reçus avec honneur et feront les fonctions de leur charge comme dans leur propre maison ; qu'ils pourront traiter en chapitre de ce qui regarde le bon ordre et absoudre les religieux qui auraient été frappés de sentence régulière ; que les chapitres seront communs ; que s'il arrive qu'un religieux ait encouru la disgrâce de son abbé, il lui sera permis d'avoir recours à l'autre et de demeurer dans sa communauté jusqu'à ce qu'il ait obtenu le pardon de sa faute ; que quand un religieux de l'une et de l'autre communauté sera décédé et qu'on aura appris sa mort, on s'assemblera aussitôt au bruit de la tablette (56), et, après le psaume Verba mea auribus percipe Domine, on fera son absolution au chapitre, et un service des morts entier et solennel ; que chaque prêtre dira sept messes, et que les frères réciteront trois fois le psautier. Quant à l'usage de donner la portion du réfectoire aux pauvres, pendant trente jours, comme cet usage n'est point reçu à Saint-Ouen, on dira trente messes de suite pour suppléer à l'aumône, et l'on donnera 5 sols au brévetaire, c'est-à-dire à celui qui apportera le billet pour apprendre la mort du religieux.

Vers le même temps, l'abbé Guillaume se trouva dans la nécessité de faire bâtir un nouveau dortoir à la place de l'ancien qui tombait en ruines, et qui était d'ailleurs trop petit pour loger soixante religieux qui, composaient alors sa communauté. Il en conféra avec eux, et, leur approbation donnée, il employa un an entier à faire les préparatifs en bois, en pierre et en tout genre de matériaux, afin que tout se trouvât prêt à mettre en œuvre quand on voudrait commencer. Il jeta, les fondements de ce nouvel édifice en 1305, sur un terrain de 180 pieds de long sur 40 de large. Les sages arrangements qu'il avait pris firent qu'on ne tarda guère à voir la fin de l'ouvrage. Il fut achevé en moins de trois ans et en état de loger toute la communauté, ce qui l'engagea, en fort peu de temps, à de grandes dépenses outre celles qu'il lui fallut faire pour défendre son droit de basse justice à Longueville, contre le doyen d'Andely, qui fut enfin obligé de le reconnaître par un acte daté du jeudi avant la fête de Saint-Jacques et Saint-Philippe, 1305 (57).

Il paraît que cette grande entreprise n'avait pas entièrement épuisé les fonds de l'abbaye, puisqu'en 1308 Guillaume fut encore en état de prêter à Bernard de Fargis, neveu du pape Clément V, et archevêque de Rouen, une somme de 333 livres 6 sols 8 deniers pour payer ses décimes ; et l'année suivante, 1309, le 13 juillet, une somme de 1000 florins, ce qui ferait, de notre monnaie, 3222 livres 4 sols 5 deniers, obole pour le premier emprunt, et 7250 livres pour les 1000 florins, dont les trésoriers et les vicaires généraux de l'archevêque de Rouen donnèrent leur reconnaissance à l'abbé Guillaume, au nom et comme procureurs de Bernard de Fargis, que le pape, son oncle, retenait auprès de lui (58). Il est plus que probable, par l'obligation qui est restée dans les archives de l'abbaye de Jumièges, que ces deux sommes n'ont jamais été rendues ; peut-être parce que les florins de Florence furent décriés au mois d'octobre suivant par une ordonnance de Philippe-le-Bel (59) ; mais plus vraisemblablement parce que, selon la remarque du Père Pommeraye, Bernard de Fargis était noyé de dettes, et que d'ailleurs il fut transféré peu de temps après à l'archevêché de Narbonne (60).

Quoique de tout temps les religieux de Jumièges eussent vécu en paix avec ceux du Bec, et qu'ils se fussent même unis plus étroitement par une société de prières sous le dernier abbé, il y avait néanmoins entre eux un prétexte plausible de contestation, si les premiers avaient voulu faire usage des titres qu'ils avaient entre les mains. Hugues d'Amiens, archevêque de Rouen, avait confirmé, en 1141, à l'abbaye du Bec, la possession de l'église du Pont-Antou, et, en 1163, le pape Alexandre III en avait fait autant en faveur de l'abbaye de Jumièges, à cause d'un fief qui lui appartient dans l'étendue de la même paroisse, et qui lui donne droit de présenter aux cures de Maleville et de Saint-Martin-du-Parc. C'était une semence cachée de divisions entre les deux monastères ; mais l'estime que ces deux communautés avaient l'une pour l'autre en avait toujours empêché les effets ; au moins ne voyons-nous point que les religieux de Jumièges aient jamais fait aucun usage de la bulle du souverain pontife contre la charte de confirmation de l'archevêque de Rouen, jusqu'en 1309, que l'abbé Guillaume disputa à Gilbert de Saint-Étienne, abbé du Bec, le patronage de cette église, en vertu de la bulle d'Alexandre III. Le procès fut long ; mais il fut jugé par enquête, en 1318, en faveur des religieux du Bec (61).

Guillaume Becquet était mort deux ans auparavant après avoir engagé, en 1310, le roi Philippe à lui céder sa moitié dans le moulin de Drieu, près de Trun, pour une redevance de 35 livres tournois, que la communauté de Jumièges a toujours payée au domaine, jusqu'en 1345 qu'elle abandonna le moulin pour être déchargée de la rente. On ne sait rien de plus des actions de Guillaume. Nos mémoires nous apprennent seulement, mais sans aucun détail, qu'il ne chercha durant sa vie qu'à faire du bien à ses frères : In diebus suis genti suæ bona assidue quæsivit, et qu'il n'agit que pour leur procurer la paix et la prospérité. Il mourut le 17 février 1311, et fut enterré dans la chapelle de Saint-Jean-l'Évangéliste. Voici l'épitaphe qui fut mise sur son tombeau :

Anno millesimo trecenteno duodeno
A nondo pleno, semel annum de duodeno
Subtrahe, tunc scire finemque potes reperire
Hujus qui [...] mortis non possit abire
In pœnas ; quare ? quia certas tunc renovare
Fecit pro qua re cœlas valeat penetrare
Guillelmus de Becqueto, requiescat in paradiso.
Amen.

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1†.  La famille et la terre d'Etelan, canton de Lillebonne, arrondissement du Havre : remontent à la conquête normande. La terre relevait directement du roi et a toujours conservé un apanage considérable. On voit encore aujourd'hui le magnifique château bâti au XVe siècle et qui a compté parmi ses propriétaires le maréchal de Cossé-Brissac, le président Hénault, le marquis de Martainville, maire de Rouen. C'est à Etelan que Catherine de Médici et Charles IX se rendirent en 1563 après la prise du Havre, et écrivirent les lettres de convocation du Parlement de Normandie pour la proclamation de la majorité de Charles IX.

2†.  Courval : aujourd'hui le Vieux-Port, canton de Quillebeuf, arrondissement de Pont-Audemer (Eure). Voir sur cette l'affaire de Courval, voir «Guillaume de Fors, quarante-quatrième abbé» au chapitre 9 (vers la fin).

3*.  Archives de Jumièges.

4*.  Archives.

5*.  Archives.

6*.  Cartulaire de Jumièges, c. 175.

7*.  Cartulaire, c. 176.

8†.  Bos-Normand : commune du canton du Bourgtheroulde. Le fief de Neuvillette, situé au Thuit-Simer, s'étendait dans la paroisse de Bos-Normand.

9†.  Maleville-sur-le-Bec : commune de canton de Brionne.

10†. Saint-Martin-du-Parc : commune réunie au Bec-Hellouin.

11*. Preuves de Jumièges, art. 33.

12*. Ms. Gem., n° 27.

13†. Ansleville : ancien nom d'Anneville-sur-Seine.

14*. Cartulaire, c. 532.

15*. Preuves, art. 34.

16*. Petit Cartulaire de Jumièges, c. 149 et 150.

17†. Les Anglais écrivent Hayling en Hampshire. L'abbaye de Jumièges possédait, comme on sait, en Angleterre, la plus grande partie de l'île d'Helling [Hayling Island], l'église et les dîmes de la paroisse de Wynterbournestoch [Winterbourne Stoke en Wiltshire], l'église et les dîmes de Chewton [en Somerset] et six chapelles ainsi dénommées : Annelebergs, Peltona, Estona, Ferentona, Weletona. Cf., William Dugdale et al., Monasticon Anglicanum, London, Longman et al., 1817, t. VI, 2e partie, pp. 1086 et 1087.

18*. Archives.

19†. L'arrêt de l'Échiquier de 1254 : ce texte de cet arrêt se trouve aux Archives municipales de Rouen, dans le registre A/38 f° 224 v°. Il porte en substance qu'au moment où les vins de l'abbaye de Jumièges passeraient sous le pont de Rouen, un des serviteurs du couvent se présenterait devant le hansier ou receveur des droits de navigation, et affirmerait que ce vin était exclusivement à l'usage des moines, sans aucun but de trafic. Le vin serait, par cette déclaration, déchargé de tous droits et l'on ne pourrait s'opposer au passage de navires sous le pont. Voir Adolphe Chéruel, Histoire de Rouen pendant l'époque communale, 1150-1382, Rouen, Périaux, 1843, t. I, p. 158.

20*. Archives.

21*. Cartulaire, c. 522.

22*. Archives.

23†. Justification des biens de l'abbaye de Jumièges : cette sortie de l'historien est évidemment inspirée par les polémiques du XVIIIe siècle. Elle répond aux accusations qui s'élevaient alors contre les propriétés et les revenus des monastères. L'histoire impartiale doit reconnaître que l'origine de ces biens offerts par les fidèles dans un but de piété et à charge de services religieux, ne méritent pas les vives critiques dont ils ont été l'objet.

24*. Cartulaire, c. 522.

25*. François Le Blanc, Traité historique des monnaies de France, Paris, Robustel, 1690, p. 190.

26*. Archives de la cathédrale de Rouen.

27†. Bolleville : aujourd'hui canton de Bolbec, arrondissement du Havre. Richard Simon fut curé de cette paroisse de 1681 à 1692.

28†. Sejours à Déville-lès-Rouen : Eudes Rigaud, qui était alors archevêque de Rouen, faisait souvent sa résidence à Déville dans le manoir que les archevêques y possédaient. Il y vint deux cent soixante-deux fois de 1248 à 1268 d'après son Registrum.

29*. Archives.

30*. Preuves, art. 35.

31*. Archives.

32*. Louis Thomassin, Ancienne et nouvelle discipline de l'Église¹, Paris, 1725, t. IV, l. III, ch. 18. [¹ Ou Louis de Héricourt du Vatier, Ancienne et nouvelle discipline de l'Église... composée par le R. P. Louis Thomassin, Paris, Nully, 1717.]

33†. Constitutions ecclésiastiques : «Religieux et religieuses profès ne succèdent à leurs parens, ni le monastère pour eux» coutume de Paris, art. 327. Cette disposition, dit M. Louis de Héricourt du Vatier, Les Loix ecclésiastiques de France, Paris, Mariette, 1719, n'est point particulière à la coutume de Paris ; elle est écrite dans la plupart des coutumes du royaume et elle est observée par toute la France. «On voit par la question 122 de Jean le Coq, et par les anciens praticiens, que cette règle étoit suivie avant la rédaction de nos coutumes.» Il est probable cependant que cette interdiction faite aux religieux de succéder, ne remonte pas au-delà du XVe siècle, à l'époque de la première rédaction, par autorité publique, des coutumes de France.

34*. Archives.

35*. Archives.

36*. Congrégation de Saint-Maur, Gallia christiana, Paris, 1759, t. XI, p. 257.

37*. Ibid., p. 628.

38*. Archives.

39*. Archives.

40*. Congrégation de Saint-Maur, op. cit., t. XI, p. 364.

41*. Ibid., p. 197.

42*. Archives et Petit Cartulaire, c. 58.

43*. Archives.

44†. Saint-Paër : commune du canton de Duclair.

45*. Aveu de 1526.

46*. Michel-Toussaint-Chrétien Du Plessis, Description géographique et historique de la haute Normandie, Paris, Nyon, 1740.

47*. Archives.

48*. Archives.

49*. Archives.

50*. Preuves, art. 38.

51*. Preuves art. 37.

52*. Archives.

53*. Archives.

54*. Archives.

55*. Archives.

56†. La tablette : était une sorte d'instrument fait en os qui était en usage dans les monastères. Le chantre la tenait à la main dans l'église ; Jean d’Avranches parlé dans son livre, De Officiis ecclesiasticis¹, p. 17. Cf., Charles Du Fresne, sieur du Cange, Glossarium ad scriptores mediæ et infimæ latinitatis Paris, 1678. [¹ Voir, peut-être, René Delamare, Le De officiis ecclesiasticis de Jean d'Avranches, archevêque de Rouen (1067-1079). Étude liturgique et publication du texte inédit du manuscrit H. 304 de la Bibliothèque de la Faculté de Montpellier, Paris, Picard, 1923.]

57*. Archives.

58*. Archives.

59†. Ordonnance de Philippe-le-Bel : Dante [1265-1321], dans son indignation, appela Philippe-le-Bel falsificatore di moneta¹. [¹ C'est-à-dire «contrefacteur de la monnaie».]

60*. Jean-François Pommeraye, Histoire des archevêques de Rouen, Rouen, Maurry, 1667, pp. 491.

61*. Archives de l'archevêché de Rouen.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 11

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]