«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 19


CHAPITRE 19. — François de Harlay de Champ-Valon, 79e abbé (1651) : priorat de Dom Jean Boulogne (1651-1655), de Dom Mammole Geoffroy (1655-1660), de Dom Vincent de Marsolles (1660-1666), de Dom François Villemonteys (1666-1669), de Dom Silvestre Morel (1669-1675) ; (1675-1685) ; (1685-1695) ; période d'économat (1695-1718). — Notes de bas de page.


FRANÇOIS DE HARLAY DE CHAMP-VALON, SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME ABBÉ (1651).

[Priorat de Dom Jean Boulogne, 1651-1655.] — Il y avait près de trente mois que M. l'archevêque de Rouen [le soixante-dix-huitième abbé] avait donné sa démission de l'abbaye de Jumièges en faveur de son neveu François de Harlay, fils d'Achilles, marquis de Champ-Valon, et d'Oudette de Vandetar, dame de Norville. Peu de temps après, il résolut encore de se reposer sur lui du fardeau de son Église ; mais craignant que quelques considérations humaines n'eussent plus de part à son choix que le mérite du sujet, il consulta l'assemblée du clergé, et, sur la réponse favorable qu'il en reçut, il envoya sa démission avec une lettre aux évêques assemblés, qui députèrent aussitôt vers la reine régente en faveur de l'abbé de Champ-Valon, qui fut nommé archevêque de Rouen, à l'âge de vingt-six ans. Le pape Innocent X confirma sa nomination par une bulle du 26 septembre 1651, et son nonce, assisté des évêques de Coutances et de Bayeux, le sacra et lui donna le pallium le 28 décembre suivant dans l'église des Chartreux de Paris. Quelques jours après son sacre, le nouvel archevêque se rendit auprès du roi pour lui prêter le serment de fidélité, et de là, il vint à Rouen et prit possession le premier jour de février 1652. Le lendemain, fête de la Purification, il prêcha dans l'Église métropolitaine, et le 3 du même mois, Dom Jean-Baptiste de Boulogne eut l'honneur de le saluer et de le complimenter dans son palais archiépiscopal, au nom de la communauté de Jumièges.

Pendant que ceci se passait à Rouen, l'ancien archevêque menait à Gaillon une vie privée avec cinq ou six ecclésiastiques de ses amis, qui l'y avaient suivi et que l'amour de la solitude et des lettres y retint jusqu'à la mort. Le pieux prélat s'y prépara par toutes les mortifications que ses infirmités corporelles et son grand âge lui purent permettre de pratiquer, par la prière et par d'abondantes aumônes. Pour être plus en état d'en faire, il recevait peu de compagnie, surtout de séculiers, avec lesquels il s'ennuyait, ce qui lui arrivait quelquefois avec ses ecclésiastiques mêmes, lorsqu'ils ne lui parlaient pas de Dieu et de l'éternité après laquelle il soupirait. Le monde était mort pour lui, et lui-même était mort au monde. Il ne s'informait jamais de ce qui se passait ; il ne demandait même pas des nouvelles de son diocèse, quoiqu'il y fut toujours très affectionné. Il se recommandait aux prières de ceux qui le venaient voir ; mais il écrivit à ce sujet au prieur de Jumièges, le priant de lire sa lettre en chaire, et nous savons à n'en point douter que, dans une occasion, il dit, les larmes aux yeux, qu'il ne se mettait pas en peine d'être oublié de tout le diocèse, pourvu que les religieux de Jumièges se souvinssent de lui.

Ces sentiments de confiance et de prédilection pour les religieux de Jumièges n'étaient point particuliers à ce digne prélat. François de Harlay, son neveu et son successeur, en les adoptant, a déclaré plus d'une fois qu'il n'y avait qu'un Jumièges dans son diocèse. Aussi le vit-on dès l'année 1650 se porter comme de lui-même avec une affection toute singulière à la ratification des traités de son oncle avec eux, tant pour le retrait de la seigneurie de Norville, au profit de leur mense conventuelle, que pour la démolition du logis abbatial, dont la situation les incommodait. Si, en 1652, après la visite du Saint-Sacrement, qui lui était seule permise, aux termes de la lettre de Richelieu à son prédécesseur, il demanda jusqu'à trois fois d'être introduit dans le chapitre, ce ne fut point pour donner atteinte aux privilèges de la congrégation en appelant les religieux au scrutin ; mais pour avoir la consolation de leur parler et de les remercier de l'avoir reçu au son des cloches, avec la croix, l'eau bénite et l'encens, et de l'avoir conduit sous le dais jusqu'à l'autel, en chantant un répons convenable à sa dignité, pendant lequel on fit plusieurs décharges de fusils et de couleuvrines. Il s'en expliqua lui-même de la sorte, et l'on doit l'en croire sur parole. Ce qu'il dit en acquiesçant aux remontrances de Dom Jean-Baptiste Boulogne : «Je n'insiste plus, c'est Jumièges», semble néanmoins donner à entendre qu'il croyait avoir droit d'entrer au chapitre comme archevêque ; mais, quel que soit le sens de ces expressions, il est certain que, s'il crut se désister d'un droit réel, il ne le fit que par un sentiment d'estime pour les religieux de Jumièges. Il leur en donna de nouvelles marques dès le lendemain, 14 avril, en conférant le sous-diaconat à un jeune religieux de la communauté, et ne voulant se servir que d'eux à l'autel en célébrant pontificalement les saints mystères, après lesquels il donna le sacrement de confirmation à un très grand nombre d'habitants de Jumièges et des paroisses voisines. Il dîna ensuite au réfectoire, bénit la table, dît les grâces et partit pour Saint-Wandrille avec Dom Jean-Baptiste de Boulogne, auquel il témoigna de nouveau, pendant toute la route et à Saint-Wandrille même, la plus tendre et la plus vive reconnaissance de la réception qui lui avait été faite.

Ce prélat aimait véritablement Jumièges et n'y était pas moins aimé. Il en parlait non seulement avec plaisir, mais avec respect. Dans les compagnies, il en faisait l'éloge en présence de ceux mêmes qui ne le connaissaient pas, avec une effusion de cœur qui leur faisait sentir qu'il se plaisait en ce lieu, et qui leur donnait envie de le connaître. L'évêque de Conserans fut de ce nombre. Il fut si touché de ce que l'archevêque lui dit de Jumièges, dans un voyage au Havre, vers la fin de septembre de la même année, qu'il voulut y passer à son retour pour se convaincre par lui-même. Il eut la joie en arrivant de voir distribuer les aumônes du jour à plus de 400 pauvres qui étaient venus de l'Orléanais et du Blésois par les fureurs de la guerre civile se cantonner à Jumièges où ils furent nourris avec une charité qui fit l'admiration de tout le pays, et la matière des louanges les plus sincères de la part de ces pauvres affligés, pour lesquels on dépensa 15000 francs pendant trois mois de séjour qu'ils firent à Jumièges, non compris 100 pistoles que les prélats attendris d'une si noble générosité laissèrent aux religieux en partant. Les habitants de Jumièges ne souffrirent pas plus de la misère que les étrangers, mais Dieu les affligea au mois de novembre suivant d'un flux de sang, qui en fit périr plus d'un quart. Les religieux en furent eux-mêmes attaqués. Trois d'entre eux en moururent, et les autres furent longtemps à guérir.

L'archevêque de Rouen ne les vit point pendant tout ce temps-là, mais il demanda souvent de leurs nouvelles, et lorsqu'il sut que la maladie avait cessé, il les en félicita par lettres et leur annonça qu'il les verrait comme l'année précédente après les fêtes de Pâques. Il fut reçu avec les cérémonies accoutumées, visita le Saint-Sacrement et donna la confirmation à une foule de peuple des paroisses voisines prévenues de son arrivée par deux Pères jésuites, qu'il avait envoyés devant lui pour catéchiser dans tous les lieux de son diocèse où leurs services seraient nécessaires et agréés. Cette restriction si sage de la part d'un prélat qui connaissait les curés de son diocèse et leur sollicitude pastorale n'eut point assez de vertu pour arrêter le zèle des deux missionnaires. Ils crurent leurs services nécessaires en tout lieu, et sans se mettre en peine s'ils étaient agréés, ils prêchèrent et catéchisèrent dans toutes les églises qui se trouvèrent sur leur passage. Arrivés à Jumièges, ils firent ouvrir les portes de l'église paroissiale et sonner les cloches pour avertir le peuple ; mais le curé, M. de la Brosse, de concert avec le prieur de l'abbaye, qui les avait priés de n'en rien faire, congédier l'assemblée sans donner le temps aux missionnaires de parler, et leur fit connaître par la prompte obéissance de ses brebis qu'il savait les conduire lui-même et qu'elles entendaient sa voix. Ils n'en furent pas quittés pour cette légère mortification. M. l'archevêque, averti de leur procédé par le prieur, leur déclara qu'il n'entendait pas qu'ils fissent offre de leurs services, ni même qu'ils se présentassent dans des lieux comme celui-ci, où le peuple ne manquait pas d'instruction. Vraisemblablement, ils n'oublièrent pas ce que le prélat venait de leur dire : au moins est-il constant qu'ils furent l'attendre à Caudebec, sans passer par Saint-Wandrille, où il alla descendre après avoir dîné à Jumièges.

Au mois de juillet de la même année 1653, les religieux de Jumièges tirent l'échange de leur fief d'Épinay avec Charles Labbé, sieur de la Motte, pour deux maisons et 11 acres de terre à Duclair, aux conditions que le fief d'Épinay relèverait de l'abbaye et que le contrat d'échange serait homologué aux frais du sieur de la Motte ; ce qui fut exécuté le 20 août suivant, onze jours avant la mort de Dom Étienne Duval, l'un des huit anciens qui s'étaient le plus opposés à la réforme et le même qui, en 1639, fonda la confrérie du Rosaire dans l'église paroissiale de Saint-Valentin, où il est représenté avec l'habit qu'on portait à Jumièges avant que la congrégation de Saint-Maur y eut été introduite. Quelque temps avant sa mort, il se retira avec les réformés, et pour leur faire oublier les travers qu'il leur avait suscité en plus d'une rencontre, plutôt par faiblesse d'esprit que par malice, il leur fit présent d'une somme de 1200 livres, dont ils achetèrent un bâton de chantre du poids de 18 marcs, et deux encensoirs d'argent, qui leur furent envoyés de Paris par le Père Sébastien Dubust, dépositaire général des monastères de la congrégation. M. Seitre donna dans le même temps quatre chandeliers d'argent du prix de 800 livres pour le grand autel, et M. De la Fosse, bourgeois de Rouen, donna les deux autres avec une chasuble de moire d'argent, deux tuniques, un devant d'autel, deux crédences et le tableau de la chapelle de Saint-Benoît. Les religieux achetèrent de leurs deniers une croix d'argent du poids de 11 marcs avec un ciboire et une boîte, dont on ne dit point l'usage, pesant l'un et l'autre 8 marcs.

Le 1er janvier de l'année suivante 1654, M. De la Fosse, dont nous venons de parler, acquit la terre du Tronc, située à Duclair, dans la mouvance de l'abbaye. Ce fut pour les religieux, qui avaient déjà une fort belle terre dans le voisinage, un motif d'exercer leur droit de seigneur dominant. Ils le firent en effet, après en avoir obtenu la permission du père général et fait la politesse à M. de la Fosse qui leur remit son contrat d'acquisition le 3 février, en vertu d'une clameur féodale, moyennant une décharge de leur part de 38000 livres de principal, dont ils lui payèrent le jour même une somme de 21000 livres, et celle de 17000 livres à son vendeur. Peu de temps après, ils acquirent 12 acres de terre au même lieu et les réunirent à leur ferme du Tronc ; mais depuis les nouveaux partages, on en a distrait 9 acres, qui ont été unies à la Cour du Mont, pour tenir lieu à l'abbé de Saint-Simon des deux tiers de 4500 livres que les religieux avaient touchées en 1652 pour le prix de l'aliénation de leurs vignes et héritages à Vaux, au profit des religieux de Saint-Nicaise de Meulan que M. Davanes avait réformés cinq ans auparavant.

Dom Jean de Boulogne, sous lequel se passa ce que nous avons rapporté de plus mémorable depuis 1651 jusqu'au mois de février de cette année 1655, termina son administration à Jumièges par une procession solennelle avec le chef de S. Valentin, de l'abbaye à l'église paroissiale de son nom. Les quatre curés de la péninsule qui l'avaient demandée y assistèrent en surplis et en étole avec tous leurs paroissiens, et, quelques jours après, Dieu qui, comme dit l'Écriture, ne se fâche pas comme les hommes, leur donna une pluie abondante qui fertilisa leurs campagnes et les préserva de la famine qu'une trop grande sécheresse leur faisait appréhender. Ce fut, comme nous venons de dire, le dernier acte mémorable de Dom Jean-Baptiste de Boulogne.

[Priorat de Dom Mammole Geoffroy, 1655-1660.] — Le chapitre général lui donna pour successeur, Dom Mammole Geoffroy, qui travailla pendant six ans avec un zèle infatigable à maintenir le bon ordre qu'il trouvait établi, et à rendre ses religieux heureux autant qu'il lui était possible. Le 10 juillet, M. l'archevêque qu'il avait eu l'honneur de saluer en passant par Rouen, vint à Jumièges et fut reçu à la porte du cloître sans cérémonie. Il officia pontificalement à la messe et aux vêpres le jour de Saint-Benoît, et il en partit le dimanche matin pour retourner à Rouen, n'étant venu que pour la cérémonie, à laquelle le prieur l'avait invité.

Quelque dessein que l'on eût d'entretenir la paix et la tranquillité au-dedans et au-dehors, il ne fut pas possible d'éviter entièrement les procès. Il y avait presque toujours eu entre les religieux de Jumièges et les fermiers généraux des entrées une contestation que l'intérêt faisait renaître chaque année à l'occasion des vins et autres provisions provenant des fonds de l'abbaye. Les premiers se prétendaient francs de tous droits de passage sur la rivière de Seine, tant au Pont-de-l'Arche qu'à Rouen, fondés sur les lettres patentes du roi Philippe en 1210, contenant l'échange du Pont-de-l'Arche par eux fait avec Sa Majesté, pour la terre et seigneurie de Conteville, aux charges, clauses et conditions que les religieux seraient exempts du péage des choses qui servent à leur usage ; les lettres confirmées en 1247 par S. Louis, en 1546 par Charles X pour l'entrée de leurs vins seulement, en 1603 par Henri IV, en 1644 par Louis XIV pour toutes provisions de bouche en général, outre les arrêts d'enregistrement des dites lettres patentes et autres arrêts contradictoires tant du Conseil que de la Cour des Aides de Normandie en faveur de leurs privilèges et exemptions jusqu'en 1650. Les seconds, au contraire, soutenaient que ces privilèges avaient été révoqués par leurs baux, et c'est ce que prétendit avec plus d'obstination que les autres, le sieur Louis Fauveau, en vertu de son bail général, daté du 1er avril, portant article 2, que les droits d'entrées seront payés par tous les privilégiés, nonobstant et sans égard aux privilèges, exemptions, franchises et gratifications, ci-devant accordés, et que Sa Majesté trouve à propos de révoquer. Il n'osa cependant remuer jusqu'en 1655 ; mais alors entramé par son naturel pour l'argent, il obtint un arrêt du Conseil par forclusion, qui ordonnait que l'article second de son bail serait exécuté, et que les religieux de Jumièges et généralement tous les autres ecclésiastiques, religieux et religieuses, couvents, hôpitaux, nobles, officiers de la ville, faubourgs et banlieue de Rouen, exempts et non-exempts, privilégiés et non-privilégiés payeraient au sieur Fauveau les droits d'entrée pour les vins, cidres, poirés et autres boissons qu'ils feraient ci-après entrer, etc.

Le sieur Louis Fauveau qui voulait absolument priver les religieux de Jumièges de leurs franchises, leur fit signifier son arrêt le 16 décembre de la même année, avec sommation de lui payer 1017 livres 18 sols 8 deniers pour les droits des vins, cidres et autres boissons qu'ils avaient fait venir et entrer à Rouen, depuis le 1er janvier 1653 jusqu'au 16 décembre 1655. Mais les religieux, bien certains de leurs droits, ne leur ayant pas été accordés bien gratuitement, ainsi qu'aux autres maisons religieuses, présentèrent une requête au Conseil d'État du roi le 15 février 1656, tendant à ce qu'il plût à Sa Majesté, sans avoir égard au Conseil de l'année dernière, les maintenir et garder en leur droit de faire passer franchement leurs vins et autres provisons provenant de leurs fonds et les décharger de tous droits d'entrée au Pont-de-l'Arche et à Rouen. Le même jour intervint arrêt portant que, sur les fins de cette requête, les parties écriraient et produiraient dans trois jours pour tout délai : ce que fut exécuté, non en trois jours, mais en trois mois ; en sorte que le 17 mai suivant, tout considéré, le roi en son Conseil faisant droit sur l'instance, maintint et garda les religieux de Jumièges au droit de ne payer aucune entrée pour le passage des vins et autres provisions du cru de leur abbaye, passant au Pont-de-l'Arche, Rouen et autres lieux ; fit défense au sieur Fauveau à ses commis et préposés et à tous autres, de les y troubler, ni de prendre aucun droit, à peine de 500 livres d'amendes et de tous dépens, dommages et intérêts, et sans que le fermier des entrées puisse prétendre aucune diminution pour raison de ce privilège.

Veres le même temps, les religieux de Chelles envoyèrent aux religieux de Jumièges une petite partie du crâne de Sainte Bathilde, leur commune bienfaitrice. Cette précieuse relique fut reçue avec la joie de toute la communauté et enchâssée, cette même année 1656, en une figure d'argent de 14 pouces, montée sur un piédestal de bois couvert d'ébène dont frère Jean Bataille, originaire de Rouen, fit présent à l'église le 3 août, jour de sa profession.

Environ six mois après, Dieu récompensa d'une gloire immortelle les mérites d'un religieux de l'abbaye, des plus saints et des plus consommés en toute sorte de vertus. Ce fut Dom Gabriel Theroude, né à Torcy, dans le diocèse de Rouen, vers l'an l593. Dès ses plus tendres années, il se fit religieux à Jumièges, qui passait alors pour le monastère le plus régulier de la province de Normandie. Nous avons vu qu'on y conservait encore un extérieur de régularité, mais il ne pouvait se soutenir longtemps sans l'intérieur, et surtout sans la mortification qui en était entièrement bannie. Notre jeune religieux ne fut pas longtemps à s'apercevoir de ces défauts, et lorsque le prieur prit le parti d'introduire la réforme de Saint-Vannes dans sa maison, il fut un des premiers, avec Dom Jacques Mathieu, Dom Nicolas Barbelin et Dom Richard Prévôt, à y donner les mains et à l'embrasser sans craindre les insultes des opposants. Il les regardait avec des yeux de compassion et priait Dieu sans cesse de leur toucher le cœur, de leur ouvrir les yeux de l'esprit et de leur faire connaître les obligations de leur état. On peut dire que Dieu exauça ses prières, et que son exemple procura la conversion du plus grand nombre, les trois dont nous venons de parler, Dom Mathurin De la Haïe et Dom Ambroise Laffilé, avec quelques autres, ayant embrassé la réforme comme lui et s'étant rendus les imitateurs de sa vertu, comme ils l'étaient de son changement d'habit. Il passa tout le temps de son noviciat dans une grande ferveur. Son exactitude aux plus petits devoirs le rendit le modèle de tous ceux qui étaient entrés dans la même carrière, et quelque attention qu'eût son père, maître sur toutes ses actions, jamais il ne le trouva en défaut. Dieu lui avait donné, avec les dons de la grâce, ceux de la nature, un riche naturel, une humeur douce, et des inclinations au bien, qui le faisaient aimer de tout le monde. Il avait un goût particulier pour l'oraison ; il en faisait ses plus chères délices, et il n'en sortait jamais que plus fortifié de la résolution de se donner à Dieu sans partage et de mener une vie toute intérieure.

Après l'année de son noviciat, il fit sa profession le 10 décembre 1618, âgé de vingt-cinq ans. Cette nouvelle obligation qu'il venait de contracter par ses vœux redoubla sa ferveur, et bientôt il arriva à la plus hauts perfection, en sorte qu'on le regardait dès lors comme un de ces saints religieux qui ont sanctifié le monastère de Jumièges, en s'y sanctifiant eux-mêmes. Les supérieurs voulant répandre l'odeur de sa sainteté au-delà des limites de la presqu'île, et le rendre utile plusieurs le nommèrent en 1626 prieur du Bec, où l'on venait d'établir la réforme, et lui donnèrent en même temps la charge de maître des novices. On ne pouvait faire un choix plus judicieux, et quoique la congrégation eût de grands hommes, il eût été difficile de trouver en un autre les qualités que S. Benoît demande pour ces deux emplois dans un degré aussi éminent. Il était honnête, bienfaisant, affable, modeste et d'une douceur insinuante qui gagnait tous les cœurs. Il fut universellement regretté des prêtres et des novices du Bec, lorsqu'en 1633, il fut nommé prieur de Bonne-Nouvelle de Rouen, où il fallait un supérieur d'un mérite distingué pour ménager des amis et des protecteurs à la congrégation qui n'avait pas encore l'abbaye de Saint-Ouen ; quelques-uns des principaux de la ville lui ayant demandé un jour, dans une visite qu'ils lui rendaient, des nouvelles d'État, il leur répondit simplement qu'il n'en savait point ; ils réitérèrent leur demande, et il leur fit la même réponse. Enfin, comme ils faisaient de nouvelles instances, il leur dit : «Puisque vous voulez, Messieurs, que je vous dise quelque chose de nouveau, je vais vous faire part de ce que j'ai appris aujourd'hui dans St. Ambroise,» et il leur rendit compte de sa lecture. Cette réponse simple et édifiante leur fit connaître quel était son caractère et leur inspira pour lui une vénération singulière. Comme il avait toujours l'esprit occupé de Dieu, il ne pouvait parler que de lui, et il s'était fait une loi d'oublier entièrement le monde et tout ce qui passe.

Au chapitre général de 1636 il fut élu visiteur de la province de France, et en 1639, visiteur de la Normandie et prieur de l'abbaye du Bec. Ces deux grands emplois réunis dans sa personne, ne servirent qu'à faire connaître de plus en plus sa suffisance, son esprit et ses talents. Il s'acquit l'estime, la vénération et les cœurs de ses religieux, les porta par amour à la pratique de leurs devoirs, gouverna sa province avec prudence et fermeté et maintint l'observance dans sa pureté et sa vigueur. Après avoir exercé pendant six ans la charge de visiteur, on l'envoya prieur et mettre des novices à Vendôme, où il demeura jusqu'en 1648. Il fut alors nommé prieur de Saint-Denis, en France, où il donna des preuves de sa probité et de sa vertu. Les religieuses bénédictines de Chelles l'élurent pour visiteur et reçurent de lui toute la satisfaction qu'elles pouvaient espérer. M. Molé, premier président du Parlement de Paris, y avait deux filles religieuses. Informé par elles du mérite du Père Theroude, il lui rendit plusieurs visites à Saint-Denis et lui donna toutes les marques d'une amitié sincère, prenant plaisir à abaisser sa grandeur jusqu'à la cellule de ce religieux, et trouvant une consolation sensible à s'entretenir avec lui de la vanité du monde, de ses honneurs et de ses plaisirs. Dom Theroude s'était fait un recueil de sentences des Pères sur ce sujet et se l'était rendu familier par le fréquent usage ; les Livres de la Sagesse étaient aussi sa lecture ordinaire, il les portait toujours avec lui et en faisait la matière de ses méditations en campagne et le sujet de ses entretiens.

Les grands travaux qu'il avait soufferts au service de la religion et l'austérité de sa pénitence altérèrent son tempérament et le firent penser à se retirer dans une solitude, pour ne s'y appliquer qu'à l'unique nécessaire. Ses infirmités ayant beaucoup augmenté sur la fin de son gouvernement à Saint-Denis, il conjura les supérieurs de lui accorder sa décharge. Pour remplir en quelque chose ses désirs et ne pas priver la congrégation d'un supérieur si expérimenté, le chapitre général de 1651 le nomma prieur des religieux de Chelles, où il était aimé et estimé et où il pouvait prendre du soulagement sans préjudice de la régularité ; mais il préféra son repos à toutes ces considérations dont il se croyait indigne, parce qu'elles étaient accompagnées de l'honneur de la supériorité, et il supplia le régime de le laisser simple religieux pour se préparer à la mort. On ne put se refuser à ses instances si souvent réitérées, et il fut envoyé à Jumièges où il avait fait sa première et sa seconde profession.

Il ne se peut dire combien il fut consolé de cette résolution des supérieurs. Il regarda dès lors Jumièges comme le lieu de son repos ; il n'eut plus d'autres pensées que celle de l'éternité ; il en parlait souvent et disait : «Il faut se préparer au voyage de la terre sainte». Étant arrivé à Jumièges, il oublia les grands emplois qu'il avait eus, et pria son supérieur de lui donner le soin d'ôter les araignées du monastère, ce qu'il fit avec beaucoup d'humilité et très grand mépris de lui-même, tant que sa santé le lui put permettre. Elle fut fort chancelante le reste de sa vie, Dieu l'ayant voulu purifier par de fréquentes impositions, que le serviteur soumis reçut toutes de Sa main avec actions de grâces. Sa demeure la plus ordinaire fut l'infirmerie où il donna de grands exemples de patience et de conformité à la volonté de Jésus-Christ, souffrant de zèle et d'amour pour les exercices réguliers, tirant des forces de sa faiblesse même pour assister à la grand'messe et aux vêpres autant de fois qu'il n'était pas arrêté au lit.

Depuis son retour à Jumièges, le noviciat, qui en avait été retiré en 1639, y fut rétabli. Le bon père, qui avait un amour tendre pour les novices, et qui en avait élevé un grand nombre au Bec et à Vendôme, en fut extrêmement consolé. Il prenait plaisir dans les récréations à les entretenir de choses saintes ; il aurait souhaité les suivre de corps partout comme il les suivait en esprit. Quand ils étaient an travail des mains, dans un lieu où il pouvait les voir, il se faisait un divertissement innocent de les regarder travailler avec ferveur ; il s'unissait à eux, offrait leur travail à Dieu et le priait de le bénir. Il voulut assister pendant quelque temps aux conférences que leur faisait Dom Mommole Geoffroy, leur père maître, afin de donner par sa présence du poids et de l'autorité à ce saint exercice. Enfin le temps étant venu auquel Dieu voulait récompenser ses bonnes œuvres, il fut attaqué d'une fièvre continue, qui lui fit croire qu'il devait se préparer à la mort dans le temps même que l'Église se prépare à la naissance du fils de Dieu parmi les hommes. Le médecin l'ayant vu en porta ce jugement et le fit connaître au malade, qui loin de s'effrayer de cette nouvelle, en témoigna de la joie et dit au père prieur qui le vint voir quelques moments après: «C'est cette fois, mon père, qu'il faut faire le voyage de la terre sainte.» Le prieur lui ayant demandé s'il ne le disait pas de tout son cœur : «Oui, répondit-il, et j'ai eu de la joie en apprenant cette nouvelle. J'irai dans la maison du Seigneur ; c'est mon espérance, je l'attends de la miséricorde de mon Dieu.» La maladie augmentant, il demanda le saint viatique ; qu'il reçut à genoux sur un oratoire et en froc, avec une piété digne de sa foi. Peu après on lui donna l'extrême-onction, et après l'avoir reçue, il demanda ses habits qu'on lui avait ôtés pour faire les onctions avec plus de facilité, voulant paraître vêtu et non pas nu devant le Seigneur à son dernier moment. Quelques heures avant de mourir, il se découvrit la tête et s'inclinant vers le père prieur, il lui demanda sa bénédiction et s'endormit du sommeil des justes en présence de tous les religieux de la maison qui étaient en prières dans sa chambre, le 18 décembre 1656, le même jour et à la même heure qu'il avait fait profession dans la congrégation de Saint-Maur, trente-huit ans auparavant. Il fut enterré dans le cloître du côté du chapitre.

Ainsi finit l'année 1656. La suivante commença par la réception de Henri d'Orléans, duc de Longueville, prince souverain de Neufchâtel et gouverneur de Normandie. Il fut reçu par le père prieur et la communauté en chapes, sous la grande porte de l'église d'où, après une courte harangue, on le conduisit au chœur, et de là à la salle des hôtes où M. Lallemand, maître des requêtes, le suivit avec M. le Procureur général et plusieurs conseillers du Parlement de Rouen, le président de la Chambre des comptes, les grands-maîtres et, quelques officiers des Eaux et Forêts de la province. Ces messieurs, croyant lui faire leur cour, avaient envoyé de la viande et du gibier ; mais le prince voulut faire maigre et protesta qu'il aimait mieux ne jamais manger de viande que de donner atteinte aux constitutions de la congrégation de Saint-Maur, dans un lieu où il savait par lui-même qu'elles étaient scrupuleusement observées. Il en usa de même au souper et pendant les trois jours qu'il demeura dans l'abbaye. Ceux de sa suite firent gras, hors le monastère, où, de l'avis de Dom Mommole Geoffroy, le prince fit transporter tout ce qu'ils avaient envoyé, ne voulant pas même leur permettre comme étrangers de manger à l'infirmerie.

On n'observa pas le même cérémonial, l'année suivante, à le réception de M. l'évêque d'Olone, qui faisait les visites du diocèse en l'absence de M. l'archevêque de Rouen. Le père prieur accompagné seulement de quatre religieux, conformément aux ordres du père général, que le prieur de Saint-Wandrille avait consulté sur ce point, le reçut à la porté du cloître et le mena comme hôte à l'église ; mais il refusa de l'admettre à la visite du Saint-Sacrement que l'évêque s'était proposée et qu'il demanda de faire comme représentant la personne de M. l'archevêque, à qui l'on ne pouvait contester ce droit. Les religieux répondirent avec toute l'honnêteté possible qu'ils reconnaissaient le droit de leur prélat, et qu'il en pourrait jouir quand il lui plairait ; mais que ce droit n'était attaché qu'à sa personne, et qu'ils ne le croyaient pas de nature à être communiqué. L'évêque qui voyait un notaire présent avec des témoins n'insista pas davantage, dans la crainte qu'on appelât au Saint-Siège de ce qu'il pourrait ordonner. On le conduisit à la salle, on lui fit un grand repas et il continua son voyage sans avoir été vu que du prieur et des quatre religieux qui l'avait reçu à son arrivée, et dont le père général approuva la conduite par une lettre datée de Saint-Germain-des-Prés le 13 mai 1658.

Cette même année et la suivante, on mit pour près de 4000 livres d'ornements à la sacristie, outre le présent que lui fit, à sa profession, frère Adrien Evrard d'un bénitier d'argent, pesant 11 marcs 6 onces, et d'un reliquaire du poids de 4,5 marcs, dans lequel on enchâssa une petite portion d'une côte de S. Laurent, dont M. d'Étages, aumônier ordinaire du roi en son artillerie, et depuis curé de Saint-Ouen de La Salle-Cocquerel, au comté de Harcourt, avait fait don à l'abbaye en 1644. Il tenait cette sainte relique, avec une partie de la mâchoire de S. Jérôme, qui ne fut enchâssée qu'en 1605, de la libéralité des moines de Saint-Mathias de Trèves, qui la lui avaient donnée après le siège de leur ville par les Français en 1632. M. d'Étages en dressa alors un procès-verbal que l'on conserve encore dans le trésor de Jumièges.

[Priorat de Dom Vincent de Marsolles, 1660-1666.] — Il y aurait quantité d'autres observations à faire à la louange des religieux de Jumièges, sur l'embellissement de plusieurs chapelles dans la grande église, sur les réparations des lieux réguliers, sur la nouvelle forme des jardins et terrasses, et sur les plantations de toute espèce dans leur ferme et dans la forêt du Torp, qu'on avait négligé de replanter depuis que le cardinal Charles de Bourbon l'avait fait abattre pour se dédommager. des frais d'une collation qu'il avait donnée à Henri III en 1582. Mais nous n'insisterons pas sur ces objets dont le détail serait ennuyeux, et nous passons à ce qui arriva de plus important sous le gouvernement de Dom Vincent de Marsolles, que le chapitre général établit prieur de Jumièges au mois de juin de l'année 1660 à la place Dom Mommole Geoffroy, transféré par le même chapitre à Saint-Alyre de Clermont. Ce dernier dont le nom mérite d'être consigné avec distinction dans les annales de l'abbaye, pour en avoir procuré l'avantage pendant six ans qu'il la gouverna, avait souvent assemblé la communauté avant son départ pour aviser aux moyens de prévenir toute contestation avec M. l'abbé au sujet de 60 mines de blé et de 760 livres de rentes en argent, dont la mense abbatiale était chargée envers les religieux par les concordats avec le cardinal de Ferrare et ses successeurs. Quelques religieux, en conséquence de ces assemblées capitulaires, avaient un pouvoir spécial et très étendu pour conclure avec M. l'archevêque qui leur devait les arrérages de cinq années ; on était même convenu avec lui des articles d'une transaction ; mais les conditions extraordinaires et compliquées empêchèrent qu'elle n'eût lieu. Dom Vincent de Marsolles, successeur de Dom Geoffroy, leva tous les obstacles à son arrivée, dans une visite qu'il fit à M. l'archevêque ; la transaction fut conclue le 30 juin et homologuée le 5 juillet suivant ; elle portait en substance que M. l'abbé cédait aux religieux les terres et seigneuries de Montihart et du Valbouet, situées dans les paroisses de Saint-Paër et d'Épinay ; qu'au moyen de cette cession, il demeurait déchargé à l'avenir de 60 mines de blé et des 760 livres en argent, stipulées dans les concordats entre eux et ses prédécesseurs, et que pour le dédommager de la valeur de ces deux terres et seigneuries, beaucoup plus considérables que le prix de sa redevance, il avait reçu de ses religieux une somme de 4000 livres, outre la remise de cinq années d'arrérages qui leur étaient dues et qui montaient à plus de 6000 livres.

Cette première affaire finie, Dom Vincent de Marsolles songea sérieusement, quoique avec un extrême déplaisir, à faire exécuter l'arrêt du Parlement de Toulouse de l'an 1656, contre Messire Jean du Fay, comte de Maulévrier, avec lequel on était en contestation depuis dix ans. Cette dispute tombait particulièrement sur le patronage de la chapelle de Saint-Nicolas du Trait, érigée de temps immémorial en succursale de l'église de Saint-André d'Yainville. Si cette chapelle était aussi ancienne que l'église principale, c'est que les religieux qui conféraient la cure d'Yainville, en vertu de cette restitution du duc Guillaume, avaient également droit de présenter à la chapelle qui n'en était que l'annexe et qui était bâtie sur leur fonds. Cependant, ils eurent la douleur, en 1650, de voir attaquer leur droit par un de leurs plus respectables voisins, malgré les chartes de Guillaume Longue-Épée, de Richard I, de Richard II, de Robert et de Guillaume-le-Conquérant, ostensives des restitutions et donations faites à l'abbaye de Jumièges, parmi lesquelles on lui fit voir celle d'Yainville et du Trait ; malgré l'acte de renonciation de Jean de Melun et de Jeanne de Tancarville au droit de patronage de la dite chapelle ; malgré la déposition des habitants d'Yainville et du Trait, de Sainte-Marguerite et autres lieux circonvoisins ; malgré les aveux rendus au roi par les religieux de Jumièges, et leurs présentations sans nombre à la cure d'Yainville et chapelle de Saint-Nicolas du Trait, comme ne formant qu'un seul titre de bénéfice ; malgré la sentence du Bailliage de Rouen qui déclare qu'en 1513, lors de l'érection des fonts baptismaux dans la chapelle de Saint-Nicolas du Trait, le comte de Laval avait renoncé par écrit à la présentation à la dite chapelle, connaissant qu'elle appartenait aux religieux de Jumièges ; malgré la sentence de l'official de Rouen, qui condamne le sieur De la Rue à réformer la qualité de curé du Trait-Yainville, qu'il avait substituée à celle de cure d'Yainville et de Saint-Nicolas du Trait son annexe ; malgré la sentence qui ordonne que, sur la requête des trésoriers et paroissiens de Saint-André d'Yainville, le curé de la dite paroisse et chapelain du Trait dirait la messe et service divine en l'église Saint-André les jours de Pâques, Pentecôte, Toussaint et fête du patron et enjoindrait à ses paroissiens du Trait d'y assister. La lumière brillait dans les ténèbres ; mais M. du Fay, ne voulut point alors ouvrir les yeux à la lumière, et c'est ce qui occasionna l'arrêt du Parlement de Toulouse dont nous avons parlé, et dont le Père de Marsolles se vit obligé de poursuivre l'exécution sur l'avis qu'il reçut des nouvelles entreprises de M. le comte de Maulévrier à qui cet arrêt, quoique rendu contradictoirement, parut trop faible pour miner ses prétentions.

Il ne fut plus question néanmoins entre les contendants du droit de présentation à la chapelle de Saint-Nicolas. M. du Fay, en y renonçant forcément, se retrancha à la seule demande des droits honorifiques, comme seigneur châtelain et haut justicier du Trait ; ou plutôt, avant de les demander, il les usurpa, fondé sur ce que la chapelle de Saint-Nicolas n'était autre qu'une chapelle de Saint-Martin donnée autrefois à l'abbaye par Simon, comte d'Évreux, et Mathilde, son épouse, dont il tenait la place. Il y avait eu certainement une chapelle de Saint-Martin au Trait, dans laquelle le comte Simon, comme fondateur, pouvait avoir les droits honorifiques, lorsque le prêtre de Saint-Nicolas la desservait, mais cette chapelle n'a jamais été la même que celle de Saint-Nicolas. Le titre le porte expressément. Quoi qu'il en soit, M. du Fay, appuyé sur ce fondement ruineux, prit la qualité de patron honoraire dans les aveux qu'il se fit rendre à cause de sa châtellenie ; il fit ôter l'image de Saint-Nicolas qui était au côté de l'évangile et fit mettre en la place l'image de Saint-Martin avec ses armes et une inscription au bas portant qu'il était patron de cette église ; il fit mettre une ceinture funèbre autour de la chapelle, tant par dedans que par dehors et dresser un procès-verbal que le sergent n'osa signer, mais dans lequel il osa bien assurer que M. du Fay lui avait fait remarquer ses armes gravées sur la queue du coq du clocher et d'autres endroits de l'église. Les religieux, informés de ces entreprises, en firent dresser un procès-verbal et assignèrent M. du Fay au grand Conseil, où il fut condamné, par arrêt du 30 mars 1661, à faire ôter son titre, ses armes et son banc, avec défense de faire pareilles entreprises à l'avenir, et de jamais prendre la qualité de seigneur honoraire dans l'église du Trait. L'arrêt fut exécuté selon sa forme et teneur, sans délai et aux frais de M. du Fay, qui ne le trouva pas mauvais, soit qu'il reconnût alors de bonne foi que ses prétentions n'étaient pas fondées, soit qu'il voulût s'épargner les frais d'une signification, qui serait entrée dans les dépens auxquels il était condamné, soit enfin qu'il se proposât de se rapprocher des religieux, pour les engager ensuite à lui céder les mêmes honneurs qu'ils lui avaient contestés, comme il arriva en effet quelques années après. Mais auxquels de ces motifs attribuer une soumission si prompte ? Est-ce au premier? Est-ce au second ? Est-ce au troisième ? Est-ce à tous les trois ensemble, ou même à quelqu'un des trois ? Quiconque ne lira sur ce point que ce qui se trouve dans les mémoires de l'abbaye ne sera pas en état d'en juger sitôt. En attendant, nous nous contenterons d'observer que sur le registre des actes capitulaires du mois d'août 1662, il est porté que le même seigneur mit opposition à leur droit de pêche dans la rivière de Seine, le long de son fief du Trait, prétendant que leur pêche ne devait s'étendre que jusqu'au Nouveau monde où se termine la seigneurie de Jumièges et d'Yainville. C'est été pour de mauvais esprits la matière d'un nouveau procès ; mais les religieux de Jumièges n'aimaient pas les contestations. Ils firent voir par leurs titres à M. du Fay que leur droit de pêche s'étendait non seulement jusqu'au Trait, mais jusqu'à Bliquetuit et il n'en fallut pas davantage pour terminer la dispute ; tout ce que M. de Maulévrier demanda de plus, ce fut une déclaration par laquelle les religieux reconnaîtraient que les bornes qui avaient été placées sur les bords de la rivière, ne leur attribuaient aucun droit de seigneurie sur les terres, mais sur les eaux et pêcheries qui se trouvaient dans l'étendue de son fief, ce qui lui fut accordé.

Il avait eu la même complaisance pour eux, en 1657 et 1659, au sujet des limites de sa seigneurie ; et des terres qu'il possédait dans leur mouvance, en sorte qu'en 1664, trois ans après l'arrêt du grand Conseil, les religieux, pour entretenir l'union entre les deux maisons, consentirent de lui céder les droits honorifiques dans leur église du Trait, aux conditions que les armes de l'abbaye seraient placées en lieu convenable à ses frais et dépens, et qu'il reconnaîtrait et ferait reconnaître par ses vassaux et habitants du Trait pour l'église principale la paroisse de Saint-André d'Yainville aux quatre fêtes solennelles de Pâques, Pentecôte, Saint-André et Noël suivants les anciens titres, arrêts et transactions sur ce intervenus. Ces conditions, cessant lesquelles lesdittes concessions n'auroient point été faites, furent proposées par M. de Maulévrier même, et signées des parties le 9 septembre de l'année 1664. Cependant on en souffre qu'Yainville ne soit plus que la succursale du Trait, que le curé ne vienne plus y officier aux trois fêtes solennelles, et que les habitants de son hameau ne fassent pas même la fête de Saint-André. Quoi qu'il en soit de cette tolérance, qui ne fera jamais un titre contre l'ancien usage, M. du Fay se montra fidèle à ses engagements et ami des religieux de Jumièges jusqu'à solliciter leurs prières par des bienfaits. C'est ce que porte encore le livre des délibérations capitulaires, où il est fait mention en cette même année d'une donation, en pure et libérale aumône, au petit couvent, par M. de Maulévrier, d'une maison et masure proche le manoir seigneurial d'Yainville, avec trois verges de prés dans le petit manoir.

Deux ans auparavant, Dieu avait sentir aux religieux de Jumièges les effets de Sa puissance et de Sa bonté par la guérison miraculeuse de plusieurs d'entre eux qu'une fièvre maligne avait réduits à l'extrémité. Dom Nicolas Barbelin, l'un des anciens qui avaient embrassé la réforme, et cinq de ses confrères, tant prêtres que novices, étaient morts de cette maladie ; ceux qui en étaient actuellement attaqués n'attendaient eux-mêmes que le trépas, sachant l'inutilité des remèdes employés par les plus habiles médecins, pour procurer la guérison de ceux qui les avaient précédés à l'infirmerie. Dom de Marsolles, leur prieur, n'en avait pas une idée ; Dieu, dit un religieux contemporain et témoin oculaire, ne permettant pas qu'il eût sitôt recours à Lui, afin de couronner les mérites de ceux qui avaient glorieusement fourni leur carrière, et d'apprendre aux moines parfaits à se détacher de plus en plus des choses de la terre par de salutaires réflexions sur la fragilité et l'instabilité de leurs jours, qu'une maladie imprévue pouvait terminer lorsqu'ils y penseraient le moins. On continua d'employer les secours humains, mais aucun ne produisit l'effet qu'on en attendait. L'inefficacité des remèdes fit enfin ouvrir les yeux : on se souvint quoique tard, continue le témoin que nous venons de citer, des merveilles que Dieu avait autrefois opérées par les mérites de S. Valentin. On sollicita son intercession par des prières publiques, on fit une procession solennelle avec son chef autour des murs de l'abbaye, et l'on ne se fut pas plutôt mis en marche que la violence du mal s'apaisa ; les malades devinrent convalescents et les convalescents furent parfaitement guéris.

On rapporte au temps de ces guérisons subites et des actions de grâces que les religieux en rendirent au souverain médecin des âmes et des corps, la translation des pariétaux, c'est-à-dire du troisième et quatrième des os de la tête de S. Léger, martyr et évêque d'Autun, et du crâne entier de S. Aycadre, second abbé de Jumièges, d'une châsse de bois doré et un chef d'argent du poids de 24,5 marcs, monté sur un piédestal d'ébène, dans lequel on inséra quelques autres ossements de saints, dont les noms sont demeurés inconnus. On y lit cependant celui de Marie. Dom Vincent de Marsolles, qui avait présidé à cette cérémonie par ordre du père général, dressa un procès-verbal de ces saints reliques et le fit mettre dans le trésor avec les noms de frère Charles Chrétien et de frère Pierre Sauvage, qui s'étaient joints ensemble pour faire présent à l'abbaye de ce magnifique reliquaire le jour de leur profession.

La célèbre abbaye de Saint-Ouen de Rouen était alors desservie par des religieux de la congrégation de Saint-Maur, qui, ne pouvant subsister de ses revenus à cause des pensions qu'ils étaient obligés de faire aux anciens, eurent secours au chapitre général pour être assistés par les monastères de la province. Celui de Jumièges fut taxé à 1000 écus, comme il paraît par une quittance du cellérier de Saint-Ouen, en date du 30 décembre 1662. Il supporta cette charge pendant plus de douze ans, et s'en imposa même plusieurs autres par le seul désir de procurer la gloire de Dieu et de faire du bien à ceux qui le servent. Il en usa de même à l'égard des religieux de Beaumont en Auge et de Saint-Étienne de Caen, où la réforme fut introduite l'année suivante ; ce qui n'empêcha pas Dom Vincent de Marsolles d'écouter favorablement les représentations des habitants de Conihout sur la perte prochaine de leurs héritages le long de la rivière de Seine, si sa charité ne le portait à faire arrêter par de bonnes digues les débordements de la rivière et la violence de la barre qui enlevait jusqu'à leurs maisons. Le charitable prieur promit de les secourir, et l'effet suivit de près la promesse. Le 19 mai 1663, on fit marché avec un charpentier, moyennant 4000 cent livres pour la construction d'une digue de 1500 pieds de longueur, aux Hogues, où la barre faisait ordinairement de plus grands ravages. Les premiers pieux furent plantés au mois de juin, et l'on travailla avec tant d'ardeur à cet ouvrage, qu'il fut achevé en moins de cinq mois. On répara les digues de la rue du Leudier et du fossé de Lérot dans les années suivantes ; mais il en coûta peu aux religieux, le roi leur ayant accordé, au lieu des baliveaux qu'ils lui avaient demandés, une somme de 5500 livres sur la recette de ses bois dans le Bailliage de Rouen.

Dom Vincent de Marsolles, secouru par la libéralité de M. Seître, prêtre du diocèse de Rouen, commença cette année son second triennat à Jumièges par faire élever les murailles d'un corps de bâtiment à l'entrée du monastère pour y transporter la bibliothèque, qui avait été conservée jusque-là dans une grande chambre au-dessus du vestibule entre le cloître et l'église de Saint-Pierre. Ce nouveau logement, beaucoup plus spacieux et plus dégagé que l'ancien, qu'on avait été forcé d'abandonner parce qu'il n'était pas susceptible d'accroissement, est un des plus curieux et des plus riches monuments de la province, non seulement pour le vaisseau, mais pour le nombre et la valeur des livres qu'il renferme. Sa longueur est de 100 pieds ; sa largeur de 30 pieds 10 pouces en-dedans, non compris le cabinet, et sa hauteur de 15 pieds 3 pouces. Une des principales beautés de cet édifice est d'être bien percé. Dix croisées, chacune de 9 pieds 6 pouces de hauteur sur 6 pieds 10 pouces de large, régnant aux deux côtés et lui donnent une très grande clarté. Le pavé est de pierre de Caen et le plafond de bois de sapin. Deux grandes tablettes, à sept planches et hautes de 12 pieds, occupent les extrémités de ce vaisseau dans toutes sa longueur et même dans une partie de sa longueur ; neuf autres tablettes de même hauteur et larges seulement de 10 pieds 6 pouces remplissent l'espace d'entre les croisées et ont également sept rangées de livres, sans y comprendre les pupitres de 8 ou 9 pouces disposés entre la troisième et quatrième planche pour la commodité des lecteurs. Quant au fond de la bibliothèque, il n'excédait pas alors le nombre de 600 volumes manuscrits, et les livres imprimés était presqu'en aussi petite quantité. Dom de Marsolles l'augmenta considérablement de son temps. Quelques-uns de ses successeurs ont marché sur ses traces et l'ont enrichi de plusieurs milliers de volumes ; mais celui qui l'a le plus augmenté et qui a le plus témoigné d'affection et de goût pour les bonnes lettres est Dom Louis-Charlemagne Fontaine, qui y a mis en onze ans plus de 3,000 volumes, tant in-folio qu'in-quarto et in-douze, en sorte qu'aujourd'hui, la bibliothèque est fournie de près de 1000 livres imprimés en toutes sortes de langues ; mais, d'un autre côté, elle a perdu près de 200 volumes manuscrits.

À quelque temps de là, l'abbaye de Jumièges fut privée d'un des plus saints religieux qu'elle eût encore renfermés dans son sein depuis l'introduction de la réforme. Nous parlons de Dom Pierre Barré, mort le 14 février 1665, après avoir été un modèle de vertu dans le siècle et dans le cloître. Dès sa plus tendre jeunesse, il fut porté à la piété et à l'étude, et il fit de si grands progrès dans l'une et dans l'autre, qu'à l'âge de vingt-cinq ans il fut nommé chanoine et curé de Chinon, en Touraine, lieu de sa naissance. C'était entrer de bonne heure dans le saint ministère ; mais M. Barré, quoique jeune, avait toute la sagesse et toute la maturité des vieillards. La connaissance et l'amour de ses devoirs étaient gravés dans son cœur, et il cherchait à les communiquer à tout le monde. Dieu lui avait donné des talents admirables pour la conduite des âmes et de plus grands encore pour la prédication, à laquelle il s'appliqua pendant vingt-cinq ans, avec un zèle et un succès qui lui acquirent la bienveillance de tous les peuples de la province et particulièrement des personnes de qualité, dont plusieurs, et entre autres M. le marquis de Beauvau, le prièrent de tenir leurs enfants sur les fonts du baptême.

L'estime qu'on avait conçue pour M. Barré n'était pas fondée sur une lâche complaisance pour les grands. Il n'aurait pas été vrai disciple de Jésus-Christ, s'il eût agi par un principe si contraire à sa morale. Il traitait les personnes de distinction avec respect et avec honneur ; mais il ne laissait pas de leur donner des avis et de les reprendre dans l'occasion avec une liberté qui, quoique assaisonnée d'égards, de cordialité et de tendresse, leur faisait connaître ce qu'ils étaient et ce qui'ils devaient à Dieu. C'est ce qui parut un jour, lorsqu'après avoir célébré la sainte messe et faisant son action de grâces dans la sacristie, on vint l'avertir que le prince de Condé, gouverneur d'Anjou, l'attendait dans l'église. Il ne quitta pas sa prière pour aller lui parler, et lorsque le prince impatient vint le trouver lui-même et voulut l'entretenir, le pieux ministre lui dit avec humilité que le temple de Dieu n'était pas un lieu convenable pour les entretiens avec les hommes, et que s'il le trouvait bon, ils iraient dans un autre endroit : ils sortirent l'un et l'autre, et ayant remarqué que le prince en passant devant le Saint-Sacrement ne lui avait fait qu'une légère révérence, il lui représenta, non avec un air de suffisance, qui révolte souvent contre la vérité, et toujours contre ceux qui la disent, mais avec une liberté respectueuse et pleine de confiance, que le prince qui résidait sur l'autel était son Seigneur, et qu'il lui devait ses adorations en fléchissant les genoux. Le prince le fit sans paraître fâché de ses remontrances, et par sa docilité, il donna occasion au saint prêtre de lui parler de sa conscience, des dispositions pour approcher dignement du sacrement de pénitence et du choix d'un confesseur zélé, prudent et éclairé. Ces sages exhortations et ses bons avis furent d'une grande utilité au prince, peu de temps après, pendant sa détention : il conçut une haute estime pour celui qui les lui avait donnés, il en parlait comme d'un saint et ne manquait pas de se recommander à ses prières lorsqu'il envoyait dans le pays ou qu'il en trouvait quelqu'autre occasion.

En 1632, le curé de Saint-Jacques de Chinon fut appelé à Loudun pour exorciser les religieuses ursulines de cette ville, dont la possession, vraie ou supposée, partageait tous les esprits. Les choses surprenantes et au-dessus de la force et de l'adresse humaine qui se passèrent à son arrivée le déterminèrent à croire la possession réelle. Il commença les exorcismes, et secouru de plusieurs ecclésiastiques et religieux qui lui furent associés dans la suite, il continua avec un zèle infatigable les pénibles fonctions de ce ministère à Loudun, à Chinon et à Bourgueil, jusqu'en 1638, qu'il fut tout à fait rendu à son peuple par l'archevêque de Tours.

Nous savons qu'un écrivain protestant s'est attaché uniquement, dans son histoire des Diables de Loudun, à faire passer la possession des religieuses de cette ville pour un stratagème du cardinal de Richelieu et du Père Joseph qui, selon lui, voulaient immoler Urbain Grandier à leur vengeance, et M. Barré, pour un méchant homme qui favorisait leur passion. Nous savons aussi que d'autres écrivains modernes ont adopté ces sentiments, et l'auteur des causes célèbres a regardé le curé de Chinon comme un homme atrabilaire, visionnaire taxé d'hypocrisie, et qui brûlait d'ambition de passer pour un saint (
1). Nous savons aussi qu'il en parle comme d'un homme d'intrigues et fauteur des possessions de Loudun et de Chinon, et que, pour ne le pas laisser seul impuni de tous les exorcistes, il ne fait pas difficulté d'avancer comme un fait certain qu'il fut privé de sa cure et de sa prébende, banni du diocèse de Tours et relégué au Mans, où il se tint caché jusqu'à la fin de sa vie (2). Mais, qui ne voit que tout ce récit n'est qu'une imposture, qui n'a d'autre fondement que l'animosité de l'historien protestant contre le cardinal de Richelieu, qui avait été le principal fléau des Calvinistes ? Si ce ministre eût voulu se venger d'Urbain Grandier, n'était-il pas assez puissant, dit le Père Daniel, pour perdre un ennemi si faible en comparaison de lui, sans avoir recours à l'accusation de sortilège ? S'il a engagé les religieuses de Loudun à dire qu'elles étaient possédées, et le sieur Barré à soutenir la possession, où sont les preuves ? L'hérétique n'en donne aucune. Les écrivains modernes ayant puisé dans la source empoisonnée des Diables de Loudun sont réfutés avec l'auteur de cette histoire. Quant aux soupçons d'hypocrisie et d'intrigues formés ou adoptés par M. Gayot de Pitaval, auteur des causes célèbres, pour détruire l'idée de sainteté qu'on avait du curé de Chinon, il est d'autant plus facile de s'en désabuser que M. Gayot de Pitaval semble insinuer qu'il ne faut (3) les envisager, ainsi que le secret de la possession que comme une conjecture qui lui paraît à la vérité très juste et bien fondée, mais qui, dans le vrai, n'est qu'une conjecture contre laquelle il permet de s'inscrire en faux, témoignant ne pas craindre l'événement de cette inscription. Nous ne dirons point, avec les auteurs de l'histoire manuscrite de la congrégation de Saint-Maur, que la vie irréprochable et apostolique que le sieur Barré avait menée jusqu'alors fait sa justification : l'auteur des causes célèbres reconnaît qu'on en avait une bonne opinion, et que cette idée avantageuse était capable de faire croire sur sa parole que la possession était réelle ; mais nous ne pouvons nous empêcher de dire que le curé de Chinon, qu'on nous annonce comme déposé de sa cure et de sa prébende en 1638, possédait encore l'une et l'autre à la fin de l'année 1640 ; que, pendant qu'on le dit relégué au Mans, en punition de ses intrigues et de ses impostures, il était au noviciat des Bénédictins à Vendôme, où il fit profession le 19 mai 1642, et que, loin d'être mort au Mans, où l'on veut qu'il se soit tenu caché jusqu'à la fin de sa vie, il en passa les quinze derniers jours à Jumièges où il mourut saintement en 1665. M. Gayot de Pitaval qui se pique d'avoir puisé (4) dans les meilleures sources, n'avait certainement pas vu la matricule des religieux profès de la congrégation de Saint-Maur, ni le nécrologe de Jumièges, qui ne sont pas des sources corrompues. Il n'aurait pas avancé avec tant de confiance que le lecteur serait en état de juger sainement sur son rapport (5).

Quoi qu'il en soit, le serviteur de Dieu, après avoir prêché longtemps de parole le mépris du monde, voulut encore le prêcher d'exemple. Il le quitta à l'âge de soixante-deux ans et alla se faire religieux à Vendôme, où il prit l'habit, et fit son noviciat avec le vénérable père Dom Claude Martin. Pour juger du sacrifice que fit alors M. Barré, il faut considérer qu'il avait vécu dans le grand monde avec tout l'éclat et l'honneur, qui peuvent flatter un ecclésiastique. Il avait gouverné sa paroisse avec un zèle et un succès qui lui avaient aquis tous les cœurs de ses paroissiens. Il avait rempli tout le pays de la bonne odeur de sa vie et de ses prédications ; il avait du bien, et il en faisait des libéralités aux pauvres. Il était maître de sa conduite, et elle était d'un rare exemple. En un mot, il ne lui manquait rien pour être heureux. S'il avait eu des ennemis en état de lui nuire, le cardinal de Richelieu, dont on suppose qu'il favorisait la prétendue vengeance contre Grandier, l'aurait-il abandonné à leur discrétion ? C'est une réflexion que M. Gayot de Pitaval aurait dû faire avant que d'écrire que M. Barré avait été privé de sa cure et de sa prébende. Il quitta généreusement tous ses avantages pour s'enfermer dans un cloître et y mener la vie d'un enfant par la simplicité religieuse et le mépris des honneurs du siècle, dont Dieu lui découvrait de plus en plus les illusions. Quoique prêtre, curé, chanoine, et déjà avancé en âge, il soutint avec louange toutes les épreuves du noviciat. Il devint enfant avec les enfants, et ne se fit aucune peine de porter le chandelier ou l'encensoir avec un novice de dix-huit ou vingt ans. Le même zèle qui l'avait fait briller dans le monde fit qu'il rechercha avec empressement tout ce qu'il y avait de vil et de méprisable dans le monastère. Il prononça ses vœux avec une joie et une ferveur qu'on n'avait encore remarquées dans aucun novice, et depuis le jour de sa profession il devint un homme tout pénétré de Dieu et des obligations d'un religieux.

Comme il s'était nourri toute sa vie des vérités divines, il n'eut pas de peine à les réduire en pratique dans le cloître. Son zèle pour le salut des âmes ne s'éteignit point pour avoir embrassé un état où le principal soin est de travailler à sa sanctification. Dieu lui ayant donné des talents pour la chaire, ses supérieurs l'obligèrent de les cultiver. Il le fit par obéissance et par inclination, surtout lorsqu'il s'agissait de prêcher à des peuples qui avaient besoin d'instruction. Il ne discontinua pas cet emploi, malgré son grand âge, et ce fut toujours sans se relâcher d'aucune des austérités de la règle.

Étant un jour en chemin pour aller prêcher dans une paroisse dépendante de l'abbaye de Jumièges, il tomba de cheval et se cassa la clavicule de l'épaule ; la douleur fut violente, mais sa patience fut extrême. On le rapporta à l'abbaye où il ne fit que bénir le saint nom de Dieu de ce que cet accident lui était arrivé en travaillant à lui gagner des âmes. Il souffrit l'opération sans proférer une seule parole et sans pousser le moindre soupir, tandis que ceux qui étaient présents frémissaient à la vue des maux qu'on lui faisait endurer. Il avait pour maxime qu'étant venu en religion pour taire pénitence, il n'y en avait pas de plus salutaire que les maladies ou les accidents qui nous arrivent par un effet de la Providence. Il répétait souvent qu'il était important de ne pas trop écouter la nature, qui est toujours portée à se flatter ; il regardait l'infirmerie comme un lieu où l'on perd ordinairement le peu de mérites qu'on avait acquis en santé. En conséquence, il l'appelait la meurtrière de la vie intérieure et spirituelle ; et lorsqu'il y était, pour se débarrasser, des entretiens inutiles et colorés du spécieux prétexte de charité, il prenait en main son bréviaire afin que ceux qui le venaient voir, le trouvant occupé, se retirassent sans l'interrompre.

Sitôt qu'il fut guéri de sa chute, il reprit les travaux de la prédication. Rien n'était capable de modérer son zèle ; il parlait d'une manière pathétique, touchante et proportionnée à la portée des auditeurs, en sorte qu'on voyait clairement qu'il n'avait d'autre désir que de gagner des âmes à Dieu. Aussi les pêcheurs les plus endurcis étaient touchés de componction, ils se jetaient à ses pieds pour confesser leurs désordres et entraient, sous sa conduite, dans la carrière de la pénitence. Lorsqu'il prêchait dans une paroisse de campagne, son temps était partagé entre la célébration de la messe, la prédication de la parole de Dieu et le ministère de la confession. Sans prendre aucune nourriture ; il revenait ensuite à jeun au monastère sur les deux ou trois heures après-midi, et y puisait dans la prière et dans la lecture de l'Écriture sainte, de nouvelles forces et de nouvelles connaissances, pour recommencer quelquefois le lendemain son pénible ministère.

Après l'office de nuit, auquel il ne manqua jamais d'assister dans sa plus grande vieillesse, il demeurait en prière et en oraison devant le Saint-Sacrement jusqu'à six heures où l'on disait l'office de prime. Les vêpres finies, il restait encore dans l'église jusqu'au souper ou jusqu'à la collation. Le reste de son temps était employé ou à la méditation ou à de saintes lectures dans sa chambre. Ainsi toute sa vie était comme une oraison continuelle, un recueillement et un silence perpétuels. Les jours mêmes accordés par la règle pour s'entretenir les uns avec les autres après le repas, il se retirait à l'écart pour converser avec Dieu, et lorsqu'on le pressait d'agir autrement, il répondait que les conversations mutuelles étaient une indulgence et non une obligation ; qu'il s'y trouverait cependant par obéissance, si on le lui ordonnait, mais qu'il suppliait qu'on le laissât suivre son attrait pour le silence et la solitude. Il assista pendant plusieurs mois aux conférences que le prieur faisait aux novices, avec une humilité et une ferveur admirables ; et, comme le prieur lui dit un jour qu'il pourrait faire quelque chose de mieux, il lui repondit : «Le temps ne peut être mieux employé qu'à édifier le prochain ; je profite de ce que vous dites à ces jeunes gens. Plaise à Dieu me donner leur simplicité, et me renouveler par sa grâce et son amour. Je suis un vieux pécheur qui ai besoin de faire pénitence. J'espère que Dieu m'en fera la grâce par les prières de ces bons enfants, dont je prie Dieu de me donner la ferveur et les autres vertus.»

Il célébrait tous les jours la sainte messe, quelqu'incommode qu'il pût être, à moins qu'il ne pût pas se soutenir. On l'a vu même être oblige de s'asseoir au commencement du canon pour reprendre ses forces afin de continuer le sacrifice. Il disait que le fils de Dieu avait célébré et consommé le sien sur la croix, ayant les pieds et les mains attachés avec des clous et la tête couronnée d'épines ; qu'il n'y avait nulle comparaison entre les douleurs que Jésus-Christ avait souffertes et celles qu'un mortel pouvait endurer ; que cependant il fallait qu'il y eut du rapport des membres avec le chef, et qu'il souhaitait de tout son cœur mourir à l'autel pour être plus conforme à son divin Maître. Ce fut dans ces dispositions que le jour même de sa mort, il célébra, quoiqu'avec une fièvre continue, qui annonçait sa fin prochaine. Sa dévotion pour tous les mystères qui regardent la personne adorable du Fils de Dieu, était remarquable. Il passait le temps de l'Avent dans un recueillement très intime ; toutes ses méditations étaient sur ce divin mystère ; il entrait dans les sentiments et les désirs des saints patriarches, lorsqu'ils demandaient à Dieu, par les plus ferventes prières, la venue du Messie.

Le démon qu'il avait combattu pendant toute sa vie et à qui il avait enlevé tant d'âmes engagées dans l'iniquité, lui déclara une guerre cruelle sur la fin de ses jours. Il traça dans son esprit des images très vives de ce qu'il avait autrefois entendu dans les confusions des personnes de l'un et de l'autre sexe, sans que cela eût fait alors sur lui la plus légère impression ; son corps atténué par l'âge, par la pénitence et par les travaux d'une vie apostolique, se mit de la partie ; tous ses sens se révoltèrent. Au milieu de ses agitations le saint vieillard ne trouva point d'autre remède, contre une tentation si honteuse, que dans l'humiliation et la simplicité avec laquelle il découvrit son état à son supérieur. Dieu ne permit ce combat que pour augmenter son triomphe. Son cœur, épuré par le feu de la tentation, comme l'or dans la fournaise, en sortit victorieux et plus digne de récompense. Enfin, Dieu couronna une si sainte vie par une sainte mort, le l4 février 1665, le quatre-vingt-cinquième an de son âge. Il est enterré au cloître du côté du réfectoire, au lieu où est gravé sur une pierre : «Le 14 février 1665.»

Le 22 mars de la même année mourut aussi à Jumièges, frère Jacques Adalhard Wyard, religieux convers, natif de Péronne, au diocèse de Noyon. Il prit l'habit religieux à Corbie, et y fit profession le 2 novembre 1625, âgé de vingt-deux ans. Il se conserva toujours dans l'humilité de son état ; et comme c'est principalement aux humbles que Dieu donne Ses grâces, il lui fit connaître l'heure de sa mort. Le jour que Dieu devait le retirer de ce monde, il avertit le père prieur qu'il mourrait après la grand'messe, et le pria de le venir voir après avoir dit la sienne, et de ne point quitter son aube. Quoique Dom de Marsolles ne le crût pas si près de sa fin, il le vint voir par un esprit de charité, qui le rendait complaisant à l'égard de tout le monde. Il ne le trouva pas plus mal que le matin, et il fit difficulté de lui donner l'extrême-onction, mais le malade l'y détermina en l'assurant qu'il n'avait que le temps de lui administrer ce sacrement ; et, en effet, il rendit l'esprit dans l'instant même que les assistants répondaient Amen à la bénédiction que le père prieur lui donnait. Il est enterré au cloître du côté du réfectoire où est gravé sur une pierre : «Le 22 mars 1660.»

Environ deux mois après la mort de frère Adalhard Wyard, M. l'archevêque de Rouen publia une ordonnance pour la signature du formulaire dressé par Alexandre VII et joint à sa bulle du 15 février 1665 contre les cinq propositions attribuées à Jansénius, et condamnées comme extraites de son livre intitulé Augustinus. La distinction du fait et du droit faisait alors beaucoup de bruit en France. On voulait bien condamner les cinq propositions ; mais plusieurs soutenaient qu'elles n'étaient pas dans Jansénius, et que sa doctrine était bien différente du sens qu'elles présentaient. Dom Bernard Audebert, supérieur général de la congrégation de Saint-Maur, appréhendant que dans cette diversité d'opinions, quelques religieux ne se laissassent entraîner au sentiment contraire à la décision du Saint-Siège, écrivit à tous les supérieurs des monastères pour les exhorter à la soumission et au respect pour la bulle du Saint-Père et le mandement des évêques, conformément à leurs volontés et aux règlements des chapitres généraux de la congrégation. La lettre est datée du 16 juillet 1665. Elle fut envoyée à Jumièges avec la Déclaration du roi pour la signature du nouveau formulaire par tous les ecclésiastiques du royaume sans exception, même par les religieuses et les novices de l'un et de d'autre sexe avant leur profession. Dom de Marsolles attendit à en faire la lecture en public jusqu'à la fin d'août, afin de donner le temps à la réflexion et de ne rien précipiter dans une chose qui partageait alors tous les esprits. D'ailleurs, on avait trois mois pour se déterminer depuis la publication des mandements, et l'on ne voulait pas se faire un mérite à Jumièges de prévenir ce terme ; mais quand il fut accompli, chaque religieux se fit un devoir de conscience de témoigner sa soumission et son acquiescement pour la décision du souverain pontife et pour l'ordonnance de l'archevêque de Rouen, au bas de laquelle était le formulaire que Dom Albert Marchand, visiteur de la congrégation en Normandie, et Dom Vincent de Marsolles, avec 36 religieux de la communauté, tant prêtres que novices, signèrent avec joie, sans hésiter et bénissant Dieu de leur avoir fourni cette nouvelle occasion de donner des preuves de leur fidélité et de leur obéissance au chef de Son Église.

Tout ce que nous avons rapporté jusqu'ici de Dom Vincent de Marsolles, n'est rien en comparaison de ce qu'en ont dit les historiographes de la congrégation de Saint-Maur, de qui nous empruntons quelques particularités de la vie de ce grand homme, dont un ami vient de nous envoyer le détail. Nous nous flattons qu'ils ne trouveront pas mauvais que nous les insérions dans l'histoire de l'abbaye de Jumièges, où sa mémoire est encore en vénération. Ce serait dommage qu'une si belle vie demeurât éternellement cachée dans le secret de la seule bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés. Dom Vincent de Marsolles vint au monde à Dée, en Anjou, d'une bonne et sainte famille vers le commencement de juillet 1616. Pour donner le jour à cet enfant de bénédiction il fallut ouvrir le côté de la mère. Ses parents, qui étaient vertueux, et qui jusqu'alors, n'avaient pu élever d'enfants, vouèrent celui à la Sainte Vierge, et lui firent porter l'habit blanc en son honneur jusqu'à l'âge de sept ans, qu'il fut mis sous la conduite d'un bon prêtre, qui ne songea pas moins à former les mœurs de son élève qu'à lui cultiver l'esprit. Le jeune disciple parut avoir peu de facilité, et ne fit pas espérer d'abord de grands progrès dans les sciences ; mais il surmonta cette pesanteur d'esprit par une application infatigable, qui le rendit un des meilleurs humanistes de son temps. À l'âge de quinze ou seize ans, il fut envoyé à la Flèche pour y étudier la philosophie sous les Pères jésuites, dont il ne se fit pas aimer et estimer que de ses condisciples pour sa science, sa douceur et sa prudence singulière.

Pendant ses études, il fit connaissance avec quelques religieux de Fontevrault qui étudiaient à la Flèche. Le commerce qu'il eut avec eux lui fit naître le désir d'entrer dans leur ordre. Il y fut reçu avec joie de la part de l'abbé et des religieux qui lui donnèrent l'habit, malgré les protestations de sa mère, qui était accourue à Fontevrault au bruit de sa retraite. Il y fit profession à l'âge d'environ dix-neuf ans, et eut l'honneur d'y soutenir ses thèses de philosophie avec encore plus d'éclat et d'applaudissement qu'il n'avait fait à la Flèche, en présence du duc de Vendôme, qui conçut dès lors pour ce jeune religieux, une estime dont il lui donna des marques dans toutes les occasions ses études achevées, l'évêque de Poitiers l'ordonna prêtre et le nomma confesseur. Le Père de Marsolles se livra tout entier par obéissance aux pénibles fonctions de ce saint ministère ; mais il ne les exerça que dix-huit mois, ayant mieux aimé se retirer du consentement de l'abbesse de Fontevrault, que de demeurer plus longtemps dans un ordre où elle venait d'obtenir toute juridiction sur les religieux.

De Fontevrault Dom de Marsolles vint à Paris dans le dessein d'entrer chez les chanoines réguliers ; mais lorsqu'il fut arrivé dans cette ville, il changea de résolution et prit la route de Bretagne, avec deux de ses confrères qui l'accompagnaient, et qu'il présenta au visiteur de la province pour être admis au noviciat dans la congrégation de Saint-Maur. Il y en avait un pour lors à l'abbaye de Saint-Melaine. Dom de Marsolles y fut envoyé à l'exclusion de ses deux confrères, dont la vertu, la sagesse et la maturité frappèrent moins le père visiteur, et il y fit profession le 7 septembre 1643, âgé de vingt-sept ans. On ne le laissa, pour ainsi dire, que quelques jours dans l'obscurité d'une vie privée. Les talents admirables qu'il avait reçus de Dieu pour l'éducation de la jeunesse le firent choisir dès l'année suivante pour sous-prieur et maître des novices à Saint-Melaine, où il se conduisit avec tant de zèle et de sagesse, que son nom devint célèbre dans toute la ville de Rennes, quoiqu'il ne fît jamais de visites et qu'il eût pour maximes, sous pretexte de ses occupations, d'abréger autant qu'il lui était possible, celles qu'on lui faisait par honneur.

Les chapitres généraux le continuèrent dix-huit ans dans cet emploi, tant à Vendôme qu'à Saint-Rémy de Reims et à Jumièges, avec cette différence qu'il fut prieur et maître des novices en même temps, dans ces trois dernières maisons. Jamais on ne vit de novice plus exact dans la pratique de ses exercices, ni de supérieur plus zélé et plus attaché aux devoirs de sa charge. Il assistait à tous les offices de jour et de nuit. Après matines, il renouvelait ses vœux, tant pour conserver le souvenir de ses engagements, que pour s'exciter à la vertu ; à six heures et demie il disait la sainte messe, à moins qu'il ne fût incommode, et alors il ne manquait point de l'entendre et d'y communier. Partout il était à la tête de ses religieux, dans les travaux humbles et pénibles, comme dans ceux qui l'étaient moins, lorsqu'il y avait compagnie, comme lorsqu'il n'y en avait point, ayant l'adresse de se retirer prudemment pour satisfaire son zèle et s'acquitter de ses obligations sans que personne pût s'en offenser. C'est la témoignage qu'en rendit un jour le père visiteur aux supérieurs assemblés dans une diète annuelle, ajoutant que son exemple et ses paroles soutenaient admirablement ses religieux dans la même exactitude, et qu'il ne croyait pas que du temps, de S. Benoît on gardait règle dans le monastère du Mont-Cassin, avec plus de ferveur et de promptitude qu'on l'observait alors dans celui de Jumièges, sous la conduite de Dom Vincent de Marsolles.

L'humble et fervent prieur joignit aux talents que Dieu lui avait donnés pour l'éducation de la jeunesse et le bon gouvernement d'une communauté l'exemple d'une vie pénitente et austère. Il mangeait peu et ne buvait que de l'eau. Il se couchait toujours fort tard, et se relevait souvent avant les matines, pour prier ou pour lire les Saintes Écritures, dans lesquelles il puisait ordinairement toutes les vérités qu'il devait enseigner aux autres, et qui donnèrent tant de consolation à la duchesse de Vendôme pendant sa retraite chez les religieuses du Calvaire, et au duc lui-même qui le venait voir presque tous les jours par le seul désir d'apprendre de lui à aimer Dieu comme il faut l'aimer, et de lui ressembler en quelque chose force de l'entretenir.

Mgr de Harlay, archevêque de Rouen et abbé de Jumièges, n'eut pas moins d'estime et de vénération pour Dom Vincent de Marsolles, que le duc et la duchesse de Vendôme avaient eu de confiance de lui. Il en parlait comme d'un saint et du plus grand maître de morale que Dieu eût donné à la congrégation de Saint-Maur. Il l'aimait d'une affection singulière, et quoiqu'il fût lui-même un des grands hommes de son siècle, il ne rougissait point de le consulter sur les affaires de son diocèse et de suivre ses avis. Les curés des environs, suivant l'exemple du prélat, avaient recours à lui dans leurs difficultés, et les laïques cherchaient les occasions de lui parler pour apprendre de lui à combattre le vice et à pratiquer la vertu ; et les uns et les autres après l'avoir entendu s'en retournaient satisfaits et meilleurs.

Nous avons observé plus haut qu'il ne faisait jamais de visites, qu'il abrégeait celles qui lui étaient faites, et qu'il se retirait des compagnies pour remplir ses devoirs aux heures marquées ; nous ne devons pas oublier qu'il alliait le détachement de ses plus proches parents avec l'éloignement qu'il avait pour le monde et que ce détachement allait si loin, qu'il pourrait passer pour extrême, si la conduite des saints n'était différente du sentiment ordinaire des hommes. Il le fit connaître dans une visite qui lui fut faite par une de ses sœurs et par une nièce d'un mérite distingué, qui avaient entrepris un long voyage pour avoir la satisfaction de le voir. Il les reçut avec toute la politesse et la charité convenables, mais en leur donnant congé dès le lendemain de leur arrivée, il leur dit, au péril de perdre leur amitié, qu'il ne s'était pas fait religieux pour être suivi de ses parents, qu'ils n'avaient nul besoin de lui, et que de son côté il ne demandait que leurs prières. Il avait encore eu moins d'égards pour son frère et sa belle-sœur quelque temps auparavant ; car ayant su qu'ils étaient partis de Paris pour se rendre à Jumièges où il était prieur, il leur écrivit à Rouen pour les remercier de la peine qu'ils avaient prise, et il les pria, avec tant d'instances, de ne point passer outre, qu'ils furent obligés de retourner sur leurs pas pour ne lui point déplaire. Ils eurent la satisfaction de le voir à Saint-Denis et à Paris, peu de temps après, mais jamais il n'alla chez eux, ni ne leur donna à manger.

La charité ne perdait rien au détachement universel de Dom de Marsolles pour sa famille et pour tout ce qui ne le portait pas à Dieu. Il avait des entrailles de miséricorde toujours ouvertes aux misérables et surtout aux pauvres, qu'il regardait comme les premiers membres de Jésus-Christ. Il veillait non seulement à ce que les aumônes ordinaires fussent faites, il allait dans les maisons des particuliers s'informer de leurs besoins et leur donnait ce qui leur était nécessaire. Nous n'ajoutons qu'un mot, et ce mot fait l'éloge de sa charité, de son humilité et de sa religion, c'est que, pour n'être pas connu, il avait déposé le secret d'une partie de ses libéralités dans le sein du curé de Jumièges en faveur des pauvres honteux, et que, pour suppléer au défaut du travail, d'où la plupart des gens de campagne tirent leur subsistance, il faisait distribuer, fêtes et dimanches, de l'argent ou du pain aux ouvriers afin de les porter à passer ces saints jours sans murmure et dans les exercices d'une piété chrétienne recommandée par l'Église.

[Priorat de Dom François Villemonteys, 1666-1669.] — Telle était la vie de Dom Vincent de Marsolles, lorsqu'au mois de juin de l'année 1666, le chapitre général, dont il fut élu définiteur, le nomma prieur de Saint-Denis en France, où le père général eut occasion de le connaître et le désigna pour son successeur, comme il le fut en effet, six ans après par le choix unanime de tous les définiteurs. Le même chapitre qui l'avait transféré à Saint-Denis, nomma pour prieur de Jumièges, Dom François Villemonteys, natif de Bersac, en Limousin, et profès de Saint-Augustin de Limoges, en 1644. C'était un homme de lettres, grand théologien, bon casuiste et d'une probité reconnue. Ses mœurs étaient douces, ses manières polies et honnêtes, sa vie pénitente et austère, jusqu'à porter le cilice tous les jours. Il fut employé de bonne heure à la conduite de la jeunesse et gouverna sagement plusieurs monastères, usant partout si sobrement du pouvoir que lui donnait sa dignité, qu'on ne s'apercevait presque pas qu'il fût prieur, conduite d'autant plus digne de louanges, qu'elle approche davantage de celle de Jésus-Christ, qui était comme un serviteur au milieu de Ses disciples (6).

Le nouveau prieur de Jumièges trouva sa communauté dans l'état de splendeur que le visiteur avait loué quelques années auparavant, en faisant l'éloge de son prédécesseur devant les supérieurs assemblés. C'était l'idée qu'il s'en était formée, et sur laquelle il avait dirigé sa marche immédiatement après le chapitre, croyant jamais arriver assez tôt pour se réunir à une si sainte communauté et se réjouir avec elle de l'honneur qu'on lui avait fait de le mettre à sa tête. Il signala son arrivée par des témoignages d'estime et d'amitié à tous les religieux, et par un discours pathétique qu'il prononça le lendemain après la lecture de son obédience. Quinze jours après, il alla saluer M. l'archevêque de Rouen et reçut l'honneur de sa visite le 27 du mois d'octobre suivant. Le prélat fut si charmé de sa conversation qu'il passa dix jours à Jumièges, pendant lesquels il permit de démolir l'ancienne chapelle de Sainte-Madeleine, située au milieu du jardin, et devenue inutile depuis que les infirmeries avaient été détruites, et le logis abbatial transporté dans l'ancien bourg, sur un terrain acquis par les religieux, conformément aux traités de 1649 et de 1651 déjà cités. La grosse cloche fut fondue dans le même temps, et bénie par M. l'archevêque, qui lui donna le nom de Marie. Les quatre escaliers qui conduisaient au jardin et au petit bois, ainsi que le petit bois même, sont aussi de cette même année, mais avant la départ de Dom de Marsolles.

Nous finirons l'année 1666 par l'histoire abrégée du retrait de la baronnie de Norville, pour lequel il s'était fait plusieurs traités entre MM. de Harlay et les religieux de Jumièges, dans les années 1645 et 1649, dont nous avons remis à parler au temps de leur exécution. La baronnie de Norville, de la dépendance du monastère de Jumièges, fut aliénée pour cause de subvention au profit du maréchal de Brissac, le 15 octobre 1563, pour une somme de 2200 livres. C'est beaucoup moins que sa valeur, puisqu'au commencement du siècle suivant elle était affermée 1577 livres. Aussi le roi n'eut pas plutôt donné sa Déclaration du 13 juin 1641, par laquelle il permettait aux ecclésiastiques de rentrer dans leurs biens aliénés, sous diverses conditions, que les religieux de Jumièges, après avoir satisfait à la première par le paiement d'une somme de 1409 livres 5 sols 4 deniers, pour le huitième denier et les 2 sols pour livre, intentèrent leur action en retrait, tant en leur nom que pour M. du Cambout de Coislin, leur abbé. Le marquis de Saint-Luc jouissait alors de la baronnie de Norville au nom de Mlle de Brissac, son épouse. Il y avait trouvé des agréments dans les divers séjours qu'il y avait faits, et il se flattait de la conserver. Pour y réussir, ou du moins pour tenir les religieux en bride, il se présenta pour payer le huitième denier ; mais le porteur des quittances refusa de recevoir son argent, alléguant que les religieux l'avaient prévenu, et qu'il ne pouvait donner deux quittances pour le même objet ; il s'adressa alors au lieutenant-général de Rouen, député pour l'exécution de la Déclaration du roi dans la province de Normandie, et en obtint une commission en vertu de laquelle il fit assigner les religieux pour se voir condamner à lui abandonner la possession de la terre et seigneurie de Norville, en payant la taxe ordonnée par Sa Majesté. Les religieux se défendirent contre un si puissant adversaire, uniquement appuyés sur la bonté de leur droit, et après bien des procédures au Bailliage de Rouen, les parties furent renvoyées au Conseil privé par sentence du 14 août 1643.

L'affaire allait y être jugée, lorsque la mort enleva le marquis de Saint-Luc. Cet accident ralentit pour quelque temps les poursuites des religieux, mais ne leur fit pas perdre l'espérance. Dès le 28 novembre 1644, ils obtinrent des lettres du grand sceau, et firent assigner le marquis de Saint-Luc, fils et héritier du feu maréchal, en reprise d'instance. Un nouveau contretemps les arrêta pour la seconde fois. Mgr de Harlay, successeur de M. du Cambout du Coislin, dans l'abbaye de Jumièges, voulut poursuivre le retrait en son nom, prétendant que la permission donnée par son prédécesseur ne pouvait ni leur servir, ni préjudicier à son droit. Les religieux y consentirent pourvu qu'on leur tint compte de leurs déboursés ; mais le prélat n'avait pas d'argent, ce qui le détermina à faire un traité avec eux, le 14 mars 1645, par lequel il leur transporta son droit jusqu'à ce qui'il fût en état de s'accommoder avec eux, et de les dédommager des frais qu'ils avaient faits et qu'ils auraient à faire dans la suite. Sa démission en faveur de l'abbé de Chanvallon, son neveu, donna lieu quatre ans après, à de nouveaux arrangements. L'abbé de Chanvallon, ne pouvant ni rembourser les religieux des frais qu'ils avaient faits, ni poursuivre le retrait de la terre de Norville à ses dépens, leur céda, par une transaction du 2 janvier 1649, pour lui et ses successeurs, tout et tel droit qu'il pouvait avoir sur la baronnie de Norville, et consentit qu'elle fût réunie, ou ce qui, en tiendra lieu, suivant les accommodements qu'ils pourront faire avec les détenteurs, à leur mense conventuelle, à la condition que, pour le dédommager, lui et ses successeurs, de la cession par lui faite au profit de leur communauté, et des matériaux de l'ancien logis abbatial qu'il leur abandonnait par le même acte, avec le jardin contenant environ 48 perches, emploieraient jusqu'à la somme de 10000 livres, pour la construction d'un nouveau logement à son usage, avec écuries, cour, basse-cour, jardin et clôtures en murs de pierre, dans le bourg de Jumièges, au-dessous de leurs jardins. Cette transaction fut enregistrée au Parlement de Rouen, le 22 mars 1651.

Ces précautions prises avec M. l'abbé, et une somme de 5000 livres payée pour la conclusion du traité, les religieux de Jumièges reprirent l'instance entre eux et le marquis de Saint-Luc, et firent de si fortes représentations à leurs juges que, le 6 mai 1663, il fut ordonné qu'ils rentreraient en possession de la terre et la baronnie de Norville, circonstances et dépendances, en remboursant le marquis de Saint-Luc du prix principal de l'aliénation et des améliorations utiles et nécessaires, suivant l'état qu'il devait leur en donner dans trois mois, ou, à son refus, en consignant la somme de 2200 livres, au moyen de laquelle le sieur marquis de Saint-Luc était tenu de vider la terre et seigneurie de Norville, et de leur rendre et restituer les fruits du jour de leur offre, et de plus condamné aux dépens. Mais comme cet arrêt avait été rendu par forclusion, sans que le marquis de Saint-Luc se fût pourvu dans les délais de l'ordonnance, quoique sommé de le faire, s'il le jugeait à propos, les religieux firent ordonner, en tant que besoin serait, par un second arrêt du 13 février 1654, que le premier serait compté comme contradictoire, et qu'ils seraient payés de 2066 livres, pour leurs dépens jusqu'à ce jour.

Le marquis de Saint-Luc se voyant poursuivi, tant pour le paiement des dépens et restitutions de fruits, que pour laisser la possession libre de la terre de Norville, présenta requête au Conseil, prétendant que l'arrêt du 6 mai avait été rendu au préjudice de ses lettres d'État, et dans un temps où le service du roi ne lui permettait pas de répondre. Le Conseil l'écouta favorablement, lui donna mainlevée des saisies qui avaient été faites, fit défense aux religieux de mettre l'arrêt à l'exécution et ordonna de les assigner de nouveau. Mais le sieur de Saint-Luc ne s'étant pas présenté, les religieux levèrent deux congés au greffe du Conseil et obtinrent, le 3 mars 1656, un troisième arrêt qui confirma celui du 6 mai 1653, et l'exécutoire de dépens du 13 février 1604. Ils ne doutèrent plus que l'affaire ne fût finie, et en conséquence, ils consignèrent, le 17 août 1656, entre les mains du sieur Jacques De La Fosse, bourgeois de Rouen, la somme de 10000 livres, pour le prix principal de l'aliénation, et le même jour, ils sommèrent le marquis de Saint-Luc de recevoir le remboursement. Mais ce seigneur, qui avait senti toute la force de ce dernier arrêt, avait entrepris, vers le 6 juillet, de leur en ravir le fruit et d'éluder les condamnations portées contre lui, par des lettres du grand sceau et autres lettres de restitution contre l'arrêt du 3 mars, et pour empêcher les religieux de le poursuivre au Conseil, il leur fit signifier de nouvelles lettres d'État datées du 18 août 1656.

Au milieu de tant d'obstacles, les religieux, persuadés qu'ils seraient faciles à lever, poursuivirent l'appointement en droit, et communiquant leurs pièces ; mais ils furent encore arrêtés par de nouvelles lettres d'État du 6 de février 1657 ; ce qui les obligea de présenter leur requête au roi et à son Conseil, aux fins de laquelle intervint arrêt le 2 mars de la même année, par lequel il fut ordonné que sans s'arrêter aux dites lettres d'État, il serait passé outre à l'instruction et jugement de l'instance. M. de Saint-Luc se présentant point, les religieux obtinrent trois forclusions faute par lui d'avoir écrit et produit. À cette nouvelle, il obtint un arrêt sur requête, le 16 avril 1657, portant que, sans avoir égard aux dites forclusions, ses lettres d'État seraient exécutées ; sur quoi les religieux présentèrent aussi leur requête deux jours après, tendant à ce que, sans s'arrêter à l'arrêt obtenu par le sieur marquis de Saint-Luc, il fût passé outre au jugement de l'instance, ce qui leur fut accordé, en sorte que le 21 avril 1657, l'arrêt du 6 mai 1653 fut confirmé de nouveau, les religieux renvoyés en profession de la baronnie de Norville, et le sieur marquis de Saint-Luc condamné contradictoirement à la restitution des fruits et à tous les dépens.

Là, M. de Saint-Luc fut arrêté à son tour et l'on cessa toute procédure, parce qu'il chercha toujours depuis à s'accommoder avec les religieux. Il proposa différents projets que nous sommes forcés d'omettre pour ne pas entrer dans un trop grand détail. Nous observerons seulement que, le 25 mai 1662, il y eut une transaction entre le sieur de Saint-Luc et les religieux, par laquelle le marquis de Saint-Luc, pour demeurer paisible possesseur de la baronnie de Norville, céda aux religieux la propriété de ses prairies d'Yville, sous la réserve de les retirer dans l'espace de trois ans, en leur payant une somme de 22000 livres ; que cette somme leur fut, en effet, payée au temps de la vente de la terre d'Avenes et des prairies d'Yville, le 8 décembre 1666, et qu'ils employèrent une partie de ces 22000 livres à la construction du logis abbatial, conformément au traité fait entre eux et M. l'abbé en 1649, une autre partie à la construction de quelques maisons à Rouen, qui donnèrent lieu à l'ouverture de la rue de la Poterne qui n'avait été jusque-là qu'un cul-de-sac des deux côtés et le surplus en acquisitions de plusieurs fonds de terre dans Jumièges. Ce qui ne les mit pas à couvert d'une répétition de 10600 livres, par M. de Saint-Simon, comme nous le dirons dans la suite, en parlant de ce digne successeur de Mgr de Harlay.

Il suffit présentement de remarquer qu'ils crurent avoir pris toutes leurs sûretés, et qu'ils se réjouirent sincèrement de n'être plus dans le cas d'avoir des contestations sur cela avec M. le marquis de Saint-Luc ; mais leur joie fut troublée, peu de temps après, par un arrêt du Conseil, auquel il semblait qu'ils ne devaient pas s'attendre. De temps immémorial, ils avaient joui de plusieurs privilèges dans la forêt de Brotonne. Les comtes de Meulan, qui en étaient seigneurs, leur avaient permis de prendre deux charretées de bois par jour pour leur provision. Dans la suite des temps, le comté de Meulan ayant été réuni à la couronne, on substitua deux arpents de bois par an aux deux charretées que les religieux avaient droit de couper par jour. Les choses demeurèrent en cet état jusqu'en 1612, que M. de Fleury, grand-maître des Eaux et Forêts de France, réduisit leur chauffage à 120 cordes de bois par an. C'était, de l'aveu des marchands, une diminution de plus de moitié. Ils la supportèrent avec patience et sans se plaindre ; mais en 1641, le fils de M. De Cambout de Coislin, gendre de M. Seguier, chancelier de France, ayant été nommé à l'abbaye de Jumièges, M. le chancelier, dont ils réclamèrent la faveur, les fit rétablir dans la possession des deux arpents, par arrêt du Conseil privé, rendu le 22 mars 1642, et confirmé par lettres patentes de Louis XIV, en 1644. Les grands-maîtres ne s'opposèrent point à l'exécution de l'arrêt, et ne firent point de remontrances au roi sur ses lettres patentes ; mais ce prince ayant donné, en 1645, une Déclaration par laquelle il ordonnait des taxes sur les ecclésiastiques qui avaient des droits de chauffage, usages et coutumes dans ses forêts, ils prirent de là occasion de troubler de nouveau ; mais Mgr de Harlay, en ayant été averti, prévint les effets de leur mauvaise volonté, en payant la taxe ordonnée. On continua donc de leur délivrer les deux arpents à l'ordinaire, et on les traita même si favorablement dans la suite, qu'on leur accorda même quelquefois plus qu'ils ne demandaient. C'est ce qui paraît par les ordonnances de M. le baron de Torcy, grand-maître en exercice dans les années 1649 et 1652, pour la délivrance de deux arpents de bois à bâtir, au lieu d'un arpent que les religieux lui avaient demandé pour les réparations de leur ferme de Hauville, et pour la construction du nouveau logis abbatial. Les successeurs de M. de Torcy en usèrent à peu près de même dans les années suivantes. Mais en 1667 MM. les réformateurs généraux cassèrent l'arrêt du 22 mars 1642, et par un règlement qui fut confirmé, la même année, par le Conseil du roi, le droit des religieux, dans la forêt de Brotonne, fut reduit à 120 cordes de bois, pour les provisions conformément à ce qui avait été arrêté en 1612 par M. de Fleury. Les religieux et Mgr de Harlay lui-même s'opposèrent à ce règlement et en demandèrent plusieurs fois la cassation ; mais on les renvoya toujours à l'arrêt du Conseil qui l'avait confirmé, et ce fut pour eux une nécessité de se soumettre.

Tandis qu'on supprimait de la sorte une partie de leurs droits dans la forêt de Brotonne, M. Guerchois, seigneur de Sus-le-mont et autres lieux, augmenta leur domaine, à Jumièges, de quelques pièces de terre et de la masure du Puits-au Cras, de la valeur de 50 livres de rente, pour être inhumé auprès de son père, dans la chapelle de la Vierge. Cette donation est du 26 février 1667. Elle fut suivie, peu de temps après, de l'union du prieuré de Longueville à leur mense conventuelle, par sentence de M. de Maupas, évêque d'Évreux, datée du 7 janvier 1668. Mgr de Harlay avait consenti à cette réunion, et le roi la confirma, au mois de février suivant, par lettres patentes enregistrées au grand Conseil le 29 mars, et au Parlement de Rouen, le 11 août de la même année.

Depuis deux ans ou environ que Dom François Villemonteys gouvernait le monastère en qualité de prieur, il ne s'était appliqué qu'à ce qui concernait le spirituel, comme étant la portion la plus essentielle et la première de ses obligations. Les officiers faisaient les affaires publiques, et le prieur, concentré dans sa chambre ou à la tête de sa communauté dans les exercices réguliers, se reposait entièrement sur eux de l'administration du temporel : confiance aveugle, qu'on peut regarder comme l'époque et même la cause des dissensions qui mirent, en quelque sorte, tous les religieux aux mains, vers le mois de mai de cette année. Dom Robert Jamet faisait l'office de cellérier, et Dom Hippolyte Quetel celui de procureur. Ils s'en acquittaient l'un et l'autre avec honneur, avec distinction, avec esprit. Une longue expérience les avait rompus aux affaires, et le concert admirable qui régnait entre eux les avait fait triompher dans toutes leurs entreprises, et faisait espérer un pareil succès à l'avenir. Mais cette parfaite intelligence ne dura que jusqu'au départ de Dom Vincent de Marsolles, dont le Père Quetel, quoique subtil et délié, n'avait pu tromper la vigilance. Voyant que le nouveau prieur se bornait au spirituel et ne voulait point entendre parler d'affaires, le procureur secoua le joug du cellérier dans la crainte que son autorité ne parût affaiblie en communiquant avec lui. Il semble même qu'il forma le dessein de réunir en lui seul les deux offices ; au moins est-il certain qu'il travailla à pousser la patience du cellérier à bout par des entreprises grossièrement déguisées sur la portion des affaires commises à ses soins, et qu'il ne le ménagea pas dans les conversations avec ses confrères. De là cette division dans le cloître parmi les religieux, et cette fermentation des esprits si violente, que l'autorité du prieur, qui en fut informé trop tard, ne put souffrir pour rétablir la tranquillité. Dom Villemonteys aurait pu arrêter le scandale par la déposition du procureur, qui attisait le feu de la discorde ; mais sachant que M. l'archevêque lui était favorable, il ne voulut point user de rigueur, et se contenta de faire son rapport au général de la congrégation, de ce qui se passait. Celui-ci donna ordre aussitôt au visiteur des monastères de la province de se rendre à Jumièges, où le mal ne fut pas trouvé moins grand qu'on l'avait annoncé. On en jugera par soi-même en lisant le règlement du visiteur que nous rapporterons ici tout entier dans dans les mêmes paroles.

«Nous, humble visiteur de la congrégation de Saint-Maur en la province de Normandie, nous étant transporté en ce monastère de Jumièges, suivant l'ordre du T. R. P. général, pour apporter quelque règlement aux affaires du dit monastère, touchant le temporel, et mettre ordre aux confusions que nous avons reconnu être dans l'administration du dit temporel, et à la mésintelligence que nous avons remarqué s'être glissée entre les officiers à raison du mélange de leurs offices, avons, conformément aux déclarations, réglé celui du procureur selon qu'il s'ensuit : savoir qu'il poursuivra tous les procès selon l'ordre prescrit par les déclarations ; qu'il fera sortir l'argent des fermiers et autres, quand il en aura aussi l'ordre du père cellérier ; qu'il aura soin de toutes les réparations et réédifications qui sont hors du monastère, conformément aux dites déclarations et aux règles particulières de sa charge, comme aussi de faire tenir les plaids et gaiges-plaiges en temps et lieu ; et sur ce qui nous a été représenté que Dom Hippolyte ne pouvait seul faire entièrement sa charge de procureur sans assistance, nous avons ordonné que le R. P. prieur nommera un religieux de la communauté pour lui aider selon l'ordre que le dit R. P. prieur lui en donnera par écrit et qu'il lui spécifiera en particulier, mais spécialement pour avoir soin de faire rendre et blâmer les aveux, et faire tout ce qui sera de la charge du dit père procureur en son absence ; et pour le regard de faire valoir les fonds du monastère, comme vendanges, moissons, achat d'étoffes et autres choses, ce sera au père cellérier ou autre que le R. P. prieur y voudra employer à l'exclusion de Dom Hippolyte, tant à cause que cela ne regarde pas sa charge, que pour lui donner davantage de temps de vaquer à son devoir de religieux, et pour lui donner lieu d'exécuter plus librement et plus facilement les ordres de Mgr l'archevêque, quand il lui plaira l'en honorer conformément aux volontés de nos révérends péres supérieurs. En outre le dit Dom Hippolyte rapportera incessamment tous les titres qu'il peut avoir par devers lui, en quelque lieu que ce soit, pour les mettre entre les mains du garde-chartes par inventaire, et il achèvera au plus tôt, sans aucune tergiversation, le papier terrier qu'il a commencé depuis longtemps, pour le remettre entre les mains du père cellérier, avec les autres registres de recette, qui'il ne doit point garder.

Fait et arrêté par nous en ce monastère de Saint-Pierre de Jumiéges, le 25e de juillet 1668.

Signé : Frère PHILIPPE CADEAU, visiteur.»

[Priorat de Dom Silvestre Morel, 1669-1675.] — On ignore le détail des avis que donna le père visiteur aux deux officiers contendants et aux religieux qui avaient suivi leur parti ; mais on peut assurer qu'il les exhorta tous à la paix, et qu'il travailla efficacement à leur inspirer des sentiments de douceur et de modération. On en peut juger par la tranquillité qu'on vit reparaître dans le monastère, et que le prieur conserva avec grand soin jusqu'à la fin de son gouvernement, qui ne fut que de dix mois depuis le départ du père visiteur. Dom Silvestre Morel lui succéda au mois de juin de l'année suivante 1669, et gouverna six ans comme prieur et maître des novices, avec tant de sagesse et de zèle pour la manutention de la discipline que les religieux auraient souhaité que le chapitre lui eût permis de demeurer avec eux.

À peine le nouveau prieur avait-il pris possession de sa charge, qu'il fit couvrir la bibliothèque en ardoises. Quelque temps après, il fit une dépense de 2500 livres pour une châsse d'argent, dans laquelle il déposa, en présence des religieux et des quatre curés de le presqu'île, les reliques de S. Filibert, dont les chanoines de Tournus, sur la rive droite de la Saône, entre Châlons et Macon, avaient fait présent à l'abbaye de Jumièges en 1661. La cérémonie de cette translation est rapportée dans le procès-verbal du 14 mars 1670, et l'on en fait tous les ans la fête à pareil jour. L'été suivant, François de Harlay, second du nom, archevêque de Rouen et abbé de Jumièges, eut une maladie considérable qui plongea tout le diocèse dans la tristesse la plus amère. Toutes les églises s's'efforcèrent à l'envi de marquer leur respect et leur affection pour cet illustre prélat ; mais il n'y en eut point qui en donnât des marques plus sensibles que l'abbaye de Jumièges, où l'on fit des prières publiques avec procession solennelle autour du chœur pendant dix jours. Pour rendre leurs prières plus efficaces, les religieux y joignirent les pratiques du jeûne et de la mortification, et lorsque le malade fut hors de danger, ils en rendirent grâce à Dieu par une messe de la Trinité, à laquelle ils invitèrent les curés de Jumièges, du Mesnil, d'Yainville et du Trait.

Le 7 août de la même année, les religieux obtinrent un arrêt du Parlement de Rouen, par lequel ils furent maintenus dans le droit de pêche sur la rivière de Seine, tant de leur côté que du côté du Lendin, dont François de Harden, sieur de la Marebroc, mari d'Anne Le Roy, fille et héritière de Charles Le Roy, fils de Jean seigneur du Lendin, s'était mis en possession. Il fut condamné aux dépens, et eut défense d'inquiéter à l'avenir les religieux, qui, de leur côté, furent obligés de payer à la demoiselle Le Roy, une somme de 900 livres, pour la dédommager du trait de leurs filets sur ses terres, qui leur avait été accordé par la même arrêt, depuis la Foulerie jusqu'à la fontaine de Saint-Vaast.

Vers le commencement du mois de septembre suivant, Jean Casimir, roi de Pologne et de Suède, qui s'était retiré en France après une abdication volontaire de la couronne, vint à Rouen et de là à Jumièges. La communauté, en habit de chœur, le reçut à la porte du monastère, au son de toutes les cloches. Le père prieur lui fit une harangue au même lieu, et le roi fut ensuite conduit à l'église, où il entendit les vêpres. Lorsqu'elles furent finies, le père prieur, accompagné de son sous-prieur et de quelques religieux de la communauté, l'introduisit dans la salle des hôtes, où le souper fut servi par les officiers de Sa Majesté, qui partit le lendemain, fort satisfait du père prieur, auquel elle donna de grands témoignages de sa bonté ordinaire. La même nuit que le roi de Pologne coucha à Jumièges, le tonnerre tomba sur la grange du Mesnil, qui avait servi de salle à la belle Agnès, et causa un dommage de plus de 3000 livres.

Au printemps de l'année suivante, on exécuta le dessein déjà projeté d'augmenter les infirmeries d'un second étage. Elle n'avaient auparavant que trois chambres à l'extrémité de la salle des gardes de Charles VII, sur les fondements de la cuisine et d'une partie des appartements que le prince avait choisis pour son logement, pendant que la belle Agnès Sorel faisait son séjour au Mesnil, à une petite lieue de l'abbaye.

Presqu'en même temps, on députa le Père Quetel vers Mgr de Harlay, alors archevêque de Paris, pour la réception du nouveau logis abbatial, qu'on lui avait fait élever, dans les années précédentes, hors l'enceinte du monastère, sur un fonds de terre que la communauté avait acheté de différents particuliers. Le prélat envoya des experts pour en faire la visite, et sur leur rapport, il déchargea les religieux des engagements pris avec lui à l'occasion de ce nouvel édifice, auquel il reconnut qu'on avait employé des sommes considérables et beaucoup au-dessus des conventions portées dans la transaction de 1647, dont, toutefois, il demanda à n'être jamais inquiété. Le Père Quetel lui en donna une décharge le 5 avril 1673, et les religieux eurent la complaisance de la ratifier, quoique la dépense excédât de 65000 livres les obligations qu'ils avaient contractées. Nous ne ferons point l'énumération des appartements qui se trouvent dans cette maison ; nous dirons seulement qu'elle a 117 pieds de long au dehors, et 41 de large, sur 36 de haut, depuis le pavé jusqu'au toit, et que, mal à propos, les receveurs de M. l'abbé s'efforcèrent de lui faire donner le nom de château qu'elle ne mériter jamais par elle-même, quoique susceptible d'ornements.

Nous avons déjà dit qu'en 1641 et 1642 les habitants de Jumièges et du Mesnil avaient fait quelques traités avec les religieux pour se sauver des peines afflictives qu'ils avaient méritées par leur rébellion aux ordres du roi ; mais nous nous sommes contenté d'en indiquer les époques, sans en marquer l'occasion et les suites ; c'est à quoi nous allons maintenant nous appliquer. En 1689, le roi, qui jusqu'alors n'avait perçu que les droits de nouvel acquêt, obligea toutes les communautés à amortir les héritages qu'elles possédaient. Les habitants de Jumièges et du Mesnil, qui jouissaient, par acensement d'un sol par feu, de 800 ou 900 acres de communes, firent d'abord une friponnerie en cédant la moitié de ce qu'ils possédaient. La chambre souveraine les taxa en conséquence de leur déclaration qu'elle croyait juste, à une somme assez médiocre, 3160 livres, 2 sols pour livres, qu'ils ne purent néanmoins payer sans emprunt. Ils eurent recours à tout ce qu'il y avait de personnes aisées à Rouen et dans tout le pays ; mais personne ne voulut avoir affaire à ces habitants, que tout le monde connaissait pour les plus chicaneurs et les plus malicieux de la province. Ne pouvant donc trouver de secours dans leur pressant besoin, ils s'adressèrent aux religieux, et offrirent de leur engager 250 acres de leurs communes, pour les décharger de la taxe des frais faits en conséquence et généralement de tous droits d'amortissement et de franc-fief à l'avenir.

Cet engagement se fit le 28 janvier 1641, avec le procureur des religieux qui promit de le faire ratifier ; mais la communauté en chapitre le refusa sur la nouvelle d'une seconde taxe imposée (19800 livres) à ces paysans, en punition de leur fourberie, dans la déclaration qu'ils avaient donnée de leurs communes. On plaida, aux requêtes du palais, sur la validité du contrat avec le procureur ; on fit voir la mauvaise foi de ces paroissiens artificieux, et le contrat fut cassé par sentence des requêtes et par arrêt de la cour, où ils osèrent se pourvoir par appel. Cependant, on les poursuivait pour le paiement de la somme de 19808 livres, à laquelle ils avaient été taxés depuis la découverte de leur fausse déclaration ; mais au lieu d'y satisfaire, ils eurent recours à la violence ; et plusieurs d'entre eux furent décrétés de prise de corps et mis en prison. Les autres présentèrent requête à la communauté de Jumièges, et offrirent de nouveau une partie de leurs communes.

On délibéra longtemps sur ces offres, et il est évident que la plupart des capitulants étaient portés à les rejeter par la crainte d'être surpris une seconde fois ; mais la compassion triompha de leurs craintes, et le notaire étant entré dans l'assemblée, on fit un acte, par lequel les habitants de Jumièges et du Mesnil abandonnèrent, aux religieux, 258 acres de pâtures en deux pièces, pour être déchargés envers le roi des droits d'amortissement et des frais faits en conséquence, par les préposés au recouvrement des dits droits. L'acte est du 29 octobre 1642. Le procureur de l'abbaye partit le même jour pour Paris, et sollicita si heureusement la diminution de cette dernière taxe, qu'elle fut réduite à 1200 livres. Les frais et dépens montèrent à 3050 livres 15 sols, que le procureur paya sur-le-champ pour avoir la liberté des prisonniers.

Ces cœurs inflexibles et fermés à la reconnaissance furent sensibles dans cette occasion. On les vit tous, humiliés devant leurs bienfaiteurs, faire leur éloge et publier que jamais vassaux n'avaient eu de si bons seigneurs. Mais leur gratitude dura peu. À peine trois ans s'étaient écoulés qu'ils excitèrent le seigneur de la Mailleraye à inquiéter les religieux dans leur possession, sous prétexte qu'il avait droit dans une de ces pâtures. Il fut néanmoins condamné par arrêt du 22 décembre 1649, et les religieux autorisés à clore de fossés la portion qui leur avait été cédée par le contrat de 1642. Mais les habitants de Jumièges et du Mesnil, loin de se repentir de leur ingratitude, abattirent, dans une semaine, l'ouvrage de plus de six mois ; s'il fut achevé dans la suite, ce ne fut qu'après la mort d'un religieux qu'ils massacrèrent impitoyablement, pour leur avoir fait de salutaires remontrances. Tels étaient les habitants de Jumièges et du Mesnil, chicaneurs, ingrats, rebelles et homicides. Cette mort demeura néanmoins impunie, parce que les religieux ne voulurent faire aucune démarche pour découvrir les coupables et que les paroissiens en corps vinrent implorer leur clémence avec la plus basse soumission, et les serments les plus solennels de fidélité pour l'avenir.

Ces troubles furent suivis, en effet, d'un calme profond, pendant lequel les religieux employèrent leur crédit et leurs amis pour faire remettre à ces pauvres habitants, 45000 ou 50000 livres d'anciens arrérages de taille ; pour leur faire diminuer par chacun an, 10000 ou 11000 livres du principal, et pour les exempter du logement des gens de guerre, dont la province était inondée. Mais ces mêmes habitants donnèrent bientôt des preuves de leur ingratitude. Dès le mois d'avril de l'année 1655, ils firent une procédure contre leurs libérateurs pour les obliger de payer à leur acquit, une somme de 1168 livres 11 sols, à laquelle ils avaient été taxés, pour le droit de nouveaux acquêts, suivant la Déclaration du roi du 29 décembre 1652. Les religieux furent condamnés, et ils le furent sans doute avec raison, quoiqu'on n'exigeât ce droit que depuis 1633 jusqu'en 1639, où ils n'avaient encore contracté aucun engagement avec les paroissiens de Jumièges ; mais on ne peut lire sans étonnement les invectives que ces derniers répandirent contre eux, et les qualifications odieuses de tyrans et d'oppresseurs, dont ils s'efforcèrent de les noircir dans leur mémoire à la chambre souveraine. Quelle perfidie ! quelle ingratitude !

Il la sentirent et s'humilièrent encore une fois devant leurs seigneurs, qu'ils laissèrent assez tranquilles pendant quinze ans. Mais en 1671, le roi ayant donné une Déclaration pour le retrait des communes, en payant le prix de l'aliénation avec les frais et loyaux coûts, ils saisirent cette occasion pour recommencer leurs violences ; et après avoir rompu les fossés de clôture qu'on avait faits autour des communes qu'ils avaient abandonnées par le contrat de 1642, ils menèrent leurs bestiaux paître dans la portion des religieux, sans autres formalités. Les religieux qui n'estimaient rien tant que la paix et la tranquillité, qu'ils étaient résolus de conserver autant qu'il leur serait possible, ne se donnèrent aucune peine pour arrêter ces mutins. Ils supposèrent que leur intention était de se conformer de termes de la Déclaration ; mais voyant qu'ils en moquaient, ils firent saisir leurs bestiaux et cette action donna lieu à M. de la Galissonnière, intendant de justice dans la province, de renvoyer ces habitants en possession de leurs communes, en rendant aux religieux conformément aux mémoires qui leur seraient présentés, ce qu'ils avaient légitimement déboursé pour eux, tant en principal qu'en frais et loyaux coûts. Cette sentence, qui est du 18 septembre 1671, ne fit aucune impression sur ces esprits rebelles. Ils continuèrent de jouir par force de leur usurpation, et les religieux, n'ont jamais été remboursés, malgré leurs poursuites jusqu'en 1701 qu'ils les déchargèrent entièrement de cette dette, dont la demande devenait inutile.

[De 1675 à 1685.] — Les mémoires de l'abbaye, pour les huit années qui suivirent la sentence de M. de La Galissonnière, ne font mention que de l'arpentage de la forêt de Jumièges contenant 1200 arpents 18 perches, y compris les places vagues et les chemins ; d'une indulgence plénière accordée, par le pape Clément X, à tous les fidèles qui visiteraient la chapelle de Saint-Filibert, à Rouen, le jour de sa fête, et qui se confesseraient et communieraient avec dévotion ; d'une transaction forcée entre le prieur commendataire du prieuré du Bû-la-Vieville et M. de Bellebat, au sujet de la haute, moyenne et basse justice, d'une résignation de ce même prieuré, par le sieur de Bouchardeau à Dom Abraham Feray, religieux de la congrégation de Saint-Maur, pour éviter les vexations du sieur de Bellebat ; d'un pouvoir donné, au procureur de l'abbaye, par Mgr de Harlay, de faire toutes les réparations nécessaires aux chancels des églises qui en dépendaient, et dont le patronage lui appartenait ; et d'un cours de théologie de 20 écoliers, en 1675 jusqu'en 1678, qui fut remplacé par un nouveau cours de philosophie, qui ne sortit de Jumièges qu'après ses cinq années d'étude.

Il se passa peu de choses dans la suite qui ait rapport à notre histoire. Nous ne devons cependant pas omettre la mort du R. P. Dom Grégoire de Verthamont, ancien supérieur de Jumièges, qui y mourut le 5 mai 1680. Il était d'une des premières familles de Limoges. À l'âge de dix-huit ans, il entra au noviciat de Noaillé, et y fit profession de la règle de S. Benoît, dans la congrégation de Saint-Maur, le 23 mai 1622. Il se distingua, dès le commencement, par son zèle pour la régularité et par sa science. Il enseigna la philosophie et la théologie en plusieurs monastères, où il fut supérieur et maître en même temps. D'abord il fut supérieur au Bec, ensuite à Saint-Serge d'Angers, à Jumièges, à Saint-Jean-d'Angely, à Saint-Corneille de Compiègne, à Saint-Benoît-sur-Loire, à Saint-Fiacre-en-Brie et abbé de Saint-Sulpice de Bourges. Son mérite et sa capacité augmentant de plus en plus, il fut élevé à la dignité de visiteur de Normandie et de Bourgogne, qu'il n'accepta qu'avec une répugnance extrême, parce que son humilité et sa modestie lui persuadaient qu'elle était beaucoup au-dessus de lui. Il exerça tous ces différentes charges avec honneur et succès, se faisant aimer par sa bonté, sa douceur et par des manières prévenantes, qui le rendaient attentif au besoin des autres et distrait sur les siens propres. Il fut un temps considérable qu'il ne faisait qu'un repas par jour. Ses veilles étaient presque continuelles. Il n'épargnait pas plus l'esprit que le corps. Un renoncement entière à sa propre volonté, et un profond mépris de lui-même, furent son caractère dominant. Dans le chapitre général de 1669, il demanda avec instances d'être déchargé de la supériorité, pour finir ses jours dans la retraite, et dans une entière application à Dieu. Il obtint sa demande quoiqu'avec peine, et la suite de sa vie passée une parfait obéissance, fit bien voir la sincérité de ses sentiments. Sur la fin de ses jours, il devint paralytique à Jumièges, Dieu le permettant ainsi pour la sanctification de Son serviteur, et pour l'édification de ses frères, auxquels il donna des exemples d'une patience invincible jusqu'à l'extrémité de sa vie. Il prenait un singulier plaisir à entretenir ceux qui le venaient voir, sur des matières de piété. Quand il était seul, Dieu lui ayant laissé l'usage de la main droite et des yeux, il s'occupait à la lecture des Saints Pères, et lorsqu'il mourut, il composait un commentaire sur les Psaumes. Il est enterré dans le cloître, du côté de la porte du monastère, proche le timbre, où est gravé sur une pierre : «5 de mai 1680.»

Trois ans après mourut aussi Dom Jean-Baptiste Mouly. Il était de la noble famille de Mouelli au Puis Albert, dans le diocèse de Limoges ; mais par humilité, il déguisa un peu son nom et se fit appeler Mouly. Il n'avait encore que vingt ans lorsqu'il se consacra à Dieu, dans le monastère de Saint-Augustin de Limoges, le 22 juin 1624. Il était grand, bien fait et avait de l'esprit et des manières. Avant d'être supérieur, il fut employé dans le temporel. Un jour, étant en campagne pour les affaires de la maison, il inspira de l'amour à la fille de l'auberge où il était descendu. Elle vint lorsqu'il était couché, pour le solliciter à satisfaire sa passion ; mais le chaste Jean-Baptiste lui appliqua un soufflet de toutes ses forces et la chassa de sa chambre sans lui dire un seul mot. Il fut successivement prieur d'Evron, abbé de Saint-Alyre de Clermont, prieur de la Chaize-Dieu de Corbie, de Saint-Médard de Soissons et de Bonne-Nouvelle de Rouen. Étant à la Chaize-Dieu, il fit faire les grandes lampes d'argent pour l'église, deux bâtons de chantre, aussi d'argent, et plusieurs ornements pour les basses messes. Il fit encore d'autres accommodements dans le monastère et quelques acquisitions. Pendant la disette qui arriva en 1651 et les deux années suivantes, il fit des aumônes considérables, et ne mit point de bornes à ses largesses. Dans le temps que la peste ravageait la ville de Soissons, et que les pestiférés venaient de tous côtés implorer le secours de S. Sébastien, dont les reliques sont conservées dans l'église de Saint-Médard, le père général crut devoir envoyer à Dom Mouly, une permission d'interrompre l'abstinence, pour lui et sa communauté ; mais aucun ne voulut s'en servir, et ils méritèrent, par cet acte de régularité, que Dieu les préservât tous de la contagion. Il n'y eut qu'un frère convers qui, étant entré dans la maison d'un pestiféré à l'insu du prieur, fut tout d'un coup attaqué. Il n'en voulut rien dire pour ne pas effrayer les religieux ; mais il s'adressa au Souverain médecin, par l'intercession de S. Sébastien qui le guérit. Dom Mouly, après avoir gouverné sagement pendant trente ans dans les principaux monastères de la congrégation, fut enfin déchargé de la supériorité, en 1672, et se retira à Jumièges, où il vécut avec édification en simple religieux. Il y mourut en prédestiné, le 3 juillet 1683. Il est enterré dans le cloître du côté de la cour, à l'endroit où est gravé sur une pierre : «3 juillet 1683.»

Le père Dom Pierre de Vieille-Cheze gouvernait alors l'abbaye de Jumièges, en qualité de supérieur. Ses six années révolues, il fut envoyé, par le chapitre général de 1684, à Saint-Étienne de Caen, où il mourut un an après. Il était né à Saint-Maixent, dans le Poitou, d'une famille honnête et de parents vertueux. La ville était, pour lors, infectée de l'hérésie ; on y souffrait tout libertinage ; on y tolérait toute débauche ; mais le jeune Pierre, comme un autre Tobie, se comporta avec tant de sagesse et de prudence, que ni l'hérésie, ni le libertinage n'altérèrent jamais la pureté de ses sentiments et de son cœur. Après avoir fait ses humanités, il écouta la voix de Dieu, qui, pour le conserver dans l'innocence, lui inspira le dessein d'entre dans la congrégation de Saint-Maur. Il fut reçu au noviciat de Saint-Augustin de Limoges, et il s'y conduisit avec tant de fidélité, d'exactitude, de régularité et de mortification, qu'on le regardait plutôt comme un ancien profès que comme un jeune novice. Il prononça ses vœux avec une ferveur extraordinaire, le 27 mai 1652, n'étant encore âgé que de dix-neuf ans.

Le temps de ses études étant arrive, ses supérieurs l'envoyèrent, avec cinq jeunes religieux de ses confrères, au collège des Jésuites de Tournon, qui étaient obligés de nourrir et d'instruire six religieux de la congrégation. Cette obligation leur avait été imposée par la communauté de Chaize-Dieu, en consentant à l'union d'un prieuré considérable de sa dépendance à leur collège. Le choix que les supérieurs faisaient pour remplir ces places, ne tombait que sur des sujets de grande espérance, tant pour la vertu que pour les études. Le jeune de Vieille-Cheze répondit parfaitement à leur attente, et mérita qu'à la fin de ses études, sans l'obliger à l'année de récollection établie pour réparer le tort que les études font ordinairement à la piété et à l'observance régulière, le chapitre le nomma professeur de philosophie, et ensuite de théologie. Il eut toujours, pour ses écoliers, beaucoup de condescendance ; il les instruisait avec douceur, mais sans affaiblir son autorité. Il leur enseignait la théologie par des cahiers solides, et la vertu par son exemple, en sorte que sa classe était autant une école de vertus que de sciences.

Pendant qu'il était prieur claustral et professeur de théologie, à Saint-Martin de Séez, Dom Bernard Harmelin, qui en était abbé, tomba dangereusement malade en 1665, et renvoya ses lettres d'institution. Le père général, de l'avis de ses assistants, mit à sa place le Père de Vieille-Cheze, qui n'avait alors que trente-trois ans. Cette nouvelle dignité ne le porta point à se dispenser d'enseigner la théologie, dont on ne le déchargea point, et il joignit dans sa personne les deux qualités de supérieur et de professeur, sans que les exercices de régularité et les travaux de de maître fussent, en aucune manière, négligés. En ce temps-là, le célèbre abbé de La Trappe, Jean-Armand Le Bouthillier de Rancé, vint à Saint-Martin et y demeura quelques jours pour se disposer à la cérémonie de sa bénédiction. Notre jeune abbé fut un de ses assistants, et lui donna tant de marques de son esprit et de sa piété, qu'il voulut prendre son avis sur la constitution et le nouveau régime de vie qu'il se proposait d'établir à La Trappe, et qui a fait un si grand honneur à l'état monastique, un si grand bien à l'Église, et un si grand objet d'édification pour le public. Dom de Vieille-Cheze estimait beaucoup cette réforme, et particulièrement la retraite et l'éloignement du monde, la solitude et le rigoureux silence qui s'y observaient. Il désirait ardemment qu'on les pût introduire dans la congrégation, ou du moins, dans quelques monastères de la campagne, et il disait quelquefois à ses religieux : «Qui nous empêche d'être aussi retirés, aussi silencieux, aussi morts au monde et aussi fervents que ces saints religieux ? nous avons les mêmes obligations, nous professons la même règle, et nous avons presqu'autant de moyens qu'eux de pratiquer toutes ces choses.»

Le triennat suivant, il fut fait prieur de Saint-Evroult, et professeur de théologie. Il exerça ces deux charges importantes pendant six ans, avec toute la satisfaction que l'on pouvait espérer de lui. Il gouverna ensuite le monastère de Bonne-Nouvelle de Rouen, celui de Jumièges et de Saint-Étienne de Caen. Quoiqu'il ait été élevé assez jeune à la supériorité, et qu'il y ait vieilli, on ne l'a jamais vu se relâcher de la moindre observance. Il s'était fait un supérieur de son sous-prieur, dont il dépendait pour la conduite, se soumettant à lui demander toutes les permissions que ses propres religieux lui demandaient à lui-même. La supériorité lui était insupportable, et il souhaitait sincèrement d'en être déchargé. Il faisait souvent réflexion sur le compte exact et rigoureux que les supérieurs rendront à Dieu, non seulement du mal que font les religieux qui leur sont confiés, mais encore du bien qu'ils ne font pas par leur faute, soit pour ne les pas instruire ou pour ne les pas corriger. Il était effrayé de cette parole de S. Chrysostôme : Difficile est eos qui præeunt, etiam si mille virtutibus fulgeant, posse salvos fieri ; et convaincu de son peu de mérite, il se regardait comme un homme qui ne pouvait être sauvé que par l'infinie miséricorde de Dieu. Cette pensée le portait à envisager l'avancement spirituel de ses religieux, comme son principal devoir. Il y travaillait efficacement en commun et en particulier. Les conférences qu'il faisait étaient simples, mais fortes, et les entretiens qu'il avait en particulier étaient tendres et pleines d'onction. On ne sortait point d'avec lui qu'on ne se sentit animé d'un nouveau désir de plaire à Dieu et de vivre selon l'esprit de la règle. Il encourageait ses religieux et les exhortait ; il les pressait doucement de tendre à la perfection de leur état, et, répandant pour ainsi dira son cœur dans le leur, il leur inspirait les mêmes sentiments envers Dieu, dont le sien était plein. Les personnes même du monde étaient touchées de sa façon de parler de Dieu, des obligations du christianisme et de la nécessité de se sauver. En un mot, il ne laissait jamais échapper l'occasion d'insinuer ses maximes aux uns et aux autres, et il le faisait toujours d'une manière si douce et si honnête qu'il n'offensait personne.

Mais si sa conversation était agréable aux séculiers, elle l'était encore plus à ses religieux. Ils les abordait ou les recevait avec une ouverture de cœur, qui leur donnait la liberté de lui dire et de lui représenter tout ce qu'ils voulaient. Il était toujours prêt à les écouter et à les satisfaire. Souvent il leur disait : «Mes enfants, je ne suis point ici pour les personnes du dehors, mais pour vous. Soit de jour, soit de nuit, quand vous aurez besoin de moi, ne m'épargnez pas, en quelque compagnie que je sois ; je vous conjure de ne faire aucune difficulté de m'appeler, et je vous assure que je quitterai tout pour courir à vous, et en cela, ne craignez pas de me faire de la peine ou de l'ennui, nam huc ad hoc veni.» Ce n'était point de vains compliments. Un jour qu'il était à table dans la salle des hôtes avec deux seigneurs, on vint l'avertir qu'un religieux demandait à lui parler. Il sortit aussitôt en faisant des excuses à la compagnie, et comme il fut près d'une demi-heure, il dit en rentrant: «Pardonnez, Messieurs, s'il vous plaît, il a fallu satisfaire à quelques difficultés de mes religieux. Eh ! n'est-il pas juste qu'ayant tout quitté pour Dieu, ils trouvent tout en leur supérieur, qui leur tient la place de Dieu ?»

Sa vie était très austère ; il passait l'Avent et le Carême, ainsi que les jours de jeûne ecclésiastique et plusieurs jours de la semaine sans manger de poisson ; il ne buvait jamais de vin, si ce n'était à la table des hôtes, pour cacher ses austérités ; il ne faisait point de collation les jours de jeûne d'église ; et dans les jours de règle, lorsqu'il prévoyait qu'il y aurait des hôtes le soir, il faisait la collation pendant le dîner de la communauté. Cependant, sur la fin de sa vie, on lui conseilla de prendre quelque chose le soir, et il le fit par obéissance. Il ne lisait jamais l'Écriture sainte, la sainte règle et la pratique de la règle qu'à genoux et tête nue. Tous les exercices lui étaient précieux, et il ne manquait à aucune que par une nécessité indispensable, quoiqu'il se couchât fort tard et quelquefois même à minuit pour des affaires extraordinaires. Lorsqu'il était au chœur en méditation, il avait toujours les yeux attachés sur le Saint-Sacrement, ou élevés vers le Ciel, le corps droit et immobile ; sa vue même inspirait de la dévotion. Tous les ans il avait soin de se renouveler par les exercices de dix jours, et pendant ce temps-là, il priait un prêtre d'offre chaque jour pour lui le saint sacrifice de la messe.

C'était aux prières et aux mérites de ses religieux qu'il attribuait les grâces qu'il recevait de la divine bonté, et non aux siens, se regardant comme un misérable pécheur indigne des faveurs que Dieu lui faisait. Il conserva ces sentiments d'humilité jusqu'à la mort. Dans sa dernière maladie, quelqu'un lui ayant dit qu'il avait bien du déplaisir de le voir réduit dans cet état, il répondit qu'on ne devait pas s'en affliger, puisqu'il ne faisait tous les jours qu'offenser Dieu, et quand il serait mort, la religion serait délivrée d'un bien mauvais religieux. Cette maladie fut une suite des fatigues qu'il avait essuyées dans la visite des paroisses de l'exemption de S. Étienne. Dès qu'il se vit en danger, il demanda les sacrements, et déclara qu'il ne prendrait ni remèdes, ni nourriture, qu'il ne les eût reçus : après quoi il abandonna son corps aux médecins et son âme à Dieu, soit pour vivre, soit pour mourir, ne désirant ni l'un ni l'autre. Il consolait lui-même ceux qui s'affligeaient sur son état : «Je viens, leur disait-il, de visiter les autres ; Dieu me visite à mon tour ; priez-le, non qu'il me rende la santé, mais que sa sainte volonté s'accomplisse en moi.» Il souhaita que tous les religieux le vinssent voir les uns après les autres, pour lui parler de Dieu et lui dire quelque chose de Écriture sainte. Peu de temps avant sa mort, son supérieur lui demanda s'il n'avait rien sur la conscience qui lui fit de la peine : «Non, dit-il, si ce n'est d'avoir été supérieur.» L'autre lui ayant représenté qu'il avait affaire à un bon père, il répondit en élevant les yeux au Ciel : «Ah ! sans cela, que ferois-je et que deviendrois-je ?» Un moment après, il renouvela ses yeux, fit les protestations marquées dans le rituel, et expira d'une manière si douce qu'à peine s'en aperçut-on. Il fut regretté universellement. Plusieurs personnes de la première distinction vinrent au monastère témoigner la part qu'elles prenaient à la perte que faisait la communauté. L'abbesse et les religieuses de la Trinité étaient inconsolables de ne lui avoir pas demandé sa bénédiction avant sa mort. Tout le monde accourut de la ville et des faubourgs pour voir le saint homme, lui faire toucher des linges, des livres de piété et des chapelets, et pour lui baiser les pieds et les mains. Plusieurs ecclésiastiques vinrent demander quelque chose qui eût été à son usage. C'est ainsi que Dieu se plaît à faire connaître, après la mort, ceux qui ont cherché, pendant leur vie, à se cacher aux yeux des hommes, pour l'amour de Lui.

Six mois après, la congrégation perdit Dom Mommole Geoffroy, l'un de ses plus saints et de ses plus zélés supérieurs. Il naquit à Saintes, le 17 septembre 1615, de parents infectés de l'hérésie ; mais Dieu lui fit la grâce de le conserver, dès la plus tendre jeunesse, dans la pureté et l'intégrité de la foi orthodoxe, et d'y persévérer jusqu'à la fin. Ayant perdu son père en bas âge, sa mère, qui avait quitté le parti calviniste, se chargea seule du soin de son éducation, et réussit si bien à lui faire connaître la vérité et les dangers du monde, qu'il résolut de les éviter en se consacrant à Dieu dans le cloître. Il entra au monastère de Saint-Eutrope de Saintes de l'étroite observance de Cluny, et y fit profession le 20 octobre 1635. Vers ce temps-là, les monastères réformés de Cluny furent unis à la congrégation de Saint-Maur, et dès lors, le jeune Mommole donna une si grande idée de lui que Dom Anselme Guschemand, son supérieur et son maître de théologie, à Saint-Jean-d'Angely, dit plusieurs fois que Dieu habitait dans son âme, qu'il était l'exemple de la communauté, qu'il ne se pouvait rien ajouter à sa fidélité, et que, sans doute, il serait un jour un des grands supérieurs de la congrégation. Après ses études, il fut envoyé à Saint-Augustin de Limoges, pour faire l'office de zélateur, et ensuite celui de prieur claustral, sous l'abbé Dom Marc Bastide, qui trouva en lui un homme selon son cœur, sur lequel il se reposa entièrement du spirituel et du temporel du monastère pendant deux ans qu'il fut malade. Dom Mommole fit paraître, durant ce temps-là, tant de sagesse dans sa conduite, qu'en 1647 il fut fait prieur de Solignac et directeur des jeunes profès qu'il avait élevés novices à Saint-Augustin.

L'union de Cluny avec la congrégation de Saint-Maur ayant été rompue en 1645, Dom Mommole Geoffroy devait retourner dans le lieu de sa profession ; mais souhaitant de rester dans la congrégation, il obtint du pape un bref de translation daté du 15 mai 1648, et l'ayant présenté au R. P. général, il renouvela publiquement ses vœux dans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, le 11 juillet de la même année ; il fut envoyé prieur et maître des novices, à Saint-Rémy de Reims. Pendant le temps qu'il y demeura, la France fut agitée de guerres civiles. L'armée ennemie approcha de Reims, et Dom Mommole, ayant remarqué que plusieurs chancelaient dans la fidélité qu'ils devaient au roi, monta en chaire, et parla devant une grande assemblée de peuple, avec beaucoup de force et d'éloquence, sur la fidélité des sujets envers leur prince. Pour les y porter plus efficacement, il fit faire de grandes aumônes aux pauvres, et par un travail continuel, tant de jour que de nuit, il faisait la ronde autour de l'abbaye, et encourageait les sentinelles et les corps de gardes à bien faire leur devoir et à préserver la ville de surprise.

Au chapitre général de 1654, il fut transféré de Reims à Jumièges avec les mêmes qualités de prieur et de maître des novices, et six ans après il fut élu abbé de Saint-Alyre de Clermont et directeur des jeunes profès. Il se trouvait partout à leur tête, les animant autant par ses actions que par ses paroles. Il s'acquit une grande réputation auprès des personnes les plus distinguées de la ville, qui, venant lui rendre visite, le trouvaient souvent en habit de travail, occupé aux exercices les plus bas et les plus humiliants. Il fit paraître sa charité envers les Jésuites de Montferrand qui se pratiquaient un nouvel établissement à Clermont. Il les reçut et garda leurs meubles à Saint-Alyre jusqu'à ce qu'ils fussent paisibles possesseurs du collège, et il les assista de ses conseils en toute rencontre.

Après trois ans de supériorité à Saint-Alyre, Dom Mommole fut fait visiteur successivement en trois provinces, Chezal-Benoît, Gascogne et France. Étant visiteur de Chezal-Benoît il donna un grand exemple de détachement de ses parents, n'ayant jamais voulu leur rendre visite à Saintes pendant les six semaines de séjour qu'il fit à Saint-Jean-d'Angely, quoique son oncle, receveur de la ville, et plusieurs personnes des plus considérables de Saintes fussent venus le prier avec instances de leur donner cette satisfaction. À la fin de ses neuf ans de gouvernement en qualité de visiteur, il fut élu prieur de Saint-Denis en France, et trois ans après assistant du R. P. Dom Vincent de Marsolles, supérieur général de la congrégation, emploi qu'il exerça six ans, après lesquels il fut nommé prieur de Saint-Dennis pour la seconde fois.

En ce temps-là, le roi envoya un exempt de ses gardes à Corbie pour se saisir de Dom Gabriel Gerberon ; mais celui-ci ayant été averti prit la fuite et se retira en Hollande. La Cour fut extrêmement irritée de cette évasion, et croyant que le prieur y avait eu part, elle envoya le même exempt pour l'arrêter. Il trouva que par précaution il était également sorti de Corbie. Quoique ce fût pour venir lui-même en Cour par des chemins détournés, on crut que c'était une fuite et la Cour en témoigna son mécontentement. Dans une circonstance si fâcheuse, les supérieurs crurent qu'il fallait envoyer à Corbie une personne d'autorité pour informer contre le Père Gerberon, et ils jetèrent les yeux sur Dom Mommole, prieur de Saint-Denis. Soumis aux ordres de ses supérieurs, quoiqu'il prévît les suites malheureuses d'une pareille commission, il se rendit à Corbie, déclara le sujet de son voyage à la communauté, et les informations avec toute l'exactitude possible et envoya son procès-verbal en Cour. Comme il ne s'y trouva point de disposition contre le Père Gerberon, le ministère n'en fut pas content, et lorsque le Père Mommole se présenta pour rendre compte de sa conduite, il fut reçut comme un homme qui avait voulu favoriser le Père Gerberon. Dom Mommole répondit devant le ministère avec fermeté et avec droiture qu'il avait fait son devoir, et que s'il se trouvait quelque défaut de formalité dans son procès-verbal, il consentait d'être puni.

La congrégation était alors sans général par la mort du R. P. Dom Vincent de Marsolles, décédé le 5 septembre 1681 ; il fallut lui donner un successeur à la diète qui se tint à Saint-Germain-des-Prés, l'année suivante. Les assistants et les visiteurs étant assemblée commencèrent par élire un neuvième définiteur. Dom Mommole fut élu, et aussitôt on l'envoya chercher à Saint-Denis pour procéder avec les autres à l'élection d'un général. Toute l'assemblée jeta les yeux sur lui ; mais il fut le premier à déclarer que dans la circonstance des affaires de la congrégation il fallait en élire un autre qui fût agréable à la Cour. On élut le R. P. Dom Benoît Brachet, qui peu de jours après reçut une lettre de cachet qui lui ordonnait de déposer le prieur de Saint-Denis et quelques autres supérieurs. Dom Mommole reçut cette disgrâce avec une grande égalité d'esprit, et remercia Dieu de l'avoir déchargé d'un fardeau qu'il avait porté si longtemps malgré lui, et dont il souhaitait de se voir entièrement délivré pour vaquer à lui-même et se préparer à la morte. Les premiers supérieurs de la congrégation lui écrivirent pour lui témoigner combien ils étaient sensibles à ce qui lui était arrivé et lui offrir leurs monastères. Il répondit à tous qu'il mettait cette disgrâce au nombre des plus grandes faveurs qu'il eût reçues de Dieu et refusa les offres qu'ils lui faisaient de leur maison, disant qu'il était bien aise de paraître le dernier dans un lieu où il avait été si longtemps le premier. En effet, oubliant tout ce qu'il avait été dans la congrégation, il se revêtit de l'esprit de simplicité et de soumission, assistant régulièrement à tous les offices divins de jour et de nuit, et se faisant un devoir de remplir à son tour les charges du chœur, de la lecture et du service de table, sans que son âge avancé fût pour lui un prétexte de dispense. Durant les trois ou quatre années qu'il survécut à sa déposition, il ne sortit que deux fois du monastère pour aller voir un curé qui, étant au lit de la mort, souhaita de le voir. Il était toujours dans sa chambre uniquement occupé de Dieu et de Son salut. Il ne parlait jamais le matin qu'après avoir dit la sainte messe, voulant que les prémices de ses lèvres fussent consacrées au Seigneur.

Le Carême de 1686, il fit une retraite extraordinaire qui fut suivie de quelques faiblesses, sans qu'il demandât aucun soulagement ; mais, la troisième fête de Pâques, il fut saisi d'une oppression si violente, qu'il fut obligé de souffrir qu'on le conduisît à l'infirmerie. Les grandes douleurs étant apaisées, il revint au dortoir et suivit à son ordinaire les exercices réguliers ; mais le vendredi suivant, 19 avril, il eut une oppression plus violente accompagnée d'un rhumatisme, et la fièvre s'étant jointe aux maux qu'il souffrait, il fut contraint de retourner à l'appartement des infirmes et de prendre des bouillons gras. Depuis ce jour il ne manqua jamais de dire la sainte messe jusqu'au 25 du même mois qu'on voulut l'en empêcher à cause de sa trop grande faiblesse. Encore fit-il tant d'instances, assurant que ce serait la dernière qu'il célébrerait, qu'on fut obligé de le lui permettre. Son oppression s'étant augmentée, on lui déclara que sa maladie était mortelle ; «Je me réjouis de ce que vous me dites, s'écria-t-il, j'irai dans la maison du seigneur.» Il demanda le saint viatique, qu'il reçut avec de grands sentiments de piété, après une exhortation très touchante à la communauté, attendant avec patience l'heure qu'il plairait à Dieu de rappeler à Lui. La premier jour de mai, s'étant trouvé plus mal, on la donna l'extrême-onction, et comme on achevait la dernière onction il expira doucement, l'an 1686, universellement regretté de tous ceux qui avaient eu le bonheur de le voir et de vivre avec lui.

Vers le même temps, mourut à Jumièges Dom Robert Jamet, natif de Barneville, au diocèse de Rouen. À l'âge de dix-neuf ans, il fit profession à Jumièges avec son frère Dom Filibert Jamet, le 17 janvier 1629. Ils avaient encore un frère aîné dans la congrégation nommé Dom Hombert Jamet qui, peu d'années auparavant, s'était consacré à Dieu. Dom Robert fut élevé à la supériorité ; mais il versa tant de larmes à la nouvelle qu'il en reçut et demanda sa démission avec tant d'instances, qu'il fallut accorder à ses pleurs ce que son mérite demandait qu'on lui refusât. Déchargé de la supériorité, on lui donna l'office du cellérier de Jumièges, qu'il exerça près de quarante ans avec édification. C'était un modèle de régularité, et son respect pour le silence était si grand, que dans sa vieillesse, étant obligé d'aller à l'infirmerie tous les jours y prendre quelque soulagement, il le prenait en silence et sans jamais dire une seule parole aux autres malades, qu'il se contentait de saluer d'une inclination, accompagnée d'un sourire gracieux, qui marquait la sérénité de son âme, et son affection pour eux. Il mourut le 30 mai de l'année 1689. Il est enterré dans le cloître du côté de la tour, vis-à-vis de la cinquième arcade, en allant de la porte du réfectoire à celle du cloître, à l'endroit où est gravé sur la tombe « 30 de mai 1686».

[De 1685 à 1695.] — Au mois de février de l'année précédente, Mgr de Harlay, archevêque de Paris et abbé de Jumièges, fit l'échange de la baronnie de Conteville, située au bailliage et vicomté du Pont-Audemer contre le fief, terre et châtellenie du Lendin. Comme la baronnie de Conteville n'était affermée alors que de 45 livres, et que le fief du Lendin, outre le patronage de la cure, rapportait 800 livres de rente, les religieux donnèrent leur consentement ; ce qui n'empêcha pas qu'en 1728, M. de Saint-Simon, successeur de Mgr de Harlay, voyant que les biens de Conteville avaient augmenté de 5000 à 6000 livres de rente, par les soins de M. Cousin, procureur général honoraire aux requêtes de l'hôtel et grande chancellerie de France, ne le menaçât de retrait et n'en obtînt une somme de près de 5000 livres à l'exclusion des religieux, qu'il avait mis hors d'état de se joindre à lui dans cette affaire par les procès ruineux qu'il leur avait suscités depuis sa nomination à l'abbaye de Jumièges. Dix-huit mois auparavant, Mgr de Harlay avait cédé par bail emphytéotique à François Mizeray le moulin de Gravigny, près d'Évreux, à condition que le preneur en payerait certain loyer annuel, qu'il en ferait les réparations et reconstructions à ses dépens, et qu'il le remettrait aux religieux en bon état à la fin de son bail sans aucun dédommagement de leur part.

Dès ce temps-là et même auparavant, les vicaires perpétuels de la péninsule et de Duclair souffraient avec peine que les religieux de Jumièges, en qualité de curés primitifs, officiassent dans leurs églises aux fêtes solennelles de patron. Le vicaire perpétuel de Duclair fut des premiers à lever l'étendard ; mais l'affaire ayant été portée devant le bailli de Rouen, les religieux furent maintenus par sentence du 15 mai 1687 dans leur titre de curés primitifs et dans le droit d'en faire les fonctions aux fêtes principales de l'année et de percevoir tous les ans 20 livres de rente sur les fruits de sa cure avec les deux tiers des offrandes, les jours de Pâques, Noël et de la Purification de la Vierge. Les autres vicaires perpétuels n'osèrent remuer après cette sentence, et celui de Duclair s'y soumit sans doute ; au moins voit-on par deux actes devant notaires, signés de sa main et des principaux habitants, qu'un religieux assisté de deux confrères célébra la messe et prêcha après l'Évangile le jour de Saint-Denis, patron de l'église, dans la même année 1687 et la suivant 1688 (
7).

La voûte de la nef de la grande église fut achevée dans le même temps par les soins de Dom Robert Du Faucil, qui gouvernait l'abbaye depuis quatre ans en qualité de prieur. La charpente seule coûta 1500 livres non compris 70 chênes qui furent abattus sur les fermes du Mesnil et d'Yainville, et l'on déboursa jusqu'à 5000 livres pour le plafond et la sculpture qu'on fit mettre au-dessus de chaque pilier, afin que la voûte parut toute de pierre. Cette dépense, qui était considérable pour le temps, ne ralentit point le zèle du prieur pour la décoration de l'église. Voyant que la nef n'était pavée que de petits carreaux de terre cuite, il entreprit de la faire paver de pierres de taille ; mais la négligence des ouvriers lui fit perdre la gloire de cette bonne œuvre, qui ne finit qu'en 1692, la seconde année de la supériorité de Dom Martin Filaud, que le chapitre général mit à sa place en 1690. Il y avait alors quatre chapelles dans la nef avec un reste de fonts baptismaux, qui menaçaient ruine à cause de leur caducité. Nous en avons parlé ailleurs en rapportant l'histoire de la fondation de l'église paroissiale de Saint-Valentin ; nous nous contenterons de dire ici que ce fut en cette année 1692 qu'on détruisit entièrement ces monuments d'antiquité.

Cependant les religieux de Jumièges avaient toujours beaucoup à souffrir de la part de M. Hurault de L'Hôpital, seigneur de Bellebat, à cause de leur prieuré de Bû-la-Vieville, qu'il prétendait relever de sa terre de Bû-le-Châtel. Julien de Fiesque, Charles et Guillaume de Bouchardeau, successivement prieurs de Bû-la-Vieville, avaient été contraints par les persécutions qu'il leur avait faites de résigner leur bénéfice. Le dernier des trois ne voulant pas en trahir les intérêts, et ne pouvant troubler de fermiers à causé des surtaxes auxquelles M. de Bellebat, seigneur de Bû-le-Châtel, les faisait imposer dans la répartition des tailles, fut forcé de prendre la régie de son prieuré pendant dix ans ; mais étant tombé dans une maladie, qui diminua beaucoup ses forces, et intimidé d'ailleurs par les menaces qui lui étaient faites par M. de L'Hôpital, il fit avec lui une transaction en 1672, contre laquelle il se pourvut par lettres de rescision obtenues en la chancellerie, le 1er juillet 1676. Les choses ainsi remises en leur premier état, M. de Bellebat ne songea plus qu'à se venger du prieur par des procès qu'il lui suscita et par des vexations inouïes qu'il exerça et fit exercer contre les vassaux de Bû-la-Vieville, pour les assujettir au droit de banalité, de moulin, de four, pressoir, corvées, et à la juridiction de Bû-le-Châtel, au préjudice du prieur et de ses officiers jusqu'là qu'il en fit tuer plusieurs par des soldats aux gardes déguisés en gardes-bois, qui furent punis de mort dans la suite.

Sous ces entrefaites, le sieur de Bouchardeau voulant éviter les vexations du sieur de Bellebat et réparer la faute qu'il avait faite en transigeant avec lui contre les intérêts de M. l'abbé et des religieux de Jumièges, qui étaient parties an procès en règlement de juges avant la transaction, résigna son bénéfice à Dom Abraham Feray, religieux de Jumièges. Celui-ci, après la prise de possession, fut saluer MM. de Bellebat père et fils, et les conjura de lui accorder leur bienveillance avec la paix ; mais sa démarche ne servit qu'à augmenter les vexations sur les vassaux de son prieuré, ce qui contraignit Mgr de Harlay, les religieux de Jumièges et le nouveau prieur de Bû à poursuivre le règlement de juges. M. de Bellebat eut pour lors une conférence avec M. l'abbé, où le procureur de l'abbaye et celui du prieur de Bû se trouvèrent, la première semaine de Carême 1677. M. de Bellebat y étala son son droit le mieux qu'il lui fut possible, et conclut par une supplique à M. l'abbé d'être le juge en cette affaire ; mais le prélat s'étant aperçu que cette politesse ne tendait qu'à le séparer de ses religieux, répondit à propos qu'étant partie dans l'instance, il ne pouvait en être juge. Les procureurs de l'abbaye et du prieur de Bû proposèrent alors la voie du compromis, suivant leurs sommations verbales et par écrit. M. l'abbé demanda l'avis de M. de Bellebat, et au mois de septembre de la même année, M. de La Reynie, juge choisi et accepté par les parties, voyant que M. de. Bellebat différait de répondre après les délais, prononça un arrêt de renvoi au Châtelet sur les lettres de rescision de la transaction de 1672.

M. de Bellebat ella toujours son train et commit tant de violences contre l'ancien prieur et les habitants de Bû-la-Vieville, que M. l'abbé et les religieux de Jumièges furent obligés d'en porter leurs plaintes au roi, qui renvoya l'affaire à la Cour des Aides par arrêt du 26 septembre 1677. Le procès y fut jugé pour ce qui concernait les violences du sieur de Bellebat, le 21 juin 1681, et le sieur de Bellebat condamné en 500 livres d'aumônes applicables, moitié envers l'Hôtel-Dieu et l'autre moitié envers l'hôpital général de Paris, et à restituer aux habitants de la paroisse de Bû une somme de 1500 livres dont il avait déchargé ou fait décharger sur les rôles de tailles ceux qui tenaient ses fermes et moulins, etc., à la surcharge des autres contribuables. Le même arrêt le condamna en 500 livres d'amendes et aux dépens du procès solidairement avec trois de ses domestiques, dont il s'était servi pour commettre ses violences. Mais il n'en demeura pas là, et on le vit peu de temps, après se pourvoir en cassation d'arrêt, tant au fond que pour être déchargé des dépens. S'il ne réussit pas dans ses prétentions, il eut au moins l'avantage, au Châtelet, de ne pas tout perdre dans le nouveau procès qu'il suscita au prieur de Bû et aux religieux de Jumièges dans les années suivantes. La sentence est du 19 avril 1690. Il y est, à la vérité, débouté de l'inscription de taux qu'il avait formée contre la transaction de 1158 dont nous avons parlé en son temps, et de ses prétentions sur la haute, moyenne et basse justice, dans toute l'étendue de Bû-la-Vieville, ainsi que de la banalité de moulin, de four, pressoir, etc., à laquelle il voulait assujettir les vassaux du prieur ; mais il fut maintenu dans la suzeraineté et ressort de la ville et justice du lieu, et, en qualité de seigneur suzerain, autorisé à faire achever la litière et ceinture funèbre qu'il avait fait commencer après le décès de son père, tant en dedans qu'en dehors de l'église, paroissiale de Bû ; à avoir un banc dans le chœur et à jouir des droits honorifiques. Quelque favorable que peut être au sieur de Bellebat la sentence dont nous parlons, on le vit encore former de nouveaux griefs pour la faire casser, mais comme nous ne trouvons pas la fin de cette procédure, et que les religieux de Jumièges jouissent toujours de ce qui leur fut assigné par la sentence de 1690, il est vraisemblable que le sieur de Bellebat se désista de sa demande, ou qu'il en fut débouté par un nouvel arrêt.

La même année 1690, le chapitre général mit un cours de philosophie à Jumièges, et au mois de février suivant, on commença à démolir les vieilles infirmeries situées au milieu du jardin sur la première terrasse. Environ huit mois après les religieux obtinrent une sentence des requêtes à Rouen, portant injonction au sieur Viel, curé de Saint-Valentin de Jumièges, d'aller avec la procession de sa paroisse prendre les religieux dans l'église de l'abbaye, de les accompagner au lieu de la station les jours de Saint-Marc et des Rogations, et de ne les quitter qu'après les prières finies dans leur église, suivant l'usage ordinaire.

L'année 1693 fut remarquable par une espèce de maladie épidémique dont tout le royaume fut affligé. La province de Normandie perdit beaucoup plus de monde que toutes les autres, particulièrement à Rouen, à Caudebec et aux environs. Une maladie si terrible, dit l'auteur de la vie de S. Valentin, écrite deux ans après ce que nous rapportons, avait réduit les bourgs et les villages en une solitude affreuse ; plusieurs religieux de Saint-Wandrille en étaient morts, et ceux de Jumièges ne s'attendaient à rien moins qu'a payer le tribut à leur tour, lorsque le Père Filaud, qui avait pour eux des entrailles de mère, voyant que les remèdes étaient partout inutiles, les exhorta à recourir Dieu par l'intercession de S. Valentin, et à faire vœu de rebâtir sa chapelle, s'il daignait les préserver de ce fléau par sa médiation auprès du souverain arbitre de la vie et de la mort de tous les hommes. On fit le vœu avec des prières et des stations pendant neuf jours et Dieu se montra si propice qu'aucun religieux ne fut atteint de la maladie, tandis qu'elle fit un dégât horrible dans tout le pays.

Dom François Donay, que le chapitre général fit succéder cette année à Dom Martin Filaud, ayant appris la protection particulière de S. Valentin sur son abbaye, fit faire aussitôt le dessin de la chapelle que son prédécesseur avait fait vœu de bâtir, et comme ses religieux avaient une grande dévotion à S. Sébastien, dont on avait eu autrefois une relique précieuse enchâssée dans un bras de vermeil, il fit ériger cette chapelle en l'honneur de ces deux illustres martyrs, dont le pouvoir est si merveilleux auprès de Dieu contre toutes sortes de maladies contagieuses. Elle subsiste encore aujourd'hui sous le jubé et est une des plus belles qui soit dans l'église. L'autel est enrichi de deux grandes figures de hauteur presque humaine et parfaitement bien faites, l'une de S. Valentin, et l'autre de S. Sébastien, ayant à leurs pieds une figure beaucoup plus petite pour représenter les malades guéris par ces deux saints. Les pilastres sont de marbre, et leurs chapiteaux ainsi que la base sont dorés.

Le miracle que nous venons de rapporter ne fut pas le seul que S. Valentin voulut bien demander à Dieu en faveur de ceux qui l'invoquaient. La famine était alors dans le pays ; ce qui obligea d'avoir recours à Dieu par des prières publiques pour apaiser Sa colère et obtenir un prompt remède aux maux que la sécheresse annonçait encore pour l'année suivante. On fit pour ce sujet une procession générale, où la châsse de S. Valentin fut portée à l'église paroissiale et autour des murs de l'abbaye avec beaucoup de solennité. Les vicaires perpétuels de la presqu'île, avec les curés de Bliquetuit, de Guerbaville et de Duclair, y assistèrent, suivis de leurs paroissiens, qui n'étaient pas moine intéressés que ceux de Jumièges, du Mesnil et d'Yainville à faire une sainte violence au Ciel. La procession se fit le 20 mai, jour de l'Ascension, après vêpres, et l'on remarqua que le soir même il tomba une pluie douce et abondante, cinq jours avant qu'il plût à Rouen, et huit jours avant que l'on fît à Paris la procession de Sainte-Geneviève pour le même sujet. La récolte ne fut cependant pas meilleure que l'année précédente, où la contagion avait empêché de cultiver les terres ; mais la charité des religieux de Jumièges suppléa à ce qui manquait à chacun. On convertit en pain jusqu'à 4389 boisseaux de grain ; savoir : en froment 2415 boisseaux, en méteil 1762, et en seigle 148, pour les pauvres de Jumièges, du Mesnil et d'Yainville, seulement, chaque boisseau estimé 100 sols monnaie courante. Le cellérier paya en argent pour sa part des cotisations, en différentes paroisses, 5717 livres, et tous les jours environ 400 écuelles de soupe, outre le pain blanc et le vin pour les malades, en sorte que les habitants rendirent témoignage qu'il serait mort 500 personnes de plus, s'ils n'avaient été secourus par les religieux. Et, en effet, les autres paroisses perdirent un tiers de leurs habitants plus que les trois paroisses de Jumièges, du Mesnil et d'Yainville.

[Période d'économat, 1695-1718.] — Vers le commencement du mois d'août de l'année suivante 1695, François de Harlay, archevêque de Paris et abbé de Jumièges, mourut d'apoplexie dans son palais archiépiscopal. L'abbaye demeura en économat pour le soulagement des nouveaux convertis.

Le Nécrologe de Jumièges fait mention de deux religieux décédés pendant le cours de cette même année, dont le premier est le Père Dom Jean Garet. Il était né au Havre-de-Grâce vers l'an 1627, et fit profession à Vendôme le 17 mars 1647, à l'âge de vingt ans. Il fut employé après ses études dans les offices temporels, et il s'y distingua par un fond de probité et de régularité dans les moindres observances. Comme il faisait exactement ses lectures spirituelles, le commentaire de Cassiodore sur les Psaumes lui tomba un jour entre les mains. Il y prit goût, et comme l'édition était fort défectueuse, il résolut de la retoucher et de la corriger sur les manuscrits pour la donner au public plus parfaite. Il consulta pour ce sujet le Père d'Achery, qui approuva son dessein et lui donna de bons avis pour l'exécuter utilement. Dom Jean Garet en profita et à mesure qu'il avançait, il envoya son travail à Dom Luc d'Achery, pour en recevoir l'approbation ou la censure. Dom Luc d'Achery, content de ses premiers efforts, lui conseilla d'entreprendre l'édition entière, et il n'eut pas de peine à le lui persuader. Son emploi extérieur pouvait seul l'en détourner ; mais pour le rendre plus libre, le père général donna ordre à son supérieur de l'en décharger. Alors se voyant maître de son temps, Dom Garet se donna tout entier à son édition. Il ramassa tout ce qu'il put de manuscrits et d'anciennes éditions, corrigea les textes corrompus, et par son assiduité il rendit son travail en état d'être imprimé à Rouen, en 1679, sous la protection de M. Le Tellier, chancelier de France. Il partagea tous les ouvrages de Cassiodore en deux parties, dont la première contient les douze livres de ses lettres, son histoire tripartite, une chronique et l'histoire des Goths, qui n'est qu'un abrégé ; la seconde comprend ses commentaires sur les Psaumes et anciens ouvrages de ce grand homme, auquel on a attribué un commentaire sur le Cantique des Cantiques, que le Père Garet très bien n'être point de lui. Dans sa préface il expliqué et éclaircit les endroits qui souffrent quelques difficultés, et à la fin reconnaître que Dom Nourri l'a un peu aidé. Nous croyons cependant que toute la part que celui-ci a eue dans cette belle édition ne consiste qu'à avoir eu soin de l'impression. Dom Garet donne à la suite de sa préface de la vie de Cassiodore avec une dissertation qui prouve que cet illustre sénateur romain a été religieux bénédictin, contre le sentiment de Baronius. Quoi qu'il en soit, le public lui est très redevable de travail sur Cassiodore, et la congrégation des bons exemples qu'il lui a donnés. Il est enterré au cloître du côté du réfectoire, le troisième du côté de l'église, à l'endroit où est gravé : «Le 24 septembre 1694.»

Un mois ou environ après, mourut aussi, le 22 janvier 1695, Dom Basile de Saint-Germain, né à Anneville, dans la diocèse de Coutances, vers l'an 1618. Il entra la congrégation de Saint-Maur à l'âge de seize ans, et fit profession à Jumièges le 19 juin 1636. Ce fut un religieux des plus pénitents et des plus accomplis. Il fut supérieur en différents monastères, jusqu'à ce qu'étant devenu aveugle, on fut obligé de le décharger. Il se retira à Jumièges, où il supporta son affliction pendant de vingt ans, sans jamais rien relâcher de ses pratiques de pénitence, ni d'aucun exercice régulier. Tous les jours avant que l'on commençât l'office de matines, il faisait une demi-heure d'oraison devant le Saint-Sacrement, et lorsqu'elles étaient finies, il reprenait son oraison, ne s'occupant uniquement que de Dieu, sans prendre aucun repos. Son zèle pour l'office divin était si grand que les fièvres les plus aiguës ne pouvaient l'empêcher d'y assister. Pendant le jour les novices ou quelques jeunes religieux venaient lui faire des lectures de piété. Il ne buvait point de vin et ne mangeait que du gros pain. Dans son extrême vieillesse on eut beaucoup de peine à l'engager de venir à l'infirmerie, où il garda l'abstinence. Il y mourut saintement, muni des sacrements et universellement regretté de la communauté de Jumièges. Il est enterré dans le cloître, le quatrième du côté de l'église, à l'endroit où est gravé: «le 23e janvier 1695.»

En ce temps-là, dame Angélique Fabert, femme de François de Harcourt, marquis de Beuvron, lieutenant-général des armées du Roi et gouverneur du Vieux-Palais à Rouen, poursuivait le décret de la terre de la Mailleraye, à 2 lieues de Jumièges. Les religieux y avaient mis opposition dès le mois d'août de l'année 1687, pour la conservation de leurs droits seigneuriaux sur plusieurs pièces de terre relevant de leur baronnie. L'affaire fut portée à la vicomté de Pont-Audemer, qui les reçut opposants, non seulement au décret, mais à l'extension de fief que la dame Fabert prétendait avoir dans Heurtauville, et au droit de passage sur la rivière de Seine entre Caudebec et Jumièges, comme étant seuls seigneurs des eaux depuis Bliquetuit jusqu'à Duclair. Les choses examinées, l'on trouva leur opposition raisonnable, ce qui fit juger en leur faveur, le 17 septembre 1695.

Les six années suivantes fournit peu de matière à notre histoire. Les mémoires de l'abbaye font seulement mention d'un cours de philosophie en 1696, sous la discipline de Dom François Letellier, et d'un cours de théologie en 1699. Au mois de juin de la même année, Dom François du Vivier, qui était alors prieur de Jumièges, fut élu visiteur des maisons religieuses de la province de Bourgogne, et eut pour successeur à Jumièges Dom Dieudonné Buisson, natif de Blois et profès de Vendôme. C'était un religieux fort grave, retiré, intérieur et pénitent.

Avant que devenir à Jumièges, il avait été abbé de Chezal-Benoît, prieur de Saint-Jacut, de Saint-Melaine de Rennes, de Saint-Étienne de Caen, et visiteur de Bourgogne et de Normandie. Son mérite parut avec éclat dans tous ces différents emplois. Il veillait surtout avec un soin extrême à maintenir la bonne observance à laquelle il exhortait un chacun par son exemple et par ses paroles, même dans les chapitres généraux où il fut presque toujours député. Il ne se chauffait jamais, et il s'abstenait de poisson et de vin pendant toute l'année, à moins que l'obéissance ou ses infirmités ne le contraignissent d'apporter quelques relâchements à ses austérités. Sa charité pour les malades et pour les pauvres était sans bornes. Il faisait distribuer aux derniers toutes les abstinences de ses religieux, auxquels il avait le talent d'inspirer l'amour qu'il avait lui-même pour la pénitence. Il était prudent, ferme et ennemi du mensonge, lorsqu'il attaquait la réputation d'autrui. Il en donna des marques en Bourgogne et en Normandie, où il exigea de quelques calomniateurs les preuves de ce qu'ils avaient avancé, et faute de le faire il en fit un exemple qui intimida leurs semblables.

L'église de Jumièges avait alors besoin d'un réparation qui, pour n'être pas essentielle, attira néanmoins l'attention du nouveau prieur. La seconde, troisième et quatrième des grosses cloches étaient cassées et n'avaient encore pu être refondues. Dom Dieudonné Buisson traita pour ce sujet avec un fondeur fort expérimenté en son art, et, dès le mois d'octobre de la même année, ces trois cloches furent fondues avec tant d'habileté de la part du fondeur qu'elles se trouvèrent parfaitement d'accord avec la première. Mais ce qui fait plus d'honneur à la mémoire de Dom Dieudonné Buisson, c'est le zèle avec lequel il se prêta à l'exécution du dessein depuis longtemps projeté de construire un nouveau dortoir pour loger les religieux plus commodément et dans un même lieu. Un ancien bâtiment qui menaçait ruine ayant été détruit en 1700, il fit dresser le plan d'un nouvel édifice de 55 toises de longueur sur 8 de largeur, dans lequel on put pratiquer 49 chambres de religieux. En conséquence de ce plan, Dom Marc Souché, cellérier du monastère, fut chargé de traiter avec un architecte de Rouen, nommé Jacques Bayeux, et le 29 janvier 1701, il s'engagea de lui fournir tous les matériaux nécessaires, et de lui donner 10 livres 10 sols pour chaque toise d'ouvrage, tant pleine que vide, outre sa nourriture et son logement dans l'abbaye. La première pierre fut bénie par le père prieur le 9 avril suivant, et posée le même jour par le plus pauvre de la paroisse, qu'on revêtit tout à neuf, et l'aumône générale de la semaine fut augmentée de moitié afin d'attirer la bénédiction du Ciel l'ouvrage et sur les ouvriers. En 1704, l'édifice était élevé à 15 pieds de terre, et l'on se proposait d'y mettre 50 ouvriers à la ouverture de la campagne suivante ; mais on fut obligé de l'interrompre travailler aux réparations de la nef, dont la charpente était éloignée de plus de 2 pieds de la tour du chœur, et penchée du côté du portail, en sorte que le pignon menaçait ruine, et que venant à tomber, la voûte, l'orgue et un côté du cloître eussent été écrasés par sa chute. Des réparations de l'église on passa à celles de plusieurs fermes de l'abbaye, où l'ouragan du 28 décembre 1705 avait causé pour plus de 6000 livres de dommages. L'année suivante, la communauté fit l'acquisition de tous les domaines de M. Le Guerchcois dans les paroisses de Jumièges et d'Yainville avec la haute justice, pour 30000 livres qui furent payées comptant, et 4000 livres pour le droit d'amortissement. Cette dernière somme fut payée qu'en 1711, à peu près dans le même temps que le Conseil d'État rendit un arrêt en faveur des religieux, portant défenses au curé de Jouy et à tous autres de poursuivre ou intenter aucune action pour de nouveaux droits tant que l'abbaye serait en économat. Depuis quinze ans qu'elle y était demeurée, les religieux de Jumièges, suivant leur ancienne profession, n'avaient point manqué de présenter à tous les bénéfices de sa dépendance qui avaient vaqué. Mais, en 1706 et dans les années suivantes, MM. Colbert et d'Aubigné, successivement archevêques de Rouen (
8), refusèrent la collation à leurs présentés, prétendant que, pendant la vacance du siège abbatial, ils avaient droit de conférer librement et de plein droit les bénéfices qui étaient dit partage de l'abbé. Après plusieurs plaidoyers, tant au Pont-Audemer qu'à Rouen, l'affaire fut portée aux Requêtes du Palais à Paris, et la preuve de droit et de possession si bien établie par les avocats des religieux que, le 7 mars 1712, la cour rendit une sentence en leur faveur, et condamna le seigneur archevêque de Rouen et son pourvu aux dépens et à la restitution des fruits envers leur présenté. Il y a eu depuis un arrêt sur requête qui adjuge aux évêques le droit de présenter, pendant la vacance du siège abbatial.

Après la fête de Pâques qui, cette année 1712, arriva le 27 mars, le sieur Bayeux fut averti de se rendre à Jumièges pour continuer le dortoir qu'on avait totalement abandonné depuis huit ans. Il y arriva, en effet, au commencement d'avril, mais avec si peu d'ouvriers pendant toute la campagne et dans les suivantes, que le dortoir n'était encore logeable qu'en partie en 1720, où l'on fut contraint de l'interrompre de nouveau pour faire face à l'abbé de Saint-Simon, l'un des plus grands persécuteurs de l'ordre monastique. Enfin, en 1729, on reprit l'ouvrage, et les religieux eurent la satisfaction de pouvoir y loger commodément en 1732. Il serait à souhaiter qu'on eût eu plus d'exactitude à marquer ce que le bâtiment à coûté ; mais les officiers de ce temps ne l'ont point fait pour des raisons que nous ignorons, et tout ce que nous pouvons dire se réduit à ce seul point, qu'il est un des plus beaux et des plus magnifiques qu'on ait refait à neuf dans la congrégation.

Pendant que les religieux de Jumièges employaient l'argent de leurs épargnes à la construction de ce superbe édifice, M. Chevalier, seigneur de la Blandinière, les remboursa d'un capital de 2000 livres, que leurs prédécesseurs avaient prêtées au sieur Charles de la Blandinière, son aïeul, par contrat du 28 avril 1633. Il leur était libre de s'en servir pour fournir aux frais d'un ouvrage qu'ils n'avaient déjà que trop interrompu ; mais un bourgeois de Rouen, nommé Vauquelin, ayant mis en vente sa terre du Pavillon, située dans la paroisse de Duclair, ils aimèrent mieux l'acheter que de diminuer leur revenu, et c'est ainsi que la petite terre du Pavillon fut acquise au profit de l'abbaye le 3 mars 1713.

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[Notes de bas de page : * = originale ; ¹ = R. P.]

1*.  François Gayot de Pitaval, Causes célèbres et intéressantes, avec les jugemens qui les ont décidées, Paris, Legras, 1734, t. II, p. 370.

2*.  Ibid., pp. 521, 534 et suiv.

3*.  Ibid., p. 367.

4*.  Ibid., p. 352.

5*.  Ibid., p. 332.

6*.  La Sainte Bible, Luc 22: 27¹. [¹ Mais Jésus leur dit : «... Car lequel est le plus grand, celui qui est à table, ou celui qui sert ? N'est-ce pas celui qui est à table ? Moi, pourtant, je suis au milieu de vous comme celui qui sert...»]

7*.  Archives de Jumièges.

8¹.  Archevêques de Rouen : François de Harlay de Champ-Valon (1652-1672), François Rouxel de Médavy (1672-1691), Jacques-Nicolas Colbert (1691-1706) et Claude Maur d'Aubigné (1708-1719).


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 20 et Annexe

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]