TROISIÈME PARADE :

farce en trois actes de Thomas-Simon Gueullette ;

écrite à l'origine en 1716 ;

version de 1740 transcrite par Charles Gueullette en 1885.

[«Ce n'est que de l'argent»]

PERSONNAGES.
LE MAÎTRE, ou M. DE PARLAVENTREBLEU.
GILLES, son valet.
PRENDS-TOUT, filou.
LAISSE-RIEN, filou.
LE TAILLEUR.
UN ESCLAVE.
UN NOTAIRE.
UN MAÎTRE DE GRAMMAIRE ET D'HISTOIRE.
UN MAÎTRE À DANSER.
UN MAÎTRE D'ARMES.
UN MAÎTRE POUR LA POLITESSE ET LA CIVILITÉ.
L'AMANT DÉSESPÉRÉ.
M. GARGOT, traiteur.


ACTE I.


SCÈNE I.
LE MAÎTRE.

Il faut avouer que je suis un gentilhomme bien infortuné. J'avais trois valets, j'ai été obligé d'en chasser deux pour leur ivrognerie continuelle, et je me trouve réduit au seul Gilles. C'est un garçon fidèle, j'en conviens, mais il est si bête qu'on ne peut lui donner la moindre commission sans qu'il fasse les choses tout de travers. Cependant, il faut, malgré moi, que j'en passe par là ! surtout aujourd'hui que je dois aller nécessairement à Vaugirard. Il est vrai que ce n'est tout au plus que pour une couple d'heures. Mais il se passe bien des choses en si peu de temps... Gilles !... Gilles ! .. ce coquin me fera égosiller... Gilles !...


SCÈNE II.
LE MAÎTRE, GILLES.

GILLES.
On y va !

LE MAÎTRE.
Où diantre te fourres-tu donc ?

GILLES.
Parbleu, Monsieur, je ne peux pas être partout. J'étais allé à la cave tirer un petit coup de vinaigre avec Jacqueline.

LE MAÎTRE.
Je crains bien plutôt que tu n'y sois descendu pour boire mon vin.

GILLES.
Au contraire, Monsieur. La dernière fois qu'un de vos tonneaux était en vidange et que vous accusiez Jacqueline de l'avoir bu...

LE MAÎTRE.
Il est vrai que je me suis aperçu deux ou trois fois qu'elle avait l'haleine vineuse.

GILLES.
Eh bien ! Monsieur, cela a piqué au vif cette pauvre fille. Elle m'a montré le trou par où votre vin avait passé, et je travaillais actuellement à le boucher quand vous m'avez appelé.

LE MAÎTRE.
Le Ciel soit loué ! Il ne s'enfuira donc plus par cet endroit-là !

GILLES.
Oh ! Monsieur, je ne vous en réponds pas. Mais quand Jacqueline me le montrera, je serai toujours prêt à le boucher.

LE MAÎTRE.
Fort bien ! Or çà, mon ami, écoute-moi. Je suis obligé d'aller à Vaugirard pour une couple d'heures au plus. Pendant mon absence, aie bien soin de ma maison. Comme tu sais qu'un gentilhomme ne dégénère pas pour vendre le vin de son cru, je te laisse le maître de sa distribution.

GILLES.
Oh ! Monsieur, j'aurai grand soin de tout cela. Mais quand je serai à la cave, que deviendra Mlle Isabelle, votre fille. Faudra-t-il l'enfermer sous la clef ?

LE MAÎTRE.
Il n'y aurait pas grand mal. Cependant tu peux t'en dispenser, à moins que tu ne voies quelque godelureau rôder autour du logis.

GILLES.
Dans ce cas, laissez-moi faire.

LE MAÎTRE.
Surtout, ne fais point de crédit, si ce n'est aux gens du voisinage.

GILLES.
Allez, Monsieur, partez en assurance.

LE MAÎTRE.
Soit. Je serai bientôt de retour. (Il entre. On appelle Gilles en dedans.)

GILLES.
On y va ! Que diantre ! il y a toujours à refaire à ces femelles.


SCÈNE II.
PRENDS-TOUT, LAISSE-RIEN.

PRENDS-TOUT.
Et où diable te sauves-tu donc ?

LAISSE-RIEN.
Est-ce qu'il y a quelque chose de nouveau ?

PRENDS-TOUT.
Oui, mon ami, il s'agit d'avoir une lippée franche aux dépens de M. de Parlaventrebleu. [Lippée : repas.]

LAISSE-RIEN.
Et comment cela ?

PRENDS-TOUT.
Il a laissé le soin de son cabaret à Gilles. Il faut y entrer et nous servir de la ruse qui nous a réussi à la guingette des Porcherons, il y a huit jours.

LAISSE-RIEN.
C'est, morbleu, bien dit. Nous sommes habillés à peu près de la manière qu'il faut pour cela.

PRENDS-TOUT.
Heurte à la porte.


SCÈNE II.
PRENDS-TOUT, LAISSE-RIEN, GILLES.

LAISSE-RIEN.
Holà ! hé ! quelqu'un.

GILLES.
Me voilà, Messieurs, que diable ! Voilà des figures bien singulières. Que souhaitez-vous ?

PRENDS-TOUT.
Mon ami, nous voulons une bouteille de ton meilleur vin de Champagne.

GILLES.
Du meilleur vin de Champagne ?

LAISSE-RIEN.
Oui ! du mousseux.

GILLES.
Vous allez être servis tout à l'heure. (Il rentre et revient.) Messieurs, je ne songeais pas qu'il ne doit arriver que demain soir. Pour le présent, nous n'en avons pas une goutte ici.

PRENDS-TOUT.
Quoi ? tu n'as plus de vin de Champagne ?

GILLES.
Non, Monsieur, mais, pour tout autre vin, vous n'avez qu'à parler

LAISSE-RIEN.
Eh bien ! chevalier, passons-nous de Champagne. Donne-nous donc du bourgogne ; mais du meilleur, du beaune, par exemple.

GILLES.
Ah ! ah ! Vous me paraissez être de fins gourmets ; mais, pour du beaune, cela n'est pas possible. Il nous a manqué ce matin. Je viens d'en donner la dernière bouteille à M. le comte de Stirlik-Berlik.

PRENDS-TOUT.
Parbleu, marquis, nous jouons aujourd'hui de malheur. Eh bien ! sers-nous du vin de Côte-rôtie.

GILLES.
De Côte-rôtie ? J'en avais une pièce excellente, mais elle a tourné au bois aigre la semaine dernière, et j'ai été obligé de la livrer au vinaigrier.

LAISSE-RIEN.
Tu auras tout au moins du vin de Goulange, de Chablis, de Montmorillon ?

GILLES.
Il nous en venait par eau ; mais le bateau a péri, et tout le vin a été perdu.

PRENDS-TOUT.
Ah ! je vois bien qu'il faudra nous réduire au petit vin de Suresnes. Apporte-nous-en donc une bouteille.

GILLES.
Du petit vin de Suresnes ? Eh ! savez-vous qu'il a été excellent cette année !

LAISSE-RIEN.
Oh ! nous en aurons donc ?

GILLES.
C'est ce qui vous trompe ! Il ne m'en restait plus qu'un carteau. Le tonnelier, il n'y a pas deux heures, en voulant le mettre en perce, a enfoncé la douve du milieu, et tout le vin s'est enfui dans l'instant sans qu'il en fût resté une seule goutte. Ma foi, Messieurs, c'est grand dommage !

PRENDS-TOUT.
Mais, enfin, faquin que tu es, sais-tu que le marquis et moi, nous commençons à nous impatienter ! Quel vin as-tu donc à nous donner ?

GILLES.
Ma foi, Messieurs, je ne vous ferai point de montre. Vous aurez du vin de Brétigny.

LAISSE-RIEN.
Et, morbleu ! donne-le tel qu'il est. Le chevalier et moi nous étranglons de soif.

GILLES.
Vous allez être servis sur-le-champ.

LAISSE-RIEN.
À la fin, nous boirons donc ! Je crois que ce drôle-là se moque de nous.

PRENDS-TOUT.
Rira bien qui rira le dernier.

GILLES.
Tenez, Messieurs, voilà du vin exquis.

PRENDS-TOUT.
Voyons, mon ami.

GILLES.
Bon ! j'ai oublié les verres.

PRENDS-TOUT.
Va donc les chercher.

GILLES, sortant.
J'y cours. (Il rentre.) Ma foi, je n'ai trouvé que celui-ci. Il y eut hier ici des gens qui firent la débauche. Ils ont tout cassé, hormis celui que je tiens.

LAISSE-RIEN.
Fort bien ! Et le vin ?

GILLES.
Parbleu, j'ai tant d'affaires dans la tête que j'ai remporté la bouteille. (Il sort.)

LAISSE-RIEN.
Morbleu ! c'est se moquer !

GILLES, rentrant.
La voici. Permettez, Messieurs, que je vous mette ici un bout de nappe. J'aime la propriété. (Il met un torchon sale, puis il boit.) Comment le trouvez-vous ?

PRENDS-TOUT.
Mais, animal, nous ne l'avons pas encore goûté. Donne-moi cette bouteille !

GILLES.
La voilà.

LAISSE-RIEN.
N'aurais-tu rien à nous donner pour graisser le couteau ? Quelque pièce de four ou quelque morceau de bœuf ?

GILLES.
Une pièce de four ou un morceau de bœuf ?... J'ai votre affaire.

PRENDS-TOUT.
Tant mieux. À ta santé ! (Ils boivent deux autres coups chacun.)

GILLES, apportant une tuile et une poignée de foin sur deux assiettes.
Voilà, Messieurs, ce que vous demandez.

PRENDS-TOUT.
Qu'est-ce que cela ?

GILLES.
Une pièce de four.

PRENDS-TOUT.
C'est une tuile. Et ceci ?

GILLES.
Un morceau de bœuf.

LAISSE-RIEN.
Par la têtebleue, marquis, ce drôle-là est jovial ! Tu as bien fait de ne pas demander un morceau de cochon.

GILLES.
Oh ! Monsieur, n'en faites faute. Il y en a dans la garde-robe de notre maître, mais...

PRENDS-TOUT.
Ce garçon-là est bouffon. Ne trouves-tu pas qu'il a un air de quelqu'un de ton régiment ?

LAISSE-RIEN.
Effectivement ! Il ressemble beaucoup au petit Gillot.

GILLES.
Comment dites-vous cela, Monsieur ? Est-ce que vous avez connu le petit Gillot ?

PRENDS-TOUT.
Si nous l'avons connu !

GILLES.
Savez-vous bien que c'était mon oncle ?

LAISSE-RIEN.
Ton oncle ?

GILLES.
Oui vraiment, et pouvez-vous me dire ce qu'il est devenu ?

LAISSE-RIEN.
Ma foi, mon ami, il a été pendu, il y a six semaines, pour avoir été en maraude.

GILLES.
Vous vous moquez de moi. Mon oncle n'était pas un maraud.

PRENDS-TOUT.
Nous ne te disons pas cela. Aller en maraude, c'est s'écarter de l'armée pour piller le paysan. Autant de pris, autant dépendus. Mais cela ne déshonore pas.

GILLES.
Cela ne déshonore pas ? Oh ! Je suis bien aise que mon oncle ait été pendu.

LAISSE-RIEN.
Je le crois bien! D'autant plus que, comme on leur permet de faire un testament, le pauvre Gillot en a fait un dont je suis l'exécuteur.

GILLES.
Vous avez donc pendu vous-même mon oncle ?

PRENDS-TOUT.
Non, vraiment ! mon ami ; il a été exécuteur des dernières volontés de Gillot, qui l'a chargé de remettre tout ce qu'il possédait à un neveu que l'on appelle Gilles Bambinois Cadet L'Aîné.

GILLES.
Eh bien ? Messieurs, c'est moi qui m'appelle Gilles Bambinois Cadet L'Aîné. Parbleu ! voilà un brave oncle ; je veux boire à sa santé !

LAISSE-RIEN.
Comment, à sa santé ! Il est mort.

GILLES.
Cela n'y fait rien !

LAISSE-RIEN.
Tu n'as qu'à te trouver demain, à mon lever, rue Soli, à l'hôtel des Trois-Moineaux, et à demander le marquis de la Trichardière ; je te remettrai toute la succession de ton parent.

GILLES.
Volontiers.

PRENDS-TOUT.
Parbleu ! Buvons à la santé du légataire. Apporte-nous une seconde bouteille.

LAISSE-RIEN.
Tope ! Au légataire ! (Gilles va chercher une seconde bouteille.)

GILLES.
Et, Messieurs, la succession est-elle considérable ?

LAISSE-RIEN.
Elle consiste dans quelques effets que mon valet de chambre a apportés dans sa valise. 1° Il y a un sifflet de chaudronnier de cristal minéral. Trois dés pipés et un étui à lunettes vuide.

GILLES.
Cela ne me paraît pas d'une grande conséquence.

LAISSE-RIEN.
Il y a encore une tasse de coco, un briquet avec son amadou, une seringue de moyenne grandeur, avec toutes ses dépendances.

GILLES.
C'est quelque chose que cela... Et ses habits, vous ne m'en parlez pas.

PRENDS-TOUT.
Ils appartenaient de droit à ses valets de chambre.

GILLES.
À ses valets de chambre ? Diantre ! Mon oncle était donc devenu gros seigneur ?

PRENDS-TOUT.
Non ! Vous ne m'entendez pas. (Il fait signe que Gillot a été pendu.)

GILLES.
Je ne vous entends pas.

LAISSE-RIEN.
Que diable ! vous avez la forme bien enfoncée dans la matière ! Il veut vous rappeler que, le pauvre Gillot ayant été pendu, ses valets de chambre...

GILLES.
Ah ! je suis au fait. Oui, oui, je conçois que sa garde-robe appartenait à ces messieurs... Eh bien ! pour peu que cela vaille, j'irai demain matin chercher le tout en votre hôtel.

LAISSE-RIEN.
Tu n'as qu'à venir, mon ami ; mais comme il faut prendre les charges avec le bénéfice, le défunt oblige, par son testament, son légataire universel à payer à mon sergent quarante livres qu'il lui a prêtées, et trois cents livres pour les intérêts de cette somme.

GILLES.
De sorte que cela fait 340 francs. Messieurs, je renonce à la succession du défunt. Il n'y a pas là pour 40 sols de breloques, et il faudrait être fou pour les prendre, à condition de payer ces 340 francs.

PRENDS-TOUT.
Ce garçon raisonne juste et paraît avoir de l'esprit. Effectivement, je ne lui conseillerais pas d'accepter cette succession, à moins que ce ne fût pour faire honneur à la mémoire de son oncle.

GILLES.
Ah ! je suis bien son serviteur. Mais où donc est-il mort ?

PRENDS-TOUT.
Dans la ville d'Ostende, dont nous venons de faire le siège.

GILLES.
Vous venez du siège d'Ostende ?

LAISSE-RIEN.
Oui, mon ami ; tu nous vois un peu délabrés. Mais, ma foi, à la fin d'une campagne, on est bien heureux quand on n'est pas encore en plus mauvais état. Il faisait diablement chaud à ce siège-là !

GILLES.
Est-ce que vous étiez exposés au grand soleil ?

PRENDS-TOUT.
Il s'agissait bien du soleil. C'est le canon qui nous ronflait aux oreilles.

GILLES.
Messieurs, cela fait-il plus de bruit que le canon de la Grève au feu de la Saint-Jean ?

LAISSE-RIEN.
Belle comparaison ! On voit bien que tu es un badaud qui n'est jamais sorti de Paris.

GILLES.
Pardonnez-moi, j'ai été à Chaillot, à Saint-Cloud...

PRENDS-TOUT.
Voilà de grands voyages. Et en es-tu revenu sain et sauf ?

GILLES.
Oui ! Dieu merci. J'ai pourtant pensé verser dans une charrette. Elle penchait diablement vers les fossés du Cours-la-Reine.

LAISSE-RIEN.
À propos de fossés, te souviens-tu, marquis, de celui que je sautai pour aller aux ennemis ? Il avait plus de soixante toises de long !

GILLES.
Et combien avait-il de large ?

LAISSE-RIEN.
Environ quatre pieds.

GILLES.
Et ! parbleu ! il fallait le sauter par cet endroit.

LAISSE-RIEN.
Aussi fis-je; et l'exemple de mon intrépidité encouragea tellement le régiment que nous emportâmes la contrescarpe sans coup férir.

PRENDS-TOUT.
Cela est vrai. Buvons un coup au brave sauteur.

LAISSE-RIEN.
Volontiers. (Ils boivent tous trois.)

PRENDS-TOUT.
Et moi, chevalier, est-ce que je ne fis pas des merveilles à la tête du Pont-Euxin qui communique dans la ville ?

LAISSE-RIEN.
Cela est vrai.

PRENDS-TOUT.
Après m'être battu comme un diable, moi seul, avec deux pistolets de poche, j'arrêtai les assiégés qui voulaient faire une sortie. D'un seul coup, je brûlai la moustache d'un goujat et fis sauter un œil de verre à la vivandière de la place. Ensuite, le plomb me manquant, je m'arrachai promptement une dent mâchelière qui branlait un peu ; je chargeai mon pistolet de nouveau et, avec cette dent, je tuai raide un Ostendais qui m'allait décharger un coup de sabre sur l'oreille.

GILLES.
Morguenne ! Voilà une belle action !

PRENDS-TOUT.
Aussi étonna-t-elle les ennemis au point que, sur-le-champ, ils demandèrent à capituler.

GILLES.
Et votre oreille, l'avez-vous encore ?

PRENDS-TOUT.
Oui, mon ami, au moment que je cassai la tête à l'Ostendois, le sabre lui tourna dans la main, il tomba par terre et ne coupa que l'oreille de mon soulier.

GILLES.
Voilà qui s'appelle un coup bien heureux ! Parguenne, à votre santé. (Ils boivent.)

LAISSE-RIEN.
Son bonheur n'approche pas du mien. Écoutez bien ceci. Au commencement du siège, les ennemis faisaient des mines.

GILLES.
Je crois que c'étaient de laides grimaces.

LAISSE-RIEN.
Tu ne me comprends pas. Faire une mine, c'est creuser un chemin sous terre que l'on emplit de poudre à canon et, par ce moyen, on vous fait sauter deux cents hommes haut comme les tours Notre-Dame.

GILLES.
Houlas ! Eh bien ?

LAISSE-RIEN.
Il y avait trois jours que je ne m'étais couché. J'étais sur un ouvrage à corne. La mine joue, elle m'enlève, et je me trouve sur le rempart de la ville, tout étourdi de ma chute, au moment que nos troupes font jouer une autre mine qui me rapporte dans notre camp et, par un hasard bien singulier, me jette tout brandi au milieu de ma tente, sur mon lit, où je dormis vingt-quatre heures de suite sans débrider et sans avoir reçu la moindre égratignure.

GILLES.
Je ne vous croirais pardienne pas, si vous ne me le disiez vous-même.

LAISSE-RIEN.
Cela est pourtant bien vrai. Mais voilà assez boire. Il faut payer ce garçon. Eh bien ! mon ami, combien vous faut-il ?

GILLES.
Vous avez eu trois bouteilles et du linge blanc, vous ne pouvez pas donner moins d'un écu.

PRENDS-TOUT.
Ma foi, ce n'est pas trop... Que veux-tu donc faire, Chevalier ?

LAISSE-RIEN.
Et, parbleu, je veux payer l'écot.

PRENDS-TOUT.
Tu te moques, je crois ! C'est moi qui t'ai invité, et tu prétends payer ? Mais c'est m'insulter !

LAISSE-RIEN.
Eh ! fi donc ! Je te dis que je paierai.

PRENDS-TOUT.
Tu veux donc encore une affaire avec moi ?

LAISSE-RIEN.
Tout comme tu voudras. Mais tu ne paieras pas, ou cela sera décidé au premier sang.

GILLES.
Cela étant, Messieurs, je vais chercher des cartes.

PRENDS-TOUT.
Pourquoi faire ?

GILLES.
Pour que vous décidiez à qui paiera en un coup de piquet.

LAISSE-RIEN.
Il est original ! Eh ! mon ami, c'est-à-dire que celui de nous deux qui sera blessé le premier paiera l'écot.

GILLES.
Fort bien, mais si l'un de vous deux tue l'autre ?

PRENDS-TOUT.
Ce sera alors le survivant qui paiera.

GILLES.
Oui ! Et s'il s'enfuit sans payer ? Voilà un mort qui m'embarrassera.

LAISSE-RIEN.
Il a raison. Mais comment faire? Car tout résolument je veux payer.

PRENDS-TOUT.
Et moi aussi.

GILLES.
Ma foi, Messieurs, cherchez quelqu'autre expédient que celui de vous battre.

LAISSE-RIEN.
Tiens, marquis, ce garçon me fait naître une idée bien simple. Bandons-lui les yeux, et celui de nous deux qu'il attrapera paiera l'écot.

PRENDS-TOUT.
Je le veux bien, mais il ne me sera pas défendu de me jeter dans ses bras ?

LAISSE-RIEN.
Oh ! parbleu ! Chevalier, je suis bien sûr de te prévenir.

GILLES.
C'est bien pensé. Messieurs, il n'y a qu'à me bander les yeux.

PRENDS-TOUT, bas.
Quand tu auras les yeux couverts, tourne-toi tout d'un coup à gauche ; tu me trouveras sous ta main.

LAISSE-RIEN.
Ah ! morguenne, point de supercherie, tu parles à l'oreille de ce garçon.

GILLES.
Allez, Messieurs, je jouerai de franc jeu. (Ils lui bandent les yeux, et ensuite se sauvent pendant que Gilles parcourt la scène.)


SCÈNE V.
LE MAÎTRE, seul.

Ma foi, quand je me suis trouvé sur le Pont-Neuf, la pluie est survenue avec tant d'abondance que j'ai remis à demain ma course à Vaugirard. J'aurais, parbleu, été mouillé jusqu'à la chemise.


SCÈNE VI.
LE MAÎTRE, GILLES.

GILLES, saisissant son maître.
Oh ! parbleu, ce sera toi qui paieras l'écot.

LE MAÎTRE.
Qu'est-ce à dire ? es-tu fou ?

GILLES.
Tu paieras l'écot.

LE MAÎTRE.
Mais, explique-toi donc ! Pourquoi joues-tu ainsi tout seul à colin-maillard ? (Il lui ôte son bandeau.)

GILLES.
Ah ! ah ! notre maître ! c'est vous ! Où diable sont-ils donc allés ?

LE MAÎTRE.
Qui ?

GILLES.
Le marquis et le chevalier, ces braves d'Ostende.

LE MAÎTRE.
Je ne sais ce que tu veux dire.

GILLES.
Ces deux hommes qui viennent de faire un écot. Ils sont apparemment allés se battre ici près.

LE MAÎTRE.
Et à propos de quoi ?

GILLES.
Pour voir, entre eux, qui paiera. Le marquis n'a jamais voulu souffrir que le chevalier mît la main à la bourse. Le chevalier jurait de tuer le marquis s'il se mettait en devoir de paier.

LE MAÎTRE.
Je ne comprends rien à cela !

GILLES.
Tenez ! Pour s'accorder, ils ont proposé de me bander les yeux et que celui que je prendrais paierait la dépense.

LE MAÎTRE.
Et tu y as consenti ?

GILLES.
Sans doute ; ils voulaient s'assommer !

LE MAÎTRE.
Oh ! le cheval ! l'animal ! Ne vois-tu pas, bête que tu es, que ce sont deux fripons ?

GILLES.
Eh ! non, Monsieur, ils m'apportaient même la succession de mon oncle, le petit Gillot. Mais je n'ai pas voulu la recevoir.

LE MAÎTRE.
Et je te dis, moi, que tu n'es qu'un sot ! Va, mon pauvre ami, tu ne seras jamais qu'un butor. Tu n'es pas propre à servir. Prends ton parti. Te voilà gros et grand comme père et mère, tu devrais bien plutôt songer à apprendre un métier.

GILLES.
Monsieur, j'y ai déjà pensé, mais le choix m'embarrasse. C'est, par exemple, une belle chose qu'un vitrier !

LE MAÎTRE.
Oui, mon ami, mais tu es trop maladroit. Tu casserais trop de verres ; tu t'y ruinerais. Mon couvreur avait besoin, il n'y a pas longtemps, d'un apprenti. Nous pouvons le voir.

GILLES se met à pleurer.
Oh ! Monsieur, je vois bien que vous voulez me faire périr. De la taille dont je suis, me faire couvreur ! c'est se moquer. Le métier est un peu trop périlleux pour un maladroit comme moi.

LE MAÎTRE.
Tu n'as pas absolument tort. Eh bien ! prenons un autre métier.

GILLES.
Monsieur, je serais pourtant bien couvreur à une condition.

LE MAÎTRE.
Quelle est-elle ?

GILLES.
La maîtresse couvreuse est assez gentille.

LE MAÎTRE.
C'est vrai. Mais qu'est-ce que cela fait ?

GILLES.
Eh bien, Monsieur, me voilà déterminé à être couvreur, pourvu que je ne travaille qu'à deux pieds de terre avec la maîtresse, et que tout l'ouvrage ne tienne qu'à une cheville.

LE MAÎTRE.
Impertinent ! Il t'appartient bien de porter tes vœux aussi haut !

GILLES.
Eh bien, Monsieur, faites-moi apprenti brodeur.

LE MAÎTRE.
Ce n'est pas mal penser. Mais pourquoi choisis-tu ce métier préférablement aux autres ?

GILLES.
Je vais vous le dire. J'étais, hier, à la porte de votre maison. Il y avait trois jeunes gens qui causaient ensemble. L'un disait : J'ai donné hier à souper à ma maîtresse. Il y avait une fricassée de poulet, un levraut, deux bécasses, trois perdrix, six bouteilles de vin de Champagne...

LE MAÎTRE.
Qu'est-ce que cela a de commun avec le métier de brodeur ?

GILLES.
Vous allez voir. Un autre, qui l'écoutait, a dit à l'oreille de son camarade : «Autant pour le brodeur.» Vous voyez bien, suivant ce discours, que j'aurais eu tout ce repas pour moi.

LE MAÎTRE.
Ah ! ah ! la plaisante idée !

GILLES.
Ce n'est pas le tout. Le troisième a dit : «Moi, j'ai été jouer à la roulette, et, depuis huit jours, il faut que j'y aie gagné au moins cent louis !» Aussitôt : «Autant pour le brodeur.» Dame ! avec une pareille somme, je serais bientôt riche !

LE MAÎTRE.
Parbleu, Gilles, tu as raison jusque-là. Mais as-tu entendu le reste de la conversation ?

GILLES.
Non ! Jacqueline m'appela et je rentrai dans la maison.

LE MAÎTRE.
Et moi, de ma fenêtre, voici ce que j'ai entendit dire par l'un des trois, qui me parut un peu fanfaron. «J'ai eu une querelle avec un maraud qui m'a insulté ; j'ai mis l'épée à la main, et, comme c'était un lâche qui n'a pas osé dégainer, je lui ai donné cent coups de bâton.» Sais-tu ce que les deux autres lui ont répondu ?

GILLES.
Non.

LE MAÎTRE.
«Autant pour le brodeur !»

GILLES.
Cela étant, cherchons un autre métier.

LE MAÎTRE.
Voudrais-tu être tailleur ?

GILLES.
Oui-da !

LE MAÎTRE.
Eh bien ! nous avons M. Ostrogrelot, notre voisin. Voyons ce qu'il demandera pour ton apprentissage. Va heurter à sa porte.

GILLES.
Volontiers, Monsieur.


SCÈNE VII.
LE MAÎTRE, GILLES, LE TAILLEUR.

GILLES.
Toc, toc, toc.

LE TAILLEUR.
Qui est là ?

LE MAÎTRE.
Bonjour, mon voisin. Tenez, voilà un gros garçon qui voudrait bien apprendre votre métier.

LE TAILLEUR.
Monsieur, ce n'est pas bien aisé. Cependant, ce n'est pas la magie noire.

LE MAÎTRE.
Combien demandez-vous pour son apprentissage ?

LE TAILLEUR.
Faut-il vous surfaire ?

LE MAÎTRE.
Non.

LE TAILLEUR.
Cinquante écus.

GILLES.
Oh ! Monsieur, c'est trop !

LE MAÎTRE.
Il a raison.

LE TAILLEUR.
Monsieur, quand ce serait pour le neveu du roi, je n'en rabattrais pas un sol, à moins que ce garçon veuille être cinq ans chez moi sans appointements, auquel cas je ne demande rien.

LE MAÎTRE.
Cela vaudrait mieux de cette manière.

LE TAILLEUR.
Il y a encore une petite condition : c'est que, quand j'éternuerai, ce garçon ne manque pas aussitôt de me dire : «Le Ciel t'assiste !»

GILLES.
Cela ne coûte rien.

LE TAILLEUR.
À la bonne heure. Mais je t'avertis que, quand on l'oublie, j'entre aussitôt en fureur, et je tuerais mon homme s'il ne me disait pas : «Le Ciel t'assiste !» C'est une maladie.

GILLES.
Malepeste ! il y faudra faire attention.

LE TAILLEUR.
Je vais éternuer. Prenez garde.

LE MAÎTRE.
Oui, Monsieur. À toi, Gilles.

LE TAILLEUR.
Atchit ! atchit !

GILLES.
Le Ciel t'assiste !

LE TAILLEUR.
Ah ! coquin. (Il rosse Gilles.)

GILLES.
Attends donc ! Et pourquoi me bats-tu ! N'ai-je pas dit : «Le Ciel t'assiste ?»

LE TAILLEUR.
Oui, mais j'ai éternué deux fois et tu ne m'as dit qu'une fois : «Le Ciel t'assiste !»

GILLES.
Cela étant, j'ai tort.

LE TAILLEUR.
Atchit !

GILLES.
Le Ciel t'assiste !

LE MAÎTRE.
Ah ! voilà qui est bien.

GILLES.
Ma foi, avec cet homme-là, il faut toujours avoir l'esprit tendu.

LE TAILLEUR.
At... at... at... at...

GILLES.
Oh ! je n'y serai plus attrapé. «Le Ciel t'assiste !»

LE TAILLEUR.
Je suis mort ! (Il rosse Gilles.) Ah ! traître ! Ah ! maraud !

GILLES.
À qui diable en as-tu donc ?

LE TAILLEUR.
Comment ! misérable, tu m'as fait manquer mon éternuement. J'étouffe.

GILLES.
Eh bien ! le Ciel ne t'assiste pas. J'y ferai plus attention une autre fois.

LE MAÎTRE.
Ah çà ! Gilles, je te laisse chez ton nouveau maître. Fais bien ton devoir.

GILLES.
Oui, Monsieur, votre serviteur.


SCÈNE VIII.
GILLES, LE TAILLEUR.

LE TAILLEUR.
Mon ami, je ne vais qu'à quatre pas d'ici acheter du fil. Voilà un habit qu'il faut retourner et un jupon à mettre du haut en bas.

GILLES.
Ah ! Monsieur, je ferai bien cela.

LE TAILLEUR.
Tu as donc un commencement de travail ?

GILLES.
Oh ! que oui, Monsieur.

LE TAILLEUR.
Tant mieux, mon ami. (Il sort.)

GILLES.
Parguenne ! il ne faut pas être grand sorcier pour cela. Ce n'est pas là de l'ouvrage bien difficile. (Il retourne les manches de l'habit et met le jupon du haut en bas sur une chaise.)

LE TAILLEUR.
Me voilà bientôt de retour. Eh bien ! ne t'ennuies-tu pas ?

GILLES.
Ah ! que non, notre maître. Avez-vous quelque chose à me donner à faire ? Votre besogne est déjà achevée.

LE TAILLEUR.
Cela n'est pas possible.

GILLES.
Voyez plutôt.

LE TAILLEUR.
Oh ! quel extravagant ! Atchit !

GILLES.
Le Ciel t'assiste !

LE TAILLEUR.
Fort bien ! Voici, mon ami, comme il faut s'y prendre. Mais il est d'usage de chanter en travaillant. Allons, de la gaieté.

(Le maître-tailleur dit à Gilles d'apporter une chaise, Gilles la couche par terre et se met du côté de la paille. Le tailleur s'assied sur le dos. Il se met à chanter ; Gilles chante avec lui et dit en se levant : «Oh ! la drôle de chanson !» Sitôt que Gilles se lève, le tailleur tombe par terre. Après avoir répété deux ou trois fois ce lazzi, arrive un esclave.)


SCÈNE IX.
GILLES, LE TAILLEUR, L'ESCLAVE.

L'ESCLAVE.
Signori, vorrei sapere la casa d'un certo signore chi si chiama...

GILLES.
Quel diable de baragouin est-ce cela? L'entendez-vous, notre maître ?

LE TAILLEUR.
Ma foi, non !

GILLES.
Ni moi non plus. Voilà une drôle de figure. Dis-moi un peu, l'ami, est-ce que tu ne sais pas parler français ?

L'ESCLAVE.
Pardonnez, Mossiou, ma je lou parla mal.

GILLES.
Eh ! qu'importe ! Parle comme tu pourras. Comment t'appelles-tu ?

L'ESCLAVE.
Je ne me pèle pas, Mossiou, je me rase.

GILLES.
Oh ! l'animal ! Je te demande ton nom ?

L'ESCLAVE.
Il mio nome. Je n'en ai point, Mossiou.

LE TAILLEUR.
Tu n'as point de nom ?

L'ESCLAVE.
Non, Mossiou. En entrant dans sta paia, je fou condotto a una citadella. On m'y a fait laisser il mio nome, et, depuis ce temps, je n'ai plus de nom.

GILLES.
Fort bien ! Et, auparavant, comment t'appelait-t-on ?

L'ESCLAVE.
Il mio padre si nomava Chit-Chit ; la mia madré Hem-Hem-Hem ; e mi preguen Stirlik Berlik, Abracadabra. Atchit !

GILLES.
Le Ciel t'assiste ! Quel diable de nom ! Et d'où viens-tu à présent ?

L'ESCLAVE.
D'Etioupie.

GILLES.
Du pays des toupies ?

L'ESCLAVE.
Non des toupies, Mossiou, ma d'Étioupie. J'ai passé chez les Truques.

GILLES.
J'entends bien. Dans un pays où il y a des truffes.

L'ESCLAVE.
Eh ! non, Mossiou.

LE TAILLEUR.
Il veut dire qu'en venant d'Éthiopie il a passé chez les Turcs.

L'ESCLAVE.
Si, signore. La son fatto schiavo, esclavo d'un certo mossiou chi venait du Monomotapa.

GILLES.
Oh ! pour ce pays-là, je le connais. J'y ai été plus de vingt fois.

L'ESCLAVE.
Au Monomotapa ?

GILLES.
Oui, Patapatapa. C'est le pays des tambours. Étant petit garçon, dans le carnaval, je suivais tous ceux qui marchaient dans Paris.

L'ESCLAVE.
Ah ! ah ! Patapatapa ! Lou pays des bambous ! Je crève de rire. Ma quand jou pense à mon pauvre maître, qui avait été dans sta pays, jou nou puis retenir mes larmes. Hy ! hy ! hy !

GILLES.
Il pleure comme notre âne brait.

L'ESCLAVE.
On pleure de sta manière chez les Truques. Ah ! Mossiou ! j'ai perdou un bon maître !

GILLES.
Tu n'as qu'à faire battre le tambour. Tu le retrouveras peut-être.

L'ESCLAVE.
Non, Mossiou, non. Le mono !

LE TAILLEUR.
Il est mort ! Cela est fâcheux.

L'ESCLAVE.
E ma donado la liberta, a conditione di venir à Paris, per chercher un de ses neveux qu'il a fatto son heritico universel.

LE TAILLEUR.
Il veut dire son héritier universel, son légataire.

L'ESCLAVE.
Oui, Mossiou, et vede sto paquet que je dois remettre à sto nevod en mano propria.

LE TAILLEUR.
Pour lui remettre ce paquet en main propre.

GILLES.
Et, s'il les avait sales, il n'aurait donc pas le paquet ? Mais dis-moi, mon ami, combien laisse-t-il à son héritier ? Cela va-t-il bien à cent écus ?

L'ESCLAVE.
Piou de cent mille écus, Mossiou. Ma que la peste crève, que lou diable emporte sto Mossiou Gilles Bambinois Cadet L'Aîné !

GILLES.
Parle donc, hé ! animal ! Sais-tu bien que je suis homme à te donner cent coups de pied dans le ventre !

L'ESCLAVE.
E perquoi, Mossiou ?

GILLES.
Et parce que c'est moi qui suis M. Gilles Bambinois Cadet L'Aîné !

L'ESCLAVE.
Vous, Mossiou ?

GILLES.
Oui, moi, en propre original.

L'ESCLAVE.
Ah ! Signore ! que je suis houreux ! Tenez, voilà lou paquet que mon maître m'a dit de vous remettre après sa mort.

GILLES.
Comment ? Mon oncle t'a dit cela après sa mort ?

LE TAILLEUR.
Et non ! il lui aura dit apparemment de te le remettre quand il serait mort.

L'ESCALVE.
Oui, Mossiou.

GILLES.
Il est donc effectivement mort ? Voyons, car je ne veux pas que l'on me trompe. Comment s'appelait-il, mon oncle Monomotapa ?

L'ESCLAVE.
On lou nommoit, Mossiou, lou petit Gillot.

GILLES.
Ah ! diantre ! Tiens, voilà ton paquet. Tu es un fripon.

L'ESCLAVE.
Mi un fripon ! E perquoi, Mossiou ?

GILLES.
C'est que le petit Gillot, mon oncle, a été pendu en maraude devant le siège d'Ostende.

L'ESCLAVE.
E non, Mossiou, le morto à Stamboul, à Constantinopola.

GILLES.
Qu'est-ce qu'il barbouille ?

LE TAILLEUR.
Je crois qu'il dit que ton oncle est mort à Stamboul, auprès de Constantinople.

GILLES.
En ce cas, les braves d'Ostende sont deux fripons. Mais je vais bien voir si ce drôle-là connaissait mon oncle Gillot. N'est-il pas vrai qu'il a eu moins de peine à mourir qu'un autre ?

L'ESCLAVE.
Le vero, Mossiou. Comme lera borgne, il n'a eu qu'un œil à fermer.

GILLES.
L'enfant dit vrai. Et n'avait-il point le sentiment que son neveu était un gros garçon bien fait, homme d'esprit ?

L'ESCLAVE.
Non, Mossiou, tout alcontrario, m'a ditto qu'il était mal fatto, uno bestia, uno ignorante, un butoro.

GILLES.
Oh ! mon oncle me connaissait bien.

L'ESCLAVE.
E vi cognosco a sto portrait.

GILLES.
Et dis-moi, mon ami, où sont ces cent mille écus ?

L'ESCLAVE.
Dans sto paquet avec lo suo testamento.

GILLES.
Cela est bien léger.

LE TAILLEUR.
Ce sont apparemment des lettres de change payables à vue sur quelque bon banquier.

GILLES.
Et si, par malheur, le banquier était aveugle ?

LE TAILLEUR.
Cela n'y fait rien.

L'ESCLAVE.
Tenez, Mossiou, voilà le paquet. Lisez.

GILLES.
Oh ! je sais bien écrire, mais je ne sais pas lire.

LE TAILLEUR.
Donnez, donnez. (Il lit.) «Mon neveu, avant que de mourir, j'ai fait remettre à M. Zigzag, banquier à Paris, cent mille écus qu'il vous paiera, suivant les lettres de change que vous trouverez dans le paquet, avec mon testament, dont M. de Parlaventrebleu, mon ancien voisin, est l'exécuteur testamentaire. Je le charge de vous marier de sa main et de vous placer dans un poste honorable. Rendez-vous-en capable et souvenez-vous de votre oncle, qui a changé le nom de petit Gillot, qu'il portait, en celui de Gilles Legrand, premier du nom.»

GILLES.
Gilles Legrand ? Oh ! oh ! Cela est bien honnête, au moins.

LE TAILLEUR.
Mais il faut récompenser ce garçon.

GILLES.
Cela est juste. Reviens dans huit jours. Or çà, notre maître, qu'est-ce que nous ferons de ces cent mille écus ? Il me prend envie de devenir amoureux de Mlle Isabelle.

LE TAILLEUR.
C'est sagement penser, mon ami. Votre alliance ne peut que faire honneur à M. de Parlaventrebleu, et, si vous voulez, je me charge de la demander en mariage.

GILLES.
Vous me ferez grand plaisir.

LE TAILLEUR.
J'y vais de ce pas. Pendant ce temps, entrez dans l'arrière-boutique ; vous y trouverez un habit qui ira, je crois, à votre taille. Je vous appellerai quand il en sera temps.

GILLES.
C'est, morguenne, bien penser. Allez donc vite, car je suis diablement amoureux. Je vais m'habiller en gentilhomme. (Il rentre.)


SCÈNE X.
LE TAILLEUR, LE MAÎTRE.

LE TAILLEUR.
Toc, toc, toc.

LE MAÎTRE.
Oh ! c'est vous, mon voisin ! Est-ce que vous seriez déjà mécontent de Gilles ? Ne voudriez-vous plus le garder ?

LE TAILLEUR.
Ce n'est point cela qui me fait venir vous voir ; mais un événement singulier est cause que ce garçon ne peut plus demeurer chez moi.

LE MAÎTRE.
Quel est donc cet événement ?

LE TAILLEUR.
Il est devenu amoureux, et je suis chargé de demander pour lui une fille en mariage.

LE MAÎTRE.
Ah ! ah ! Voilà une folie nouvelle ! Et vous espérez qu'on vous accordera cette fille ?

LE TAILLEUR.
Sans doute.

LE MAÎTRE.
Elle est jolie apparemment. Elle a du bien !

LE TAILLEUR.
Oui ! oui !

LE MAÎTRE.
Ma foi, mon pauvre voisin, vous êtes plus fou que Gilles même.

LE TAILLEUR.
Oh ! que non ; et vous en conviendrez quand je vous dirai que c'est de Mlle Isabelle qu'il est devenu amoureux.

LE MAÎTRE.
De ma fille ! Le trait est excellent. Oh ! vous avez raison... Comment refuser un tel gendre ?

LE TAILLEUR.
Vous ne le refuserez pas !

LE MAÎTRE.
Je n'aurai garde.

LE TAILLEUR.
Mais je vous parle très sérieusement.

LE MAÎTRE.
Je vous réponds sur le même ton.

LE TAILLEUR.
Voulez-vous parier que, quand je vous aurai dit deux mots, vous changerez de langage.

LE MAÎTRE.
Je ne veux pas parier, car je suis sûr de gagner. Vous pouvez dire à M. Gilles que je le trouve bien insolent.

LE TAILLEUR.
Doucement ! point d'invectives. Mais si ce prétendu insolent se trouvait, au moment que je vous parle, riche de cent mille écus ?

LE MAÎTRE.
Malepeste ! C'est un beau rêve !

LE TAILLEUR.
Je ne rêve pas, mon cher voisin. Un oncle de Gilles est mort dans la Turquie et l'a fait son héritier. On vient, en ma présence, de lui remettre le testament du défunt et les cent mille écus en bonnes lettres de change.

LE MAÎTRE.
Oh ! oh ! voilà qui modifie la thèse.

LE TAILLEUR.
Eh bien ! gagneriez-vous à présent ?

LE MAÎTRE.
Non, mais ceci mérite réflexion... Et vous m'assurez qu'il aime ma fille à la folie ?

LE TAILLEUR.
À la folie.

LE MAÎTRE.
Voilà une aventure bien singulière ! Ce que je crains dans tout ceci, c'est que, malbâti comme il l'est, ma fille ne veuille pas l'épouser. Il faudrait commencer par l'habiller proprement.

LE TAILLEUR.
Cela est déjà fait.

LE MAÎTRE.
Et il serait à propos, pendant quelques mois, que Gilles apprît à lire et à écrire, en un mot, qu'il prît des maîtres pour le former, car vous m'avouerez que c'est un rustre.

LE TAILLEUR.
J'en conviens, mais je ne doute pas qu'il n'accepte vos propositions, et, si vous voulez, je vais lui porter votre réponse.

LE MAÎTRE.
Très volontiers. (Le tailleur sort.)


SCÈNE XI.
LE MAÎTRE, seul.

Voilà une fortune trop considérable pour que ma fille la refuse... Cent mille écus !... Elle roulera carrosse... Oui, oui, elle l'épousera, et je m'estimerai très heureux, si le mariage peut réussir. Mais voilà Gilles ! Il n'est point mal comme cela... Ma foi, il a bonne mine.


SCÈNE X.
LE TAILLEUR, LE MAÎTRE, GILLES.

GILLES.
M. d'Ostrogrelot m'apprend, notre maître, que vous voulez bien avoir l'honneur d'être mon beau-père... Dame, j'irai droit en besogne avec Mlle Isabelle. Elle ne se plaindra morguenne pas de moi.

LE MAÎTRE.
Monsieur Gilles, je suis ravi de votre bonne fortune, et que vous vouliez la partager avec ma fille. Mais je voudrais bien que vous pussiez, auparavant, vous défaire de certaines façons de parler basses et indécentes. M. Ostrogrelot vous a expliqué mes intentions là-dessus.

GILLES.
Oui, il m'a dit que vous vouliez me donner des maîtres ; j'aimerais mieux, moi, que vous me baillissiez des laquais.

LE MAÎTRE.
Vous en aurez aussi. Mais, afin que ces drôles ne se moquent pas de vous, il serait nécessaire que vous vous défissiez d'un jargon aussi ridicule que celui dont vous vous servez.

GILLES.
Eh bien ! les maîtres n'ont qu'à venir. Vous verrez comme je me rendrai bientôt capable.

LE MAÎTRE.
Il vous en faudra de plus d'une espèce.

GILLES.
Qu'est-ce que cela me fait ? Ça m'amusera.

LE TAILLEUR.
C'est fort bien dit. Voyez, mon voisin, comme l'amour rend docile. Si vous le voulez, je me charge de vous envoyer tous les maîtres dont M. Gilles aura besoin.

GILLES.
Très volontiers.

LE MAÎTRE.
Vous me ferez grand plaisir. (Le tailleur sort.) Allons, mon gendre, entrons. Venez vous reposer et saluer ma fille. Elle sera bien étonnée de vous savoir si riche et si amoureux d'elle. Après le dîner, vous aurez plus de force pour prendre vos leçons.

GILLES.
Entrons, beau-père !


ACTE II.


SCÈNE I.
LE MAÎTRE, GILLES, UN NOTAIRE.

LE NOTAIRE.
Voilà apparemment M. votre gendre futur ? Cela fait un bon gros réjoui et je ne doute pas que Mlle votre fille n'en soit très contente.

GILLES.
Oh ! j'en suis bien sûr. Je suis un fier compère.

LE NOTAIRE.
Voilà, Monsieur, le contrat de mariage tout dressé. Il n'y a qu'à remplir les noms et les sommes. Voulez-vous que j'en fasse la lecture ?

LE MAÎTRE.
Volontiers, Monsieur.

LE NOTAIRE.
S'il y avait quelque chose à rectifier, ceci ne servirait que de modèle :... «Furent présents... »

GILLES.
Doucement, M. le tabellion. Qui est-ce qui furent présents ?

LE NOTAIRE.
C'est vous, Monsieur, et la future.

GILLES.
Et pourquoi ne mettez-vous pas : «Sont présents?»

LE NOTAIRE.
C'est le style.

GILLES.
C'est le style ? Mauvais style ! Et qu'est-ce que c'est, s'il vous plaît, que la future ?

LE NOTAIRE.
C'est celle que vous devez épouser.

GILLES.
Elle ne s'appelle pas Mlle Future.

LE NOTAIRE.
Eh ! non, Monsieur ; future, c'est-à-dire, celle qui un jour sera votre femme.

GILLES.
J'entends ! Et pourquoi faut-il que cette future et moi nous soyons présents à cela ?

LE NOTAIRE.
Parce que, le contrat de mariage se passant entre elle et vous, il faut que vous le signiez l'un et l'autre, et, par conséquent, que vous y soyez présents.

GILLES.
Cela est drôle !

LE NOTAIRE.
«Furent donc présents »... Votre nom, s'il vous plaît ?

GILLES.
Pourquoi faire ?

LE NOTAIRE.
Pour le mettre sur le contrat.

GILLES.
Voilà qui est plaisant ! On ne peut pas me marier sans que je sois présent et sans mettre mon nom ?

LE NOTAIRE.
Je vous l'ai déjà dit, Monsieur, cela est impossible... Votre nom ?

GILLES.
Gilles.

LE NOTAIRE.
Gilles tout court ?

GILLES.
Non. Tout long.

LE NOTAIRE, écrivant.
Gilles Toutlong. C'est apparemment votre nom de famille.

GILLES.
Moi ? Je n'ai pas de famille.

LE NOTAIRE.
Mais comment s'appelait votre père ?

GILLES.
Il s'appelait Gilles Bambinois L'Aîné.

LE NOTAIRE.
Eh bien ! voilà donc votre nom de famille. C'est Bambinois !... Gilles Bambinois.

GILLES.
Oui, mais il faut ajouter Cadet L'Aîné.

LE NOTAIRE.
Cela ne se peut pas. Si vous êtes le cadet vous n'êtes point l'aîné.

GILLES.
Ah ! vous êtes une bête, M. le tabellion. On m'appelait d'abord Cadet, parce que j'avais un frère aîné ; il mourut, je devins l'aîné et le cadet. Et, depuis, on m'a toujours appelé Cadet L'Aîné.

LE NOTAIRE.
Soit ! Gilles Bambinois Cadet L'Aîné. Vos qualités ?... Écuyer ?

GILLES.
Non !

LE NOTAIRE.
Chevalier ?

GILLES.
Qu'est-ce à dire ?

LE NOTAIRE.
C'est à dire gentilhomme de race ancienne.

GILLES.
Oh ! très ancienne ! aussi ancienne que la foire !

LLE NOTAIRE.
«Chevalier de race aussi ancienne que la foire»... Le nom de vos père et mère ?

GILLES.
Comment ? Il faut encore dire cela ?

LE NOTAIRE.
Oui, Monsieur, cela est essentiel.

GILLES.
Mon père s'appelait Alexandre, Jules, César, Marc-Anthoine Bambinois L'Aîné.

LE NOTAIRE, après avoir écrit et répété ces noms.
Et Mme son épouse ?

GILLES.
On nommait ma mère Christoflette Croquesole.

LE NOTAIRE.
Elle demeurait apparemment dans un port de mer ?

GILLES.
Oui, Monsieur, elle demeurait dans la halle, auprès du pilori.

LE NOTAIRE, répétant le nom.
Vous êtes majeur ?

GILLES.
Qu'est-ce que cela veut dire ?

LE MAÎTRE.
Monsieur vous demande si vous avez vingt-cinq ans.

GILLES.
Attendez, que je compte : j'ai été treize ans en nourrice et douze ans à l'école...

LE MAÎTRE.
Cela fait juste vingt-cinq ans.

LE NOTAIRE.
Majeur, procédant sous l'autorité de sesdits père et mère.

GILLES.
Expliquez-moi cela !

LE NOTAIRE.
Cela veut dire que vos père et mère consentent à votre mariage et vous autorisent à le contracter.

GILLES.
Bon ! Il y a plus de trente ans qu'ils sont morts !

LE NOTAIRE.
Trente ans ! Je n'y comprends rien. Il faut donc rayer cela. À présent, passons à la signature.

LE MAÎTRE.
Monsieur, ma fille s'appelle Simonne-Policarpe-Ouinifride-Isabelle de Parlaventrebleu.

LE NOTAIRE, écrivant
A-t-elle père et mère ?

GILLES.
Oh ! quel imbécile ! Est-ce que tu ne vois pas son père ?

LE NOTAIRE.
Monsieur, vous êtes peu mesuré dans vos paroles.

LE MAÎTRE.
Ne prenez pas garde à ce que dit mon gendre ; il est jovial. Ma femme ne vit plus. Mais ma fille est majeure.

LE NOTAIRE.
Par conséquent, on peut la dire : Usante et jouissante de ses droits.

GILLES.
De ses droits ? Qu'est-ce que cela signifie ?

LE NOTAIRE.
Qu'elle peut, en quelque façon, disposer de sa personne, de sa volonté, de ses biens.

GILLES.
Passe pour cela.

LE NOTAIRE, lisant.
«Lesquelles parties, en présence et assistées de leurs parents et amis...» On laisse ici en blanc huit ou dix lignes pour remplacer leurs noms... «Ont volontairement reconnu et confessé avoir fait et accordé ensemble ce qui suit. C'est à savoir qu'ils ont promis de se prendre en foi et loi de mariage... et cætera...»

GILLES.
Rayez cela, s'il vous plaît, Monsieur. Je veux parler tant qu'il me plaira.

LE NOTAIRE.
Et qui vous en empêchera ?

GILLES.
Ne venez-vous pas de dire : et se taira ?

LE NOTAIRE.
Ah ! ah ! cela est comique. J'ai dit et cætera, c'est-à-dire qu'il y a une phrase qui est purement de style... Il y aura apparemment communauté de biens ?

LE MAÎTRE.
Oui, et surtout donation. Vous entendez ?

LE NOTAIRE.
Oui, Monsieur. (À Gilles.) Qu'est-ce que vous apportez en mariage ?

GILLES.
Parbleu, M. le tabellion, vous êtes bien curieux.

LE NOTAIRE.
Mais, Monsieur, il faut le mettre sur le contrat.

LE MAÎTRE.
Monsieur, mon gendre est riche de cent mille écus.

LE NOTAIRE.
Cent mille écus !

GILLES.
Tout autant.

LE NOTAIRE.
Et qu'est-ce que la future a devant elle ?

GILLES.
Voilà, parbleu, une plaisante demande ! Elle a ce que toutes les autres y ont.

LE NOTAIRE.
Je vous demande, Monsieur, ce qu'elle apporte en mariage ?

GILLES.
Ah ! c'est une autre affaire! Il faut le demander au beau-père.

LE MAÎTRE.
Monsieur, du chef de sa mère, elle a une pièce de terre située au territoire de la Motte.

LE NOTAIRE.
Fort bien ! Est-ce du bled qu'elle porte ?

LE MAÎTRE.
Non, Monsieur, c'est un pré, et une fontaine au bas de ce pré.

LE NOTAIRE, répétant.
Rapportant, le tout, par an ?

LE MAÎTRE.
Je ne sais pas absolument.

GILLES.
Tant vaut la femme, tant vaut la terre.

LE NOTAIRE.
Fort bien !... Les tenants et aboutissants de cette terre ?

LE MAÎTRE.
Tout le monde vous dira cela sur le lieu.

LE NOTAIRE.
Il faut donc laisser ici un blanc pour le remplir. Le préciput est égal. Il faut mettre dix mille francs. [Préciput : avantage que le testateur ou la loi donne à un des cohéritiers par-dessus les autres, avec lesquels néanmoins il partage le reste de l'héritage.]

LE MAÎTRE.
Va. Dix mille francs !

LE NOTAIRE.
Passons maintenant au douaire.

GILLES.
Qu'est-ce que cette bête-là ?

LE NOTAIRE.
Le douaire est une récompense que le mari donne à sa femme pour le prix des faveurs qu'il est en droit d'exiger d'elle et qu'elle ne peut plus légitimement lui refuser. Nos auteurs appellent le douaire : Praemium delibatae vel defloratae virginitatis¹, assez mal à propos, puisqu'on en accorde aussi aux veuves qui ne sont pas dans le cas². [¹ Ou, plus fréquemment, Praemium delibatae virginis. ² Et, par conséquent, Praemium delibatae pudicitiae.]

GILLES.
La peste vous crève, M. le tabellion, si je comprends rien à ce que vous venez de dire ! Mais, enfin, quel est donc ce cas ?

LE NOTAIRE.
Est-ce que ces messieurs n'entendent pas le latin ?

GILLES.
Je n'en sais pas un mot, et je crois que le beau-père n'en sait guère davantage.

LE MAÎTRE.
Je l'ai su autrefois ; mais, ma foi, je l'ai oublié.

LE NOTAIRE.
Celui que je viens de vous citer n'est pas aisé à vous expliquer sans une paraphrase... C'est, Monsieur, la récompense de ce qu'une fille accorde à son mari, qu'elle ne peut lui donner qu'une fois, et qu'une veuve ne peut plus lui apporter.

GILLES.
L'un est tout aussi clair que l'autre.

LE MAÎTRE.
Pour moi je comprends bien.

GILLES.
Tant mieux pour vous, beau-père.

LE MAÎTRE.
Monsieur, mettez 4000 francs de douaire par an.

GILLES.
Mets tout ce que tu voudras.

LE MAÎTRE.
Il y a, outre ce, la donation de tous ses biens pour la bonne amitié...

LE NOTAIRE.
Oui, Monsieur, je vais dans mon cabinet rédiger ce contrat et le faire mettre au net. (À Gilles.) Monsieur, il y a là de l'ouvrage, et cela coûtera de l'argent.

GILLES.
Eh ! Allez toujours votre chemin, M. le tabellion, vous serez bien payé.

LE NOTAIRE.
Je n'en doute pas, Monsieur. (Il sort.)

GILLES.
Beau-père ! je crois que ce sera assez pour le tabellion de 24 sols.

LE MAÎTRE.
Fi donc ! Vous n'y pensez pas.

GILLES.
Parbleu ! J'en ferais écrire autant sous le charnier pour une pièce de 12 sols.

LE MAÎTRE.
Il ne s'agit pas de cela à présent. On heurte. C'est apparemment un de vos maîtres que M. d'Ostrogrelot vous envoyé.

GILLES.
Il a l'air bien lugubre.


SCÈNE II.
LE MAÎTRE, GILLES, UN MAÎTRE DE GRAMMAIRE.

LE MAÎTRE.
Que souhaitez-vous, Monsieur ?

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Je viens, Monsieur, de la part de M. d'Ostrogrelot.

LE MAÎTRE.
Monsieur, voilà l'écolier dont on vous a parlé.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Je vois bien, Monsieur, que vous voulez plaisanter. Il n'est pas sensé, naturel, qu'un jeune gentilhomme de cet âge ait besoin de mes leçons.

LE MAÎTRE.
Pardonnez-moi, il est resté orphelin très jeune et ses parents l'ont beaucoup négligé. C'est pourtant un homme de condition.

GILLES.
Il est vrai. Je suis entré, dès l'âge de dix ans, en condition, et je n'en serais pas plus avancé, sans la succession de mon oncle.

LE MAÎTRE.
Oh ! quel butor ! Il veut dire qu'il est entré au service.

GILLES.
Eh, oui ! C'est la même chose.

LE MAÎTRE.
Comme ma présence ne vous est pas ici nécessaire, je me retire. Vous pouvez, Monsieur, donner votre leçon à votre écolier.


SCÈNE III.
GILLES, LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Vous savez sans doute, Monsieur, qu'il y a vingt-quatre lettres dans l'alphabet ?

GILLES.
Non, Monsieur, je n'en sais pas un mot et ne me soucie guère de le savoir.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Mais il faut commencer par la grammaire.

GILLES.
Fi donc ! Que voulez-vous que je fasse d'une grand'mère ? J'aimerais cent fois mieux une petite fille.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Vous badinez. Je vois bien que vous êtes déjà instruit, et que la rhétorique vous plairait davantage.

GILLES.
Je ne la connais pas.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Vous n'ignorez pas, Monsieur, que c'est l'art de parler.

GILLES.
Si cela est, je n'en ai pas besoin. Je parle assez.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Mais que souhaitez-vous donc apprendre ?

GILLES.
Ma foi, je n'en sais rien. Il faudrait d'abord savoir lire.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Comment ! vous ne savez pas lire ?

GILLES.
Non, Monsieur, et je ne m'en soucie guère. Je voudrais seulement connaître des histoires.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Vous voudriez connaître l'histoire ?

GILLES.
Oui, Monsieur, pour les conter à ma maîtresse.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Laquelle voulez-vous savoir ?

GILLES.
Celle qui vous plaira, cela m'est indifférent.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Est-ce celle des Égyptiens ?

GILLES.
Non.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Des Assyriens ?

GILLES.
Non. (Le Maître lui nomme toutes les nations, et Gilles répond toujours : Non.)

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Laquelle voulez-vous donc ?

GILLES.
Je voudrais savoir des histoires... là... de ces femmes galantes... Vous m'entendez bien.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Ohimé ! Ah ! mon ami, ne voyez jamais l'histoire des femmes ; c'est un basilic dont la vue seule cause la mort. Tous nos livres sont pleins des maux qu'elles ont causés dans le monde. Si vous saviez lire, vous verriez dans la fable que Pandore ouvrit par curiosité une boîte d'où sortirent toutes les maladies et tous les maux qui se répandirent sur le genre humain.

GILLES.
Quoi ! toutes les maladies et tous les maux étaient renfermés dans une boîte. Vous vous moquez de moi.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Non, mon ami. Les Romains triomphent surtout quand ils racontent les débordements des femmes, et principalement, de celles de quelques-uns de leurs empereurs, par exemple de Messaline, femme de l'empereur Claude.

GILLES.
Un Claude qui avait épousé une marchande de saline.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Eh ! non, mon ami. Cette impératrice se souilla et s'acquit une réputation des plus infâmes par les désordres les plus honteux, par l'impudicité la plus marquée, et, comme dit fort bien Juvénal : Et lassata viris, nondum satiata, recessit. [Juvénal, Livre VI, vers 130.]

GILLES.
Cela est beau ! Qu'est-ce que ça signifie ?

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Cela veut dire que cette femme était d'une débauche si outrée qu'elle était plus fatiguée que rassasiée de l'excès des plaisirs... Quand Agrippine n'aurait fait que donner la vie à l'empereur Néron, le plus détestable et le plus cruel de tous les hommes.

GILLES.
Oh ! avec votre permission, voilà une drôlesse qui me plaît fort. Elle s'appelait, dites-vous ?

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Agrippine.

GILLES.
Eh bien ! Monsieur, je veux donner ce nom-là à ma maîtresse. Je veux, sitôt que je serai marié, que Mlle Isabelle se nomme Mlle Agrippine.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Vous vous feriez moquer de vous. Ce nom est trop connu dans l'histoire. Je vous ai dit que cette femme était mère de l'empereur Néron.

GILLES.
Je gage que cet empereur-là n'avait pas le nez pointu.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Pourquoi ?

GILLES.
Eh ! parguenne ! son nom le dit : Nez rond.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE, aparté.
Quelle ignorance crasse ! (Haut.) Je vous répète encore que c'était son nom et non pas la désignation de la forme de son nez... Que n'a-t-on pas dit encore de Poppée, que Néron aimait avec tant de fureur ?

GILLES.
Comment ? Cet empereur Néron s'amusait à jouer à la poupée ?

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Eh ! non, Monsieur, non. Poppée était une dame romaine qui devint femme de Néron. Elle fut aussi illustre par sa beauté que parles désordres de sa vie. Excepté la pudeur, elle avait reçu tous les avantages de la nature. Libertine, dissolue, elle s'abandonnait à la débauche la plus marquée, et, pour se rendre la peau d'une finesse et d'une blancheur excessives, elle se faisait accompagner dans tous ses voyages par cinq cents ânesses dans le lait desquelles elle se baignait tous les jours.

GILLES.
Voilà de belles histoires que je raconterai à ma maîtresse. Mlle Claude, qui avait épousé Néron, dont elle eut une poupée qu'ils marièrent avec un marchand de saline dont la fille s'appelait Agrippine. Vous voyez bien que j'ai de la mémoire !

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE, aparté.
Quel butor ! quelle bête ! (Haut.) Oui, mon ami, vous me paraissez avoir beaucoup de dispositions pour apprendre l'histoire. Je reviendrai dans peu vous donner une seconde leçon. (Aparté.) On m'assure que je serai bien payé, que m'importe ?

GILLES.
Adieu, Monsieur, je vous ferai honneur ! Allez, laissez-moi faire.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Serviteur.


SCÈNE IV.
GILLES, UN MAÎTRE À DANSER.

LE MAÎTRE À DANSER.
Est-ce ici la demeure de M. de la Gillotinière ?

GILLES.
Oui, Monsieur, c'est moi-même. Mon beau-père m'a donné ce nom qu'il dit être plus beau que celui de Gilles.

LE MAÎTRE À DANSER.
Je suis ravi, Monsieur, de vous trouver. Je viens pour vous donner une petite leçon.

GILLES.
Volontiers, Monsieur ; de quoi s'agit-il ?

LE MAÎTRE À DANSER.
Vous n'avez pas l'air à la danse. Cependant je me flatte qu'avant qu'il soit peu, vous serez un de mes meilleurs écoliers.

GILLES.
Je ne demande pas mieux.

LE MAÎTRE À DANSER.
Allons, Monsieur, levez la tête, reculez le ventre. Vos pieds en dehors. Effacez-moi cette épaule. Vos bras ainsi collés. Mais vous êtes d'un raide étonnant.

GILLES.
Tant mieux, Monsieur ; je vais me marier, afin que vous le sachiez.

LE MAÎTRE À DANSER.
Je vous en félicite. Mais il faut avoir le corps un peu plus souple. Vous passez d'une extrémité à l'autre. Soutenez-vous donc. Cela n'est pas mal. Allons, pliez le pied gauche. Levez-vous et partez du pied droit. (Gilles s'enfuit.) Où allez-vous donc ?

GILLES.
Vous me dites de partir.

LE MAÎTRE À DANSER.
C'est-à-dire de couler le pied droit en avant.

GILLES.
Eh ! dites-moi, s'il vous plaît, à quoi bon tout cela ?

LE MAÎTRE À DANSER.
Il est essentiel pour un jeune gentilhomme comme vous de savoir danser, et ce sont les premiers éléments de la danse que je veux vous montrer. Mais, vraiment, j'oubliais le principal ! Vous savez faire la révérence, apparemment ?

GILLES.
Parguenne ! il faudrait que je fusse bien bête, si je ne le savais pas !

LE MAÎTRE À DANSER.
Voyons comme vous vous y prenez.

GILLES.
Tenez, la voilà !

LE MAÎTRE À DANSER.
Eh ! fi donc ! Ce n'est pas le tout que de faire la révérence, il faut la faire avec grâce. Tenez, Monsieur, voici comme on se pose : on dégage le pied gauche, on incline doucement le corps et l'on avance le pied droit de cette façon.

GILLES.
Voilà bien du mystère.

LE MAÎTRE À DANSER.
Voyons à présent comment vous vous y prenez.

GILLES.
Oh ! en voilà assez pour aujourd'hui, c'est-à-dire pour le présent. Revenez, si vous voulez, dans une heure. (Aparté.) Tout cela commence à m'ennuyer.

LE MAÎTRE À DANSER.
Très volontiers. Dans une heure.


SCÈNE V.
GILLES, UN MAÎTRE D'ARMES.

Il vient un maître d'armes qui donne une leçon à Gilles dans le goût de celle of Molière (LE BOURGEOIS GENTILHOMME).


SCÈNE VI.
GILLES, UN MAÎTRE DE CIVILITÉ.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Je parle, je crois, à M. le marquis de la Gillotinière.

GILLES.
Diantre ! marquis ! Oui, Monsieur, c'est moi-même.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Monsieur, je suis charmé que l'on m'ait procuré pour écolier un jeune gentilhomme aussi aimable.

GILLES.
Ah ! Monsieur, vous vous moquez. Vous voulez rire.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Non, ma foi. Vous avez un air distingué, et il y a peu de cavaliers en France qui puissent se vanter de vous valoir quand vous aurez passé par mes mains.

GILLES.
Voilà un homme qui me plaît, celui-là.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Ce m'est beaucoup d'honneur.

GILLES.
Qu'est-ce que vous enseignez, Monsieur ?

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Je donne la bonne grâce, les bonnes façons. Je montre la politesse, la civilité, et cela en me jouant.

GILLES.
C'est ce qu'il me faut.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Par exemple, vous n'êtes pas bien sur vos jambes. Voici à peu près comme il faut se poser pour avoir un certain air. Voyez !... Ceci est pour la bonne grâce... À l'égard de la politesse, elle consiste dans des discours prévenants. Regardez comme je vous aborde. «Eh ! bonjour, mon cher marquis,... il y a un siècle que je ne t'ai vu ! Oui, un siècle...» Que cherchez-vous donc ?

GILLES.
Je cherche ce marquis à qui vous parlez et je ne vois personne. (Aparté.) Ma foi, cet homme-là est fou !

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Mais c'est à vous à qui je porte la parole.

GILLES.
Moi, Monsieur, je ne suis pas marquis... Ah ! oui, vraiment ! je le suis : marquis de la Gillotinière. Je l'avais déjà oublié.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Quand vous ne le seriez pas, il faut vous imaginer que vous l'êtes... Eh bien, que me répondez-vous ?

GILLES.
C'est bien aisé : «Passez votre chemin, mon ami, je ne vous connais pas.»

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Comment ?

GILLES.
Dame ! je ne vous ai jamais vu.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Ceci est une fiction, et ce n'est pas ainsi qu'il faut répondre. Voici à peu près ce qu'il faut me dire... «Eh ! c'est toi, mon cher chevalier ! Que j'ai de plaisir à te voir ! Il y a quinze jours que tu as disparu de la Cour. Ah ! petit fripon, tu viens de quelque bonne fortune.»

GILLES.
Quoi ! il faudra que je dise tout cela ?

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
À peu près... Mais, je vous prie, qu'est-ce que fait votre chapeau sur votre tête ?

GILLES.
Voilà une plaisante demande. — Eh ! parguenne, il la couvre.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Fort bien ! Mais cela est malhonnête. Vous voyez que j'ai le mien à la main.

GILLES.
Ça n'y fait rien !

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Comment, ça n'y fait rien ? Cela est très essentiel.

GILLES.
Eh bien ! je l'ôterai.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Voyons comment vous vous y prendrez. «Il faudra, mon cher marquis, que tu voles à Versailles pour faire ta cour...» Ôtez donc votre chapeau.

GILLES.
Ah ! oui, oui.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Vous le remettez aussitôt.

GILLES.
Je n'y faisais pas attention.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Eh bien ! je sais un moyen de vous en faire ressouvenir avec deux mots seulement.

GILLES.
Avec deux mots ? Ça n'est pas possible !

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Vous allez voir. Voici ces deux mots : Taratapa, Eoüs. Quand, en vous parlant, je prononcerai Taratapa, cela voudra dire : «Ôtez votre chapeau,» et quand je dirai Eoüs, vous le remettrez sur votre tête. Vous concevez bien cela. Taratapa, on ôte son chapeau ; eoüs, on le remet.

GILLES.
Oh ! que oui. C'est fort plaisant !

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Soyez donc attentif à ces deux mots : Taratapa, Eoüs... : Ah ! mon cher ami, j'étais en peine de ta santé.» Taratapa, taratapa. (Il donne de la batte sur la tête de Gilles.)

GILLES.
Ah ! vous avez raison. Taratapa veut dire : ôtez votre chapeau. J'y suis.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Je t'assure que je suis ravi de te voir. Mais tu me parais un peu enrhumé... Tu fais des façons avec moi... Eh ! fi donc !» Eoûs. (Il lui donne de la batte sur les doigts.) Mettez donc votre chapeau.

GILLES.
Ah ! oui, oui.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
«Te voilà beau comme l'Amour. Toutes les dames de la Cour vont être folles de toi... Quel est ton perruquier ? Ma foi ! tu es coiffé à ravir.» Taratapa, taratapa !

GILLES.
J'ai tort. Quelle chienne de mémoire !

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
«Ne t'avise pas de faire le cruel avec elles, et, surtout, avec la jeune comtesse de Mirlibabo. Je sais qu'elle t'aime à la rage... Tu tousses...» Eoüs, eoüs, eoüs.

GILLES.
Oui, oui, j'entends.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Cela n'est pas difficile, comme vous voyez. Adieu, mon ami. Taratapa. Fort bien. Eoûs ! À merveille ! Voilà, Monsieur, un petit échantillon de la politesse et de la civilité. Quand vous n'auriez appris, aujourd'hui, qu'à mettre et à ôter votre chapeau, c'est beaucoup. À demain, à pareille heure.

GILLES.
Soit ! à demain.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Je vous souhaite le bonsoir. Taratapa.

GILLES.
Oh ! je n'y serai plus attrapé. Je vous remercie.

LE MAÎTRE DE CIVILITÉ.
Il ne se peut rien de mieux... et je suis votre très humble serviteur. Eoüs. (Le Maître de civilité revient avec sa batte. Gilles remet son chapeau.)

GILLES.
Oh ! parguenne ! j'ai pensé l'oublier. Taratapa. Eoüs. Cela est comique.


SCÈNE VII.
GILLES, LE MAÎTRE À DANSER, LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.

GILLES.
Ah ! Messieurs, vous arrivez fort à propos pour me donner une seconde leçon.

LE MAÎTRE À DANSER.
Oui, Monsieur, et j'espère qu'elle sera un peu plus utile que la première.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Pour moi, je ne compte que vous avoir légèrement débourré.

GILLES.
Eoüs, eoüs, eoüs.

LE MAÎTRE À DANSER.
Plaît-il, Monsieur ?

GILLES.
Eoüs, eoüs.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Quel langage est-ce là ?

GILLES.
Eoüs, eoüs, eoüs. (Il les rosse.)

LE MAÎTRE À DANSER.
Qu'est-ce à dire, Monsieur ? êtes-vous devenu fou ? (Ils mettent tous deux leurs chapeaux sur leurs têtes.)

GILLES.
Cela va bien ainsi. (Au Maître de grammaire.) «Or çà, mon cher comte, tu arrives donc de la Cour ?»

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Moi ? je n'i ai jamais mis le pied.

GILLES, au Maître à danser.
«Eh ! chevalier, te voilà beau comme le jour.»

LE MAÎTRE À DANSER.
Mais il y a de l'extravagance dans ces discours.

GILLES.
Non, c'est une espèce de comparaison. Mais, Messieurs, il me paraît que vous ne savez pas autrement la civilité.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Pour moi, je me pique de la savoir et je renseigne tous les jours.

LE MAÎTRE À DANSER.
À mon égard, je m'en suis toujours fait une étude, et c'est l'apanage des gens de ma profession.

GILLES.
Il n'y paraît pas assurément. Taratapa, taratapa, taratapa. (Il les rosse.)

LE MAÎTRE À DANSER et LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Mais, Monsieur. (Ils ôtent leurs chapeaux.)

GILLES.
Ah ! vous commencez à comprendre le taratapa.

LE MAÎTRE À DANSER.
Non ; mais je commence à me fâcher, et je pourrais bien vous donner sur les oreilles.

GILLES.
«Toutes les dames courent après vous, Marquis ; elles sont folles de vous, Chevalier. Mais vous me paraissez enrhumés.» Eoüs, eoüs, eoüs. Mettez donc votre chapeau.

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Il a perdu son bon sens. C'est un homme à faire enfermer. (Ils mettent leurs chapeaux.)

GILLES.
Vous savez à présent la civilité aussi bien que moi. Taratapa, ôtez votre chapeau ; eoüs, mettez votre chapeau. Cela n'est pas bien difficile à apprendre.

LE MAÎTRE À DANSER.
La peste soit de l'imbécile ! (Il sort.)

LE MAÎTRE DE GRAMMAIRE.
Aux Petites-Maisons, mon ami. (Il sort.)


SCÈNE VII.
GILLES, L'AMANT DÉSESPÉRÉ.

(Durant cette scène, l'amant ôte toujours et remet son chapeau à propos, aussi Gilles a toujours sa batte en l'air sans le frapper.)

L'AMANT.
Quoi ! ingrate Marinette ! après six mois d'absence, c'est là l'accueil que je reçois de vous ? Ah ! perfide !

GILLES.
Taratapa !

L'AMANT.
C'en est trop. N'espérez pas me séduire par vos discours.

GILLES.
Eoüs !

L'AMANT.
Loin de témoigner la moindre joie de me revoir, j'aperçois à vos pieds un indigne rival !

GILLES.
Taratapa.

L'AMANT.
Vous ne m'attendiez pas, traîtresse ! On me l'avait bien mandé que vous faisiez trophée de votre inconstance.

GILLES.
Eoüs.

L'AMANT.
Mais, après tous vos serments, pouvais-je ajouter foi à de pareils avis ? Eh bien, scélérate ! je n'ai paru tranquille aux yeux de votre nouvel amant que pour mieux cacher ma fureur.

GILLES.
Taratapa.

L'AMANT.
Je suffoque.

GILLES.
Eoüs.

L'AMANT.
Je suis au désespoir.

GILLES.
Taratapa.

L'AMANT.
La rage m'aveugle.

GILLES.
Eoüs. Oh ! ma foi, voilà le plus civil de tous les hommes.

L'AMANT.
Mais, il sortira... Ah ! j'aperçois le traître qui m'enlève votre cœur. Il faut qu'il ait ma vie ou qu'il périsse de ma main. Allons, lâche, défends-toi !

GILLES.
Prenez garde à ce que vous faites, Monsieur ; je ne suis pas ce que vous pensez.

L'AMANT.
Je ne viens pas, malheureux, de te voir aux pieds de Marinette ?

GILLES.
Non, ou la peste me crève ! Je m'appelle La Gillotinière, et je ne connais pas votre maîtresse.

L'AMANT.
Ah ! coquin, tu feins de ne la pas connaître. Tu as une épée au côté, et tu n'oses la tirer ! Eh bien ! Je veux te faire expirer sous le bâton. (Il rosse Gilles.)

GILLES.
Au secours ! au secours ! À moi ! Au guet ! À la livrée ! Ah ! je suis brisé ! Gagnons au pied. C'est le plus court.


ACTE III.


SCÈNE I.
GILLES, un peu plus loin M. GARGOT.

GILLES.
Ma foi, je suis bien las de tous ces chiens de maîtres-là. En voilà un qui m'a pensé coûter la vie avec son taratapa-eoüs. Si je n'avais pas pris mes jambes à mon col, j'étais, ma foi, trépassé. Ah ! voilà le traiteur qui doit faire le repas de ma noce. Bonjour, M. Gargot.

M. GARGOT.
Bonjour, M. Gilles. On dit que vous êtes tout d'un coup devenu gros seigneur et que vous allez épouser Mlle Isabelle.

GILLES.
Cela est vrai, et je vous ai envoyé chercher pour faire le repas de noce.

M. GARGOT.
Monsieur, vous n'avez qu'à commander.

GILLES.
Premièrement, je voudrais douze soupes, six aloyaux, quatre cochons de lait, trois veaux marinés, une douzaine de mauviettes et une langue fourrée. [Mauviette : alouette des champs - Alauda arvensis.]

M. GARGOT.
Voilà un joli repas et bien ordonné ! Vous n'y entendez rien. Laissez-moi faire, et vous serez content.

GILLES.
Voyons donc ce que vous nous donnerez.

M. GARGOT.
Pour une table de douze couverts, il faut deux soupes succulentes. Pour le bouilli, une culotte de bœuf.

GILLES.
Comment, est-ce que les bœufs portent des culottes ?

M. GARGOT.
Non, Monsieur ; c'est-à-dire un morceau de la fesse du bœuf. Quatre entrées, savoir : deux pigeons à la moscovite, deux poulardes à la tartare, deux queues de mouton à la portugaise et des sarcelles à l'anglaise.

GILLES.
Que la peste vous crève, avec vos chiennes d'entrées ! Nous serons morts et enterrés avant que cela n'arrive de tous les pays que vous venez de nommer.

M. GARGOT.
Eh ! non ! Monsieur, tous ces mets se font à Paris.

GILLES.
À la bonne heure !

M. GARGOT.
Pour la viande piquée, je vous donnerai un rosbif.

GILLES.
Gros piffre toi-même.

M. GARGOT.
Que vous êtes hargneux ! J'ai dit rosbif... Il faudra, d'un côté, des gelinottes de bois.

GILLES.
Que le diable t'emporte, animal ! Je veux qu'elles soient de chair, et non de bois.

M. GARGOT.
M. Gilles, les gelinottes que je vous propose sont des poules sauvages qui habitent dans les bois.

GILLES.
Passe pour cela.

M. GARGOT.
Deux faisans, six tourtereaux, douze becfigues.

GILLES.
Je ne connais pas tout ça.

M. GARGOT.
Pour entremets : un pain aux mousserons.

GILLES.
Va te promener avec tes moucherons.

M. GARGOT.
Je dis mousserons, Monsieur. C'est une espèce de petits champignons qui forment un plat excellent. Tenez, M. Gilles, rapportez-vous-en à moi, vous serez content et le désert sera à l'avenant. Mais pour quand, s'il vous plaît ?

GILLES.
Ma foi, je voudrais que ce fût pour aujourd'hui. Allons trouver le beau-père et prenons jour avec lui.

M. GARGOT.
Allons, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous suivre. (Ils sortent.)


SCÈNE II.
PRENDS-TOUT, LAISSE-RIEN.

PRENDS-TOUT.
Parbleu, camarade, tu t'amuses à la moutarde, pendant qu'il y a quatre heures que je te cherche dans tous les endroits où nous avons coutume d'aller.

LAISSE-RIEN.
Me voilà. De quoi s'agit-il ?

PRENDS-TOUT.
Tu ne sais donc pas ce qui se passe ?

LAISSE-RIEN.
Non, vraiment ; y a-t'il quelque chose de nouveau ?

PRENDS-TOUT.
Oui, et de très singulier. Ce butor de Gilles, que nous avons dupé tant de fois, et encore aujourd'hui, vient d'hériter, d'un oncle mort aux Indes, de plus de cent mille écus.

LAISSE-RIEN.
Cela n'est pas possible !

PRENDS-TOUT.
C'est un fait certain. Le tout est arrivé en belles et bonnes lettres de change sur les meilleurs banquiers de Paris.

LAISSE-RIEN.
Et a-t-il reçu cette somme ?

PRENDS-TOUT.
Il n'y a pas d'apparence.

LAISSE-RIEN.
Et ces lettres de change sont-elles encore en sa possession ?

PRENDS-TOUT.
Je les crois dans les poches de son justaucorps.

LAISSE-RIEN.
Si cela est, mon ami, c'est comme si elles étaient dans les nôtres, et je prétends, avant un quart d'heure, qu'il me les donne lui-même.

PRENDS-TOUT.
Comment l'entends-tu ?

LAISSE-RIEN.
Mais je crois que tu es stupide aujourd'hui. Écoute seulement. (Il lui parle à l'oreille.)

PRENDS-TOUT.
Fort bien. Ma foi, j'avais l'esprit bouché. S'il ne les porte pas sur lui, du moins nous aurons son habit, qui est tout battant neuf, et le reste de sa dépouille. Je crois l'apercevoir. Il ne nous reconnaîtra pas sûrement sous ces déguisements. Commençons notre fourberie. (Ils dansent sur l'air : J'ai sans y penser / Laissé tomber / Mon gant par terre.)


SCÈNE II.
PRENDS-TOUT, LAISSE-RIEN, GILLES.

GILLES.
Pardienne, voilà de drôles de corps. Ils sont fous, je pense.

LAISSE-RIEN.
Hélas ! Monsieur, mon frère est fort sage. J'aimerais mieux qu'il fût fou ; on le guérirait plus aisément. Mais je crains bien qu'il n'en réchappe pas.

GILLES.
Quelle maladie a-t-il donc ? Parbleu ! elle est des plus gaies.

LAISSE-RIEN.
Ah ! Monsieur, c'est qu'il a été piqué de la tarentule.

GILLES.
Qu'est-ce que c'est que cette turenture ?

LAISSE-RIEN.
Je dis tarentule, Monsieur ! C'est une espèce d'araignée qui jette dans l'assoupissement où vous le trouvez. On ne peut guérir de cette humeur noire qu'en chantant et dansant comme vous venez de le voir.

GILLES.
Bon ! voilà de beaux contes.

LAISSE-RIEN.
Ce ne sont point des contes. La guérison ne se fait que par la transpiration, et deux heures de repos vous envoient dans l'autre monde.

GILLES.
Voilà qui est bien singulier. Et n'avez-vous pas tué cette araignée ?

LAISSE-RIEN.
Non, Monsieur, c'est un animal très subtil. À peine a-t-il fait son coup qu'il se sauve... Ah ! Monsieur, je meurs de frayeur !

GILLES.
Qu'avez-vous donc ?

LAISSE-RIEN.
Je crois voir la tarentule sur votre chapeau. Vous êtes un homme mort, Monsieur, si elle vous pique à la tête... Attendez, ne remuez pas... Je vais la tuer. (Il lui donne un coup de batte sur la tête.)

GILLES.
Doucement donc !... L'avez-vous tuée ?

LAISSE-RIEN.
Non ! Je l'ai manquée.

GILLES.
La peste soit du maladroit ! (Il jette son chapeau par terre.)

LAISSE-RIEN.
La voilà sur votre perruque.

GILLES.
Sur ma perruque ? (Il jette sa perruque à terre.)

LAISSE-RIEN.
Ah ! Monsieur, vous vous y êtes pris trop tard. La voilà sur votre dos. Je vais la tuer. (Il frappe Gilles avec sa batte.)

GILLES.
Elle est morte ?

LAISSE-RIEN.
Vous avez fait un mouvement qui a détourné le coup... Doucement. Ne dites mot, je la vois. (Il le frappe.)

GILLES.
Cette fois, elle doit être écrasée, car vous avez frappé diablement fort.

LAISSE-RIEN.
Je n'ai pas été plus heureux cette fois-ci que l'autre. La frayeur m'a ébloui. Un travers de doigt plus bas je la tenais. Mais voilà mon frère qui revient de sa mélancolie. Il a quelques bons intervalles. Quatre yeux valent mieux que deux.

PRENDS-TOUT.
Ah ! Monsieur, la tarentule se coule entre l'habit et la veste. Vite ! vite ! déshabillez-vous. Il n'y a pas un instant à perdre.

GILLES.
Aidez-moi, mon ami. Je ne saurais aller plus loin. Voilà qui est fait !

LAISSE-RIEN.
Elle passe dans votre chemise. Vous voilà piqué ! Vous êtes déjà tout changé.

GILLES.
Est-il possible ? Je n'ai pas senti la piqûre.

LAISSE-RIEN.
Le visage vous enfle, pourtant.

PRENDS-TOUT.
Oui, Monsieur, vos yeux deviennent hagards. Votre bouche est de travers. (Il lui frappe un rude coup.) Ah ! voilà la tarentule tuée décidément !

GILLES.
Où est-elle ?

PRENDS-TOUT.
Elle est écrasée, mais nous n'en mourrons pas moins tous les deux ! (Il feint de pleurer.)

GILLES.
Oh ! ciel ! Faut-il mourir aussi misérablement ? Hi ! hi ! hi !

LAISSE-RIEN.
Il ne s'agit pas de pleurer, Monsieur ; au contraire, il faut rire. Voyez les grimaces que fait mon frère pour avoir cessé de sauter et de danser. Dansez donc si vous ne voulez pas être mort dans un quart d'heure. Vous voyez que mon frère se remet en train. C'est le seul remède contre la piqûre de la tarentule. Talalerita, lalerita, etc.

GILLES.
La frayeur m'ôte les jambes. N'importe, dansons jusqu'à extinction de chaleur naturelle, puisqu'il le faut et que l'on ne peut guérir que de cette façon. (Les filous le prennent par la main, chantent, le font chanter et danser, emportent ses habits et se sauvent. Pendant ce temps, Gilles danse toujours.)


SCÈNE VII.
GILLES, LE MAÎTRE.

LE MAÎTRE.
Ah! ah ! Est-ce que mon gendre futur est fou de danser ainsi tout nu en pleine rue ? La succession lui aurait-elle fait tourner la cervelle ? À qui diantre en avez-vous, mon ami ?

GILLES le prend par la main, chante et le fait danser.
Lalalerita, lalerita, lalalire !

LE MAÎTRE, tout essoufflé.
Mais quelle extravagance est cela ?

GILLES.
Sur mon chapeau. Talalerita, etc.

LE MAÎTRE.
Eh bien ? Je n'y comprends rien.

GILLES.
Sur ma perruque. Talalerita, etc.

LE MAÎTRE.
Encore un coup, vous dis-je, il y a de la folie à cela.

GILLES ramasse la batte et en applique un coup violent sur les épaules du Maître, en disant :
Sur votre habit. Talalerita, etc.

LE MAÎTRE.
Mais, M. de La Gillotinière, cela passe le jeu et vous n'êtes pas dans votre bon sens.

GILLES, le battant et le déshabillant.
Dans votre chemise. Talalerita, etc.

LE MAÎTRE.
Pourquoi donc me déshabiller ?...

GILLES, le battant.
La voilà tuée. Talalerita, etc.

LE MAÎTRE.
Je n'en puis plus.

GILLES.
Jusqu'à extinction de chaleur naturelle, sinon vous êtes mort !

LE MAÎTRE.
Je suis mort ! Son esprit est troublé. Mais où sont vos hardes ?

GILLES, chantant.
La, la, la, la.

LE MAÎTRE.
Je ne les vois pas. Voilà bien mon habit. Mais le vôtre, où est-il ?

GILLES, toujours dansant.
La, la, la, la.

LE MAÎTRE.
Je crains bien que ce ne soit quelque nouveau tour de filous qui lui auront escamoté ses habits. Un moment de tranquillité, mon ami. Vos lettres de change, où sont-elles ?

GILLES.
Dans mes poches. La, la, la, la.

LE MAÎTRE.
Dans celles de votre habit ?

GILLES.
Oui. La, la, la.

LE MAÎTRE.
Ma foi, mon pauvre Gilles, à laver la tête d'un âne, on perd sa lessive. Tu étais devenu riche par un heureux événement ; tu perds tout par ta bêtise !

GILLES.
Comment ? Je vous dis que la tarentule m'a piqué et qu'il faut danser continuellement pour n'en pas nourir. La, la, la, la, la.

LE MAÎTRE.
Eh ! mon pauvre garçon ! il n'y a pas de tarentule en France. C'est en Italie que l'on voit de ces animaux-là, dont la piqûre est très dangereuse. Tu n'en as pas été piqué très sûrement.

GILLES.
Vous croyez ?

LE MAÎTRE.
Sans doute.

GILLES.
Serait-il possible ? Parbleu ! j'ai vu un homme qui était pourtant dans ce cas-là. Il dansait continuellement en chantant. C'est son camarade qui me l'a conté.

LE MAÎTRE.
Je te répète encore que c'est une fourberie que l'on a imaginée pour te voler tes lettres de change ; sans ça tes habits ne seraient pas ainsi disparus.

GILLES.
Ma foi ! je commence à croire que vous pourriez bien avoir raison. Il faut courir après ces deux fripons-là.

LE MAÎTRE.
Vraiment, oui ! Ils sont bien loin, s'ils courent toujours.

GILLES.
Oh ! je les attraperai bien tôt ou tard. Quand j'aurai épousé Mlle Isabelle, je ferai jeter un monitoire.

LE MAÎTRE.
N'espère pas cela, mon ami ; ma fille ne sera jamais la femme d'un sot tel que toi. Tu n'es qu'une bête, et tu le seras toujours. Je ne te prenais pour mon gendre que par rapport à ton bien ; tu as été assez imbécile pour te le laisser enlever ; va-t'en gratter ton derrière au soleil.

GILLES.
Comment ! je n'aurai pas ta fille ? Vieux penard ! Je t'arracherai tous les poils de ta barbe.

LE MAÎTRE.
Insolent ! Je t'assommerai de coups de bâton !

GILLES.
Toi ?

LE MAÎTRE.
Oui, moi !

GILLES.
Ah ! Nous allons voir. (Ils se battent l'un et l'autre et finissent ainsi la parade.)

FIN.


[Notes]

1. Thomas-Simon Gueullette (1683-1766), avocat au Parlement de Paris, substitut du procureur du roi au Châtelet de Paris, auteur amateur de contes, de nouvelles et de parades : Troisième Parade (se subdivisant elle-même en un certain nombre de tableaux auxquels l'auteur attribue les sous-titres suivants : Les Braves d'Ostende. — Les Métiers. — Le Tailleur. — La Succession. — Le Contrat de mariage de Gilles. — Le Maître de grammaire. — Le Maître à danser. — Le Maître de civilité. — Taratapa, Eoüs. — L'Amant désespéré. — Le Repas de noce. — La Tarentule), première chez Gueullette, Charenton, près de Paris, en 1716. [Cette parade ne contient aucun titre à l'origine ; celui proposé ci-dessus paraît raisonnable.]

2. Source : Thomas-Simon Gueullette, Parades Inédites avec une préface par Ch. Gueullette, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1885.

3. Voir aussi peut-être le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles ; et aussi bien que les transcriptions : Première Parade [«Ce n'est pas le latin qui fait le docteur»], Deuxième Parade [«À la queue gît le venin»] et Quatrième Parade [«À tout valet, tout honneur»].

4. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Août 2009]