LE SOURD OU L'AUBERGE PLEINE :

comédie en trois actes de Pierre-Jean-Baptiste Choudard, dit Desforges ;

version révisée et attestée du 19 septembre 1794.

PERSONNAGES.
M. DORBE, capitaine de dragons, frère d'Isadore, amant de Mlle Doliban.
M. DOLIBAN.
Mlle DOLIBAN, fille de M. Doliban.
Mlle ISIDORE, sœur de M. Dorbe.
M. DANIÈRE, amoureux niais, promis à Mlle Doliban.
SAINT-FIRMIN, lieutenant de dragons, amant d'Isidore.
Mme LEGRAS, maîtresse d'auberge.
PÉTRONILLE, servante d'auberge.
UN PALEFRENIER.
UN COMMISSIONNAIRE.

La scène se passe à Avignon dans l'auberge de Saint-Omer.
Le théâtre représente la chambre de Mme Legras.


______________________________________________________________

ACTE PREMIER.

Le théâtre représente un salon, Mme Legras assise devant une table,
occupée à écrire dans son livre de compte ; elle doit être à gauche
des spectateurs ; MM. Doliban et Danière à la droite, s'amusant à
faire une partie de piquet.

______________________________________________________________

SCÈNE I.
Mme LEGRAS, M. DOLIBAN, M. DANIÈRE.

DANIÈRE, après avoir regardé si ces dames ne viennent pas.
Ça n'arrive pas, cette jeunesse... et voilà qu'il se fait tard.

DOLIBAN.
Patience... je suis sûr qu'elles arriveront aujourd'hui ; il n'est pas tard. Nous avons encore trois mortelles heures d'ici à souper... Quinte... quatorze et le pic.

DANIÈRE.
Doucement... je ne suis pas capot... je ne suis pas capot ! j'ai l'as de carreau.

DOLIBAN.
Votre femme va arriver, mon gendre, vous le serez de reste.

DANIÈRE.
Bah !... est-ce que les femmes font leur mari capot ?... tiens...

DOLIBAN.
Ça arrive quelquefois...

DANIÈRE.
Oui ; mais il y a un moyen pour ne pas l'être.

DOLIBAN.
L'auriez-vous trouvé, mon gendre ? vous seriez bien malin !

DANIÈRE.
Oh pardi ! il est bien simple.

DOLIBAN.
Encore... quel est-il ?

DANIÈRE.
Il n'y a qu'à pas jouer au piquet avec celles.

DOLIBAN.
Diable ! Mais savez-vous, mon gendre, que vous avez de l'esprit ?

DANIÈRE.
Plus gros... que moi... Eh bien, personne ne veut le croire, et cela, par jalousie de mon voyage à Paris, qui m'a formé prodigieusement. Si vous m'aviez vu avant, j'étais bête à faire plaisir.

DOLIBAN.
C'est donc à Paris que vous avez pris tout cet esprit-là ?

DANIÈRE.
Oui, papa... Il me coûte cher, mon voyage à Paris !... il me revient à plus de mille écus... Oui... mais quand j'ai vue que je gagnais de l'esprit d'un côté, et que je perdais mon argent de l'autre, j'ai dit : Voilà assez d'esprit à présent ; mais comme on n'a jamais assez d'argent, disposons le papa Doliban à me donner sa fille. Ce qui est dit est fait. Vous êtes venu voir le local : joli, pas vrai ?...

DOLIBAN.
Il faut bien que j'aie trouvé tel, puisque j'ai écrit à ma fille de partir sur-le-champ avec son amie, pour venir voir la nouvelle acquisition que je viens de faire dans le voisinage, près de la fontaine Vaucluse.

DANIÈRE.
Vous ne lui avez donc parlé de son mariage avec moi ?

DOLIBAN.
Ma foi, non.

DANIÈRE.
Et pourquoi donc cela, beau-père ?... Il fallait lui dire ; ça l'aurait rendue contente, cette pauvre fille.

DOLIBAN.
J'ai voulu lui ménager le plaisir de la surprise.

DANIÈRE.
Oh ! le bon père qui pense à tout ! Elle est charmante, au moins, ma future !... Ce sera la perle du Comtat... Quoique nos fillettes soient jolies... N'est-ce pas que nos fillettes ne sont pas mal ? Je dis nos fillettes ; je ne suis pas d'ici, moi ; je suis original de Champagne ; mais, comme tout mon bien est ici, je me crois impatronisé dans le canton à cause de ça.

DOLIBAN.
Mais savez-vous, mon gendre, que je vous trouve bien changé ?

DANIÈRE.
Du tout au tout... au point que je ne me reconnais point moi-même ; quand je suis en compagnie, je vous décoche un joli petit cotembour...

DOLIBAN.
C'est sans doute calembour que vous voulez dire ?

DANIÈRE.
Canel or calen, c'est à peu près la même chose.

DOLIBAN.
Oui, à peu près ; mais il me fait tard, et je commence à m'ennuyer tout aussi bien que vous ; laissons-là notre partie, et allons au-devant de ces dames.

DANIÈRE.
C'est bien dommage ! j'avais-là une quatrième-major en cœur et quatorze de dames.

DOLIBAN, à Mme Legras.
Madame, sitôt que les deux personnes que je vous ai désignées, seront arrivées, je vous prie de les faire placer comme nous en sommes convenus...

Mme LEGRAS.
Cela suffit, Monsieur ; je n'ai plus que ces deux chambres-là, personne ne les aura qu'elles : leurs noms, s'ils vous plaît, afin de ne pas confondre ?

DOLIBAN.
Joséphine Doliban, Isidore Dorbe...

Mme LEGRAS, après avoir écrit.
Voilà qui est réglé. (Appelant.) Pétronille ?

PÉTRONILLE.
J'y vais.

SCÈNE II.
LES MÊMES, PÉTRONILLE.

Mme LEGRAS.
Les numéros dix-neuf et vingt pour les deux demoiselles qui vont arriver.

PÉTRONILLE.
Oui, Madame.

Mme LEGRAS.
Ces messieurs vont faire un tour de promenade ?

DANIÈRE.
Comme vous dites... sur le pont d'Avignon.

Mme LEGRAS.
Il sera difficile d'aller jusqu'au bout.

DANIÈRE.
Parce qu'il est cassé par-ici par-là... Et à la nage donc ! Moi, tel que vous me voyez, je nage comme le poisson dans l'eau ; je vais à brasse, je fais la planche ; ah ! je suis fort... Ah ! à propos, Mme Legras, il faut nous faire un fier soupé ce soir ; nous serons quatres, six francs par tête... (À Doliban.) Le beau-père voit que je fais joliment les choses.

DOLIBAN.
Allons-nous-en au-devant de ces dames.

DANIÈRE.
Un moment, beau-père !... Qu'est-ce que je voulais donc dire ? Ah ! Pétronille, tu mettras le couvert dans la chambre à côté de celle où je dois coucher... j'aurais...

PÉTRONILLE.
Tout comme il vous plaira, Monsieur ; je ferai mon devoir, et il ne tiendra qu'à vous de faire le vôtre.

DANIÈRE.
Eh bien ! avons-nous de l'esprit ici ? Jusqu'aux servantes ! oh ! c'est charmant !... Allons, papa, au-devant de ces dames.

DOLIBAN, à part.
Il m'a l'air d'un sot homme, mon gendre... J'ai été peut-être trop vite en besogne ; mais voyons jusqu'au bout.

DANIÈRE.
Sans adieu, Mme Legras ; vous pouvez toujours préparer le souper ; nous allons revenir tout de suite. (Il sort avec Doliban.)

SCÈNE III.
PÉTRONILLE, Mme LEGRAS.

PÉTRONILLE.
Je ne sais pas si je me trompe, Madame... mais cela fait une lourde bête, que ce M. Danière ! et je plains d'avance la femme qui l'aura.

Mme LEGRAS.
Tu n'y entends rien, ma fille ; il est bête et riche ; c'est un trésor pour une femme qu'un homme comme cela ! Mais changeons de discours... Et souviens-toi, ma fille, qu'il n'y a plus de place aucun voyageur ; et pour or ni pour argent, qu'on ne reçoive plus personne.

Pétronille sort. Madame Legras va sortir du côté opposé, et Saint-Firmin entre.

SCÈNE IV.
Mme LEGRAS, SAINT-FIRMIN.

SAINT-FIRMIN.
Permettez que je vous arrête, belle dame : vous êtes sans doute la maîtresse de cette auberge ?

Mme LEGRAS.
Oui, Monsieur ; qu'y a-t-il pour votre service ?

SAINT-FIRMIN.
Deux lits, s'il est possible, l'un pour moi, et l'autre pour mon ami.

Mme LEGRAS.
Monsieur, cela m'est impossible ; ma maison est si pleine, que je serai peut-être obligée de veiller cette nuit, pour céder ma chambre à quelqu'un...

SAINT-FIRMIN.
Si le choix tombe sur moi, il ne faudra pas vous déranger, Madame.

Mme LEGRAS.
Monsieur est militaire, à ce que je vois ?... mais il dit les choses si joliment, que l'on ne peut ni ne doit s'en fâcher.

SAINT-FIRMIN.
Fâcher les dames !... Les aimer, les défendre toujours ; les offenser... jamais !... rire modestement quelquefois avec elles, voilà mes principes... Eh bien ! cela me vaudra-t-il un lit à moi et à mon ami ?

Mme LEGRAS.
Votre ami, Monsieur, est-il dans les mêmes principes que vous ?

SAINT-FIRMIN.
Oh ! exactement.

Mme LEGRAS.
Vous êtes charmants tous les deux, à juger de votre ami par vous... et je crois... que vous n'aurez de lit chez moi ni l'un ni l'autre.

SAINT-FIRMIN.
Absolument ?

Mme LEGRAS.
Absolument ! Vous savez le proverbe : À l'impossible nul n'est tenu... Mais je vois deux dames qui descendent de voiture ; je vais au-devant d'elles. (Elle sort.)

SCÈNE V.
SAINT-FIRMIN, seul.

Ce sont elles !... Dorbe sera au désespoir, lorsqu'il saura qu'il ne peut loger ici... Monsieur Doliban veut se retirer à la campagne, près la fontaine Vaucluse : il y a acheté une riche métairie. Il y appelle sa fille, voilà qui est à merveille : le bon... mais l'imprudent père de famille ne songe pas qu'il est dangereux de laisser aller, dans un voyage aussi long que celui de Paris à Avignon, deux femmes seules dans une chaise de poste... et qu'il leur faut du secours, en cas de besoin... L'amour voit tout. Dorbe aime Mlle Doliban... mais, j'aime Mlle Isidore, sœur de Dorbe ; qu'arrive-t-il ? Instruits réciproquement de leur voyage, nous les devançons sur la route : c'était ici le lieu du rendez-vous, le point de ralliement ; et pas moyen d'y loger ! Dorbe se tuera... Que faire ?... Il faut pourtant l'aller trouver chez son oncle, où nous passerons cette nuit, faute de mieux. Allons... voyons jusqu'où cela ira... Ces dames sont bien longtemps à débarquer leurs effets... Grand Dieu ! quel attirail que celui d'une femme qui voyage ! Tâchons qu'elles ne me voient pas sortir. (Il sort.)

SCÈNE VI.
PÉTRONILLE, Mme LEGRAS, Mlle DOLIBAN, Mlle ISIDORE.

Mme LEGRAS.
Pétronille ?

PÉTRONILLE.
Madame ?

Mme LEGRAS.
Voyez s'il y a du monde dans la salle ; ces dames ne sont pas faites pour attendre. (Pétronille sort.) Vous deux noms sont comme vous avez bien voulez me le dire... et maintenant ma maison est fermée pour tout le monde.

Mlle DOLIBAN.
Pourquoi donc cela ?

Mme LEGRAS.
C'est que tout est plein... pour le moment, et que fort souvent, à mon grand regret, je suis obligée de refuser du monde ; et témoin un jeune homme très aimable que je n'ai pu loger.

Mlle ISIDORE.
C'est peut-être lui ; quel dommage !

PÉTRONILLE, traverse le théâtre, et dit :
Ces dames peuvent passer dans la salle quand elles voudront ; tout est prêt. (Elle sort.)

Mme LEGRAS.
Mesdames, je vais faire porter vos effets dans vos chambres. (Elle sort.)

SCÈNE VII.
Mlle DOLIBAN, Mlle ISIDORE.

Mlle DOLIBAN.
Que veux-tu dire, c'est peut-être lui ?

Mlle ISIDORE.
Sans doute : n'as-tu pas remarqué sur la route, deux personnes à cheval qui nous ont devancées ? J'ai cru m'apercevoir que c'était Saint-Firmin et mon frère.

Mlle DOLIBAN.
Quelle idée ! ils ne pensent peut-être plus à nous.

Mlle ISIDORE.
Tu te trompes... N'as-tu pas remarqué avec quels soins, avec quels égards nous avons été traitées sur la route ? Eh ! ils étaient-là.

Mlle DOLIBAN.
Et pourquoi ne pas se montrer ?

Mlle ISIDORE.
Il était de leur devoir de nous devancer sans se faire connaître.

Mlle DOLIBAN.
Mais que me veut mon père ?... Me pardonneras-tu de relire sa lettre ? Elle est courte ; il écrit laconiquement.

Mlle ISIDORE.
C'est une qualité rare.

Mlle DOLIBAN, lit.
«Ma fille, j'ai la métairie en question. J'ai fait de toutes façons de très bonnes affaires ; tu y es même pour quelque chose. Pars sur-le-champ avec ton amie qui suppléera à ta tante, puisqu'elle est malade ; je t'attends avec impatience pour te faire voir la nouvelle acquisition que je viens de faire près la fontaine Vaucluse».

Mlle ISIDORE.
Tu y es pour quelque chose... Voilà ce qui t'embarrasse le plus ; cela est pourtant bien simple.

Mlle DOLIBAN.
Comment donc ?

Mlle ISIDORE.
Cela veut dire, en toutes lettres, que ton père te fait donation du nouveau bien qu'il vient d'acquérir, à condition que tu épouseras mon frère.

Mlle DOLIBAN.
Qu'il ne connaît pas, et moi-même je ne l'ai vu que lorsque j'étais au couvent, où il venait quelquefois avec Saint-Firmin.

Mlle ISIDORE.
Ah ! c'est vrai, je ne m'en souvenais pas.

SCÈNE VIII.
LES MÊMES, PÉTRONILLE.

PÉTRONILLE.
Mesdames, je viens de porter vos paquets marqués à vos noms, dans les deux chambres que je viens de préparer, numéros 19 et 20.

Mlle DOLIBAN.
Nous y allons (lui donnant de l'argent). Voilà pour vous, ma fille.

PÉTRONILLE.
Vous êtes bien gracieuses, Mesdames ; je reçois toujours de bon cœur, quand c'est de bonne cœur qu'on me donne.

Mlle ISIDORE.
Voilà une aimable enfant ; tenez... (lui donnant de l'argent).

PÉTRONILLE.
Allez, Mesdames, les honnêtes gens en trouvent, et soyez sûres que serez bien servies. (Elle sort.)

SCÈNE IX.
Mlle DOLIBAN, Mlle ISIDORE, UN COMMISSIONAIRE.

LE COMMISSIONAIRE.
N'y a-t-il pas quelqu'un qui s'appelle Joséphine ?

Mlle DOLIBAN.
C'est moi, mon ami.

LE COMMISSIONAIRE.
Voilà pour vous.

Mlle ISIDORE.
De quelle part ?...

LE COMMISSIONAIRE.
Ça n'se dit pas, ma ça s'lit.

Mlle DOLIBAN.
Mais je ne conçois pas...

Mlle ISIDORE.
C'est égal, on peut toujours voir de qui elle vient ; donnes-la-moi... Ne fais donc pas l'enfant.

Mlle DOLIBAN, donne la lettre à Isidore.
(Au commissionnaire.) Êtes-vous payé ?

LE COMMISSIONAIRE.
Oui, Mademoiselle, par celui qui envoie le billet, mais non pas par celle qui le reçoit.

Mlle DOLIBAN.
Êtes-vous content, mon ami ?

LE COMMISSIONAIRE.
Puissiez-vous l'être autant que moi ! Une belle et brave citoyenne comme vous mérite bien d'être heureuse. (Il sort.)

SCÈNE X.
Mlle DOLIBAN, Mlle ISIDORE.

Mlle ISIDORE.
Voyons ce que ce peut être. (Elle lit.) «Il est ordonné, au nom de l'amour, de tout voir, de tout entendre, et de ne rien faire connaître, pas le moindre signe de surprise : on saura le mot»... Je m'y perds.

Mlle DOLIBAN.
Voyons l'écriture.

Mlle ISIDORE.
Elle est contrefaite. Il y a quelque chose là-dessous. Mais mon cœur me dit que l'explication de l'énigme sera agréable. Je crois entendre quelqu'un... Allons nous préparer pour le souper : numéros 19 et 20, cela ne sera pas difficile à trouver. (Elles sortent.)

PÉTRONILLE, traversant le théâtre.
Ces demoiselles sont charmantes, et je cours leur porter de la lumière.

SCÈNE XI.
M. DOLIBAN, Mme LEGRAS, M. DANIÈRE.

DANIÈRE.
Eh bien, Mme Legras, le souper ?

Mme LEGRAS.
Dans l'instant... Ces deux dames sont arrivées.

DANIÈRE.
Entendez-vous, beau-père ?... ces deux dames sont arrivées.

DOLIBAN.
Je vous l'avais bien dit qu'elles arriveraient aujourd'hui ; et nous les aurions rencontrées sans vos remparts que vous trouvez superbes.

DANIÈRE.
Non, je dis, ils ne sont pas beaux, les remparts d'Avignon... Les plus jolis petits remparts...

DOLIBAN.
Je dis qu'ils sont fort beaux ; mais si nous eussions été au-devant de ces dames, je dis que cela aurait été encore plus beau.

DANIÈRE.
Sans doute, la tendresse maternelle... La tendresse maternelle... on sent ça : allons retrouver ces dames. (Ils sortent.)

SCÈNE XII.
Mme LEGRAS, UN PALEFRENIER.

Dorbe entrant sans rien dire, et s'asseyant près du feu.

Mme LEGRAS.
Déterminément riche ou non, voilà un sot homme ; et si l'une de ces deux demoiselles était assez malheureuse... Ha-ha ! que veut donc ce monsieur, qui s'assied près du feu sans rien dire à personne ?... Il vient sans doute pour loger ici ; je m'en vais lui dire que je n'ai point de place... Monsieur, qu'y a-t-il pour votre service ?

DORBE.
Jamais, Madame, ça ne vaut rien.

Mme LEGRAS.
Monsieur voudrait sans doute loger ici ?

DORBE.
Comment ! il n'est pas encore ici ? je l'attends.

Mme LEGRAS.
Qui donc, Monsieur ?

DORBE.
Je suis bien aise qu'il soit dans une bonne auberge.

Mme LEGRAS.
Mais, qu'est-ce qu'il me chante, ce monsieur ? est-il fou ?

LE PALEFRENIER.
Non, Madame, il n'est pas fou ; mais il est, il est... bref enfin. Il descend de son cheval, et il me le donne à conduire dans l'écurie ; moi, je lui dis qu'il n'y a point de place à l'écurie pour son cheval, ni pour lui à l'auberge, comme Madame l'a ordonné. Savez-vous bien ce qu'il me répond ? que son cheval est une belle bête, qu'il faut que j'en aie bien soin : j'ai beau crier, il n'entend pas raison ; cependant il me donne vingt-quatre sols et s'en va en me laissant son cheval sur les bras ; il a bien fallu que je lui trouve une place, à cette pauvre bête... Ainsi, Madame, je viens vous conter tout cela, afin que vous voyiez ce que vous avez à faire.

Mme LEGRAS.
Eh bien ! tout est vu ; je ne puis pas le loger ; quant à son cheval, s'il ne gêne pas, il n'y a qu'à le laisser ; il viendra le reprendre où il l'aura mis.

LE PALEFRENIER
Il ne gêne pas du tout : c'est une belle bête, en vérité ! j'en aurai soin ; vous, Madame, chargez-vous du maître. (Il sort.)

SCÈNE XIII.
Mme LEGRAS, DORBE.

Mme LEGRAS, seule.
Quel dommage qu'un homme comme cela ait une pareille infirmité ! Il faut pourtant que je lui dise que je n'ai pas de place, et qu'il m'est impossible de le loger. (Elle va au chevalier comme pour lui parler à l'oreille.) Monsieur, je suis bien mortifiée...

DORBE.
Pas tant, Madame, pas tant ; il a fait fort beau aujourd'hui.

Mme LEGRAS.
Quelle réponse ! Monsieur, je ne puis pas vous loger.

DORBE.
Vous avez raison, Madame ; j'ai trouvé les chemins superbes pour voyager.

Mme LEGRAS.
Voilà une jolie conversation ! Voyons donc encore une fois... Monsieur, je suis au désespoir...

DORBE.
Eh !... ah !... et moi aussi ; cela fait un magnifique coup-d'œil : j'ai été tout étonné en arrivant ici... C'est la première fois...

Mme LEGRAS.
Il n'y a pas moyen d'y tenir : au surplus, laissons-le près de cette cheminée, il n'y fait pas grand mal. (Elle va pour sortir.)

SCÈNE XIV.
DANIÈRE, Mme LEGRAS, DORBE.

DANIÈRE, à Mme Legras qui veut sortir.
Eh bien, Mme Legras, vous qui êtes si douce, si charmante, si agréable, si aimable, si serviable, est-ce que vous ne nous faites pas servir à soupir ?

Mme LEGRAS.
Vous êtes bien pressé.

DANIÈRE.
Ah ! c'est que j'ai faim.

Mme LEGRAS.
Un jour comme aujourd'hui, où j'ai tant de monde !

DANIÈRE.
Oui, pauvre petite... mais plaignez-vous donc... c'est de l'argent qui vous arrive... c'est de l'argent !

Mme LEGRAS.
C'est de l'argent que l'on paye bien cher par la peine que l'on a à le gagner... Pétronille ?

PÉTRONILLE.
Madame ?

Mme LEGRAS.
Faites servir à souper sur-le-champ.

DANIÈRE.
Allons, Mademoiselle, faites donc ce que l'on vous dit. (Pétronille sort.) C'est bon, vous n'aurez rien. (À Mme Legras.) N'est-ce pas, Mme Legras, que ma future est charmante ?

Mme LEGRAS.
Quelle est l'heureuse personne...

DANIÈRE.
L'une de ces demoiselles qui sont arrivées.

Mme LEGRAS.
Laquelle des deux ?

DANIÈRE.
La plus jolie, la plus jolie ; pas vrai que j'ai bon goût ?

Mme LEGRAS.
Elles m'ont paru aussi aimables l'une que l'autre.

DANIÈRE.
Sûrement... mais il y a toujours là un... certain... un tic-tac... une préférence... Et puis moi, je ne connais pas l'autre ; je n'aime que les personnes que je connais, et c'est pour cela que je veux vous embrasser.

Mme LEGRAS.
Doucement, Monsieur ! si vous aimez toutes les femmes, moi, je n'aime pas tous les hommes ; il y en a même qui, à eux seuls, me dégoûteraient de l'espèce.

DANIÈRE.
De l'espèce humaine, pas vrai ? Oh ! c'est bien l'espèce la plus... la plus... sûrement... mais cela m'est égal ; c'est toujours Mlle Joséphine Doliban que j'aime ; et c'est chez vous que je veux faire la noce, parce que chez nous, on ne fait pas si bien la cuisine que chez vous ; je vous paierai, cela m'est égal.

PÉTRONILLE.
Monsieur, la table est dressée, et ces deux demoiselles, ainsi que ce monsieur, vous attendent pour leur donner la main. (Dorbe sort furtivement, et suit Pétronille.)

DANIÈRE.
C'est bon : adieu, Mme Legras, vous êtes une ingrate ; mais cela n'est rien ; lorsque j'aurai de l'argent à dépenser, ce sera toujours chez vous que je viendrai par préférence : entendez-vous... Belle indifférente ? (À part.) Belle indifférente ! il est joli, le mot ! je m'en ressouviendrai. (Il sort.)

SCÈNE XV.
Mme LEGRAS, seule.

Eh bien ! sacrifiez donc de jeunes, et aimables personnes à des animaux de cette espèce ! et si le sacrifice se fait, s'il en arrive malheur, accusez donc la pauvre et innocente victime !... Eh bien ! voilà pourtant ce qui se voit tous les jours... Que je plains la femme qui doit être unie pour la vie avec un pareil être ! Dieu veuille que quelques coups imprévus détournent cette union, dont il ne peut résulter qu'infortune et disgrâce pour une jeune et aimable personne. Allons voir si tout est dans l'ordre. Dans mon pénible état, je n'ai pas un moment à moi ; mais aussi j'ai la satisfaction de voir que tout le monde est content, et cela me dédommage de la peine que je me donne... Mais je ne vois plus mon Sourd ; il aura sans doute été tenir compagnie à son cheval... Allons à nos affaires.

Fin du premier Acte.

__________________________________________________________________

ACTE SECOND.

Le théâtre représente une salle à manger, dans laquelle est une
table toute dressée et quatre couverts. Dans le fond, on voit un
escalier qui conduit à la chambre destinée pour M. Danière. La
chambre doit avoir une croisée qui fait face au public.

______________________________________________________________

SCÈNE I.
DORBE, seul, occupé à retirer son portefeuille ; PÉTRONILLE, entre ensuite.

DORBE, seul.
À Marseille, cent mille francs ; c'est de l'argent sûr ; à Bordeaux, cent cinquante mille livres ; il y aura peut-être du retard pour l'entier remboursement ; mais d'une part, je suis humain, et de l'autre, j'ai le temps d'attendre.

PÉTRONILLE.
Il me paraît que c'est un homme riche, que ce monsieur-là ! il est sans doute de la compagnie de ces dames : je m'en vais avertir Madame pour... Mais justement la voici.

SCÈNE II.
LES MÊMES, Mme LEGRAS.

Mme LEGRAS.
Eh bien ! tout est prêt... Que fait donc ce monsieur à cette table ?

PÉTRONILLE.
Je n'en sais rien ; demandez-lui...

Mme LEGRAS.
Je n'ai garde ! il est sourd à faire peur.

PÉTRONILLE.
Ah ! voyez... être si riche et être sourd ! c'est triste ça, Madame.

Mme LEGRAS.
Eh ! comment le sais-tu ?

PÉTRONILLE.
Si vous l'aviez entendu tout à l'heure, en causant avec son portefeuille ! il vous parlait de trente mille francs comme nous parlons d'un petit écu.

DORBE, appelant.
La fille...

PÉTRONILLE.
Je n'ai garde ; lui répondre est inutile.

DORBE, appelant.
La fille... (Pétronille se trouvant devant lui.) Du papier, une plume et de l'encre...

PÉTRONILLE, lui montrant le secrétaire.
Si vous voulez vous mettre devant ce secrétaire, vous trouverez tout ce qu'il faut pour écrire.

DORBE.
Ah ! c'est vrai, tu m'y fais penser ; je ne t'ai encore rien donné : j'ai quelquefois des distractions... Tiens, voilà pour toi.

PÉTRONILLE.
Voyez, voyez, Madame ; qu'ils viennent toujours ces sourds qui aient de pareilles distractions : je ne suis pas intéressé, mais je vous jure que les servirai de tout mon cœur.

DORBE, tirant sa montre.
Dix heures et demie ! on soupe tard cette auberge : j'ai faim, soif et sommeil, et il faut que je parte à la pointe du jour. La fille, la fille. (Pétronille paraît.) Quand mange-t-on dans ce pays-ci ?

PÉTRONILLE.
Tout à l'heure, dans l'instant...

DORBE.
Ce n'est pas cela que je te demande, ma fille ; je sais bien que tes gentille, mais j'ai faim.

Mme LEGRAS.
Tu dois être contente ; on te fait des compliments.

PÉTRONILLE.
Soit dit sans vanité, cela m'arrive assez souvent. Mais voilà ces dames qui viennent pour se remettre à table.

Mme LEGRAS.
Comment faire ? que vont-elles dire quand elles le verront ?

PÉTRONILLE.
Laissez-moi faire, Madame, je me charge de tout ; soyez tranquille, et reposez vous sur moi.

SCÈNE III.
M. DOLIBAN, Mlle DOLIBAN, Mlle ISIDORE, M. DANIÈRE, Mme LEGRAS, DORBE, PÉTRONILLE.

DANIÈRE.
Venez, Madame ; c'est ici la salle à manger. (Mlle Doliban et Mlle Isidore aperçoivent Dorbe, paraissent surprises et se contraignent tout-à-coup.) Eh bien ! qu'est-ce que vous avez donc, vous autres ?

DOLIBAN, à Mme Legras.
Quel est donc ce monsieur, qui me paraît si occupé, avec son agenda, et ne s'aperçoit seulement pas que nous sommes ici ?

Mme LEGRAS.
Monsieur, c'est un original ; je m'en suis amusée ; amusez-vous-en à votre tour, et tirez-vous-en comme vous pourrez.

DANIÈRE.
Ah ! ça sera bientôt fait. (Il va à Dorbe et dit :) Monsieur, ce n'est pas ici une table d'hôte ; il n'y a pas de couvert pour vous...

DORBE.
Monsieur, quelques politesses que l'on me fasse, je n'accepte jamais la place d'honneur ; je suis parfaitement bien ici, et j'y reste.

DANIÈRE.
Tiens... il s'agit bien de place d'honneur ou de déshonneur ! Il n'y a point de couvert pour vous ; ainsi, allez-vous-en...

DORBE.
Monsieur, vous me comblez par tant d'honnêtetés ; croyez que j'en sens tout le prix ; mais je ne quitterai pas cette place ; c'est la seule qui me convienne, avec d'aimables étrangers comme vous

DANIÈRE.
Mais, qu'est-ce qu'il dit donc, beau-père ? je n'y comprends rien du tout...

DOLIBAN.
Rien n'est pourtant plus facile à comprendre ; c'est que tout aimable que ce monsieur paraît d'ailleurs, il a le malheur d'être sourd.

DANIÈRE.
Ah ! ce n'est que cela ?... que ne le disiez-vous ! j'ai la voix forte, moi ; je m'en vais bientôt lui faire entendre raison. (Il lui crie à l'oreille.) Monsieur, il n'y a pas de couvert ici pour vous, ainsi allez-vous-en ; est-ce clair ?

DORBE.
Allons, Monsieur, puisque vous le voulez absolument, je vais me mettre entre ces deux dames.

DANIÈRE.
Tiens, il ne se gêne pas lui ! il prend la meilleure place, il se met entre ces deux dames ; et moi donc ?...

Mlle ISIDORE.
Allons, Monsieur, si vous ne finissez, nous ne souperons pas aujourd'hui ; ce monsieur est sourd, mais d'ailleurs il a l'air honnête, distingué : il n'entendra pas ce que nous dirons, ainsi envoyons chercher un couvert.

DANIÈRE.
C'est égal, il payera son écot.

DOLIBAN.
Comment voulez-vous qu'un homme honnête ne paie pas la dépense qu'il fait dans une auberge ?

DANIÈRE.
Eh bien ! attendez-moi donc.

DOLIBAN.
Le plus court et le plus prudent, est de vous asseoir et de souper : Monsieur est étranger, il se croit à table d'hôte, il est privé du bonheur d'entendre ; ainsi, n'ajoutons pas à son infortune.

DANIÈRE.
Hem !... c'est toujours... Pétronille... fort désagréable.

DORBE.
C'est excellent, en honneur ! voilà une des meilleures auberges que j'aie rencontrées dans ma vie, et la compagnie surtout, Monsieur ; ses politesses sont d'une délicatesse...

DANIÈRE.
Mais attendez-moi donc... Pétronille... (Elle entre.)

PÉTRONILLE.
Monsieur ?

DANIÈRE.
Allons donc mettre...

PÉTRONILLE.
Qu'y a-t-il pour votre service ?

DANIÈRE.
Un couvert, puisque ce damné Sourd s'est emparé de ma place. (Pétronille va chercher un couvert et revient en éclatant de rire.) De quoi riez-vous, Mademoiselle ? Je n'aime pas que l'on me rie au nez, moi.

PÉTRONILLE.
Je ris de voir qu'un sourd l'entend mieux que vous, et qui avez de fières oreilles pourtant. Allons, Monsieur, asseyez-vous et mangez, puisque c'est vous qui payez si généreusement.

DANIÈRE.
Oui, je paie pour ce monsieur, pour ces deux dames et pour moi ; mais pour le Sourd, qu'il reste puisqu'on ne peut pas le faire déguerpir ; mais il payera son écot. (Il s'assied.)

DORBE.
Voilà d'excellentes perdrix, Mesdames ; si j'osais vous en offrir ?

Mlle ISIDORE.
Comme il découpe avec grâce, M. Danière ! Il est aimable au moins ce Sourd-là !

DANIÈRE.
Qu'est-ce que cela me fait à moi ?... Sans lui, nous aurions parlé de nos affaires avec le papa, au lieu qu'à présent nous ne pouvons pas.

DOLIBAN.
Qu'est-ce qui vous en empêche ? Puisqu'il est sourd, il ne vous entendra pas. Eh ! tenez, il ne s'occupe seulement pas de nous, il mange...

DANIÈRE.
Il mange à faire trembler.

Mlle DOLIBAN.
Mais vous qui parlez, mon père, vous ne mangez pas ?

DOLIBAN.
Je m'amuse de l'appétit de monsieur ; il dévore tout en vous regardant avec des yeux de feu : il me paraît qu'il n'est pas ennemi des dames.

Mlle ISIDORE.
Qui peut l'être.

DANIÈRE.
Oh ! sûrement, c'est un charmant convive ! il mange tout, boit tout, ne dit rien, n'entend rien ; oh !... c'est charmant !

Mlle ISIDORE.
Il ne redira rien, et c'est un grand point ; car, dans vos repas, Messieurs, vous vous émancipez souvent devant des gens que vous croyez sourds, et qui souvent, pour votre malheur, ne le sont pas toujours.

DORBE.
Pardon, Mademoiselle, si je vous interromps : ne disiez-vous pas que nous voilà à la fin des beaux jours ; non pas dans ce pays, où je m'aperçois qu'ils recommencent ? On me l'avait bien dit, c'est un climat superbe.

Mlle ISIDORE.
Il faut que je m'amuse à faire la conversation avec lui.

DANIÈRE.
Oui, une belle conversation !... à bâton rompu ; vous lui parlerez blanc, et il vous répondra noir.

Mlle ISIDORE.
Il se fait plus d'une conversation comme celle-là entre gens qui ne sont pas sourds.

Mlle DOLIBAN.
Laissez-le tranquille ; n'est-il pas assez à plaindre ?

DOLIBAN.
Ma fille a raison ; tous les malheureux n'ont-ils pas droit à notre compassion ?

Mlle ISIDORE.
Voyez un peu le grand mal de le questionner, et de rire de ses réponses, qui, probablement, seront singulières !

DANIÈRE, guette le moment de prendre une aile de perdrix ; le Sourd qui s'en aperçoit, s'en empare aussitôt.
Ha-ha !... eh bien ! comment le trouvez-vous ? il a pris justement le morceau que je voulais... il ne se gêne pas.

DOLIBAN.
Eh bien ! prenez autre chose, il y a de quoi manger sur la table.

Mlle ISIDORE.
Voilà bien du bruit pour une aile de perdrix !

DANIÈRE.
Je l'aime, moi, l'aile de perdrix ; je ne mange que ça.

Mlle ISIDORE.
Attendez, je m'en vais crier bien haut. (Fort.) Monsieur, est-ce de naissance ou par accident que vous avez cette fâcheuse infirmité ?

DORBE.
Non, Mademoiselle, je suis venu pour affaire, et pour une affaire très sérieuse.

Mlle ISIDORE.
Vous voudrez bien nous la dire, j'espère ?

DORBE.
Mon père... Non, c'est un oncle que j'ai dans ce pays-ci, qui veut marier ma cousine à une espèce d'imbécile, et contre son gré, comme de raison... Mais mon oncle est bon, et je vais dès demain arranger les affaires à ce que ma cousine échappe à ce malheur que je crois le plus grand de tous.

DANIÈRE.
Oh ! pour cette fois... il a raison, beau-père... Vivent les unions assorties, comme celle de votre fille avec moi ! Oh ! nous allons faire un joli petit ménage !

DORBE.
Mais il ne faut pas rire de ce que je dis : c'est vrai... Ma cousine est charmante, son prétendu est un sot, et s'il fait le méchant, s'il ne se retire pas de bonne grâce, je lui coupe les oreilles... Oh ! c'est sûr : je n'aime pas que l'on gêne les inclinations des dames... Ma cousine en a une ; elle aime un jeune homme qui a du mérite et qui est son fait ; et le galant du pont d'Avignon, sautera dans le Rhône, s'il ne prend pas son parti en brave.

DANIÈRE.
Diable ! comme vous y allez, Monsieur ! comme vous coupez les oreilles !

DORBE, présentant son verre pour trinquer.
À vous, Monsieur, et de tout mon cœur.

Mlle DOLIBAN.
Mais, mon père, nous avons soupé, ce me semble ? nous allions nous reposer ?

DORBE.
Comment ! nous avons déjà soupé ?

DANIÈRE, voyant le Sourd qui se lève, et croyant qu'il allait s'en aller.
Pétronille... la carte.

PÉTRONILLE.
Dans l'instant.

DORBE.
C'est ici le quart-d'heure de Rabelais ; il faut délier les cordons de la bourse : quarante-cinq sols par tête... voilà mes quarante-cinq sols.

DANIÈRE.
Qu'est que c'est que quarante-cinq sols ? C'est six francs, Monsieur (lui montrant six francs).

DORBE.
Comment ! Monsieur ? qu'est-ce que cela veut dire ? Après tous les bons procédés dont vous m'avez honoré, vous voulez encore payer pour moi ?

DANIÈRE.
Qui est-ce qui lui parle de payer pour lui ? Il faudra bien que vous payez vos six francs comme les autres.

SCÈNE IV.
LES MÊMES, PÉTRONILLE.

PÉTRONILLE.
Voici Madame ; elle vous apporte la carte.

DANIÈRE.
Arrivez, arrivez, Mme Legras ; voyez à faire payer ce damné Sourd sur le pied de notre arrangement, six francs par tête.

Mme LEGRAS.
Oui, Monsieur, six francs par tête ; voici le compte : trente francs pour cinq.

DANIÈRE.
Eh bien ! ce monsieur ne veut payer que quarante-cinq sols, et, en vérité, il a bien mangé pour dix-huit livres à lui tout seul.

Mme LEGRAS.
Il est vrai qu'il avait bon appétit ; mais voyons comment cela finira.

DORBE.
Madame, peu satisfait de tous ces égards, de toutes attentions, Monsieur veut encore payer pour moi, comme si j'avais besoin de quarante-cinq sols pour payer mon écot.... En vérité, c'est la première fois de ma vie que l'on me fait éprouver une pareille humiliation ; trop d'honnêteté devient quelquefois outrage...

DANIÈRE, fort.
Mais quand je vous dis, Monsieur...

Mlle DOLIBAN.
Mais quand vous crierez, il ne vous entendra pas, puisqu'il est sourd.

DANIÈRE.
Oh ! que je fais de mauvais sang !

Mlle ISIDORE.
Voilà de l'encre et du papier ; écrivez-lui.

Mme LEGRAS.
Mademoiselle a raison ; que ne lui écrivez-vous ?

DANIÈRE.
Reste à savoir s'il saura lire à présent.

Mlle ISIDORE.
Commençons à savoir si vous savez écrire.

DANIÈRE.
Moi ! demandez plutôt mes billets doux, vous verrez le style et la peinture... À propos ; ça me fait souvenir... Pétronille, tu n'oublieras pas de monter dans ma chambre du papier, de l'encre et une plume ; je veux écrire... à mes parents, et les prévenir de l'arrivée de ma femme, pour qu'ils viennent à ma noce.

DORBE.
La fille, puisqu'on ne veut pas de mon argent, prends-le, c'est pour toi ; je suis généreux aussi ; il n'y a pas que Monsieur qui soit dans ce cas.

DANIÈRE.
Attends... il n'a pas... Lisez cela, Monsieur ; puisque vous n'entendez pas, il faut bien vous écrire.

DORBE, lisant.
«Monsieur le Sourd»... Comment ! Monsieur le Sourd.

DANIÈRE.
Non, je dis... il ne l'est peut-être pas ?... Il n'entendrait pas le canon, et dit qu'il n'est pas sourd.

DORBE.
Oh ! oui, j'en conviens, que c'est le canon qui, dans la dernière bataille, m'a rendu cette oreille un peu dure ; mais du reste, je crois avoir répondu à peu près juste à toutes les attentions de la société et de Monsieur.

Mlle ISIDORE.
Oui, à peu près. Il est charmant.

DORBE.
D'ailleurs, dès qu'on écrit, Monsieur le Sourd... Si j'avais à écrire à un butor, Monsieur, est-ce que je lui écrirais Monsieur le Butor ?... Vous qui êtes bien élevé, Monsieur, cela me paraît suprennant.

DANIÈRE.
C'est bon ! lisez toujours.

DORBE.
Allons, Monsieur le Sourd, puisqu'un sourd il y a. (Il lit.) «Il est bon que vous sachiez que vous n'êtes point ici à table d'hôte, et qu'il en coûte six francs par tête pour un repas de quatres personne, et qu'il faut que vous ayez la bonté de payer vous six livres comme les autres». Eh ! Monsieur, que ne pariez-vous !

DANIÈRE.
Oui, lui parler ou à un mur, c'est tout un.

DORBE.
Dites, Monsieur, qui est-ce qui vous a enseigné à écrire ?

DANIÈRE.
Ça ne vous regarde pas ; payez, et voilà tout.

DORBE.
Madame, quoiqu'il soit d'usage de ne payer que quand on s'en va, je m'en vais payer ce soir, et je espère que Monsieur en fera autant.

DANIÈRE.
Payez toujours.

DORBE.
Madame, nous sommes cinq ; à six francs par tête, cela fait trente francs, voilà ma part ; maintenant, Monsieur, faites les honneurs à qui vous voudrez, pour moi, me voilà quitte.

DANIÈRE.
C'est bon, il a payé... Encore quarante-cinq sols pour toi, friponne.

PÉTRONILLE.
Tout le monde ne vous ressemble pas, Monsieur : vous avez une oreille dont vous êtes plus sourd que ce monsieur des deux siennes : mais finissons, dépêchez-vous de payer ; que Madame, ainsi que toute la compagnie, aille se coucher ; il se fait tard.

DOLIBAN.
Allons, Monsieur, finissons, ou je vais payer, moi.

DANIÈRE.
Non, papa, cela ne serait pas juste, je m'en vais payer ; Mme Legras, tendez votre main... un... deux... trois... quatre... (Il tourne sa bourse.) Il n'y a plus personne ?

DORBE.
La fille, prends donc ces quarante-cinq sols, c'est pour toi.

Mme LEGRAS.
Puisque Monsieur te l'ordonne.

DORBE.
Oui, mon enfant, je te les donne.

PÉTRONILLE, à Mme Legras.
En vérité, il y a des moments où l'on croirait qu'il entend.

Mme LEGRAS.
Non, mon enfant, c'est la dernière syllabe qui le frappe ; il répond après sans répondre.

DANIÈRE.
Pétronille, va vite faire mon lit ; je tombe d'ennui. (Pétronille sort ; elle va dans la chambre avec une bassinoire : on la voit monter.)

Mme LEGRAS.
Messieurs et Mesdames, permettez que je me retire ; je me meurs de fatigue : si vous avez besoin de quelque chose, il y a des cordons à la tête de votre lit, vous n'aurez qu'à sonner, et Pétronille viendra tout de suite. Je vous souhaite bien le bonsoir.

DOLIBAN.
Bonsoir, Madame ; viens, ma fille, allons prendre un peu de repos. Monsieur Danière, voulez-vous donner la main à ces dames ?

DANIÈRE.
Ma foi, non ; je n'ai pas soupé, je vais me mettre à table, manger un morceau, et boire un ou deux coups, et puis j'irai me coucher : ma chambre est ici à côté ; bien le bonsoir, bon appétit, dormez bien.

Ils sortent tous, excepté Danière. Pendant ce temps, le Sourd est monté dans la chambre de Danière, et parle avec Pétronille ; on les voit par la croisée qui fait face au public. Danière se met à table et mange.

DORBE, dans la chambre.
Tu te donnes une peine inutile, mon enfant ; jamais je ne fais bassiner mon lit.

PÉTRONILLE.
Mais ce n'est pas pour vous que je le bassine.

DORBE.
Je te dis que je dormirai bien sans cela : on prétend que cela délasse ; point du tout. La chaleur naturelle, mon enfant, la chaleur naturelle !...

PÉTRONILLE.
Qu'est-ce qu'il me veut dire avec sa chaleur naturelle ?

DORBE.
Voilà une brave enfant ! que de complaisance elle a pour moi ! Aussi je ne partirai pas d'ici, sans lui donner des preuves de ma reconnaissance.

PÉTRONILLE.
Eh ! j'en ai déjà quelques-unes... En vérité, il est tout aimable, ce monsieur ; mais il ne peut pas rester dans cette chambre ; un lit n'est pas comme une place à table. Je n'ai d'autre parti à prendre que d'aller avertir M. Danière ; il a tant d'esprit, qu'il saura bien se tirer de-là. (Elle descend sur le théâtre.)

DORBE.
Eh bien ! tu t'en vas, mon enfant ? Reste encore un moment... Elle est partie : c'est dommage.

PÉTRONILLE, pendant qu'elle descend, Danière chante.
Oui, chante ; je vais te faire chanter, moi, Monsieur. (Lui frappant sur l'épaule.)

DANIÈRE.
Finissez, Mademoiselle ; je n'aime pas qu'on me touche : allez badiner avec vos pareilles.

PÉTRONILLE.
Pendant que vous êtes-là à regagner un peu de votre argent, je viens vous avertir que le Sourd s'est emparé de votre chambre, et qu'il est peut-être déjà dans votre lit.

DANIÈRE.
Comment diable !... mais c'est donc un enragé que ce Sourd-là ? Ha-ha ! attends... Je vais bientôt le faire sauter ; tu n'as qu'à me suivre. (Il monte les escaliers et va à la chambre où est le Sourd ; il frappe de toutes ses forces.) Il ne s'agit pas de ça, il me faut ma chambre.

DORBE.
Comme on est tranquille ici ; on entendrait une mouche voler : j'aime ça, moi, parce que le repos... la fatigue, le calme...

DANIÈRE.
Qu'est-ce qu'il dit donc ?... le calme...

PÉTRONILLE.
Il s'étend dans votre lit, et se félicite de la tranquillité qu'on trouve dans cette auberge.

DANIÈRE.
Ah ! il ne s'agit pas de ça, il me faut une chambre, je l'ai payée... ainsi je la veux ; ça m'est égal, j'enfonce la porte.

PÉTRONILLE.
Mais, Monsieur, ne faites donc pas tant de bruit ; vous allez réveiller tout le monde.

DANIÈRE.
Qu'est-ce que ça me fait à moi ?... je m'embarrasse bien que les autres dorment tranquilles, quand je n'ai pas de lit ! Hem ! hem !

DORBE.
Diable ! il me semble que le vent tourmente bien cette porte ; je vais mettre la commode contre...

DANIÈRE.
Il ne s'agit pas de ça ; voulez-vous me donner ma chambre : une fois, deux fois ?

PÉTRONILLE.
Allons, Monsieur, finissez votre tintamarre, ou j'appelle Madame.

DANIÈRE.
Appelle le diable si tu veux ; je veux ma chambre. (Il frappe.)

PÉTRONILLE.
Eh ! Madame, arrivez donc.

DANIÈRE.
Finissez, Mademoiselle ; je n'aime pas qu'on me touche : allez badiner avec vos pareilles.

SCÈNE V.
TOUT LE MONDE ENTRE, Mme LEGRAS.

Mme LEGRAS.
Eh bien ! que veut dire tout ce tapage ?

DOLIBAN.
Qu'est-ce qui peut faire un pareil bruit ? (Apercevant Danière.) Ah ! que faites vous donc là, mon gendre ?

DANIÈRE, pleurant.
Eh ! parbleu, vous le voyez bien ! C'est ce damné Sourd qui s'est emparé de ma chambre, et il n'y a pas moyen de lui faire entendre raison.

DOLIBAN.
Il s'est emparé de votre chambre ?

DANIÈRE.
Oh ! ça m'est égal : je l'assiège toute la nuit, je l'emporte d'assaut.

Mlle DOLIBAN.
Son uniforme a dû vous dire qu'il était militaire ; il pourra bien soutenir la siège.

Mlle ISIDORE.
Et le faire lever.

DANIÈRE.
Sûrement, qu'il faudra bien qu'il se lève ! Hem ! (Il frappe.) Hem ! ça m'est égal.

Mme LEGRAS.
Ça ne l'est pas à moi, Monsieur ; vous effarouchez tous les voyageurs qui sont chez moi ; vous allez discréditer ma maison : qu'est-ce donc qu'un homme comme vous, après tout ? Si vous ne finissez, je fais appeler mon monde, et je vous faire conduire chez le juge.

DANIÈRE.
Il n'y a pas de juge, Madame, qui, avec du jugement, ne juge qu'il me faille ma chambre. L'ai-je payée, oui ou non ?

Mme LEGRAS.
Eh ! Monsieur, voilà votre argent, et pour Dieu, laissez-nous tranquilles.

DANIÈRE.
Je ne veux pas de mon argent ; je veux ma chambre... Je ne coucherai peut-être pas dans mon argent... au lieu que je veux et que je dois coucher dans ma chambre.

DORBE.
Je suis pourtant bien malheureux !

DOLIBAN.
Il parle ; écoutons ce qu'il va dire.

DORBE.
Oui, c'est, je crois, le plus grand malheur de tous, que d'être sourd. Le jour, cela va assez bien, le mouvement des lèvres me fait deviner, et les trois quarts du temps, on ne s'aperçoit pas de mon infirmité, parce que j'ai le tac pour répondre toujours juste.

DANIÈRE.
Quelle justesse !

DOLIBAN.
Mais, taisez-vous donc...

DORBE.
Voilà qui va à merveille pour le jour ; mais la nuit, et dans une auberge... Celle-ci est excellente, la maîtresse charmante, la société aimable... jusqu'à la petite servante, tout est au mieux... Mais ils sont seuls dans la maison ; ces diables de portes de chambres d'auberge ne tiennent pas à un clou ; voyez comme le vent faisait aller la mienne tout à l'heure... Heureusement le voilà un peu apaisé ; ils appellent ce vent-là le mistré ou... N'importe ; prenons nos mesures... je ne mettrai point la commode contre la porte ; mais, je fais une réflexion : j'ai pour plus de cinquante mille francs d'effets dans mon portefeuille ; si je m'endors, et que l'on vienne me dévaliser, le tonnerre ne me réveillerait pas en tombant à mes côtes... c'est bien fâcheux... Eh bien ! ne dormons pas.

DANIÈRE.
Eh bien, rends-moi ma chambre, puisque tu ne dors pas.

DOLIBAN.
Si vous parlez toujours, nous n'entendrons pas.

DANIÈRE.
Vous voyez bien que c'est entêtement de sa part ; mais c'est égal, je tiens bon.

DORBE.
Une nuit est bientôt passée ; j'ai d'ailleurs à écrire à plusieurs endroits ; je me mettrai près de cette porte en sentinelle avec mes deux pistolets. (Danière descend.) Il y a dans chaque canon une balle et deux lingots ; c'est pour le premier qui entrera : si le premier coup manque, les quatre autres ne manqueront peut-être pas.

DOLIBAN.
Eh bien ! Monsieur, vous sentez-vous toujours le courage d'enlever votre chambre d'assaut ?

DANIÈRE.
Par ma foi, non : un sourd, ça n'entend ni rime ni raison, et c'est qu'il le ferait comme il le dit.

DOLIBAN.
Je le crois.

DANIÈRE.
Mais là, a-t-on jamais vu un homme comme celui-là ? Où vais-je coucher, moi ?...

Mme LEGRAS.
Choisissez donc la salle à manger, sur un fauteuil, ou bien dans la cuisine, sous le manteau de la cheminée.

DANIÈRE.
Sous le manteau de la cheminée ! Voilà de beaux draps que vous m'offrez là ! Si Pétronille voulait me prêter son lit pour cette nuit ?

PÉTRONILLE.
Vous badinez, Monsieur ! je n'y coucherais plus !

DANIÈRE.
Et pourquoi donc cela, Mademoiselle ?

PÉTRONILLE.
Dans la peur de rêver...

DANIÈRE.
Ah ! tu ne serais pas la première que j'aurais fait rêver ! mais ça m'est égal, je me décide pour la salle manger. Pétronille, tu n'ôteras rien, parce que si je me réveille, je serai bien aise de me rafraîchir ; et puis, j'ai payé. N'est-il pas vrai, Mme Legras, que j'ai payé ?

Mme LEGRAS.
Oui, Monsieur, vous avez payé.

DOLIBAN.
Ha ça ! dormez bien, M. mon gendre.

DANIÈRE.
Je vous la souhaite bonne et heureuse.

Mlle DOLIBAN.
Ah ! Pétronille ! puisque tu n'es pas encore couchée, le café demain de bonne heure.

PÉTRONILLE.
Cela suffit ; je vous souhaite bien le bonsoir.

Mme LEGRAS.
Bonne nuit que je vous souhaite.

TOUT LE MONDE, en sortant se dit :
Bonsoir ! bonsoir !

Mme LEGRAS.
Pétronille ! enfermes-le à double tour, et allons nous coucher : ah ! mon Dieu ! le sot homme !

PÉTRONILLE.
Vous avez bien raison, Madame. (Elles sortent.)

SCÈNE VI.
DANIÈRE, seul sur le théâtre, DORBE, dans la chambre.

DORBE.
Je crois que la tempête est tout-à-fait calmée ; continuons d'écrire, et songeons à nos affaires. (Il tire le rideau de sa chambre.)

SCÈNE VII.
DANIÈRE, seul.

Oui, tire ton rideau ; je te reverrai demain ; je t'apprendrai si l'on prend la chambre de quelqu'un sans rien dire. (Il s'assied dans un fauteuil.) Je ne suis pas bien assis... avec ça, je suis sujet à la crampe ; je veux me mettre tout de mon long. (Il fait un lit avec des chaises, et il se fait une bonnet d'une serviette.) J'ai un défaut, je suis trop vif, et je ne peux m'en corriger. (Il se couche.) Mais je ne suis pas mal comme ça. Voyons, qu'est-ce que je ferai demain ? Je prendrai le café avec ces dames... de-là nous irons faire un tour de promenade ; après cela nous reviendrons dîner. Ha-ha ! voilà le sommeil qui me gagne... Mon valet de chambre peut tirer les rideaux de mon lit. Je vous souhaite bien le bonsoir. (Le rideau tombe.)

Fin du second Acte.

__________________________________________________________________

ACTE TROISIÈME.

SCÈNE I.
PÉTRONILLE, seule.

Voilà le café qui est prêt... et ces dames peuvent descendre quand elles voudront... j'irai le chercher, qui repose devant le feu... Mais avec tout cela, je n'ai pourtant pas fermé l'œil de la nuit : ce charmant Sourd n'a pas sorti un instant de ma cervelle ; quel dommage pourtant qu'il ait une pareille surdité ! Il a l'air d'un homme comme il faut, et puis, c'est qu'il ne badine pas ! il est généreux comme l'or ; voilà le mari qui conviendrait à l'une de ces aimables jeunesses que l'on veut sacrifier au benêt de M. Danière ;... oui, benêt, je le repète... Nous autres, pauvres filles, nous n'osons pas dire la vérité devant ceux qui se croient plus que nous, et qui souvent valent moins... Mais aussi, quand nous sommes seules, nous pouvons soulager notre pauvre cœur... et nommer la chose par son nom ; aussi M. Danière est un imbécile.

SCÈNE II.
PÉTRONILLE, Mlle ISIDORE et Mlle DOLIBAN sont entrées pendant le monologue.

Mlle ISIDORE.
Cela est vrai, mon enfant ; tu as un coup d'œil juste.

PÉTRONILLE.
Ah ! je vous demande bien pardon, Mesdames, je ne vous croyons pas là ; je suis honteuse...

Mlle ISIDORE.
De rien ; tu as dit la vérité.

PÉTRONILLE.
Quoi ! déjà levées !

Mlle DOLIBAN.
Nous ne nous sommes pas couchées ; nous avons passé la nuit à jaser.

PÉTRONILLE, le Sourd entre.
Voilà le Sourd ; il vous suit partout, cet aimable original ; je m'en vais lui dire...

Mlle ISIDORE.
Ne lui dis rien, puisqu'il est sourd ; il ne t'entendra pas.

PÉTRONILLE.
Laissez-moi faire. (Lui criant à l'oreille.) Monsieur.

DORBE.
Oh ! ne t'époumone pas, mon enfant, je ne suis plus sourd.

PÉTRONILLE.
Ah ! mon Dieu ! par quel prodige !

DORBE.
Il est tout simple... c'est que je ne l'ai jamais été. (Il embrasse sa sœur, il baise la main à Mlle Doliban.) Déjà levées !

PÉTRONILLE.
Ha-ha ! l'on se connaît ici...

DORBE.
Oui, voilà ma sœur que je ne saurais trop embrasser, et voilà sa bonne amie, que je ne puis traiter aussi familièrement, à mon grand regret.

PÉTRONILLE.
Mais que vous en mourez d'envie !... Ha-ha ! Monsieur le Sourd, vous nous en avez fait de belles hier au soir ! Eh ! madame, arrivez !

SCÈNE III.
LES MÊMES, Mme LEGRAS.

Mme LEGRAS.
Ah ! mon Dieu ! que bruit tu fais !... tu me brises le tympan ; en vérité, quand tu croirais parler au Sourd d'hier au soir, tu ne crierais pas plus fort.

PÉTRONILLE.
Le Sourd d'hier au soir entend clair et net aujourd'hui ; le voilà avec ces deux dames ; il ne perd pas un mot de ce qu'elles lui disent ; l'une est sa sœur... l'autre est...

Mme LEGRAS.
Mesdames, votre servante... Monsieur, je vous dérange peut-être ?

DORBE.
Au contraire, vous arrivez fort à propos, pour m'indiquer comme je pourrai faire parvenir sur-le-champ cette lettre à son adresse.

Mme LEGRAS.
Avec plaisir, Monsieur. (Lisant.) «À Monsieur Saint-Firmin, petite place de la Comédie...» Il n'y a pas loin d'ici. Pétronille, dis à Joseph de porter cette lettre tout de suite.

PÉTRONILLE.
Cela suffit...

DORBE.
Dis-lui aussi d'amener la personne pour qui elle est adressée... Ah ! écoute ; à ton retour, tu remettras toi-même celle-ci à M. Danière : va, mon enfant... (Pétronille sort.)

SCÈNE IV.
LES MÊMES.

DORBE.
Quant à vous, Madame, après avoir tant abusé de votre complaisance, oserai-je vous demander une nouvelle faveur ?

Mme LEGRAS.
Tour ce que vous voudrez, Monsieur.

DORBE.
Serait-il possible d'avoir le meilleur déjeuner que jamais Avignon ait vu dévorer par de courageux appétits ?

Mme LEGRAS.
Monsieur, je puis me flatter que vous trouverez chez moi tout ce qu'il a de plus satisfaisant... et en voici la raison... je prends toujours le supérieur et de la première main ; il arrive de-là, que si je paie plus cher que les autres, je conserve du moins mes pratiques : que souhaitez-vous ?...

DORBE.
Tout ce que vous voudrez... Je veux mettre cent écus au déjeuner ; ainsi arrangez-vous.

Mme LEGRAS.
Cent écus, Monsieur !... vous allez être servi... (Elle va pour sortir.)

DORBE, la retenant.
Un moment... vous ne servirez pas avant que je le demande.

Mme LEGRAS.
Cela suffit, Monsieur... (À part.) Voilà un délicieux mortel, une bénédiction de ma maison... (Elle sort.)

SCÈNE V.
Mlle DOLIBAN, Mlle ISIDORE, DORBE.

Mlle ISIDORE.
Mais, mon frère, es-tu fou avec ton déjeuner ?...

DORBE.
Laisse-moi faire ; j'ai mes raisons, que tu trouveras bonnes. Je vous revois enfin, ma chère Joséphine.

Mlle DOLIBAN.
Oui, bien étonnée de tout ce que je vois...

DORBE.
Et bien fâchée, peut-être ?

Mlle DOLIBAN.
Oh non, puisque je vous revois... je ne l'espérais presque plus.

Mlle ISIDORE.
Laissons, dis-je, le langage langoureux... Vous vous aimez, eh bien ! cela est dit, vous vous le prouverez quand il en sera temps... voyons, que t'a dit ton père ?

Mlle DOLIBAN.
Deux mots charmants : Va, ma fille, tu ne sera jamais à un Danière... Je l'ai embrassé...

Mlle ISIDORE.
Je le crois... être débarrassée d'un Danière !

DORBE.
Convenez, Mesdames, que cela aurait été une triste acquisition.

Mlle DOLIBAN.
J'aimerais mieux, ai-je ajouté, le Sourd que nous venons de voir, que ce malhonnête M. Danière. Je le crois bien, m'a-t-il dit en souriant : les femmes étant un peu sujettes à crier en ménage, un sourd ne les entendra pas, et c'est une jouissance de plus pour elles de crier tout à leur aise, sans qu'on puisse leur dire : paix-là !... taisez-vous !...

Mlle ISIDORE.
Mais ton père n'y est pas du tout ; une femme est comme un enfant... qui pleure, lorsqu'il voit qu'on le regarde, et qui se tait lorsqu'on ne pense plus à lui... Pardon de la réflexion.

DORBE.
Mais elle est juste, ma sœur. Daignez achever, belle Joséphine...

Mlle DOLIBAN.
Pour le Sourd, m'a-t-il dit, je ne le connais pas encore, mais pour Danière, j'y renonce ; il y a un délit, je le payerai ; je ne veux pas te sacrifier à un être de cette espèce, et pour la vie encore... Va, mon enfant, je n'ai que toi, et je veux te rendre heureuse ; sans cela, je ne serais pas digne du doux nom de père.

DORBE.
Le respectable homme !

Mlle DOLIBAN.
Oh ! écoutez jusqu'au bout... Il a encore pressé mon cœur, et il s'est rappelé que ma tante lui avait souvent parlé de vous, de M. Dorbe, m'a-t-il dit... Elle me l'a peint fort aimable et dans une belle perspective... Bref... au moment de faire connaissance avec lui... je partis... c'est un brave militaire, me dit ta tante... et un brave soldat, jeune ou vieux ; on ne le retrouve souvent que dans l'histoire.

DORBE.
Votre père me fait trop d'honneur... Je voudrais en être digne.

Mlle ISIDORE.
Mon frère, la modestie est le fard du mérite... ainsi c'était donc vous qui sur la route...

DORBE.
Oui, avec Saint-Firmin.

Mlle DOLIBAN.
Eh ! pourquoi donc ne pas vous faire connaître ?

DORBE.
L'amour nous ordonnait de veiller à votre sûreté... mais la bienséance nous défendait de vous compromettre.

SCÈNE VI.
LES MÊMES, SAINT-FIRMIN.

DORBE.
Eh bien ! viens-tu m'apporter mes six cents livres ?

SAINT-FIRMIN.
Un moment... laisse-moi présenter avant tout mes respectueux hommages à ces dames...

Mlle ISIDORE.
Par quelle aventure, Monsieur, n'avez-vous point accompagné mon frère en ce logis ?

SAINT-FIRMIN.
Elle est toute simple... Je me suis présenté pour avoir deux lits ici ; on m'a dit qu'il n'y en avait point... J'ai violemment murmuré contre le sort ;... car c'était ici que j'espérais revoir ce que j'ai de plus cher, ainsi que lui... Je retourne lui conter mon désastre ; il se monte la tête et parie six cents livres qu'il logera ici dans cette auberge, lui et son et son cheval... j'ai parié contre.

Mlle DOLIBAN.
Eh bien ! vous avez perdu.

Mlle ISIDORE.
Oh ! je dis, bien perdu.

SAINT-FIRMIN.
Sa lettre me le fait entendre... (Il lit.) «Mon ami, j'ai gagné ; dépêche-toi de m'apporter mes six cents livres, car j'ai besoin d'argent pour aider aux frais de ta noce avec ma sœur...» Ah ! Mademoiselle, il aurait gagné ma fortune, s'il dit vrai, je gagne bien plus que lui.

DORBE.
Badinage que tout cela. Je te donne ma sœur, et je prends les six cents livres, parce qu'il m'en a coûté horriblement pour les gagner.

SAINT-FIRMIN.
Comment donc cela ?

DORBE.
Demandez à ces dames. Il m'a fallu pendant quatre mortelles heures... faire semblant de ne pas les connaître et de ne pas les entendre... Il m'a fallu essuyer... je ne sais combien... (On entend M. Doliban.) Mais j'entends M. votre père ; nous allons nous retirer un instant, et reparaîtrons quand il en sera temps ; je vous recommande mes intérêts.

Mlle DOLIBAN.
Ce sont les miens ; soyez tranquille. (Ils sortent.)

SCÈNE VII.
M. DOLIBAN, Mlle DOLIBAN, Mlle ISIDORE.

Mlle DOLIBAN.
Bonjour, mon père.

DOLIBAN.
Bonjour, ma fille.

Mlle DOLIBAN.
Eh bien ! avez-vous goûté cette nuit le repos que mon cœur vous désirait ?

DOLIBAN.
Oui, ma fille ; j'ai dormi comme quand on a fait une bonne action, c'est-à-dire, bien tranquille.

Mlle DOLIBAN.
En ce cas, mon père, vous devez toujours passer des nuits bien paisibles : les bonnes actions vous sont si familières !

DOLIBAN.
Je te remercie, ma fille ; dans le fond, je ne me crois pas un méchant homme... Mais, à propos d'actions, savez-vous que j'en allais faire une bien mauvaise ?

Mlle ISIDORE.
Laquelle donc ?

DOLIBAN.
Celle de donner ma fille au plus ridicule de tous les hommes ! Grâce au Ciel ! tout est rompu ; je te demande pardon d'y avoir pensé seulement... Mais revenons un peu sur l'activité du Sourd dont tu me parlais hier au soir. (Avec assez de chaleur même.) Allons, parle, mon enfant ; un moment d'épanchement soulagé un siècle de souffrances.

Mlle DOLIBAN.
Mon père, vous m'avez demandé avec votre bonté ordinaire, si mon cœur était sensible.

DOLIBAN.
Oui, mon enfant, et je te le demande encore, déterminé à souscrire à tous tes vœux, pourvu qu'ils soient d'accord avec la raison.

Mlle DOLIBAN.
Il faut bien que je me le persuade, puisque je me décide à parler.

DOLIBAN.
Eh bien ! parle donc, car moi je ne t'entends pas encore.

Mlle ISIDORE.
Elle n'en aura jamais le courage... En un mot, ce prétendu Sourd est M. Dorbe, mon frère et son amant, qui n'est pas plus sourd que vous et moi ; c'est lui qui nous a si bien entendu de-là où il était, qu'il accourt pour vous demander grâce.

SCÈNE VIII.
LES MÊMES, SAINT-FIRMIN, DORBE.

DORBE.
Oui, Monsieur, je suis ce prétendu Sourd, qu'une gageure bien moins frivole qu'elle n'a l'air de l'être, a conduit dans cette auberge ; en un mot, j'adore Mlle votre fille... Sa tante... Daignez me favoriser dans les vœux que je formais pour m'unir à elle, et nous osons espérer votre consentement...

DOLIBAN.
Tout cela est à merveille ; mais pourquoi cette surdité ?

DORBE.
Pour mieux entendre, Monsieur, et pour gagner à mon ami que voilà, — digne ami à qui je donne en mariage ma sœur — six cents livres, que vous voudrez bien attester loyalement et légitimement acquis.

DOLIBAN.
Oui, Monsieur, quand je saurai comment et pourquoi.

SAINT-FIRMIN.
Monsieur a-t-il soupé ici ?

DOLIBAN.
Oui, Monsieur.

SAINT-FIRMIN.
A-t-il couché ici ?

DOLIBAN.
Oui, Monsieur.

SAINT-FIRMIN.
Voilà les six cents livres que j'ai perdus.

DOLIBAN.
Ah ! je vois ce que c'est... Mademoiselle Dorbe ne dépend probablement que de son frère... Il l'a donnée à son ami, c'est à merveille ; mais ma fille promise à ce Dernière... n'est presque plus à ma disposition ; un maudit dédit... que je payerai pourtant ; mais c'est que cela fera du bruit, et c'est ce que j'aurais voulu éviter.

DORBE.
De combien est-il ?

DOLIBAN.
Oh ! d'une bagatelle... trente mille francs... mais c'est un entêté, lui, il voudra plaider, et un procès à moi... ah, mon Dieu !

DORBE.
M'accordez-vous la charmante Joséphine ?

DOLIBAN.
C'est, je crois, le parti le plus sage... puisque vous êtes sûr de son consentement.

Mlle DOLIBAN.
Il n'aurait jamais eu l'un sans l'autre.

DORBE.
Jamais il ne l'eût demandé... Maintenant, remettez cette affaire-là entre mes mains... et je vous réponds que c'est lui qui payera le dédit.

DOLIBAN.
Non, non, je veux le payer.

DORBE.
Je suis bien de votre avis aussi ; mais je veux seulement lui en faire la peur ; c'est un être manqué qui a besoin d'une leçon. Je me charge de la lui donner, et bonne.

DOLIBAN.
De quel genre sera-t-elle ?

Mlle DOLIBAN.
De quelque genre qu'elle soit, puisqu'il s'agit d'un être manqué, la leçon manquera son effet.

DORBE.
Non ; souvent une plaisanterie mène à un but sérieux, et c'est celui que me propose d'atteindre.

DOLIBAN.
Ah ! il n'est question que d'une plaisanterie ! à la bonne heure. Contez-nous donc votre projet.

DORBE.
Mon projet est de sonder son courage, et de voir s'il est aussi brave qu'insolent.

Mlle ISIDORE.
Un duel ! et dans ces temps de raison et de sagesse où la République...

DORBE.
Je sais, ma bonne sœur, tout ce que tu vas dire, et je vais, moi, t'en épargner la peine. Est-ce à moi, ma chère Isidore, est-ce à ton frère dont tu connais le cœur brûlant du plus pur patriotisme, que l'on peut apprendre le vœu de la République, que la Nature a gravé dans nos cœurs ? Ce cri sublime que l'amour-propre, l'envie, la jalousie, un faux point d'honneur et mille passions barbares et destructives ont trop souvent étouffé, peut-il cesser de retenir dans le mien, que tu sais avoir été constamment l'ami de ses devoirs ?

Mlle ISIDORE.
Je te connais, mon frère ; continue.

DORBE.
Je n'ai plus qu'un mot à dire : si la dernière goutte de mon sang est de droit à mon patrie, pourrais-je ne pas respecter le sang d'un citoyen qui, pour être indiscret et peu réfléchi, n'en est pas moins mon frère, et n'en appartient pas moins à la République ? N'est-il pas, comme moi, un membre du corps auguste du peuple ? et malgré le vice de son éducation, malgré la faiblesse de ses facultés intellectuelles, ne peut-il pas, sous ce rapport quelconque, être de quelque utilité à son pays ? Laissez-moi faire : ce que je médis et ce que je vais exécuter va précisément le conduire à ce grand but d'utilité : d'enfant qu'il est, je veux essayer d'en faire presque'un homme, et j'ai l'espoir d'en tirer quelque parti ; car, dans le fait, vous l'avez sûrement jugé comme moi ; il est plus borné que méchant.

Mlle DOLIBAN.
Cela est vrai ; il faut de l'esprit pour être méchant ; Danière n'en est pas là.

DORBE.
Non, et il est très vraisemblable qu'il n'y arrivera point ; mais il peut parvenir à se trouver un cœur qu'on a toujours, mais qu'on oublie quelquefois, ou dont on ne s'aperçoit pas. Je fais mon devoir d'en faire à peu près quelque chose pour la République au nom de ce cœur. Quant à l'esprit, qui sait ? le cœur en fera peut-être quelque chose aussi.

DOLIBAN.
Cela est difficile, mais non pas impossible. Au reste, encore deux mots sur cet atroce duel. Je consens à ce que vous allez faire, puisque je vous que le résultat en est utile ; mais combien j'ai toujours détesté cette effroyable manie que rien ne peut justifier ! Point de sermons. Il n'y a pas un seul être sentant et pensant qui ne conçoive combien cette mesure, pour quelque cause que ce soit, répugne à la raison, et blesse la Nature. Embrassons-nous ; je ne faisais que vous soupçonner digne d'être mon gendre, à présent, j'en suis sûr.

Mlle DOLIBAN.
Le cœur d'une amante n'est pas aussi défiant que celui d'un père ; et cela est tout simple. Une amante honnête ne voit son bonheur que dans son union légitime avec son amant : l'amour peut se tromper. Un bon père ne voit que le bonheur de son enfant, et il voudrait que l'amour ne trompât pas la raison et la Nature.

Mlle ISIDORE.
Voilà précisément la position de mon frère et de mon amie. Ah ! si mon frère ne la rendait pas heureuse cette aimable amie, bientôt mon frère n'aurait plus de sœur.

DORBE, l'embrassant.
Nous fraterniserons longtemps

DOLIBAN.
J'en accepte l'augure, et je crois à son accomplissement.

Mlle DOLIBAN.
Tout mon cœur me le dit.

DORBE.
Et tout le mien me l'assure. Car qu'est-ce que c'est que mon cœur, si ce n'est vous, qui le remplissez tout entier ?

Mlle DOLIBAN.
Ah ! Dorbe !... voici Danière.

DANIÈRE, en dedans et frappant.
Pétronille ?... Voyez un peu cette impertinente qui m'enferme à double tour !

DORBE.
Je crois l'entendre : je ne me trompe pas ; laissez-moi seul avec lui.

DANIÈRE, en dedans.
Eh bien, Pétronille, viens-tu m'ouvrir ?

PÉTRONILLE.
On y va.

DORBE.
Va lui ouvrir la porte... puisqu'enfin les sots sont toujours arrogants, et quelquefois très insolents, il faut les punir, sans cependant y mettre trop de sévérité, mais assez pour le corriger. Le voici ; ne nous montrons pas d'abord.

SCÈNE IX.
DANIÈRE, seul.

C'est, ma foi, bien heureux, qu'on ait voulu me tirer de ma maudite cellule, où j'enrageais contre ce damné Sourd !... Oh ! j'enrageais !... Si ce n'avait été quelques bouteilles pleines et quelques restes de souper, je crois que j'aurais passé une fort mauvaise nuit ; aussi, si jamais je te rattrape, tu me le paieras... oh ! tu me le paieras !...

SCÈNE X.
DORBE, DANIÈRE.

DORBE.
Combien, Monsieur ?

DANIÈRE.
Le voilà encore ! il veut me rendre fou, cet homme-là.

DORBE.
Non ; je veux vous rendre sage, et cela par le moyen d'une petite correction, dont il me paraît que vous avez grand besoin.

DANIÈRE.
Qu'est-ce que cela veut dire, Monsieur ? Pour qui me prenez-vous ?... Je vous avertis d'abord que je suis un crâne ; ainsi ne vous fiez pas à moi.

DORBE.
Doucement, Monsieur ; parlons bas.

DANIÈRE.
Oh ! c'est que je suis connu pour une mauvaise tête !

DORBE.
Savez-vous lire ?

DANIÈRE.
Tiens ! il m'a vu écrire là tantôt, il me demande... Oui, Monsieur, je sais lire, et joliment.

DORBE.
Eh bien, Monsieur, lisez cela...

DANIÈRE.
Que je lise cela !

DORBE.
Oui, Monsieur, et tout haut.

DANIÈRE.
Tiens !... Mais il entend tout seul à-présent... Allons, Monsieur. Ô mon Dieu ! qu'est-ce que c'est donc que cette écriture-là ?

DORBE.
Elle vaut au moins la vôtre, que j'ai eu la complaisance de lire couramment... Allons, Monsieur, dépêchez-vous.

DANIÈRE.
Ha ça ! mais je dis : doucement, Monsieur ; vous me parlez comme si vous étiez mon père !

DORBE, en colère.
Allons, Monsieur, finissons à la fin.

DANIÈRE.
«À Monsieur Danière. (Oui, Monsieur, c'est mon nom.) Si vous m'avez cru sourd, vous vous êtes trompe ; j'ai entendu tout ce que vous avez dit hier au soir à souper. Un lâche seul peut abuser de l'infirmité que je feignais d'avoir, pour insulter celui qui en était atteint ; j'espère que vous ne voudrez pas passer pour tel, et que vous me ferez raison. Réponse prompte et satisfaisante à votre serviteur Dorbe.»

DORBE.
Vous avez lu, Monsieur ?

DANIÈRE.
Oui, Monsieur.

DORBE.
Vous n'avez pas votre épée.

DANIÈRE.
Je n'en porte jamais.

DORBE, tire deux pistolets de sa poche.
Eh bien, voici deux pistolets ; cela revient au même.

DANIÈRE.
Non, Monsieur, cela ne revient pas au même ; je ne bats pas au pistolet.

DORBE.
Allez donc chercher votre épée ; je vous laisse le choix des armes.

DANIÈRE.
Ni à l'épée, Monsieur.

DORBE.
Mais à quoi vous battez-vous donc, Monsieur le Crâne ?

DANIÈRE.
À rien, Monsieur, et je m'en fais gloire ; je ne suis pas de ces ferrailleurs qui vous tuent tout le monde pour une mouche.

DORBE.
Mais quand on vous insulte, Monsieur ?

DANIÈRE.
Quand on m'insulte, c'est avec la langue : eh bien ! c'est avec la langue que je me bats.

DORBE.
Mais quand vous insultez, vous, Monsieur ?

DANIÈRE.
Moi, Monsieur, jamais cela ne m'arrive.

DORBE.
C'est-à-dire que vous avez fait votre coup d'essai sur moi. Eh bien, Monsieur, je me trouve très insulté par vous ; j'ai des témoins de vous insultes, et ils le seront de notre combat. Choisissez de l'épée ou des pistolets.

DANIÈRE.
Mais encore. (À part.) Ah ! mon Dieu ! il n'était pas sourd ! Si j'avais su ça... (Haut.) Mais, Monsieur, faut-il pour une bagatelle ?...

DORBE.
Une insulte, une bagatelle !... Vous n'êtes pas militaire, Monsieur ?

DANIÈRE.
Je n'ai pas cet honneur-là.

DORBE.
On le voit bien. Enfin, Monsieur, puisque je ne puis pas tirer de vous la satisfaction qui m'est due par les armes, il faut que vous me la donniez par écrit, en vous avouant coupable de mauvais procédés devant ceux qui en furent témoins.

DANIÈRE.
Ah ! bien volontiers... J'en conviendrais devant tout le monde ; je ne vois pas de honte à convenir qu'on a eu tort.

DORBE.
Vous avez de la sagesse à présent.

DANIÈRE.
Comment ! mais c'est que j'en ai beaucoup.

DORBE.
Il faut tâcher d'en avoir toujours. (Lui donnant un papier.) Signez cela, Monsieur.

DANIÈRE.
Qu'est-ce que c'est que ce papier-là ?

DORBE.
Lisez avant, vous le verrez.

DANIÈRE.
Il faut toujours lire avec cet homme-là. (Il lit.) «Je supplie M. Dorbe, capitaine de dragons, de recevoir mes excuses des choses qui ont pu lui paraître offensantes dans ma conduite avec lui à l'auberge de Saint-Omer à Avignon». Il faut que je signe cela ?

DORBE.
Oui, Monsieur.

DANIÈRE.
Mais c'est convenir que je vous demande grâce... et certainement je ne signerai pas un billet comme cela.

DORBE, va pour prendre un pistolet, et Danière court vite au bureau et se dispose à signer.
Allons, Monsieur, dépêchez-vous, car si je vous ai ennuyé hier, vous me rendez bien le change aujourd'hui.

DANIÈRE.
Je signe tout courant, Monsieur.

DORBE.
Ajoutez que vous consentez aussi que Mlle Joséphine Doliban soit mon épouse et non la vôtre.

DANIÈRE, se levant.
Oh ! pour celui-là non... Comment ! vous voulez que je vous cède ma femme, au moment de nous marier ?

DORBE.
Allons, Monsieur, disputons-la ; elle vaut bien la peine que l'on combatte pour elle.

DANIÈRE.
Serrez donc vos pistolets, Monsieur ; ne badinez donc pas comme ça avec les armes à feu.

DORBE.
Allez-vous signer ?

DANIÈRE.
Oui, Monsieur, et la raison me l'ordonne... Car, supposons que je veuille bien me battre... — ce que je n'aime pas du tout — si vous me tuez, je n'épouserai pas Mlle Doliban, c'est sûr ; si je vous tue, il faut que je m'enfuie... Monsieur Doliban ne donnera pas sa fille à un meurtrier... Je le connais ; ainsi tout calculé, je vous la cède, d'autant plus, qu'elle n'a pas l'air de m'aimer très prodigieusement. (Il s'assied pour écrire.)

DORBE.
Cela pourrait bien être... Mais ce que j'aime en vous, c'est cette logique supérieure qui vous a dit philosophiquement que la prudence valait mieux que le courage ; l'un expose tout, et l'autre n'expose rien... oh ! c'est charmant !

DANIÈRE, en écrivant.
Je consens aussi que Mlle Joséphine soit l'épouse de M. le chevalier Dorbe (se levant) ; par ce moyen, le père me payera le dédit de trente mille francs, et en vérité c'est tout gain.

DORBE.
Vous vous trompez, Monsieur, c'est vous qui renoncez à elle ; c'est à vous à payer le dédit, et vous le payerez.

SCÈNE XI, et dernière.
TOUS LES ACTEURS ET ACTRICES.

DOLIBAN.
Non, je l'en dispense ; je me trouve trop heureux, puisqu'il me met à même de donner ma fille à celui qui lui convient.

DANIÈRE.
Ah ! vous étiez là ! il y a donc de la tricherie ?... C'est bon, je vous ferai un procès.

DORBE.
Allons, finissez, Monsieur.

DOLIBAN.
En deux mots, Monsieur, le chevalier Dorbe aime ma fille, et c'est le seul époux qui lui convienne ; tant pis pour vous si vous ne savez pas vous mettre à même de la conquérir.

DANIÈRE.
C'est ma foi bien consolant !... Mais avec tout cela, payerai-je le dédit ?

DOLIBAN.
Non, Monsieur, je vous en dispense.

DANIÈRE.
Vous êtes un brave.

DORBE.
J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien assister au repas de noce qui va être fait dans l'instant.

DANIÈRE.
Avec grand plaisir.

DORBE, Pétronille entre.
Eh ! justement voilà Pétronille qui vient nous l'annoncer.

PÉTRONILLE.
Oui, M. l'aimable Sourd ; quand vous voudrez, tout est prêt.

DORBE.
Nous allons y aller dans l'instant.

DANIÈRE.
Allons-y tout de suite, car je n'ai pas soupé.

FIN.


[Notes]

1. Pierre-Jean-Baptiste Choudard, dit Desforges (1746-1806), Le Sourd ou l'Auberge pleine ; comédie ; première de la version originale au Théâtre de Montansier, Paris, le 30 septembre 1790 ; première de la version ci-dessus, attestée par Desforges le 19 septembre 1794, au Théâtre français de la rue de Richelieu, Paris, ou le 30 mai 1794 ou le 27 septembre 1794 [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

2. Source : exemple imprimé, Paris, Toubon, 1794.

3. M. le capitaine Gabriel Madec avait la gentillesse de m'informer qu'il possède un manuscrit inédit sur la campagne d'Egypte dans lequel Antoine Demory, agent des Transports militaires, de passage à Avignon, fait allusion à cette pièce de théâtre de Choudard : et voici l'extrait pertinent de ce manuscrit.

« — Avignon

Cette ville avant la Révolution et lors de sa grande population devait être fort agréable. On y voit de nombreux et beaux hôtels, un beau marché.

Je fus loger à l'hôtel « Saint-Omer » si vanté par M. Danière. Ce n'est plus Madame Legras, mais une grande et belle femme du ton le plus honnête qui tient cette auberge. Ses demoiselles sont très jolies et paraissent [par anticipation, – Rajouté en interligne par l'auteur.], s'être appropriées les grâces et les qualités de leur mère.

Je n'oubliais point les jolis petits remparts, non plus que les boulvards (sic), sur l'agrément desquels Monsieur Danière s'étend et n'impose point.

Cette ville est la patrie du peintre Vernet, célèbre par les beaux tableaux de Marine dont il a enrichi nos cabinets.

D'Avignon, je fus à Aix. »

4. Transcription en orthographe actuelle par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Mai 2005]