LA BREBIS ENTRE DEUX LOUPS :

proverbe dramatique de Jean Rénout ;

première le 2 août 1783.

PERSONNAGES.
Mme DORMILLI.
JEANETTE, demeurant chez Mme Dormilli.
M. CAFFARD, précepteur de Jeannette.
M. CAPON, parrain de Jeannette, bailli de la terre de Mme Dormilli.
COLIN, amant de Jeannette.
MARINE, femme de chambre de Mme Dormilli.

La scène est dans un salon de Mme Dormilli.


SCÈNE I.
Mme DORMILLI, MARINE.

Mme DORMILLI.
Nous voilà seules, voyons, Marine, ce que vous avez de si important à me confier.

MARINE.
Oui, Madame, cela est très important pour une personne qui pense aussi bien que vous. Tout le monde ici croit remarquer, ainsi que moi, dans le précepteur de M. Dormilli, trop d'empressement à donner des leçons à votre petite Jeannette.

Mme DORMILLI.
Que dites-vous là, Marine ? Feu mon mari voyait M. Caffard comme le plus honnête homme qu'il pût choisir pour élever son fils : il est regardé avec vénération par tous les habitants de ma terre. Tant de candeur sur sa physionomie !

MARINE.
Cela aide à mieux tromper.

Mme DORMILLI.
Ses yeux toujours modestement baissés...

MARINE.
Il sait bien les relever à propos.

Mme DORMILLI.
Non, non, son maintien réservé ne peut faire soupçonner de vice dans son cœur.

MARINE.
Ce ne serait pas le premier exemple.

Mme DORMILLI.
Je ne le crois pas : Jeannette est si simple...

MARINE.
Ce sont justement, pour ces sortes de messieurs, les plus friands morceaux.

Mme DORMILLI.
Mais mon fils, encore naïf, verrait quelque chose et me le dirait.

MARINE.
Un enfant ! il pense bien à cela. D'ailleurs il ne donne jamais ses leçons à Jeannette devant lui : ces gens-là ont de la précaution.

Mme DORMILLI.
Je n'aime pas de pareils propos, Marine. Ainsi tâchez de vous contenir par la suite si vous ne voulez pas me déplaire.

MARINE.
J'en serais bien fâchée, Madame. Je n'ai d'autre intérêt que celui que peut inspirer une jeune personne honnête, assez peu éclairée pour être aisément séduite : mais, dès que vous êtes tranquille là-dessus...

Mme DORMILLI.
Je le suis, et j'ai cru devoir l'être quand j'ai chargé moi-même M. Caffard de l'éducation de Jeannette.

MARINE.
Il suffit, Madame... Quand j'entendrais, quand je verrais même, je me garderais bien de vous en ouvrir la bouche.

Mme DORMILLI.
Au moins, si vous le faites, tâchez qu'il n'y ait pas le plus petit doute.

MARINE.
Il serait bien temps ! Sans le plus petit doute, cela n'est pas aisé.

Mme DORMILLI.
En ce cas-là, il ne faut croire que le bien : c'était donc là ce que vous aviez de si intéressant à me dire.

MARINE.
Oui, Madame.

Mme DORMILLI.
Cela n'en valait pas la peine : je vous le pardonne, mais soyez plus prudente une autre fois.

SCÈNE II.
MARINE.

Il est certains personnages dans les maisons qui subjuguent l'esprit des maîtres au point de leur fermer les yeux sur tous leurs défauts... On est obligé de se taire... Je n'ai pas osé dire que ce M. Caffard avait aussi tenté de m'en conter à moi... Je sais bien que ce n'est pas l'amour qui le conduit... C'est pour éloigner de moi l'idée de Jeannette, mais je ne suis pas faite pour être sa dupe. Il ne mérite pas que je l'épargne. (Regardant du coin de l'œil.) C'est lui-même. Voyons.

SCÈNE III.
MARINE, M. CAFFARD.

M. CAFFARD, aparté, en entrant.
Voilà Marine : il faut lui faire ma cour pour qu'elle ne me nuise pas... (Avançant en patelin.) Bonjour, ma chère Marine.

MARINE, gaiement.
Ma chère ! Quelle douceur dans vos expressions, M. Caffard.

M. CAFFARD.
C'est vous qui me les inspirez ; vous avez un enjouement dans la physionomie, un je ne sais quoi... Enfin, toute votre personne est un écueil contre lequel la sagesse même aurait bien de la peine à ne pas faire naufrage.

MARINE.
Voyez pourtant. Si j'étais d'humeur à vous croire, à quoi ne m'exposeriez-vous pas ?

M. CAFFARD.
Ah ! je crois que les faiblesses de la nature sont pardonnables.

MARINE.
Comment, M. Caffard ?...

M. CAFFARD.
Oui. Tout ce que je vois de séduisant en vous m'apprend à juger qu'il n'est aisé de se défendre que lorsqu'un objet ne nous touche que faiblement; mais vous ?...

MARINE.
Tout cela est fort galant et bien fait sans doute pour aller jusqu'au cœur : mais écoutez, je suis franche, moi. Je crois qu'il ne vous sera pas difficile de vaincre le penchant que vous me témoignez. Je connais des moyens...

M. CAFFARD.
Des moyens ! Ah ! ils n'ont de force que quand on ne vous voit pas. Eh ! quels moyens pourraient?... Je n'en connais point.

MARINE.
J'en connais un, moi, et des plus forts.

M. CAFFARD.
Mais quel est-il donc, Marine ?

MARINE, avec humeur.
Jeannette, puisque vous me forcez de parler.

M. CAFFARD, étonné et se remettant de sa surprise. Doucereusement.
Ah ! ah ! Marine : vous êtes une petite méchante ; cela n'est pas bien.

MARINE.
Je crois que ce que vous faites est encore plus mal.

M. CAFFARD.
Plus mal ! Comment cela, Marine ? Mme Dormilli, qui m'a prié d'avoir soin de Jeannette n'a sûrement pas de pareilles idées sur mon compte.

MARINE.
Oh ! je le sais bien, mais croyez-vous que tout le monde sort aveugle ?

M. CAFFARD.
Non. je sais que vous avez du jugement, et que, par cette raison-là, vous devez sentir que sa jeunesse, avec les sentiments d'honneur que je dois avoir...

MARINE.
Bah ! les sentiments d'honneur ! Vous empêchent-ils de me regarder comme tous les hommes regardent les femmes ?

M. CAFFARD.
Cela est différent, vous êtes formée... vous êtes... En un mot, vous méritez des attentions... Mais Jeannette, dans un âge si tendre, si respectable... Oh ! Marine, ne vous en déplaise, c'est pousser les choses trop loin.

MARINE.
C'est vous qui les poussez trop loin vis-à-vis d'elle, par l'intérêt que vous y prenez : cela est trop affecté.

M. CAFFARD.
Non, non : sa candeur me plaît. Je voudrais en faire quelque chose.

MARINE, riant.
Oh ! je le crois bien.

M. CAFFARD.
L'intérêt que je prends à cette enfant est un intérêt si sage, si vertueux que cela vous étonnerait si...

MARINE.
Oui, ah ! oui, cela m'étonnerait, car je crois vous connaître.

M. CAFFARD.
En ce cas-là, vous devez me rendre justice.

MARINE.
Je vous la rendrai sûrement, si j'en trouve l'occasion. Adieu, M. Caffard.

M. CAFFARD, lui prenant la main.
Plus de soupçons au moins, mon aimable Marine... Me le promettez-vous ?

MARINE.
Je souhaite n'en point avoir le sujet.

M. CAFFARD, mielleusement.
Écoutez-moi... Je vous prouverai, essentiellement, que je mérite votre amitié. (Il lui donne de petits coups sur la main.) Soyez-en sûre.

MARINE.
À la bonne heure : alors comme alors.

SCÈNE IV.
M. CAFFARD.

Voilà une femme de chambre qu'il n'est pas aisé de tromper. J'ai, je crois, plus forte partie à combattre. Le bailli, quand il est en petite pointe de vin, ce qui lui arrive souvent, lorgne avec assez de complaisance tous les jolis minois du village, et Jeannette, quoique sa filleule, hom, hom... Colin, avec son petit menton de duvet, plaît plus que nous deux : c'est un embarras... mais il n'y a pas de plaisir sans peine. On vient... (Avec joie.) C'est Jeannette.

SCÈNE V.
M. CAFFARD, JEANNETTE,
en entrant, fait une profonde révérence à M. Caffard.

M. CAFFARD.
Approchez, ma chère Jeannette ; avez-vous bien fait réflexion sur tout ce que je vous ai dit hier ?

JEANNETTE.
Oui, Monsieur, et je viens voir si vous êtes en état de me donner ma leçon.

M. CAFFARD.
Toujours, ma chère enfant, je suis toujours prêt à vous instruire.

JEANNETTE.
Vous êtes bien obligeant.

M. CAFFARD.
Vous le méritez bien.

JEANNETTE.
Oh ! point du tout : vous êtes trop bon.

M. CAFFARD.
Qui ne le serait. pas avec vous ? (Avec séduction.) Si vous vouliez l'être autant que moi ?

JEANNETTE.
Oh ! vous savez bien que je ne suis pas méchante, moi.

M. CAFFARD, aparté.
Elle ne m'entend pas. (Haut.) Quand vous le seriez un peu plus, ma bonne amie, il n'y aurait pas de mal. Un peu de malice à votre âge... cela vous rendrait encore plus gentille.

JEANNETTE.
Bon, vous badinez, je ne suis point jolie.

M. CAFFARD.
Il est bon de ne pas le croire : preuve de modestie. Il y en a assez qui le croient plus qu'il ne faut, et pas avec tant de raison.

JEANNETTE, ingénument.
Me trouvez-vous coiffée comme vous m'avez dit ?

M. CAFFARD.
Oui, oui, fort bien. (Aparté.) En vérité, c'est un petit bijou. (À Jeannette.) Fort bien... Mais, par exemple, votre collerette est un peu négligée.

JEANNETTE.
Comment cela?

M. CAFFARD.
Attendez que je vous l'arrange. (Il l'arrange en la relevant un peu.) Cela est bien, cela est bien : il faut être modeste, mais il ne faut pas étouffer les grâces de la nature. Voyons de l'autre côté.

JEANNETTE.
Cela vous donne trop de peine : je vais l'arranger moi-même.

M. CAFFARD, l'arrangeant tout de suite.
Non, non : vous n'avez pas de miroir. Là, voyez-vous que vous êtes mieux ?

JEANNETTE, se regardant.
Eh bien ! oui, mais ce n'est pas à vous à faire cela.

M. CAFFARD.
Pourquoi pas ? Gens sages et sensés qui vous instruisent doivent avoir l'œil à tout. En travaillant aux agréments de l'esprit, il est essentiel de ne pas négliger ceux du corps. C'est en les soutenant l'un par l'autre que l'on rend votre sexe accompli... Mais il ne faudrait pas souffrir cela à de jeunes étourdis toujours indiscrets et par là dangereux. Voilà le seul mal, mon enfant... Allons, vous voilà bien. Il faut le maintien à présent. Tenez-vous droite.

JEANNETTE.
Est-ce comme cela ?

M. CAFFARD.
La tête un peu plus en arrière, et les bras aussi. (Jeannette fait ce qu'il dit.) Avancez l'estomac... (La regardant de près avec plaisir.) Bien ! oh bien ! Voyons ensuite comment vous vous tenez assise.

JEANNETTE.
Comme tout le monde.

M. CAFFARD.
Eh bien, voyons. Asseyez-vous. (Elle s'assied et croise les jambes.) Ah ! ah ! ce n'est pas ainsi qu'on s'assied, ma bonne amie, il n'est pas décent pour une femme de croiser trop les jambes.

JEANNETTE, les décroisant.
Est-ce comme cela que vous les voulez ?

M. CAFFARD, lui montrant la position.
Pas tout à fait. Vous voilà bien.

JEANNETTE.
Vous êtes donc content, Monsieur ?

M. CAFFARD, lui prenant le menton.
Fort content... Mais souvenez-vous, ma petite bonne amie, que pour bien apprendre, il faut de la docilité et ne pas refuser tout ce qu'il convient que je fasse pour vous donner de bonnes leçons. (Il l'embrasse.) Charmante, mon enfant, charmante !

JEANNETTE.
Est-ce encore de la leçon, cela, Monsieur ?

M. CAFFARD.
C'est une récompense que je vous donne pour votre docilité.

JEANNETTE.
Bien obligée, Monsieur, je vous remercie.

M. CAFFARD.
Je crois que pour mes peines, j'en mériterais bien une pareille de votre part.

JEANNETTE.
J'entends quelqu'un.

M. CAFFARD, aparté.
Peste des importuns !... C'est M. le bailli.

SCÈNE VI.
M. CAFFARD, JEANNETTE, LE BAILLI, chantant.

M. CAFFARD.
Vous voilà bien gai, M. le bailli ?

LE BAILLI.
Oui, nous avions une cause un peu délicate à juger ce matin : elle nous a tracassé l'esprit à tous. Nous en sommes pourtant venus à bout, et nous avons été un peu nous délasser à la buvette.

M. CAFFARD.
Ah ! ah ! cela vous arrive quelquefois... Et dans ces moments-là...

LE BAILLI.
Dame, on est plus gaillard qu'à l'ordinaire. Cela est vrai, j'en conviens... Mais vous étiez avec Jeannette, M. Caffard. Profite-t-elle un peu de vos leçons, ma filleule ?

M. CAFFARD.
Je l'espère, M. Capon. Il faut le temps à tout.

LE BAILLI.
Elle devient toute gentille, au moins. (Il lui met la main sous le menton.) Cela vaut bien la peine d'être instruit.

M. CAFFARD, à Jeannette.
Rentrez, Jeannette, nous continuerons une autre fois.

LE BAILLI.
Eh ! pourquoi ? pourquoi donc ? Je ne suis pas de trop : je serais charmé de voir ses progrès.

M. CAFFARD.
Elle n'est pas encore assez avancée. Laissez, laissez, je veux vous ménager une surprise agréable... (La conduisant avec douceur.) Allez, mon enfant.

SCÈNE VII.
M. CAFFARD, LE BAILLI.

LE BAILLI, aparté.
Comme il est doucereux avec elle. Hom, hom, hom. (À M. Caffard avec malice.) Elle doit vous donner bien du mal, car pour son âge elle n'a pas de ces esprits ouverts qui conçoivent aisément ; mais enfin, espérez-vous ?...

M. CAFFARD.
Oui, oui. Cela viendra, cela viendra avec l'usage... cela sera long... Je crains seulement dans cet instant...

LE BAILLI.
Oh ! je m'en doute. Vous craignez... Voyons si nous nous rencontrerons...

M. CAFFARD.
Tenez, M. Capon, je crains que trop de simplicité ne l'empêche d'être en garde contre les dangers auxquels une jolie fille est souvent exposée.

LE BAILLI.
C'est ce que je crains autant que vous et cela m'inquiète. Vous l'instruisez.

M. CAFFARD.
Et vous, vous la protégez...

LE BAILLI.
Certainement : je suis son parrain, je le dois. Mais vous, M. Caffard, qui vous êtes chargé de veiller sur sa conduite, ignorez-vous que le petit Colin ne la quitte pas ?

M. CAFFARD.
Non : votre remarque est très juste ; je sais qu'ils vont souvent seuls le soir cueillir des noisettes. Cela me chiffonne un peu l'esprit.

LE BAILLI.
La brune favorise la familiarité des jeunes gens.

M. CAFFARD.
Oui, l'innocence, que l'ombre rend moins clairvoyante, ne veille pas avec le même soin et devient moins scrupuleuse. C'est un danger, c'est un danger.

LE BAILLI.
Oui, vous avez raison, c'est un danger. (Aparté.) Profitons de la circonstance pour ravoir ma filleule. (Haut.) Monsieur Caffard, je suis charmé de vous voir les mêmes idées que j'ai : vous jugeriez donc qu'il serait prudent de les séparer pour conserver une vertu vraisemblablement trop exposée.

M. CAFFARD.
Sans contredit. La vertu : ô ciel ! pour la conservation d'un trésor aussi précieux, il n'est point de moyen que l'on ne doive employer.

LE BAILLI.
Il n'y a pas de doute : vous pensez bien sagement, et je n'en ai jamais douté.

M. CAFFARD.
Vous m'honorez infiniment. Grâce au ciel, j'ai toujours été sans reproche.

LE BAILLI.
Au moyen de quoi vous voudriez m'aider dans cette occasion ?

M. CAFFARD.
De tout mon cœur.

LE BAILLI.
Eh bien ! joignons-nous ensemble pour engager Mme Dormilli à remettre Jeannette chez moi.

M. CAFFARD, aparté.
Oui-da ! (Embarrassé.) Ah ! ah ! M. le bailli, ce serait lui faire perdre en un instant le fruit de toutes les leçons que je lui ai données.

LE BAILLI.
Que cela ne vous embarrasse pas, je les lui continuerai, moi.

M. CAFFARD.
Je vous en crois bien capable, mais chacun a sa manière d'instruire. Cela serait un changement qui la détournerait peut-être au point de la dégoûter tout à fait du désir d'apprendre. Écoutez-moi : il y a un autre moyen.

LE BAILLI.
Quel est-il ?

M. CAFFARD.
Nous craignons tous deux Colin, n'est-ce pas ?

LE BAILLI.
Oui.

M. CAFFARD.
Eh bien ! pourquoi ne pas engager Mme Dormilli à le renvoyer chez son père, en attendant qu'un âge plus mûr lui permette d'accomplir l'union qu'elle a projetée ?

LE BAILLI, aparté.
Bon, j'entends... (À M. Caffard.) Non, non, M. Caffard, je ne me charge pas d'une pareille proposition. Je sais combien madame aime le fils de son fermier : ce serait lui déplaire ; je ne me mêlerai pas de cela.

M. CAFFARD.
Je m'en charge, moi.

LE BAILLI.
J'en suis fâché, mais je vous déclare que je ferai le contraire : je lui demanderai ma filleule avec de bonnes raisons.

M. CAFFARD.
Je lui en donnerai d'aussi bonnes pour qu'elle la garde et qu'elle renvoie Colin.

LE BAILLI, avec vivacité.
Vous pensiez comme moi d'abord, Monsieur. Nous ne sommes plus du même avis. Cela me surprend. M. Caffard.

M. CAFFARD.
Ne vous emportez pas, M. Capon. Vous avez des intentions pures et droites, comme moi, sur la vertu de cette jeune personne ?

LE BAILLI.
Oui, mais nos moyens sont bien différents... et...

M. CAFFARD, gravement.
Il n'y a pas de mal... Pour moi, ma conscience m'oblige de suivre celui que je crois le plus sûr... (Froidement et avec fermeté.) Et sur cela il ne faut point attendre de complaisance de ma part.

LE BAILLI, ironiquement.
Point de complaisance !... N'en auriez-vous point plus qu'il ne faut pour elle ? Un maître devient quelquefois trop indulgent pour une jolie écolière...

M. CAFFARD.
Un parrain devient quelquefois trop sensible pour une filleule. Adieu, M. Capon. Vous me connaîtrez tel que je suis.

LE BAILLI.
Cela se pourra, M. Caffard. (M. Capon reconduit en balbutiant M. Caffard.)

SCÈNE VIII.
LE BAILLI.

Monsieur Caffard ! Monsieur Caffard ! je vous connais déjà ; il faut tâcher de vous prévenir. Je vois Marine ; bon.

SCÈNE IX.
LE BAILLI, MARINE.

MARINE.
N'étiez-vous pas avec M. Caffard, Monsieur ?

LE BAILLI.
Oui, Marine : mais nous ne sommes pas tous deux du même avis au sujet de Jeannette.

MARINE.
Comment cela, Monsieur ?

LE BAILLI.
C'est que, dans la crainte d'une intelligence dangereuse entre elle et Colin, il est d'avis de le renvoyer chez son père, et moi je suis d'avis de faire plutôt revenir Jeannette chez moi. Qu'en penses-tu ?

MARINE.
Que vous avez raison ; non pas tout a fait à cause de Colin, mais...

LE BAILLI.
Mais ! quoi, mais ?...

MARINE.
Ce n'est pas à moi de parler... Vous avez de l'esprit...

LE BAILLI.
Craindrais-tu autre chose pour elle ?... M. Caffard paraît bien entêté à vouloir qu'elle reste ici.

MARINE.
Cela ne m'étonne pas.

LE BAILLI.
Ah ! friponne, tu en sais plus que tu ne veux en dire.

MARINE.
Non, non, mais le plus sage est toujours de prendre ses sûretés. Ce n'est pas que je dise...

LE BAILLI.
J'entends. Eh bien ! veux-tu m'aider à persuader à Madame d'être de mon sentiment ?

MARINE.
Oh ! pour cela, avec grand plaisir. Si vous lui en parlez, j'appuierai : elle ne m'écouterait pas seule.

LE BAILLI.
C'est mon intention. Va dire à Jeannette que je serais bien aise de la voir.

MARINE.
Volontiers : mais ne vous confiez pas tout à fait à une jeune fille qui n'est pas encore capable de garder un secret.

LE BAILLI.
Je ne lui parlerai pas de cela.

MARINE.
Fort bien, je vais vous l'envoyer.

SCÈNE X.
LE BAILLI.

Marine me confirme ce que j'ai jugé de M. Caffard. Le compère, avec son air pédagogue, il n'a pas le goût mauvais ; car, ma foi, ma petite filleule devient bien appétissante. Je n'y avais pas encore fait beaucoup d'attention et je sens que ce serait bien dommage d'abandonner une aussi belle créature à M. Caffard. Mais c'est elle : voyons.

SCÈNE XI.
LE BAILLI, JEANNETTE.

JEANNETTE.
Pourquoi est-ce que vous me demandez, mon parrain ?

LE BAILLI.
Eh ! parbleu ! pour le plaisir de te voir, mon enfant... Mais tu grandis à vue d'œil ; tu vas bientôt être bonne à marier. J'apprends que tu profites bien des leçons de M. Caffard.

JEANNETTE.
Oh ! je ne sais pas comment.

LE BAILLI.
Est-ce qu'il ne t'instruit pas avec soin ?

JEANNETTE.
Ah ! il m'en dit assez : il se mêle de tout, jusqu'à ma coiffure.

LE BAILLI.
Cela est plaisant... Qui est-ce qui t'arrange si singulièrement ta collerette ? Est-ce lui ?

JEANNETTE.
Oui, mon parrain ; il la tourne et retourne comme cela pour la décence ; mais je crois qu'au lieu de la bien arranger, il ne fait que la chiffonner.

LE BAILLI, aparté.
Oh ! le fripon ! qu'il est adroit !... (À Jeannette.) Tu as ma foi raison ; je l'arrangerais mieux que lui, moi, si je m'en mêlais.

JEANNETTE.
Ce n'est pas la peine.

LE BAILLI.
Cela me serait plus permis qu'à M. Caffard, Jeannette : je suis ton parrain.

JEANNETTE.
Oh ! je le sais bien.

LE BAILLI.
Tu dois croire que je m'intéresse à toi ?

JEANNETTE.
Je n'en doute pas.

LE BAILLI.
C'est à cause de cela que je serais fâché qu'il te fît des choses qui ne seraient pas bien.

JEANNETTE.
Malis il me dit qu il me donne des leçons, pour que le corps soit aussi bien que l'esprit.

LE BAILLI.
En arrangeant ta collerette ?...

JEANNETTE.
Ah ! oui, à tout instant : cela m'ennuie quelquefois.

LE BAILLI.
Alors, mon enfant, il ne faut pas le souffrir. Il faut lui dire...

JEANNETTE.
Quoi ? puisqu'il dit toujours... voilà la pudeur, voilà la décence, et tout le reste... Madame dit aussi qu'il n'y a que cela de recommandable. M. Caffard me le recommande sans cesse Qu'est-ce que vous voulez que je lui dise ?...

LE BAILLI.
Fort bien ! Ne te fait-il point autre chose ?

JEANNETTE.
Quoi ?

LE BAILLI, lui prenant la main.
Quoi ? cela, par exemple ?

JEANNETTE.
Et quoi cela ?

LE BAILLI.
Te prendre la main ?

JEANNETTE.
Oh ! oui.

LE BAILLI, la lui baisant.
Et cela ?

JEANNETTE.
Oui, oui.

LE BAILLI.
Qu'est-ce que tu dis alors ?

JEANNETTE.
Oh ! dame, rien.

LE BAILLI.
Est-ce que cela te fait plaisir ?

JEANNETTE.
Non : cela ne fait seulement que me faire rire.

LE BAILLI, lui baisant ardemment la main.
Cela te fait rire ?... La jolie petite naïveté ?

JEANNETTE.
Oh ! mais, doucement donc, mon parrain : vous y allez plus fort que lui.

LE BAILLI.
C'était sans y penser, mon enfant, et pour voir si M. Caffard n'agissait pas avec toi comme tu le mérites, ce que je ne souffrirais pas, au moins.

JEANNETTE.
Je vous en suis bien obligée, mon parrain.

LE BAILLI.
Mais écoute : il n'y a pas grand' chose à redire sur tout cela, si ce n'est que M. Caffard ne t'est de rien. Voilà pourquoi cela n'est pas bien... Si c'était ton père, ton oncle ou moi, il n'y aurait pas le plus petit mot à dire... Je te loue cependant de ta sagesse. Il ne s'agit que de t'apprendre comment et avec qui il faut en faire usage. Bonjour, ma petite Jeannette : je te dirai cela une autre fois.

JEANNETTE.
Bonjour, mon parrain.

SCÈNE XII.
JEANNETTE.

Je n'entends pas trop ce que mon parrain veut dire, mais ni lui ni M. Caffard ne me font point plaisir avec toutes leurs façons... Il n'y a que Colin qui ne me fâche point : au contraire... Je le vois... j'ai envie de lui demander pourquoi cela.

SCÈNE XIII.
JEANNETTE, COLIN.

COLIN.
Bonjour, Jeannette.

JEANNETTE.
Bonjour, bonjour, Colin: j'ai quelque chose à te demander.

COLIN, lui prenant la main et la baisant.
Quoi, Jeannette ?

JEANNETTE.
Tiens, c'est justement ce que tu fais avec moi. Tu me prends la main, tu la baises, tu arranges mes cheveux, tu badines, enfin tu sais, tu sais bien... Pourquoi est-ce que tu ne me fâches point ?

COLIN.
C'est que tu vois que j'ai autant de plaisir que toi.

JEANNETTE.
Cela se peut, mais ce n'est pas encore tout à fait cela ; car je n'aime point que M. Caffard et mon parrain fassent de même, quoiqu'ils paraissent y trouver du plaisir.

COLIN.
Comment, Jeannette ! M. le bailli et M. Caffard font avec toi ce que je fais !

JEANNETTE.
Bon ! je ne leur en permets pas tant qu'à toi : mais toi, pourquoi veux-tu que je ne t'en empêche pas !...

COLIN.
Parce que je t'aime.

JEANNETTE.
Oh ! je crois qu'ils m'aiment aussi.

COLIN.
Mais tu m'as dit que tu le voulais bien pour moi.

JEANNETTE.
Ah ! je ne leur ai pas dit, à eux.

COLIN.
Voilà pourquoi tu ne dois pas le leur permettre.

JEANNETTE.
Je t'entends. Laisse-moi faire : s'ils y reviennent, ils verront beau jeu.

COLIN.
Ah ! tu me rassures, ma chère Jeannette, car cela me faisait beaucoup de peine.

JEANNETTE.
Oui-da ! Oh ! quand il n'y aurait que cela, ne crains plus rien, va... Moi, te faire de la peine ! j'en serais bien fâchée. Qui est-ce donc qui vient !

COLIN.
C'est la femme de chambre de madame.

SCÈNE XIV.
JEANNETTE, COLIN, MARINE.

MARINE, aparté.
Les voilà : j'en suis bien aise. (Avançant.) Ah ! mes pauvres enfants, je suis fâchée de vous le dire, mais je crois que votre joie d'être ensemble ne sera pas longue.

COLIN.
Comment ?

MARINE.
C'est que M. le bailli vient de prier Madame de renvoyer Jeannette chez lui et que M. Caffard veut au contraire qu'elle renvoie Colin chez son père.

JEANNETTE.
Pourquoi, Marine ?

MARINE.
Parce qu'ils craignent que vous ne fassiez quelque faux pas ensemble, en allant cueillir des noisettes.

JEANNETTE.
N'est-ce que cela ?... Je dirai à Madame que nous nous aidons l'un et l'autre, qu'il n'y a rien à craindre : si j'étais seule, à la bonne heure.

MARINE.
C'est au contraire parce que vous êtes deux qu'ils ont peur.

COLIN.
Les vilaines gens !

JEANNETTE.
Mais de quoi se mêlent-ils ?

MARINE.
Écoutez ; ne me trahissez pas. Je crois qu'ils sont tous deux jaloux de Colin, qu'ils le sont aussi l'un de l'autre.

JEANNETTE.
Ah ! cela se pourrait bien. Je commence à voir clair ; je ne suis plus surprise de tout ce qu'ils me font et me disent.

COLIN.
Et comment faire pour qu'ils ne nous perdent pas ?

MARINE.
Il n'y a qu'un moyen : c'est d'en parler à Madame. Elle vous aime tous deux.

COLIN.
Ah ! je n'oserais.

JEANNETTE.
Ni moi non plus.

MARINE.
Eh bien ! je vous aiderai, je parlerai pour vous ; mais n'allez pas avoir assez de peur pour me dédire, surtout Jeannette.

JEANNETTE.
Non, non ; je n'aurai plus de peur puisque vous êtes pour nous.

MARINE.
Sûrement, je suis pour vous avec raison : car cela est bien mal à eux. Voilà justement Madame : ne négligeons pas l'occasion.

COLIN.
Ah ! Jeannette !

JEANNETTE.
Paix, paix !

SCÈNE XV.
LES PRÉCÉDENTS, Mme DORMILLI.

Mme DORMILLI.
Vous avez l'air d'avoir du chagrin, mes enfants.

JEANNETTE.
Oui, Madame.

COLIN.
Beaucoup, assurément.

Mme DORMILLI.
Quel en est le sujet ?

JEANNETTE.
Oh !... rien.

Mme DORMILLI.
Rien ? cela ne se peut pas.

MARINE.
Ils n'osent pas vous le dire, Madame... C'est la peur qu'ils ont qu'on ne les éloigne de vous.

Mme DORMILLI.
Il est vrai que M. le bailli et M. Caffard m'en ont parlé : il paraît qu'ils sont inquiets de vous voir presque toujours seuls ensemble.

MARINE.
Bon, Madame : c'est qu'ils craignent que l'amitié qui est entre ces deux enfants ne fasse tort à leurs vues.

Mme DORMILLI.
Ah ! quelle idée !

MARINE.
Demandez-le à Jeannette : n'est-il pas vrai, Jeannette, qu'ils veulent continuellement prendre avec toi de petites libertés que tu ne trouves pas bien ?

JEANNETTE.
Il est vrai que c'est le plus fort des leçons de M. Caffard, et que mon parrain fait à peu près de même.

Mme DORMILLI, étonnée.
Ah ! ah !... Et quelles sont ces libertés ?

JEANNETTE.
Mais... je n'oserais pas le dire.

Mme DORMILLI.
Il le faut, Jeannette, si vous ne voulez pas que je vous éloigne de moi.

JEANNETTE.
C'est que... tenez, c'est que... ils sont toujours après mes mains pour les baiser... et...

Mme DORMILLI.
Des gens faits pour protéger l'innocence !

MARINE.
Il y a comme cela tant de protecteurs de la vertu : vous voyez si j'avais raison tantôt.

Mme DORMILLI.
Ne dites rien. Cela mérite attention. Je veux en juger par moi-même. Retirez-vous, mes enfants. Soyez tranquilles ; mon amitié pour vous sera toujours la même. Vous, Marine, allez leur dire que je les attends ici tous deux.

MARINE.
Oui, madame : mais défiez-vous de l'adresse de M. Caffard, surtout.

Mme DORMILLI.
Je me défierai de tous les deux : une femme qui entrevoit la moitié d'un secret est assez adroite pour pénétrer l'autre.

SCÈNE XVI.
Mme DORMILLI.

Il est sage de ne pas soupçonner aisément, mais cependant il ne l'est pas moins d'ouvrir les yeux sur l'imposture... Le peu d'accord que je vois entre ces deux messieurs jette un peu d'équivoque sur leur conduite.

SCÈNE XVII.
Mme DORMILLI, M. CAFFARD, LE BAILLI.

Mme DORMILLI.
Je suis bien aise, messieurs, de vous réunir pour concerter les moyens de prévenir le danger où la sagesse de la petite Jeannette pourrait être exposée : je sais le vif intérêt que vous y prenez tous deux.

M. CAFFARD.
C'est le premier devoir d'un homme de mon état.

LE BAILLI.
Ce n'est pas moins celui d'un parrain qui remplit le sien.

Mme DORMILLI.
Rien de mieux pensé de part et d'autre. Eh bien ! voyons vos intentions.

M. CAFFARD.
D'abord, Madame, c'est de supprimer les familiarités qu'elle a avec Colin, en les séparant.

Mme DORMILLI.
Je crois que c'est aussi votre avis, M. le bailli.

LE BAILLI.
Oui, Madame, nous sommes absolument d'accord, M. Caffard et moi, là-dessus.

Mme DORMILLI.
Fort bien : cependant ces deux enfants-là n'ont pas l'air de penser à ce que vous craignez.

M. CAFFARD.
Ah ! malheureusement, ils n'y penseront peut-être jamais : c'est le plus grand péril ; ne le connaissant pas, on ne songe point à l'éviter, et de degrés en degrés on se familiarise avec le vice, au point de tomber dans le piège sans même s'en douter.

Mme DORMILLI.
Votre morale est bonne et me détermine à prendre les moyens convenables... Que devons-nous faire, pour le mieux, en pareille occasion ?

M. CAFFARD.
Renvoyer Colin chez son père, lui défendre de venir ici jusqu'à ce que Jeannette, plus instruite, soit en état de remplir les vues que Madame a sur ces deux jeunes gens.

Mme DORMILLI.
Et vous, M. le bailli ?

LE BAILLI.
Moi, Madame, je crois qu'il est plus raisonnable de renvoyer Jeannette chez moi, dont, comme parrain, j'aurai un soin paternel ; et que Madame garde le fils de son fermier, à qui je sais qu'elle veut beaucoup de bien.

Mme DORMILLI.
Vous n'êtes pas du même avis, messieurs, cela m'embarrasse.

M. CAFFARD.
Nous sommes du même avis pour le fond, mais non pour la forme.

LE BAILLI, s'animant.
La forme et le fond sont ici les mêmes, M. Caffard.

M. CAFFARD, avec un peu de chaleur.
Non, monsieur : le danger de la vertu de Jeannette est le fond : pour la sauver, c'est, dites-vous, de la mettre chez vous, voilà la forme ; mais cette vertu sera-t-elle plus en sûreté chez vous qu'ici ? Je ne le pense pas.

LE BAILLI, vivement.
Comment, chez moi, Monsieur ? Je réponds de la forme et du fond avec plus de droit et de raison que vous.

M. CAFFARD, pédamment.
Doucement, Monsieur, doucement !... Ne sentez-vous pas que Colin peut aisément aller voir Jeannette chez vous ?

LE BAILLI.
Il ne peut donc pas, Monsieur, venir de même ici ?

M. CAFFARD.
Non... Vous êtes obligé de vous trouver une partie du jour à votre audience, au lieu que moi, uniquement occupé de l'instruction où mon devoir m'oblige, je ne quitterai pas Jeannette un instant : je la veillerai de si près...

LE BAILLI.
Oh ! de trop près peut-être.

M. CAFFARD.
Je vous ai ménagé, Monsieur... Mais votre empressement serait plus suspect que mon zèle.

LE BAILLI, ironiquement.
Monsieur Caffard, votre zèle est charmant, oui, oui : votre zèle doit-il aller jusqu'à la toilette de Jeannette ? Je ne la crois pas de votre compétence.

M. CAFFARD.
Vous devez savoir que je ne m'en mêle que pour la décence.

LE BAILLI.
Monsieur, ne me faites pas parler sur votre décence...

M. CAFFARD, durement.
Monsieur... (S'adoucissant.) La présence de madame me retient...

Mme DORMILLI.
Tranquillisez-vous, s'il vous plaît, messieurs ; il ne faut pas, pour conserver la vertu de cette jeune fille, sortir de la modération qui convient à vos caractères. (Avec dignité.) Cela m'étonne.

LE BAILLI.
C'est ma filleule, Madame, je réponds d'elle.

M. CAFFARD.
C'est mon élève, Madame : son honneur doit me toucher. (Vivement.) M. Capon veut attaquer le mien... Et peut-être...

LE BAILLI.
Quoi peut-être ?

M. CAFFARD, vivement.
Le sien, puisque vous m'y forcez, M. Capon.

LE BAILLI, avec colère.
Et vous, M. Caffard, vous me forcez de dire que... vos leçons sont trop licencieuses.

M. CAFFARD, malignement.
Une petite pointe de vin conduit à plus d'une erreur : si je voulais le prouver...

Mme DORMILLI, avec autorité.
En voilà assez messieurs. Je prends le parti de faire venir les jeunes gens devant nous pour voir quel est le danger qu'ils courent ensemble, et nous arrangerons tout cela. (Elle sonne.)

SCÈNE XVIII.
Mme DORMILLI, M. CAFFARD, LE BAILLI, MARINE.

Mme DORMILLI.
Marine, amenez-moi Colin et Jeannette.

MARINE.
Tout à l'heure, Madame.

SCÈNE XIX.
Mme DORMILLI, M. CAFFARD, LE BAILLI.

Mme DORMILLI.
En les faisant parler eux-mêmes dans un âge où la nature est encore seule l'organe du sentiment, nous n'aurons pas de peine à les juger.

LE BAILLI, affectueusement.
Comme vous voyez bien, Madame !

M. CAFFARD.
Oui, oui, c'est le jugement le plus sûr : les voilà.

SCÈNE XX, et dernière.
Mme DORMILLI, M. CAFFARD, LE BAILLI, MARINE, COLIN, JEANNETTE.

Mme DORMILLI.
Approchez : vous êtes bien aises d'être avec moi ?

COLIN.
Oui, Madame.

JEANNETTE.
Ah ! oui, sûrement.

Mme DORMILLI.
Dites-moi pourquoi cela.

JEANNETTE.
C'est que vous êtes si bonne...

Mme DORMILLI.
Mais s'il était nécessaire que l'un de vous deux fût demeurer ailleurs ?

JEANNETTE.
Que vous me donneriez du chagrin !

COLIN.
Et à moi aussi, Madame !

Mme DORMILLI.
Vous vous plaisez donc bien ensemble !

COLIN, regardant tendrement Jeannette.
Jeannette !

JEANNETTE, le regardant de même.
Cela est vrai, Madame. Et, après vous, je ne voudrais pas quitter Colin.

LE BAILLI.
Ah ! ah ! cela veut dire quelque chose, Madame.

Mme DORMILLI.
Oui, oui. Et toi, Colin ?

COLIN.
Comment voudriez-vous que je ne mourusse pas de chagrin en la quittant d'après ce qu'elle vient de vous dire ?

M. CAFFARD, à Mme Dormilli.
Le danger est clair comme le jour, Madame.

Mme DORMILLI.
Vous pleurez, mes enfants ! leur peine m'afflige. (À MM. Caffard et Capon.) Je vais cependant dans l'instant prévenir le danger que je vois.

M. CAFFARD.
Quelle prudence !

LE BAILLI.
Quelle judiciaire !

Mme DORMILLI, au bailli.
Mais ce n'est pas par votre moyen, M. le bailli.

M. CAFFARD, avec joie, aparté.
Bon !

Mme DORMILLI, à M. Caffard.
Ni par le vôtre, M. Caffard. Je détruirai par un seul mot toutes vos alarmes... Je vais les marier sur-le-champ : voilà de la vertu la sûreté la moins équivoque... Je ne vous crois pas l'un et l'autre en état d'y apporter un meilleur remède.

M. CAFFARD.
Quoi ! Madame, Jeannette si peu instruite ?...

MARINE, avec malice.
Ce sera un embarras de moins pour vous : un homme ne doit éduquer que des garçons.

Mme DORMILLI.
Marine n'a pas tort.

M. CAFFARD, aparté au bailli, avec aigreur.
Si vous ne l'aviez pas redemandée...

LE BAILLI, à M. Caffard, du même ton.
Si vous ne l'aviez pas voulu garder...

Mme DORMILLI, sévèrement.
Ne disputez pas davantage messieurs... M. Caffard, si vous aviez un choix à faire pour l'éducation d'un fils, auriez-vous beaucoup de confiance !...

M. CAFFARD.
Je vous entends, Madame. Puisque ma vertu est suspecte à vos yeux, comme à ceux des méchants, permettez que, par ma retraite, j'aille me mettre à l'abri des traits de la médisance.

Mme DORMILLI.
J'y consens. (Au bailli.) Et vous, M. le bailli, croyez-vous qu'il serait bien prudent de remettre votre filleule entre vos mains ?...

LE BAILLI.
Ma foi, Madame, je crois que vous faites très bien de la marier.

MARINE.
Oui ; car c'était, à parler franchement, la Brebis entre deux Loups.

FIN.


[Notes]

1. Jean-Julien-Constantin Rénout (1725-1785), La Brebis entre deux loups, première le 2 août 1783 au Théâtre des Variétés-Amusantes à Paris [voir le site CESAR (Calendrier électronique des spectacles sous l'Ancien Régime et sous la Révolution), où vous trouverez des informations relatives aux pièces, aux personnes et aux lieux de représentation qui ont constitué le théâtre français aux 17ème et 18ème siècles].

2. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur attribua cette saynète de Rénout à Louis Carrogis (1717-1806), dit Carmontelle.

3. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Octobre 2007]