«LES [BIENHEUREUSES] TRENTE-DEUX MARTYRES D'ORANGE»
DE J. MÉRITAN ; CHAPITRE 1


CHAPITRE 1 : LES LOIS PERSÉCUTRICES


L'invisible et malfaisante puissance dont la Révolution de 1789 fut le plus brillant exploit, la Franc-Maçonnerie, pour l'appeler par son nom véritable, ne s'était pas proposé seulement de renverser un régime politique et de ruiner un ordre de choses séculaire. Elle voulait surtout détruire ce qui constituait la base et l'armature solide de l'ordre social tout entier, et ce qui en demeurait malgré les divagations philosophiques alors à la mode, la plus assurée des protections : la religion catholique.

Au fond de la pensée révolutionnaire, sous les lois réformatrices dont toutes n'étaient pas, en apparence du moins, hostiles à l'idée religieuse, derrière le voile d'une liberté trompeuse mais alléchante, d'une égalité impossible mais désirée, d'une fraternité fragile mais souhaitable, s'agitait une haine profonde et meurtrière de toute foi religieuse, de toute hiérarchie, et de toute unité catholique.

L'Église fut donc, dès les premiers jours, la grande ennemie, parce qu'elle était le grand obstacle. Sa doctrine politique, indifférente en principe aux formes périssables de gouvernement, étrangère aux compétitions dynastiques, comportait dans le domaine théologique un dogme, une discipline dont la rigueur salutaire s'accommodait mal des licences et des folies révolutionnaires. C'est sur ce dogme, sur cette discipline que vont se porter et se briser les efforts de la Révolution. Comme si les maîtres d'alors avaient compris que leur règne serait éphémère, et qu'avant de périr, ils avaient beaucoup de mal à faire, les lois, les décrets, se suivent de près et se hâtent, s'aggravant les uns par les autres, et donnant rapidement à l'agitation révolutionnaire ce caractère persécuteur et homicide, dont, malgré l'habileté de ses panégyristes, elle ne pourra jamais se débarrasser.

Les dates sont aussi éloquentes que les faits :

L'Assemblée constituante, par son décret du 26 octobre 1789, défend d'émettre les vœux de religion.

Le 2 novembre suivant, elle confisque les biens ecclésiastiques et les met à la disposition de la Nation.

Le 18 du même mois, elle enjoint aux supérieurs des couvents, des monastères, des maisons et établissements ecclésiastiques de faire la déclaration de tous les biens mobiliers et immobiliers dépendant de leur établissement, ainsi que des revenus et des charges.

Enfin, le 13 février 1790, la même Constituante décrète : «La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaît plus de vœux monastiques solennels de personnes de l'un ni de l'autre sexe ; en conséquence, les Ordres et congrégations régulières dans lesquels on fait de pareils vœux sont et demeureront supprimés en France, sans qu'il puisse en être établi de semblables à l'avenir. Toutefois il ne sera rien changé quant à présent à l'égard des maisons chargées de l'éducation publique et des établissements de charité. — Tous les individus de l'un et l'autre sexe, existant dans les monastères et maisons religieuses, pourront en sortir en faisant leur déclaration devant la municipalité du lieu, et il sera pourvu à leur sort par une pension convenable. Il sera pareillement indiqué des maisons où seront tenus de se retirer les religieux qui ne voudront pas profiter de la disposition du présent décret. — Les religieuses pourront rester dans les maisons où elles sont aujourd'hui, l'assemblée les exceptant expressément de l'article qui oblige les religieux de réunir plusieurs maisons en une seule.»

Ainsi, en moins de sept mois, la Constituante avait opéré une double sécularisation : les biens dont l'Église était la dépositaire, plus encore que la propriétaire, qu'elle tenait de la libéralité de ses fidèles, et qu'elle employait à soulager d'innombrables misères, faisaient retour à la Nation ; et les personnes qui de leur plein gré s'étaient donné au service exclusif de Dieu, de l'Église ou des pauvres, protégeant les défaillances possibles de leur volonté par des vœux solennels, étaient rendues à la vie civile.

Ce fut la première étape de la persécution, car il est difficile d'appeler d'un autre nom cet ensemble de lois faussement dites libératrices, et ces prétentions à tarir la source où s'alimentèrent de tout temps les plus purs dévouements, orgueil et joie de l'Église catholique.

Mais la persécution, à cette heure, ne va pas sans quelque ménagement. Le clergé séculier a sans doute perdu son patrimoine ; mais il a reçu une sorte de compensation par le salaire qu'on lui promet. Pour les religieux et religieuses demeurés fidèles à leurs vœux, un asile précaire et provisoire, mais assuré, leur est offert dans le cloître s'ils se refusent à le quitter.

Encore quelques mois et ces ménagements ne seront plus de mise. Déjà frappée dans ses ordres monastiques, l'Église sera atteinte dans sa hiérarchie, sa discipline, son unité.

Le 12 juillet 1790, l'Assemblée constituante votait la loi dite de la Constitution civile du clergé. De toutes les lois révolutionnaires, celle-ci est la plus significative. Les tendances, jusqu'alors timides ou confuses, s'y révèlent et s'y précisent. La Révolution s'y montre enfin telle qu'elle était, à visage vrai et découvert, telle du moins que l'avaient faite les hommes qui en maniaient les passions et en dirigeaient les colères. Les persécutions sanglantes dont l'ère s'ouvrira incessamment, les déportations et l'échafaud sont issus de la loi du 12 juillet, y ont alimenté leur rage, et vainement d'ailleurs, ont essayé d'y trouver une impossible justification.

Toute l'économie de cette loi tient en quelques lignes, et le but que se proposaient les auteurs se résume en cette disposition fondamentale suivant laquelle les évêques et les curés étaient nommés par le corps électoral, comme les autres administrateurs du département : Tout le reste, nouvelle répartition des diocèses, statut légal des curés, perception des honoraires du culte... etc., gravitait autour de cette législation schismatique...

Le serment civique lui-même qui devait servir à distinguer, dans le troupeau, les brebis fidèles des autres découlait naturellement de ce nouvel ordre des choses où l'autorité du pape, la hiérarchie et l'unité ecclésiastique étaient si odieusement maltraitées.

Aux termes de la Constitution civile, en effet, les évêques et les curés devaient prêter le serment «de veiller avec soin sur les fidèles qui leur étaient confiés, d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée par le roi.»

Le caractère impie et schismatique de ce serment apparut bientôt à tous les yeux. Les répugnances et les oppositions irréductibles de la très grande majorité du clergé retardèrent sans doute pendant quelques mois l'application de la loi. Mais, par ses décrets du 27 novembre et 26 décembre 1790, la Constituante ordonna que le serment prescrit par la Constitution civile serait incessamment exigé des évêques et des curés, statuant que «ceux qui ne l'auraient pas prêté dans les délais déterminés, seront réputés avoir renoncé à leur office, et il sera pourvu à leur remplacement, comme en cas de vacance par démission, à la forme du titre II de la Constitution civile du clergé.»

Alors, le pape parla. Gardien de la discipline et de l'unité, il ferma, d'un mot, la porte du bercail aux ravisseurs et aux mercenaires. Par ses deux brefs successifs, Quod aliquantulum (10 mars 1791) et Charitas quœ (13 avril suivant), Pie VI déclarait que «La Constitution civile du clergé est fondée sur des principes hérétiques, qu'elle est elle-même hérétique sur plusieurs points, que sur d'autres elle est sacrilège et schismatique, et que le serment prêté à cette Constitution est un parjure, un sacrilège indigne non seulement des ecclésiastiques mais encore de tout catholique.»

La parole du vicaire de Jésus-Christ fit la lumière dans les esprits. Déjà sur 135 évêques, 131 avaient refusé le serment, et à leur exemple les curés, les uns avec éclat, les autres avec une timidité qui fut souvent de la modestie, avaient manifesté à leur municipalité le même refus. Ce mouvement s'accrut dans de magnifiques proportions lorsqu'on apprit la condamnation par le pape de la formule schismatique. Les consciences en furent éclairées. À la joie des prêtres demeurés instinctivement fidèles, répondit le remords des égarés. Ceux qui, abusés par l'exemple de quelque confrère, entraînés par l'amour de la paix, avaient prêté le serment, se rétractèrent, renonçant aux bénéfices dont leur docilité les avait d'abord mis en possession, allant courageusement au devant de la persécution qui s'annonçait et devait, bientôt, devenir impitoyable.

L'attitude du clergé français, dans ces heures tragiques, fit l'admiration et la joie de l'Église ; elle exaspéra, par contre, la rage de ses ennemis. Appelant à leur aide le mensonge avec la violence, ils firent circuler, dans Paris et dans quelques départements, de fausses lettres du pape, approuvant la Constitution civile, puis, sans trop s'embarrasser de logique, brûlèrent Pie VI en effigie, multiplièrent les saturnales impies, les parodies sacrilèges et les décrets persécuteurs.

Le 6 mai 1791 et le 9 juin suivant, la Constituante décréta que : «Aucun bref, bulles, rescrits et autres expéditions de la Cour de Rome ne pourront être reconnus pour tels, ni mis à exécution, s'ils n'ont été vus et vérifiés et autorisés par le Corps législatif... Ceux qui les liront, publieront et mettront à exécution, avant qu'ils aient été autorisés par un décret du Corps législatif, seront poursuivis criminellement comme perturbateurs de l'ordre public et punis.»

Une des plus perverses mais aussi des plus efficaces habiletés de l'esprit du mal, fut, en tout temps, d'assimiler à des perturbateurs, de considérer comme de mauvais citoyens tous ceux qui ne consentent pas à plier leur conscience aux exigences de lois impies. Pour avoir refusé de brûler de l'encens devant les idoles, les premiers chrétiens étaient les ennemis de la République et de redoutables factieux. C'est, en partie, à la faveur de cette équivoque que les persécutions peuvent naître, se faire accepter, et rencontrer sinon la sympathie, au moins la complicité du silence chez la masse des citoyens, masse ignorante et d'autant plus facile à abuser qu'étant elle-même sans méchanceté, il lui paraît impossible qu'on soit persécuté pour un simple motif de doctrine ou de discipline spirituelle.

Les prêtres insermentés étant ainsi relégués au rang des pires ennemis de l'ordre public, on n'avait plus à se gêner avec eux. Les vexations les moins justifiées prenaient l'allure de mesures protectrices ou défensives. Les persécuteurs ne s'en privèrent pas.

Le 30 septembre 1791, l'Assemblée législative remplaçait la Constituante. Deux mois après elle portait contre les prêtres demeurés fidèles un décret aux termes duquel : «Tous ceux qui dans le délai de huit jours, n'auraient pas prêté le serment civique ou l'auraient rétracté, étaient réputés suspects de révolte contre la loi et de mauvaise intention contre la patrie, et soumis et recommandés à la surveillance de toutes les autorités constituées.» Dans chaque département les administrateurs devaient dresser une liste des prêtres insermentés et assermentés.

Mais l'établissement de ces rôles de la fidélité ou de l'apostasie, la surveillance même dont les ecclésiastiques fidèles étaient l'objet, ne supprimaient point leur présence au sein des populations, n'empêchaient pas leur action de s'exercer, leur influence de rayonner et cela dans la mesure où l'on s'efforçait de l'éteindre ou de la paralyser. Aussi, le 27 mai 1792, une loi nouvelle était promulguée, dont l'article 3 était ainsi conçu : «Lorsque vingt citoyens actifs du même canton se réuniront pour demander la déportation d'un ecclésiastique non sermenté, le Directoire du département sera tenu de prononcer la déportation, si l'avis du Directoire du district est conforme à la pétition.»

La malice de cet article était manifeste. En provoquant la délation de la part de vingt citoyens du canton, et non de la commune, le législateur empêchait plus sûrement le «coupable» de se dérober. Alors, qu'il eût été difficile de recruter vingt dénonciateurs dans une paroisse ordinairement sympathique à son curé, il était relativement aisé de les découvrir dans un canton où le prêtre fidèle était bien souvent peu connu.

Nous n'avons pas à refaire ici l'histoire des troubles, des schismes qui agitèrent et déchirèrent à partir de ce moment l'Église de France. On sait comment la force publique mise au service de l'autorité civile installa, sur les sièges épiscopaux, dans les cures, des prêtres assermentés que le peuple appela tout de suite d'un nom expressif et juste : les intrus, comment les prêtres fidèles, les évêques légitimes s'exilèrent en grand nombre, ou bien se cachèrent, demeurant exposés à mille dangers pour remplir les fonctions et les devoirs de leur ministère.

Ces dangers allaient devenir plus pressants que jamais.

Après le 10 août, le roi est emprisonné au Temple, la royauté est abolie ; et, de ce fait, le serment civique demande à être modifié : la fidélité au roi n'étant plus de mise. Aussi, dès le 14 août, l'Assemblée décréta que : «Tout Français recevant un traitement de l'État sera censé y avoir renoncé, s'il ne jure d'être fidèle à la Nation et de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en la défendant.» Cette formule nouvelle était donc exigée seulement des pensionnes de l'État ou de ceux qui en recevaient quelque traitement, mais bientôt on va l'étendre aux prêtres, aux religieux et aux religieuses. C'est ce qu'on appela dès le premier moment, d'un nom que l'histoire a conservé le serment de Liberté-Égalité ou le petit serment. À prendre les mots dans leur sens naturel, il n'y avait rien dans la nouvelle formule qui parût, de prime abord, offenser la Foi et la discipline ecclésiastique. Mais, la persécution avait changé la signification des mots et donné aux plus inoffensifs un son particulier, une allure et des tendances nouvelles. La liberté n'était plus le droit de penser et de vivre selon les convictions de chacun, elle était devenue la licence d'abattre tout ce qui mettait un frein aux passions ; l'égalité avait cessé d'être le nivellement relatif des fortunes et des conditions, la fin des abus, pour devenir la négation de toute autorité, surtout religieuse, la suppression de la hiérarchie, l'amoindrissement sinon la disparition totale de l'obéissance. Les événements avaient donc fourni, par avance, aux termes du décret un commentaire défavorable ; et nous ne saurions nous étonner de la réprobation suscitée par le nouveau serment. Si des prêtres vénérables, dont toute une vie de sainteté pouvait fournir à la pureté de leur doctrine un décisif témoignage, crurent de bonne foi que le serment était licite, si un certain nombre d'entre eux le prêtèrent, qui avaient repoussé avec indignation, et dès la première heure, le serment civique, la grande majorité des ecclésiastiques, fidèles eux aussi, le repoussa.

Le trouble et la confusion étaient donc portés à l'extrême. Non seulement le serment civique n'était pas aboli, non seulement toute rétractation, dont il eût été l'objet, était refusée par les autorités ou punie par elles, mais encore, une nouvelle formule dont on soupçonnait la perversité sans la pouvoir dévoiler tout à fait, était réclamée et devait bientôt être tyranniquement imposée aux âmes déjà si douloureusement meurtries. Rien d'étonnant que ce serment ait été interprété, lui aussi, comme une formule d'apostasie, que son refus ait été considéré comme une véritable confession de foi, et que les bienheureuses martyres dont nous écrivons l'histoire, aient payé de leur vie ce refus qu'elles considéraient comme la marque de leur fidélité à l'Église.

L'Assemblée législative ne devait pas tarder, d'ailleurs, à porter aux couvents, aux ordres religieux, et jusqu'aux confraternités séculières, les derniers coups. Il semble qu'avant d'expirer et de céder la place à la Convention, elle ait pris soin de constituer, pour le lui transmettre, un héritage de violences légales et de proscriptions administratives. Il semble qu'elle ait voulu faire oublier la modération, bien relative cependant, de la Constituante qui l'avaient précédée.

Au 14 août 1792, la situation légale des couvents et des congrégations religieuses est donc la suivante : les couvents d'hommes sont fermés, mais il y a dans chaque département quelque maison servant de refuge aux moines fidèles à leurs vœux ; les religieuses sont dans l'impossibilité de se recruter, mais elles ont gardé la jouissance de leurs maisons. De plus, si les ordres contemplatifs ont été durement frappés, les congrégations enseignantes et hospitalières jouissent d'une tolérance provisoire qui n'est pas inscrite en toutes lettres dans la loi, mais dont les administrations locales, témoins et bénéficiaires des services rendus, se font une règle à leur égard. Enfin, à côté des grands Ordres, et des congrégations à vœux perpétuels, subsistent encore, bien qu'obligées de courber la tête sous l'orage, des fraternités, des corporations dites séculières : associations de prêtres qu'unissait le seul lien du sacerdoce, comme les prêtres de l'Oratoire, les Lazaristes, la pieuse et sage compagnie de Saint-Sulpice, pour ne citer que les plus célèbres, et en dehors de la cléricature : les Frères des Écoles chrétiennes, les Sœurs de la Sagesse, les Sœurs du Bon Pasteur, les Clarisses de Notre-Dame de la Garde, etc...

Cette tolérance parut excessive à l'Assemblée.

Le 17 août, elle décrétait qu'à la date du 1er octobre suivant, «les maisons encore occupées par les religieux ou les religieuses seraient mises en vente.»

Le lendemain, 18 août, après avoir proclamé qu'un «état vraiment libre» ne devait souffrir dans son sein aucune corporation, «pas même celles qui avaient bien mérité de la patrie,» elle déclarait abolies toutes les congrégations. L'enseignement public et le service hospitalier était depuis la veille interdit à tous les membres des ci-devant congrégations d'hommes ou de femmes. Désormais, le corps enseignant ou hospitalier est donc lui-même proscrit, et dans la crainte d'être mal compris ou pour couper le chemin à toute exception, à toute complaisance, à toute faiblesse de la part des autorités, les législateurs déclarent de nouveau «éteintes et supprimées toutes les corporations religieuses et congrégations séculières d'hommes et de femmes, d'ecclésiastiques ou de laïques, même celles vouées uniquement au service des hôpitaux et au soulagement des malades... sous quelque dénomination qu'elles existent en France, soit qu'elles ne comprennent qu'une maison, soit qu'elles en comprennent plusieurs.»

Puis, pour effacer jusqu'à l'apparence des institutions qu'elle vient de détruire, l'Assemblée interdit le port de l'habit ecclésiastique et religieux, en faisant toutefois une exception pour les prêtres assermentés dans les limites de l'arrondissement où ils exercent leurs fonctions ; elle décrète l'aliénation du patrimoine des fabriques, décide que le métal des cloches et l'argenterie seront transportés aux hôtels des monnaies et que les ornements tissus d'or et d'argent fin seront brûlés ou convertis en lingots.

Enfin, le 26 août, pour couronner sa législation persécutrice d'une dernière loi plus odieuse encore que toutes celles qui précèdent, l'Assemblée décréta que «tous les ecclésiastiques qui sont assujettis au serment, et qui ne l'auront pas prêté ou l'auront rétracté, sont tenus de sortir, sous huit jours de leur département, et dans une quinzaine hors du royaume ; que, passé ce délai, ceux qui n'auront pas obéi seront déportés à la Guyane, et que les ecclésiastiques non assujettis au serment seront soumis aux mêmes dispositions, s'ils occasionnent des troubles, ou si leur éloignement est demandé par six citoyens du département.»

Ce décret était à peine rendu, et déjà les routes se couvraient de la foule des proscrits. Isolément ou par petits groupes, souvent à travers mille dangers, ils gagnaient la frontière. La terre maternelle oublieuse des services rendus avait décidément poussé à leur égard l'ingratitude jusqu'à la cruauté. Le temps était venu de chercher, sous un autre ciel, une nouvelle patrie. Du moins, pouvaient-ils, au cours de leurs méditations amères, se rendre le témoignage qu'ils emportaient leur foi intacte ; leur dignité était sauve, et la vénération de leurs fidèles accompagnait chacun de leurs pas.

Les événements d'ailleurs se précipitaient.

Le 2 septembre, on massacrait les prêtres à la prison des Carmes, à l'Abbaye, à Saint-Firmin, et les pouvoirs publics, complices de la tuerie, ne faisaient rien ni pour l'empêcher, ni pour en punir les auteurs.

Le 21 septembre, la Convention succédait a l'Assemblée législative. Une à une les lois de sang vont courber les fronts sous un joug de terreur inouïe. À mesure que le temps s'écoule la persécution prend des forces nouvelles. La peine de mort s'inscrit dans les décrets. Il n'est pas un citoyen qui se sente assuré du lendemain car l'arsenal législatif se complète chaque jour et personne ne saurait se vanter d'échapper au tranchant de ses armes.

Les prêtres fidèles, est-il besoin de le dire, sont au premier rang des premières victimes. La Révolution a supprimé les privilèges ; elle en a laissé subsister un seul en leur faveur : le privilège de la mort. Ils la rencontrent partout. S'ils rentrent en France, après avoir été déportés, l'échafaud les attend (décret du 18 mars 1793). S'ils sont, malgré tout, demeurés attachés au sol qui les rejetait, et si oubliant la loi du 30 vendémiaire an II (21 octobre 1793), ils ne se présentent pas dans les dix jours devant leurs municipalités pour être à leur tour poussés vers l'exil, c'est encore la mort. La mort, enfin pour tout homme, femme, jeune fille qui aura, fût-ce pour quelques heures donné asile à un prêtre réfractaire (loi du 22 germinal, 11 avril 1794). Il n'est pas jusqu'aux laïcs qui ne soient appelés à collaborer à cette œuvre sinistre, car ils recevront cent livres s'ils dénoncent leurs prêtres, et seront déportés ou guillotinés s'ils se risquent à les dérober aux recherches.

Pendant que s'organisait cette chasse aux prêtres fidèles, les religieuses étaient, par la même meute, poursuivies jusque dans les refuges que la compassion ou la simple humanité leur avait ouverts. Le 9 nivôse an II (29 décembre 1793), la loi leur impose sous peine d'être réputées suspectes, le serment de Liberté-Égalité. Elles doivent être mises en prison si elles le refusent et nous verrons bientôt la Commission populaire d'Orange, s'autoriser de l'exemple de certains tribunaux pour les envoyer à l'échafaud.

Tel est, en raccourci, le sommaire de la persécution. Nous aurons l'occasion, en parlant du martyre de nos bienheureuses, d'en rappeler quelques étapes. Nous connaissons dès maintenant le cadre où va se mouvoir l'héroïsme, la raison des sacrifices si pieusement consentis, et nous pouvons encore mesurer jusqu'où et comment s'est appliquée aux trente-deux religieuses dont nous essayons de raconter la vie et de chanter la mort, la notion et la gloire du martyre. «In odium fidei interremptarum.» - Titre de la Cause.

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«Les trente-deux Martyres d'Orange» :
Index ; Chapitre 2

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]