JULES MÉRITAN

LOUIS-GUILLAUME DU TILLET, DERNIER ÉVÊQUE D'ORANGE (1730-1794)

VAISON-LA-ROMAINE, SOCIÉTÉ BONNE PRESSE DU MIDI, 1936.


TABLE DES MATIÈRES

Dédicace à Son Excellence Monseigneur De Llobet, archevêque d'Avignon.

Lettre de S. E. Monseigneur l'Archevêque à l'auteur.

Sources.

Chapitre 1 : Les premières années.

Chapitre 2 : L'évêque d'Orange. — L'évêché, maison de ville et maison des champs. — La mense épiscopale.

Chapitre 3 : La cathédrale et la chapitre. — Les couvents ; les écoles.

Chapitre 4 : L'homme intime et L'homme public. — Sa piété. — Son amour des pauvres et de son clergé. — Son désintéressement. — Les calamités publiques. — Le bon citoyen.

Chapitre 5 : Les États généraux.

Chapitre 6 : Le retour à Orange. — Le départ pour Blunay.

Chapitre 7 : Les dernières années. — La mort et les testaments.

Appendice : Paul-Thérèse-David d'Astros, évêque élu d'Orange (1817-1819).


DÉDICACE

À Son Excellence Monseigneur DE LLOBET,
Archevêque d'Avignon

Orange, le 19 mars 1936

Monseigneur,

Le petit livre que je demande à Votre Excellence la permission de lui offrir ne raconte pas de grands évènements.

Il est simplement une page — la dernière — des annales d'un diocèse aujourd'hui disparu, mais dont les fidèles sont devenus les vôtres.

Il ne veut que retracer l'existence modeste d'un bon et pieux évêque dont la vie s'écoula parmi nous sans orgueil et sans faste avant qu'il n'allât, déraciné par la tempête, mourir de chagrin plus encore que de vieillesse, loin du troupeau qu'il aimait.

Les souvenirs qu'il laissés n'empruntent rien à l'éclat de son nom ni au retentissement dans l'Histoire d'une brilliante réputation. Il était en effet de mince noblesse et se refusa toujours à délaisser son petit évêché d'Orange pour des sièges mieux pourvus.

Leur source est tout entière dans la bonté simple de ses procédés, sa charité inépuisable, son désintéressement absolu, dans son amour de la chose publique, enfin, qui firent de l'Évêque le premier des citoyens et le plus aimé des Pasteurs.

Votre Excellence, Monseigneur, voudra donc bien agréer cette dédicace. Dans ces quelques pages Elle considèrera avant tout et l'hommage rendu au dernier de nos évêques, et l'expression d'une gratitude filiale dont vos fidèles orangeois vous doivent à si juste titre le témoignage, pour la façon paternelle dont vous multipliez, à leur égard, les preuves d'une infatigable bienveillance.

Daignez agréer, Monseigneur, l'hommage de mon très respectueux dévouement en N.-S.

J. MÉRITAN,
Ch. hon., Archiprêtre.

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Lettre de S. E. Monseigneur l'Archevêque à l'auteur

Cher Monsieur l'Archiprêtre,

Aucun soupçon de vanité n'a effleuré l'âme de celui de mes vénérés prédécesseurs qui a tenu à relever le nom des anciens évêchés dont le territoire forme aujourd'hui l'apanage de l'archevêché d'Avignon et à joindre au titre de la cité papale les titres honorables de Carpentras, de Cavaillon, d'Apt, de Vaison et d'Orange. Le culte dû au passé l'a seul inspiré.

Avec lui, nous entourons d'un hommage pieux et fidèle les noms et les faits dont est tissée la trame de longs siècles d'histoire.

C'est plus qu'une mention qui revient à Orange dans les annales de l'Église : le Concile réuni dans ses murs autour de Saint Hilaire d'Arles, en 441, le second, en 529, qui doit au crédit de Saint Césaire une si grande autorité dans la querelle du pélagianisme, constituent des dates théologiques de haute importance. La longue lignée des pontifes qui se succèdent à la tête du diocèse d'Orange appelle la vénération.

Lors du Concordat, ceux qui décidèrent de la nouvelle distribution administration de la France ecclésiastique ne tinrent pas le compte qu'il eût fallu des gloires du passé. Que de fois n'ai-je pas entendu dire à S. E. le Cardinal de Cabrières qu'une volonté arrêtée avait fait rayer de la répartition nouvelle les noms les plus illustres ! Pour ne citer que les métropoles de la région méridionale, les sièges d'Arles, de Vienne et de Narbonne, liés étroitement à nos origines romaines, étaient délibérément écartés.

Orange, jadis siège épiscopal et capital de Principauté, est désormais dépouillée de ses privilèges.

Dans la longue théorie des évêques qui se sont distingués par leurs vertus sur la siège de Saint Eutrope, vous vous êtes arrêté à la figure douce et pieuse du dernier pontife d'Orange.

Au tribut d'estime et d'honneur que vous lui rendez, nous nous associons religieusement.

Sans faste et sans bruit, Monseigneur du Tillet fut l'administrateur éclairé, le pourvoyeur actif des besoins de la cité. Son rôle de pasteur et de père, il le remplit avec le plus louable sollicitude. Seize années de labeur pastoral donnèrent la mesure de sa valeur et de son zèle.

Élu député aux États généraux de 1789, il comprit vite ce que portait en germe de néfaste pour les intérêts de la France, le régime parlementaire.

S'il ne périt pas sur l'échaufaud ou dans la prison qui fut longtemps son résidence, il n'en est pas moins une victime de la Révolution. Sa mort suivit de peu de mois les carnages qui ensanglantèrent le cours Saint-Martin. Sa mémoire fut en vénération auprès de ceux qui, passé l'orage, pleurèrent sur les grandeurs disparues de la cité. Il demeura pour eux le dernier nom béni, dans les souvenirs d'un passé heureux.

Soyez remercié de faire revivre sa figure. La plume qui avait si bien narré le drame de l'été de 1794 et l'héroïque trépas des 32 Bienheureuses Martyres s'est exercée habilement à retracer le profil, à raconter les gestes de Monseigneur Guillaume du Tillet, dernier Évêque d'Orange.

On ne pouvait souhaiter pour lui meilleur biographe.

Agréez, je vous prie, cher Monsieur l'Archiprêtre, la meilleure expression de ma religieuse sympathie.

GABRIEL DE LLOBET,
Archevêque d'Avignon.

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SOURCES

Les sources d'une biographe de Monseigneur du Tillet sont peu nombreuses et d'inégale valeur. La première place revient sans conteste aux témoignages contemporains. Le premier est dû à Louis Gautier, serviteur et factotum de l'évêque, le second à son régisseur Coulombeau.

Les souvenirs de Gautier ont été rédigés sous forme d'une «lettre adressée à un ecclésiastique d'Orange», lequel n'était autre que M. Claude Millet, d'abord vicaire à Notre-Dame d'Orange, puis curé de cette même paroisse et décédé en 1839. M. Millet avait, d'ailleurs, connu Mgr du Tillet, et c'est sans doute à sa prière que Gautier recueillit ses souvenirs. Coulombeau, originaire de Gigondas, régisseur des biens de l'évêque, fut, en raison même de ses fonctions, en relations constantes avec lui, le témoin de son administration, l'intermédiaire de ses charités. Il a consigné ses souvenirs dans un opuscule intitulé Vie édifiante de M. Guillaume-Louis Dutillet, dernier évêque d'Orange. Cet opuscule, écrit en 1812, fut répandu dans nos régions par les soins de M. l'abbé Pierre Allemand, curé de Gigondas, puis de Châteauneuf-du-Pape au début du XIXe siècle. Il copia et fit copier l'ouvrage de son paroissien qui mourut à Gigondas vers 1835.

C'est sur une de ces copies que M. l'abbé Rose, curé de Lapalud, a composé sa Note historique sur le dernier évêque d'Orange du Tillet, conservée en manuscrit à la bibliothèque de Carpentras (n° 1922, f° 207).

M. l'abbé Siméon Bonnel, prêtre de Notre-Dame de Sainte-Garde et vicaire d'Orange, a publié en 1880, une Notice biographique sur Mgr Guillaume-Louis du Tillet, dernier évêque d'Orange (Meaux, Cochet), dans laquelle il a utilisé les deux premières sources et des souvenirs recueillis soit à Orange, soit à Blunay, sur la vie et la mort du dernier évêque qui ait occupé le siège de Saint Eutrope.

Enfin, nous n'avons pas fait état de l'Éloge funèbre du dernier évêque d'Orange par François Étienne, ancien évêque constitutionnel de Vaucluse, doyen et curé d'Orange, prononcé le 22 décémbre 1809 en la cathédrale de cette ville au service funèbre célébré à la mémoire de Mgr du Tillet. Ce morceau d'éloquence n'a avec l'histoire documentée que de vagues rapports. Il suffit de le signaler, sans plus...

Mais ces auteurs n'ont fait que consigner leurs souvenirs ou utiliser des témoignages. Les Archives, départementales de Vaucluse ou municipales d'Orange, assez pauvres sur les dernières années du siège, ont cependant fourni à l'auteur plus d'un reseignement précieux et inédit.

Il n'est que juste de reconnaître ici les obligeants services de MM. Yrondelle, archiviste d'Orange, Hubert, archiviste de Seine-et-Marne et Chobaut, archiviste de Vaucluse, et de les remercier de leur complaisance. Le premier de ces noms est trop connu de tous les Orangeois pour qu'il soit nécessaire de rappeler ici tout ce que lui doit l'Histoire de notre ville. — Qu'il nous soit permis d'associer dans nos remerciements tous ceux qui ont bien voulu nous aider dans notre tâche et dont on trouvera les noms cités dans ce volume.


CHAPITRE 1 : LES PREMIÈRES ANNÉES.

Le pieux, modeste et doux évêque, dont nous voudrions en ces quelques pages évoquer la mémoire, n'a pas laissé dans nos annales orangeois un nom particulièrement retentissant. Il est resté dans la pénombre discrète où sa vie s'était déroulée ; et aujourd'hui son souvenir se rappelle à nos contemporains seulement par un cénotaphe et par un courte rue ; peut-être pourrions-nous ajouter : par un buste de pierre, si nous étions absolument certain que celui que l'on conserve dans la cour d'une vieille maison de la rue de Tourre représente bien, comme le veulent quelques-uns, le dernier évêque d'Orange.

Un modeste cénotaphe au fond d'une chapelle de son ancienne cathédrale, une petite rue, un buste douteux, c'est tout ce qui reste parmi nous d'un prélat qui terminait à la fin du XVIIIe siècle la liste longue et glorieuse de nos évêques d'Orange. C'est peu, évidemment, mais ces pauvres souvenirs nous rappellent une époque et un évêque : l'époque où le dernier nom s'inscrivit sur nos fastes épiscopaux et un évêque, plus préoccuper de servir que de briller, plus envieux de la reconnaissance des pauvres que de la faveur des grands et dont la silhouette s'est jadis efforcée, semble-t-il, à tenir la moindre place possible parmi tant de gloires plus massives et tant de personnages plus encombrants.

Il était, en effet, de la famille de ces prélats sans faste dont l'Histoire a peu retenu parce que leur action profonde échappe à sa curiosité, mais qui ont creusé dans les âmes un fertile sillon, et joué sur une scène médiocre par leur bonté et par leur douceur, le personnage même du Christ.

À ces évêques qui distribuaient en aumônes les revenus de la charge, leurs contemporains n'ont parfois prêté qu'une attention distraite. En réalité ils ont honoré leurs fonctions de la vraie manière et s'ils n'ont pas toujours eu, pour les funérailles, de pomposeuses oraisons funèbres, les larmes des humbles et les bénédictions des pauvres ont fait, de leur vie pastorale, l'éloge le plus magnifique qui soit au monde.

Monseigneur du Tillet n'était pas de chez nous. Il n'appartenait au Midi ni par sa famille, ni par son éducation, ni par ses premières fonctions ecclésiastiques. Du tempérament méridional, il n'avait guère qu'une humeur naturellement enjouée, une aimable conversation et cette vivacité naturelle dont les saillies spirituelles et brusques étaient corrigées chez lui par une grande bonté.

Il naquit au château de Montramé-en-Brie, à deux lieues de Provins, le 21 janvier 1730, et fut baptisé le même jour dans l'église de Chalautre-la-Petite (1). Sa famille, depuis longtemps installée dans la campagne briarde, y possédait encore le petit domaine de Blunay, paroisse de Melz-sur-Seine et le château de Chalmaison, deux gentilhommières dont les revenus suffisaient à peine à l'entretien d'une famille de neuf enfants dont Guillaume-Louis fut le cinquième. Il était fils de Charles du Tillet, brigadier des armées du roi et de Marguerite de Cœuret, fille du seigneur de Nesles-en-Vexin. Il trouvait dans son berceau des souvenirs à défaut de richesses, et ces vertus dont la noblesse gardait alors jalousement le culte : l'amour de la religion, la passion de l'honneur, la fidélité au prince, et le souci de garder, extérieurement du moins, le rang où l'avait placée une lignée d'aïeux, dont le moindre château conservait le portrait solennel en de grandes salles muettes. Ses ancêtres, à lui, avaient brillé d'un certain éclat. Un vice-président de la Chambre des comptes sous Charles VIII [r. 1483-1498], un grand maître des Eaux et Forêts sous Henry IV [r. 1589-1610], un maître d'hôtel du même roi, avaient jeté en leur temps quelque lustre sur la famille (2). Celle-ci ne l'oubliait pas, mais ne paraissait guère s'en prévaloir autrement que pour traduire ces honneurs en services rendus à la religion et au roi.

La mère du futur évêque d'Orange était une de ces femmes d'allure biblique, occupées presque exclusivement de leur maison et de leurs enfants. Tandis que mari était à la Cour et à l'armée, elle gardait le foyer où grandirent tour à tour cinq garçons et quatre filles. Elle les éleva dans la crainte de Dieu, le culte du souvenir et l'amour du foyer. C'était là vertus communes en de nombreuses familles, et si quelque ambition s'y mêlait parfois, la source en était pure. Les dignités et les charges n'apportaient pas toujours avec elles beaucoup d'argent, mais considérées comme une tradition qu'il fallait suivre sous peine de déchoir, elles faisaient partie en quelque manière d'un patrimonie qu'on n'avait pas le droit de laisser périr. Il n'était pas jusqu'aux fonctions ecclésiastiques qui, vues sous cet angle, n'apparussent comme des situations légitimement dues et, par conséquent, légitimement désirées. Elles étaient d'ordinaire l'apanage des cadets, alors que les aînées trouvaient dans l'armée, la magistrature, ou le service immédiate du prince, l'occasion de faire honneur aux traditions familiales. De là ces démarches, ces sollicitations, ces intrigues sont le but avoué était telle ou telle prébende, souvent aussi tel évêché, bien pourvus de rentes ; de là autour de la feuille des bénéfices et du personnage qui la détenait, ces compétitions invraisemblables où des influences adverses menaient ouvertement leur jeu. Étrange conception de l'état ecclésiastique contre quoi, vainement d'ailleurs, les interprètes autorisés de la pensée de l'Église s'étaient fréquemment élevés, sans pouvoir eux-mêmes, donner toujours l'exemple qui eût si magnifiquement illustré leurs protestations. Mais aussi conception particulièrement liée aux temps et aux mœurs qui ne sont plus les nôtres, et qu'il faut, pour la juger équitablement, replacer dans son cadre et dans son milieu.

Le père de Guillaume-Louis était Charles-Claude, marquis du Tillet, seigneur de Bouy, Chalautre-la-Petite et Montramé, et vicomte de la Malmaison en Poitou. Son existence s'était passée dans les camps. Né à Paris en 1693, il était à 35 ans capitaine de cavalerie au régiment de la reine, exempt des gardes à 42, maître de camp l'année suivante, et brigadier des armées du roi à 50 ans. Le marquis du Tillet eût voulu fait Guillaume-Louis un soldat comme de tous ses frères. En ces temps-là, la carrière des armes offrait aux fils de famille, tout à la fois une occasion d'illustrer leur nom et un moyen de pourvoir honorablement à leur subsistence.

Il est donc certain que notre héros n'eut pas à subir les calculs de parents ambitieux qui, chargés de nombreux enfants et ne sachant où le caser tous, s'empressaient à en offrir un ou deux à l'Église, attendant en retour pour eux des dignitiés et des prébendes. Le marquis du Tillet était un homme de foi, et un père sensé. Il n'eût peut-être pas fait son fils «d'Église» comme on disait alors, si celui-ci eût préféré être soldat ; mais, le voulant soldat, il lui permit de suivre son attrait vers l'Église ; et comme les du Tillet étaient plus riches d'honneur que d'argent, il demanda et obtint pour lui une bourse d'études au Séminaire Saint-Magloire dirigé par les prêtres de l'Oratoire, à Paris.

Jusqu'alors son alors avait été menée par sa mère avec une tendresse patiente et avisée. Les Génovéfains installés à l'abbaye Saint-Jacques de Provins lui avaient donné ce goût des belles-lettres qu'il conserva toute sa vie ; et cette double influence n'avait pas été sans exercer sur sa formation intellectuelle et religieuse l'action la plus profonde. Il devait être un évêque pieux et lettré, aimer la prière à l'égal de l'étude, et vivre avec une égale aisance dans le commerce des Saints Livres et dans la familiarité des beaux esprits. Son imagination vive, sa nature impressionable, son goût pour les belles choses le défendirent mal sans doute contre l'attrait des nouveautés, mais le sentiment de son devoir, la très haute idée qu'il devait un jour se faire sa mission et de son rôle d'évêque, le préservèrent des grandes erreurs. Et c'est déjà l'homme qui s'éveillait dans l'adolescent, lorsqu'il franchit, ses humanités achevées, le seuil du Séminaire Saint-Magloire.

Les Oratoriens en avaient fait une maison célèbre par la valeur de l'enseignement et la qualité des études. L'abbé du Tillet sut y conquérir de nombreuses sympathies. Sa nature attractive groupa, en effet, autour de lui des amitiés que plus tard les évènements ne réussirent pas à démentir ; mais déjà circonspect et prudent, le jeune séminariste ne se prodiguait pas, et sa confiance ne se fixait pas à l'aventure. Parmi ses condisciples, un entre tous les autres parut la mériter par le sérieux de son caractère, son application à l'étude. C'était un jeune gentilhomme normand, de petite noblesse et de mince fortune, plus dénué encore d'argent que du Tillet, mais épris comme lui de science, dont malheureusement l'Histoire ne nous a pas conservé le nom. Les deux séminaristes mirent leur pauvreté en commun ; seulement le moins pauvre vint en aide à son condisciple, et comme soumise à cette double épreuve la bourse du Tillet se vidait rapidement, le futur évêque y pourvut d'une singulière façon. Pendant les vacances l'abbé chassait.

Il chassait avec la fougue de la jeunesse avide de mouvement et de grand air au sortir de longs mois d'études, où si l'esprit avait sans doute trouvé sa pâture, le corps n'avait pas eu son compte.

La forêt de Sourdan, aux vallonnements solitaires, s'étendait sur plusieurs lieues auprès du château natal. Le gibier y foisonnait, et dès son enfance, le jeune du Tillet avait appris à en découvrir les retraites, à en déjouer les ruses. Chaque jour, dit-on, il faisait deux parts du produit de sa chasse : l'une était livrée à la cuisine, l'autre vendue secrètement au marché et le prix servait, dès la rentrée au Séminaire, à payer la pension du gentilhomme normand. On ignore ce que les supérieures de Saint-Magloire pensèrent de cette ingénieuse combinaison. Il est d'ailleurs fort possible qu'ils n'en aient rien su, et qu'ils aient toujours ignoré ces accommodements inattendus de la charité fraternelle avec les prescriptions canoniques.

Quoiqu'il en soit, cet ami étant plus tard devenu et chanoine et doyen, envoya en 1785, 300 livres à Mgr du Tillet alors évêque d'Orange en lui disant : «Recevez, mon bon ami, cette somme, non comme un moyen de m'acquitter envers vous, mais comme une dette dont je me sens redevable envers les pauvres de votre diocèse.» Il est impossible de se libérer de plus élégante façon.

Le 24 mars 1754, Guillaume du Tillet était reçu licencié en Sorbonne ; l'année suivante il était ordonné prêtre, mais dès avant ce jour, le roi le nommait prieur commendataire de l'abbaye de Tornac en Languedoc. Comme on sait, les abbés ou les prieurs commendataires étaient des ecclésiastiques, parfois des laïques, dont les plus absorbantes fonctions consistaient à toucher le revenu du monastère dont ils recevaient le titre. La plupart ne résidaient pas dans leur bénéfice, laissant à un représentant de leur autorité le soin d'adminstrer matériellement et sprituellement le troupeau confié à leurs soins. Il est inutile de souligner ici les abus inévitables d'une telle organisation. M. du Tillet fut donc nommé prieur de l'abbaye de Saint-Étienne de Tornac en Languedoc. Il va sans dire que depuis longtemps l'abbaye ne comptait plus aucun moine. Mais elle avait conservé des terres et des bois qu'exploitaient quelques centaines de paysans dont la moitié étaient protestants, et protestants d'autant plus sincères que le souvenir des dragonnades n'était pas tout à fait aboli dans une région qui forme le seuil des Cévennes. Elle avait de plus gardé sa chapelle où le curé de la paroisse (et c'était au temps de l'abbé du Tillet un certain M. Valentin) desservant le prieuré, faisait, à certains jours, les offices religieux.

Le récit de cette nomination et des particularités qui l'accompagnèremt a été fait par Coulombeau, ancien régisseur des biens de l'évêque d'Orange, dans l'opuscule consacré à la louange de son maître. Il en tenait probablement la substance de Mgr du Tillet lui-même qui dut, au cours d'un de ces entretiens qu'il aimait à avoir avec ses familiers, lui raconter le fait. Il paraîtrait donc que Edouard du Tillet, frère de l'abbé et exempt des gardes, étant de service, obtint du roi Louis XV que l'indult (3) attaché à la charge de président à mortier du Parlement et donné par M. d'Ormesson à Guillaume-Louis fut placé sur l'abbaye de Cluny dont M. de la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, était possesseur. Ce prélat, qui avait des obligations à la famille du Tillet, nomma quelques temps après l'abbé au prieuré de Tornac qui relevait de l'abbaye clunisienne.

L'honnête Coulombeau semble, il est vrai, quelque brouiller les dates. Ses souvenirs l'auront mal servi. C'est M. de la Rochefoucauld, archevêque de Bourges depuis 1729 et abbé de Cluny en 1754, qui accorda le bénéfice de Tornac à l'abbé du Tillet (4). M. de Rouen ne monta sur ce siège qu'en 1757 alors que depuis trois ans déjà, l'abbé détenait le prieuré, et par ailleurs M. d'Ormesson ne fut président à mortier qu'en 1755 et ne put faire bénéficier l'abbé du privilège d'une charge qu'il n'exerçait pas encore.

Quoiqu'il en soit, à l'inverse d'un certain nombre de ses collègues en commende, M. du Tillet prit au sérieux son titre de prieur. S'il n'établit pas à Tornac sa résidence habituelle, il y venait faire de longs séjours, et, pendant qu'il était là, distribuait aux pauvres, catholiques et protestants, une grande partie des revenus de son prieuré. «Si M. du Tillet, disait un protestant à M. Coulombeau, eût fait de notre pays sa demure habituelle, il aurait connverti par sa charité le plus grand nombre d'entre nous.»

C'est à l'exercice de cette charité souriante, aimable et, dès les circonstances s'y prêtaient un peu, aisément conquérante, qu'il faut rattacher un épisode dont fut marqué un des fréquent séjours à Tornac du charitable prieur. Un protestant de la localité raconta donc à Coulombeau le fait suivant :

— J'étais un jour, dans une de mes propriétés, assis à l'ombre d'un figuier et personne ne soupçonnait ma présence. Tout auprès de moi, un paysan cultivait son champ bordant le grand chemin, M. du Tillet seul, avec son bâton (sic) arrive, en se promenant, auprès de cet homme qu'il ne connassait pas, le salue amicalement, selon sa louable coutume, et, le voyant tout couvert de sueur, il lui recommande de ménager ses forces. Celui-ci le remercie de son attention, en lui disant qu'il fallait bien travailler pour donner du pain à sa famille.

— Combien avez-vous d'enfants ? lui demanda le prieur.

— Monsieur, j'en ai neuf.

— C'est la bénédiction du mariage qu'un nombreuse famille.

— Oui, mais c'est aussi une lourde charge, quand on est pauvre.

— C'est vrai, mon ami, les pères et les mères doivent se donner beaucoup de mal pour élever leurs enfants selon l'état où la Providence les a fait naître. M. Valentin vous donne-t-il quelques secours ? Lui envoyez-vos enfants pour qu'il les instruise ?

— Non, Monsieur, je ne suis point né dans la religion romaine.

— Cela peut être une raison pour ne pas lui envoyer vos enfants, mais ce n'en est point une pour vous exclure des bonnes œuvres que nous sommes obligés de répandre sur tous les pauvres. J'ai toujours recommandé à votre curé de ne faire aucune différence entre les indigents de l'une et l'autre religion. Il suffit que vous soyez pauvre et honnête homme pour avoir droit à notre bienveillance.

Et le dialogue se termina sur une importante aumône que le bon prieur remit au paysan. Revenu chez lui, celui-ci raconta, comme bien on pense, en mêlant à son récit avec force louanges, l'entretien qu'il venir d'avoir avec M. du Tillet. Mais il ne s'en tint pas là. Quelques mois plus tard, après s'être fait instruire, lui et sa famille, des vérités catholiques, il faisait son abjuration entre les mains de M. Valentin qui se hâtait d'en porter la nouvelle au charitable prieur de Tornac.

Les longs séjours que M. du Tillet faisait chaque année dans son prieuré n'empêchaient pas ses compatriotes et ses amis d'apprecier à sa valeur ce jeune abbé, plein d'entrain de zèle et de bonté. Est-ce pour le retenir plus longuement parmi eux, ou voulurent-ils honorer leur chapitre en appelant à siéger dans la plus haute stalle, un ecclésiastique d'un si notoire mérite ? Le fait est que le doyen de la collégiale Saint-Quiriace de Provins étant venu à mourir, le 8 mars 1771, les chanoines offrirent cette dignité à l'abbé du Tillet. Le 18 juin, il était donc installé en qualité de chanoine et doyen du chapitre. Quelques jours après, M. de Luynes, cardinal-archévêque de Sens, le mettait au nombre de ses grands-vicaires, nomination purement honorifique, d'ailleurs, mais qui montrait en quelle estime il était universellement tenu.

Nous n'avons sur le doyen de Saint-Quiriace que peu de renseignements. Ses premiers biographes ne paraissent pas mieux documentés que nous et se contentent de louer son assiduité au chœur, sa piété édifiante et le succès de sa prédication. Et sans doute ces trois années furent-elles données entièrement à la prière, au ministère des âmes, à l'exercice de la charité.

Avant d'être un bon évêque, l'abbé du Tillet menait donc la vie d'un bon prêtre, quand la faveur royale lui ouvrit une voie nouvelle. C'est par ce chemin inattendu qu'il vint dans nos régions où pendant seize ans il devait occuper un siège épiscopal dont il serait le dernier titulaire.

Le 24 mai 1774, Louis XVI nommait l'abbé du Tillet à l'évêché d'Orange.

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[Notes de bas de page.]

1. Il fut tenu sur les fonts baptismaux par son frère âgé de quatre ans et par sa tante :

«Ce jourd'hui, 21 de janvier 1730, a été baptisé Messire Guillaume Louis du Tillet, fils de messire Claude-Charles du Tillet, chevalier, seigneur de Bouy, Chalaûtre et Montramé, vicomte de la Malmaison, capitaine de cavalerie au Régiment de la Resne, et de Madame Marie-Marguerite de Cœuret. Le parrain a été Messire Claude-Charles-François, fils de Messire du Tillet, père de l'enfant, et la marraine a été Madame du Tillet, dame de Chalmaison, épouse de Messire Louis-François du Tillet, chevalier, seigneur de Chalmaison. Le parrain n'a pu signer à cause de son jeune âge.» «Signé : G. M. du Tillet, F. Bardin, curé.» (Extrait du régistre des baptêmes de la Paroisse de Chalautre-la-Petite, année 1730.)

[Note de l'éditeur. D'après l'abbé Expilly — Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, Paris, Desaint et Saillant, Tome V, 1768 — dans l'Élection de Provins la paroisse de Chalaûtre comptait 104 feux et celle de Chalemaison 75.]

2. Il faut y ajouter un arrière grand-oncle, Jean Dutillet, évêque de Meaux, au seizième siècle, comme en fait foi le papier terrier de la seigneurie de «Trilport, fait à la requeste de Monseigneur le Révérend Père en Dieu Messire Jehann Dutillet évesque de Meaux». (Archives départmentales de Seine-et-Marne, Invent. somm., G. 28.)

3. On appelait de ce nom de privilège accordé par le Saint-Siège aux rois de France, et suivant lequel chaque membre du Parlement avait le droit, mais pour une fois seulement, de demander au roi qu'il le présentât lui-même s'il était clerc, ou dans le cas contraire une personne de son choix, à l'un des bénéficiers du royaume. Celui-ci devait alors accorder le premier bénéfice qui viendrait à vaquer. Tornac étant un prieuré de l'ordre de Cluny, la nomination du prieur appartenait à l'abbé de ce dernier monastère. C'est par cette voie que M. du Tillet devient prieur de Tornac.

4. Abbé S. Bonnel, Notice biographique sur Mgr Guillaume-Louis du Tillet, dernier évêque d'Orange, Meaux, Cochet, 1880, p. 23.


CHAPITRE 2 : L'ÉVÊQUE D'ORANGE.

Le vieil évêque d'Orange Mgr Roussel de Tilley venait de donner sa démission, son âge et ses infirmités ne lui permettent plus de porter le fardeau pastoral. Depuis 44 ans il administrait le diocèse. Plus qu'octogénaire il se retira à Saint-André-des-Ramières, ne conservant qu'une pension de 12.000 livres sur son ancien évêché (1).

Or dans le courant de ce même mois de mai, l'abbé du Tillet, rentrant chez lui, dit à son mère.

— Ma mère, je vous apporte une bonne nouvelle : l'évêque d'Orange vient aujourd'hui dîner avec nous.

— Mais, mon enfant, il fallait me prévenir plus tôt.

— Je suis venu dès que je l'ai su ; mais je vous en prie ne vous mettez en frais ; je connais l'évêque d'Orange ; c'est un homme sans façons, qui se contentera de notre ordinaire.

Sans l'écouter davantage, Mme du Tillet court à la cuisine. Tandis que la servante s'affaire, l'heure du dîner arrive. L'évêque d'Orange ne paraît pas.

— À quelle heure, demanda Mme du Tillet, vous a-t-il dit qu'il serait ici ?

— Ma mère, répondit l'abbé en l'embrassant, celui que vous attendez est dans vos bras. C'est moi que Sa Majesté a bien voulu faire évêque d'Orange.

La surprise fut joyeuse ; elle fut extrême aussi, car d'abbé du Tillet n'avait jamais paru à la Cour, et c'est en toute vérité que Louis XVI put lui dire lorsqu'il se présemta pour le remercier : «Vous êtes le premier évêque que je nomme depuis mon avènement au trône [le 10 mai 1774]. Je m'applaudis de mon choix qui n'a eu pour motifs que votre propre mérite. Et je crois, ajouta-t-il, que ce commencement sera de bon agure pour les nominations suivantes, si Dieu m'en fait la grâce.»

Le 17 juin, Mgr du Tillet était préconisé évêque d'Orange par Clément XIV ; le 7 juillet suivant, Mgr de Juigné, évêque de Châlons, lui conférait la consécration épiscopale, et le 17 septembre le nouvel évêque faisait son entrée dans sa ville épiscopale. Le foule immense, accourue pour le saluer et le fêter, fut séduite dès l'abord par sa prestance, son teint fleuri, sa haute taille et son doux regard. Il était alors dans cet âge heureux où la jeunesse est sans doute déjà le passé, mais un passé récent, où la vieillese n'est encore qu'une menace : l'âge de la maturité, de l'équilibre, de la plénitude enfin (2).

Le chapitre le reçut à la porte de la cathédrale dont le portail était timbré de ses armes, et le capiscol, l'abbé de Guillaumont, le harangua au nom des dignitaires du clérge (3). Puis l'évêque parla à son tour à ses prêtres et à son peuple, leur donna sa première bénédiction et, toujours accompagné des acclamations de la foule, gagna l'évêché où il accueillit avec bonne grâce de nouveaux compliments. Le soir les maisons s'illuminèrent, et, jusqu'à une heure avancée, la joie populaire se manifesta par de longues farandoles et des salves d'innombrables pétards.

Mais le lendemain, le travail allait commencer. À cette époque le diocèse d'Orange, un des plus petits de France composé de l'ancienne principauté et d'une partie du Comtat Venaissin, ne comptait que vingt-six paroisses et près de 60.000 habitants. Le théâtre était étroit ; mais la belle âme du prélat s'y trouvait à l'aise.

L'ÉVÊCHÉ

La Maison de ville ; la Maison des champs

Quand Mgr du Tillet arriva dans notre ville, la maison des évêques d'Orange était depuis fort longtemps située auprès des remparts de la comtesse Tiburge, longeant la Meyne. Les débris de ces fortifications la protégeaient du côté du nord, tandis que la rue appelée déjà rue de l'Évêché en constituait la façade au couchant, la chapelle des Pénitants Noirs de la Miséricorde au midi et des maisons et jardins au levant. L'Évêché occupait donc à peu de choses près l'emplacement limité aujourd'hui par le boulevard de la Meyne, la rue Caristie, la salle Abel Joubert et l'École Libre des garçons.

Mais le palais où l'évêque entrait, au soir du 17 septembre 1774, n'était plus le même, intégralement du moins, que la demeure où était venu habiter au VIe siècle le chef de la chrétienté orangeois, lorsque délaissant la maison construite sur la colline Saint-Eutrope, il avait fixé son séjour auprès la basilique libérienne, dès que celle-ci fut devenue un centre de culte assidûment fréquenté (4). Les Sarrasins ne la démolirent pas, pas plus qu'ils ne démolirent le Théâtre, mais sans doute l'utilisèrent-ils pour d'autres usages, et les évêques l'abandonnèrent avec d'autant plus de raison que pendant deux siècles l'évêché d'Orange fut réuni au siège de Saint-Paul-Trois-Châteaux (887-1107). Quand l'épreuve prit fin, par le jugement rendu à Pont-de-Sorgues sous l'autorité du légat du pape Victor III en 1106, la demeure était inhabitable. Elle avait d'ailleurs passé en d'autres mains et l'évêque Bérenger dut aller se loger près de l'église Saint-Pierre à l'Araïs. Il ne devait pas tarder, il est vrai, à rentrer en possession de ce que les actes d'époque appellant «la maison épiscopale, c'est-à-dire le vieux palais» toujours situé «à la porte de l'Église mère de la bienheureuse Marie» (5). Mais la charte du 8 septembre 1126, par laquelle Ildefonse comte de Toulouse restituait à l'évêque sa vieille maison, ne la rendait pas, pour autant, habitable. L'Évêché fut donc maintenu à Saint-Pierre pour de longues années. Cette maison, l'évêque ne l'avait plus en 1280, et se trouvait, de plus, réduit à une indigence extrême, n'ayant même un cheval pour faire ses tournées apostoliques. Il se logea donc avec les chanoines. Il y était encore en 1404. À cette date la maison de Saint-Pierre elle-même n'existe plus, les guerres l'ayant détruite et totalement démolie (6), et l'évêque est tout heureux de recevoir, par une bulle pontificale datée de Marseille le 6 septembre 1404, la maison du prieur de Saint-Florent. Mais celle-ci était loin de la cathédrale, exposé aux entreprises des routiers, et, pour tout dire, peu sûre et fort incommode. L'évêque songea donc à déménager une fois de plus. Le vieux palais était toujours là, cependant, branlant et lamentable, mais capable de tenter un esprit aussi entreprenant et audacieux que l'évêque alors Pierre de la Managia (1393-1413). Il y consacra dix ans, et il l'avait relevé de ses ruines quand il mourut, laissant à ses successeurs le soin de continuer la tâche qu'il avait commencé. Ils n'y faillirent point : Pierre Carré, Guillaume Pélissier et Rostan de la Baume (7) grandirent et ornèrent à l'envi le palais qui était, au déclin du XVIe siècle, une belle et grande demeure, quand survinrent les émeutes protestantes de 1562. Aussi, lorsqu'en 1566, à la tombée du jour, Philippe de la Chambre fit son entrée dans sa ville épiscopale sous un ciel de décembre gris et glacé, il ne trouvait qu'une maison brûlée, portant quelques pans de ses murs restès debout, la marque d'un vandalisme encore récent. Il se logea donc à la maison du prévôt du chapitre, M. de Guillomont (8).

Il la quittait bientôt après pour se réfugier avec son chapitre à Caderousse. L'évêque y demeura jusqu'en 1599. En 1608, Jean de Tulles, n'ayant pas encore de palais, meurt lui aussi à Caderousse. Son neveu, qui lui succède, entreprend la reconstruction de l'évêché mais ne paraît pas y avoir demeuré avant que l'amirale de Chabot, passant par Orange, y ait été logeé aux frais de la ville «en absence du siegneur évesque», le 15 juin 1612. C'est probablement à Jacques d'Obeilh, qui occupa le siège d'Orange de 1675 à 1719, qu'il faut décerner l'honneur d'avoir achevé sinon commencé la reconstruction de l'évêché. Après lui, les différents prélats qui se succédèrent prirent un soin jaloux de leur demeure épiscopale : l'amour des bâtiments était le goût du jour. Mais le vieil évêque, Roussel de Tilly, tient parmi ces amateurs éclairés une place spéciale, non que son intervention ait toujours été heureuse, mais parce qu'il s'occupe de sa maison avec une munificence dont, par ailleurs, il n'était pas coutumier. C'est, de plus, à son épiscopat que se rapporte la découverte de l'oratoire (ou de la basilique) élevé autrefois tout auprès du casernement de la secunda arausionum, et c'est en faisant ouvrir une porte cochère sur le boulevard de la Meyne que les ouvriers mirent au jour, sous les remparts de la Comtesse Tiburge, les fondements de ce sanctuaire. Il amena des fontaines publiques de nouveaux «filets d'eau» à son palais et agrandit par une nouvelle construction qu'il occupait (9). Pourquoi faut-il que de ce terrain, premier et sacré patrimonie de l'église d'Orange, il ait fait un objet de spéculation et loué ou vendu à un certain André Blaude la maison avec le jardin qu'il y avait fait bâtir ? (10)

Quoiqu'il en soit, l'évêché tel qu'il le laissait à son successeur était une grande et confortable demeure, assez à l'étroit il est vrai parmi les qui l'environnaient, mais pourvue de vaste salles, d'un spacieux jardin, et digne de l'hôte qu'il abritait. Monseigneur du Tillet devait, avec un goût plus sûr, y apporter quelques agréments comme nous le dirons plus loin (11).

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À cette demeure de ville s'ajouta, pour Mgr du Tillet et dès les premiers jours de son épiscopat, une agréable maison des champs situé sur le territoire de Gigondas, et dans le diocèse de Vaison. Monseigneur de Tilly l'avait jointe à la mense épiscopale en 1734, après avoir obtenu du pape et du roi la suppression de l'abbaye de Saint-André-des-Ramières qui en occupait les vastes bâtiments.

La maison de campagne des évêques d'Orange en avait gardé le nom. C'était une demeure agréable, au sein d'une vallée fertile. Des bois épais lui faisaient un rempart de grands arbres et une ceinture de jeunes taillis. L'horizon y était large. La vue s'étendait par-delà les prochaines collines où des villages en equilibre sur des pentes, et la vigne se mêlant encore à l'olivier évoquaient à la fois les bourgardes et les côteaux de l'Ombrie. Une rivière assez paresseuse d'ordinaire, mais aux jours d'orage gonflée de cent ruisseaux, la parcourait et arrosait, quand elle ne l'inondait pas, un domaine où travaillaient de nombreux paysans.

Elle l'arrose encore, car la nature ni l'horizon n'a beaucoup changé. Des arbres que planta Mgr de Tilly, peu ont survécu ; mais les grands peupliers d'Italie, dont l'évêque avait fait à sa maison des champs une avenue magnifique, ont eu des rejetons qui ont pris la place de leurs aînés minés par la vieillesse ou couchés par le mistral. Seul témoin de ces temps déjà lointains, un grand cèdre étend encore ses branches sombres près de l'entrée du château, et sur la lisière du bois, à demi enfoui sous les verdures, le monument funéraire qu'une fille pieuse éleva jadis à la mémoire de son excellente mère demeure encore comme un impossible survivant des âges défunts (12).

Des ruisseaux venant de partout, et amenant à la maison les sources dérobées aux bois voisins, viennent se perdre dans le vivier que Mgr du Tillet avait fait creuser. La fontaine dont il avait orné la cour du château n'est plus là, mais à la place qu'elle occupait on peut encore lire, timbrée de ses armoiries, l'inscription due à la plume du latiniste délicat que fut l'évêque d'Orange (13).

Les bâtiments ont peu souffert des injures du temps. Les murs de l'antique abbaye épaulent les constructions nouvelles. Celles-ci conçues et exécutées dans le goût du XVIIe siècle finissant, présentant, à l'abri d'une façade sans grand caractère, de hautes et belles salles que Mgr de Tilly avait ornées de larges ouvertures et d'harmonieux plafonds. La chapelle a disparu. À sa place, mais sur le sol même qu'elle occupa, des caves et des celliers. Il n'est pas jusqu'au jardin clos de murs qu'il n'ait gardé son aspect vétuste, et, dans la partie inférieure des murailles qui l'enferment, l'appareillage caractéristique du haut Moyen Âge.

Le domaine était des plus considérables. Lorsqu'en 1791 le district d'Orange morcela et vendit les terres, il comprenait, au dire du procès-verbal, 600 saumées de terres labourables et 1800 saumées de bois. Encore cette énumération est-elle incomplète. Quelques terres étaient déjà vendues, et ni le château avec ses dependences, ni le moulin à farine, ni les rentes servies par divers fermiers en argent ou en nature n'y sont comprises. Le prix de 460.000 francs dit assez, d'ailleurs, l'importance du domaine.

C'est donc à Mgr François-André Roussel de Tilly que l'évêque d'Orange devait cette magnifique propriété. Le vieil évêque n'avait pas en effet attendu le déclin de sa vie pour assurer un asile à ses derniers jours. En 1734, quarante ans avant qu'il ne remit au Pape sa démission, il avait obtenu la réunion de l'abbaye à la mense épiscopale d'Orange. À vrai dire, le monastère n'était plus que l'ombre de lui-même. Si son origine remontait à ce que l'on a convenu d'appeler la nuit des temps, de toute son histoire, de la la noble lignée de ses abbesses, de la communauté fervente et nombreuse, il restait, en 1734, exactement trois religeuses gouvernées par une abbesse et arbritées sous des couverts et des murs délabrés. Une mauvaise administration, de maigres récoltes, et un certain relâchement auquel la manière n'était pas étrangère l'avaient peu à peu réduit à l'extrémité (14).

Bâtie autrefois par les comtes de Provence, une modeste chapelle, dédiée à saint André, s'élevait dans cette solitude. En 1209, privé de postérité, le comte Geoffroy en avait fait don aux Bénédictins de Montmajour. Ceux-ci, par l'entremise du prieur, dom Raymond, y recuillirent en 1063 de par pauvres Bénédictins de l'abbaye de Prébayon, lesquelles fatiguées d'être victimes et des torrents de la montagne qui dévastaient leurs terres, et des voleurs, coupeurs de routes, dont les incursions se renouvelaient trop fréquemment, avaient demandé aux moines leurs frères en religion, un réfuge moins précaire. Saint-André-des-Ramières les recueillit donc. Moyennant une redevance de 60 septiers de froment et 7 de pois chiches, redevance qui fut d'abord réduite à une obole d'or, puis définitivement supprimé par Alexandre IV en 1258, elles purent s'installer et construire. Dix ans après, Clément IV les autorisait à délaisser la Règle de saint Benoît pour celle de saint Bruno.

À dater de ce moment, l'abbaye prit un essor considérable. Pendant près de cinq cents ans, avec des alternatives, il est vrai, d'épreuves et de gloire, de richesse et de pauvreté, le monastère se maintint florissant. En 1734, il y avait déjà longtemps que la vie religeuse y déclinait. Les vocations y étaient rares, pendant que les bâtiments s'y dégradaient, que les fermiers payaient mal ou pas du tout, et que des procès interminables épuisaient les ressources de la communauté.

Quand Mgr de Tilly obtint le brevet royal du 18 février 1734, puis la bulle du pape Clément XII du 4 novembre 1735, qui mettaient fin à Saint-André-des-Ramières, l'abbaye comprenait encore des bois immenses, les granges de la Begude, de Bonneau, La Thuillière, la Romane. Mais le tout ensemble produisaut à peine 7.000 livres de revenu. Ces rentes ne suffisaient pas aux réparations. «J'ay fait unir, dit Mgr de Tilly dans une lettre à un de ses amis, l'abbaye de Saint-André à mon épiscopal, pour avoir une maison de campagne ; une partie des revenus est employé à payer des pensions alimentaires, et l'autre n'est pas suffisante pour fournir aux dépenses nécessitées par les réparations indispensable.»

L'évêque fit davantage. L'abbaye dépendait au spirituel du diocèse de Vaison, sur le territoire duquel elle se trouvait. Le 31 août 1744, Mgr de Tilly obtenait en échange de la paroisse de Sainte-Cécile, la paroisse de Gigondas, l'abbaye de Prébayon, Saint-André-des-Ramières, et ce avec le consentement du chapitre de Vaison et du prêtre sacristain de cette église lequel était en même temps prieur de Gigondas. — Puis, comme l'abbaye dépendait au judiciaire de la baronnie de Gigondas, il demanda et obtint le 10 juillet 1774 la réunion de la baronnie à son évêché.

Ainsi, l'évêque était tout à fait chez lui. De plus, il pouvait ajouter à ses titres celui de baron de Gigondas. Mais, sans doute, appréciait-il davantage celui de propriétaire châtelain de Saint-André-des-Ramières.

Il le prouva par le soin qu'il mit à relever à embellir les anciens bâtiments, à construire de nouvelles salles, à planter les avenues de peupliers et les terres de mûriers et d'oliviers, à exiger le paiement strict des fermages et des redevances, à gérer enfin en grand seigneur, autant qu'en propriétaire avisé, le domaine qu'il venait de réunir à la mense épiscopale.

Il jouit de longues années de son acquisition. Et c'est là qu'il mourut le 29 juillet 1775, à l'âge de 89 ans.

Sa mort ajoutait 15.000 livres à la mense épiscopale et mettait à la disposition de l'évêque une maison des champs agréable où Mgr du Tillet trouvait ce qu'il aimait par dessus tout la paix et le silence parmi les livres, et l'occasion d'exercer auprès de ses métayers et paysans une inépuisable et délicate charité. Aussi prolongeait-il volontiers son séjour à Saint-André et l'hiver même le trouvait-il parfois encore installé dans une demeure dont il ne se séparait jamais sans regret. C'est là que lui parvint en ce mois terrible de février 1784 la nouvelle des dèsastres amenés par les rigueurs d'un froid inaccoutumé, et de la misère où étaient réduits les pauvres d'Orange. C'est de là qu'il partit sur le champ à leur secours à la grand frayeur des ses familiers et de ses domestiques, ainsi que nous le dirons bientôt.

Aussi, suivant l'exemple de son prédécesseur, donna-t-il tous ses soins au domaine. Mgr de Tilly s'était appliqué à embellir les bâtiments. Son successeur préféra aménager les jardins. Il y amena des environs une eau abondante, répara les canalisations écroulées, creuse un vivier et fit planter un vaste verger où il rassembla tous les fruits de nos régions. On aurait tort d'ailleurs de croire que c'étaient là seulement «jeux de prince». Ces travaux, ces dépenses donnaient du travail et procuraient de l'argent aux ouvriers et au peuple. Ils faisaient partie du rang et de la condition sociale de celui qui les ordonnait. Ils étaient dans le goût de l'époque ; et s'ils n'allaient pas sans faire monter quelques murmures d'en bas, quand leur auteur était le processif et dur Mgr de Tilly, ils étaient vus sans rancune quand ils se faisaient par le charitable du Tillet. Le paysan pardonne volontiers au propriétaire un amour excessif de son bien quand il n'en est pas lésé dans ses intérêts. Depuis l'époque de l'évêque d'Orange, dont nous traçons à grandes lignes de biographie, le temps n'ont pas, après tout, tellement changé !

LA MENSE ÉPISCOPALE

Le diocèse dont le prier de Tornac, doyen de Saint-Quiriace de Provins, venait prendre possession était l'un des plus petits du royaume. Son territoire exigu, ses paroisses peu nombreuses et généralement pauvres bien que suffisamment peuplées (15), son clergé où les éléments étrangers n'étaient ni les moins considérables ni les moins remuants, un ville épiscopale où subsistait une seule paroisse, des couvents presque dépeuplés, puis une cathédrale où de grosses réparations s'imposaient, et pour compléter le tableau, des revenus modiques, avaient mis l'évêché d'Orange au rang des bénéfices qui décourageaient d'avance toutes les ambitions (16). Si, comme nous l'avons vu, certaines intrigues s'étaient nouées autour de ce pauvre siège, elles visaient moins les avantages de la situation que la dignité elle-même. Fût-il pasteur d'un maigre troupeau, l'Évêque demeure l'évêque et comme tel paré d'une auréole qui le distinguait du reste du clergé.

Les premiers évêques avaient trouvaient leur subsistence dans la générosité des fidèles et dans le travail de leurs mains. Ainsi vécurent saint Eutrope et ses successeurs immédiates. Peu à peu les donations des princes, les legs pieux, constituèrent à l'Église et à l'évêque un patrimoine qui subit plus d'une fluctuation, s'augmentant ou diminuant selon la faveur des grands et les libéralités des fidèles. D'abord indivis entre le chapitre et l'évêque, séparés plus tard en deux propriétés distinctes, ces biens consistaient en fonds de terre, en maisons, fours, prés, vignes ou simple enclos qui furent souvent l'occasion de procès et donnèrent bien de l'occasion aux avocats, juges et procureurs. Des rentes, dizains, nonains, quartes, dîmes, venaient d'ailleurs s'y ajouter. Mais la perception en était aléatoire et malaisée, et là encore les hommes de loi avaient beau jeu.

Vers le début du XVIIIe siècle des revenus de l'évêché ne dépassaient pas 8.000 livres, charges déduites, et l'évêque devait avec ces maigres rentes subvenir aux frais de sa maison, faire l'aumône et soutenir l'honneur de son rang par des libéralités diverses mais toujours onéreuses. À l'arrivée de Mgr du Tillet, la situation s'était améliorée : mais le pension que s'était réservée le vieil évêque démissionaire pesait lourdement sur les finances épiscopales. Il est vrai que celui-ci eut le bon esprit de ne pas s'éterniser ici-bas et qu'il mourut peu après.

Cet modicité de revenus datait de longtemps. On n'était plus sans doute au XIIIe siècle, époque douloureuse entre toutes où les pauvres évêques d'Orange, Guillaume, quatrième et cinquième du nom, n'avaient même pas de cheval, et ne pouvaient plus payer les frais des procès qu'on leur intentait, on était encore moins au IXe siècle, alors que les revenus étaient si minces que le diocèse fut supprimé et réuni à celui de Saint-Paul-Trois-Châteaux (17). Les pillages de 1562, les saisies dont une main-levée postérieure ne réparait pas toujours les dommages eux-mêmes du passé. Mais un patrimoine que de longs siècles ont constitué ne se refait pas si aisément, et il n'est pas exagéré de dire qu'en 1774 l'Église d'Orange portait le poids de ses anciens malheurs.

Il serait assez difficile aujourd'hui, et à la lumière des seuls documents contemporains, de chiffrer exactement les revenus de la mense à cette époque. Ils étaient variables, d'ailleurs, une partie importante consistant en dîmes ou quartes prises sur le produit des récoltes et sur leur valeur marchande. Si à Jonquières, par exemple, la quarte épiscopal s'élevait à 13 charges de blé, à Baumes à 10 charges d'avoine, à Sarrians à 20 charges de blé et 10 d'orge «ou poumelle», elle n'était que 2 à Causans et à Sainte-Cécile, une à Violès et n'existait que pour mémoire dans les autres paroisses ou prieurés du diocèse, sauf à Caderousse où l'évêque après avoir partagé la moisson avec le collège des PP. Jésuites qui en possédait le prieuré, percevait encore une dîme sur le vin récolté en certain quartiers (18).

En résumé, et si nous en croyons en l'absence de documents précis un historien dont l'Essai historique n'est pas san mérite (19), les revenus de l'Église d'Orange s'élevait en 1774 à 14.000 livres ; mais il convient d'ajouter que si Roussel de Tilly, en délaissant le siège, s'était réservé une pension de 12.000 livres sur la mense, celle-ci était considérable accrue. Avant de percevoir un sol de ces revenus, cependant, l'évêque devait à la Chambre apostolique 400 florins d'or qui correspondait à 19.350 francs de notre monnaie (20).

La perception des dîmes, rentes, quarte... etc., était confiée à un fermier résidant pour l'ordinaire dans la localité. Il en était responsable vis-à-vis de la mense, et jouait auprès des débiteurs de celle-ci le rôle des fermiers généraux dans la royaume. Aussi les abus n'étaient-il pas rares, et réclamations arrivaient souvent jusqu'à l'évêque, lequel devait trancher le différent soit en sacrifiant tout ou partie de ses droits, soit en laissant la justice s'exercer envers les mauvais payeurs. Cette dernière méthode paraît avoir eu les préférences de Mgr de Tilly. Son successeur usa plus souvent la première.

Chez lui, le propriétaire foncier n'absorba jamais ni l'évêque ni le père, et il n'apparaît pas que ses intérêts en aient beaucoup souffert.

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Le patrimoine moral dont héritait le nouvel évêque était certes plus enviable que ce temporel assez pauvre.

L'Église d'Orange saluait en son pasteur le successeur des Eutrope et des Florent, premiers anneaux d'une chaîne dont il devait être le dernier, et en arrivant dans la ville qui fut autrefois le témoin de leur vie et le reliquaire de leur dépouille, l'évêque y trouvait de magnifiques souvenirs. La tradition rattachait le premier pontife orangeois aux premiers disciples du Christ, et l'Histoire racontait que pendant quatorze siècle les évêques d'Orange avaient honorés leur siège et l'épiscopat de leur science et de leur vertus.

Nous n'avons pas la prétention de trancher définitivement la question des origines apostoliques de l'Église d'Orange ni d'établir sans réplique possible la personalité de saint Eutrope. De plus habiles que nous l'ont essayé, plaidant leur cause tantôt avec la raison, parfois avec le cœur, et la gagnant ou la perdant selon leurs juges écoutaient plus volontiers l'un que l'autre.

Mais ce que demeure hors de doute c'est la place honorable que l'évêques d'Orange ont occupée dans l'Histoire de l'église et du royaume de France. Les témoignages sont ici unanimes et probants. D'aucuns furent des personnages de premier plan comme ce Constantius, premier évêque historiquement connu qui fut légat des Gaules au concile d'Aquilée [381], Vindemialis, qui accueillit à Orange les évêques du Concile de la grâce [529] ; comme surtout saint Eutrope l'évêque du travail, le thaumaturge dont le nom est inséparable de l'histoire religieuse d'Orange ; comme Guillaume Hélie, ce moine de Citeaux qui joua auprès du comte de Toulouse, mais sans le même succès, le rôle de saint Léon devant Atilla ; comme Josselin qui reçut le pape Grégoire X dans sa ville épiscopale, discerna la vocation de sainte Roseline de Villeneuve et la conduisait au monastère de Saint-André-des-Ramières ; comme Pierre II qui revendiqua auprès de Raimond des Baux et obtint de lui le droit de fonder une université et de la diriger ; comme Hughes Aimery qui fut, avec l'archévêque de Vienne, nonce du paper auprès des rois de France et d'Angleterre pour les amener à conclure la paix (21) : tous prélats de haut mérite dont les actes honoraient le siège qu'ils occupaient.

Ces ancêstres lointains n'étaient pas les seuls dont se réclamaient l'Église d'Orange. Des évêques plus modernes lui avaient, eux aussi, donné quelque lustre. Depuis Pierre Guillaume et François de Caritat, dont le premier, venu du siège de Toulon, fut recteur du Comtat, et le second, après avoir institué l'Angélus ,fonda sous forme d'un «procureur des âmes» une sorte d'Œuvre du Suffrage pour les défunts, jusqu'à Mgr du Tillet, les orateurs éloquents, les adminstrateurs habiles, les prélats courageux ne manquèrent pas. Pierre de la Magnania fut un des orateurs du concile de Pise, Pierre Carré, confesseur du duc Jean II de Bourbon et ambassadeur du pape auprès de Charles VIII [r. 1483-1498]. Philippe de la Chambre, Jeans de Tulles connaissent les persécutions protestantes, Jacques d'Obeilh rétablit sur de nouvelles bases le collège et l'Université d'Orange, Alexandre Fabri est un des négociateurs de la paix de Munich et Louis de Chomel au cours de la terrible peste de 1720, un autre Belsunce. On en conviendra : si le siège était modeste, la lignée — par contre — était glorieuse !

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[Notes de bas de page.]

1. «En 1774, M. l'Evêque d'Orange plus qu'octogénaire demanda à Sa Majesté un coadjuteur pour l'aider à soutenir le gouvernment du diocèse. Cette demande occasionna beaucoup d'intrigue à la Cour. Sa Majesté se vit entourée, comme à l'ordinaire, par un infini de sollicitateurs (sic). Chaque courtisan a sa créature à servir, les femmes même se mêlaient à l'envi de protèger des apirants... mais personne ne songeait à l'abbé du Tillet qui vivant fort modestement dans son prieuré ne paraissent jamais à la Cour, ni même à Paris.» (Vie édifiante de M. Guillaume Louis Dutillet dernier évêque d'Orange... écrite en 1812 par M. Coulombeau, Bibliothèque du Musée Calvet, Avignon, Ms. n° 81777, 53 feuillets, f° 13.) — Nous ignorons où Coulombeau a pris le reseignement ci-dessus. Il est possible que le vieil évêque ait d'abord songé à conserver son siège et à se munir d'un coadjuteur. Mais il abandonna bien vite, s'il l'eût jamais, sa première idée et donna purement et simplement sa démission.

2. Nous n'avons pas, malheureusement, de détails précis sur l'accueil qui fut fait au nouvel évêque par les consuls et le corps municipal. Depuis un certain temps déjà, et peut-être par la suite de la situation financière de la ville, les réceptions de ce genre s'étaient quelque peu dépouillés de pompe et revêtaient plus de simplicité. Les consuls en chaperon se contentèrent dans doute de se rendre visite à l'évêque à l'issue de la cérémonie de son intronisation, après avoir d'ailleurs pris place dans le cortège qui le conduisait d'une des portes de la ville à son église cathédrale. Monseigneur du Tillet n'avait pas été reçu avec plus de solennité.

Le nouvel évêque arriva en modeste équipage : chevaux et carosse d'emprunt. Plusieurs mois après son arrivé, un sieur Monier, entrepreneur de voitures, loue à l'évêque un pré de la mense situé au Baron et s'engage à faire porter dans la basse-cour de l'évêché trois tombereaux de fumier «bien pourri» — probablement pour la fumure de la jardin — et ce «jusqu'à ce que Mgr l'Évêque ait des chevaux». (Archives départementales de Vaucluse, G.V. n° 74.)

Les armories de Mgr du Tillet unissaient sur le même écu les armes des du Tillet et les blasons des familles alliées. Lesa premières étaient d'or à la croix pattée et alaisée de gueules. L'écussion de l'évêque d'Orange : écartelé 1er et 4e d'azur au chevron d'or accompagné de trois molettes d'or à cinq points, 2e et 3e d'or à trois chabots de gueule posés 2 et 1... qui est de Chabot.

3. Les autres chanoines présents à la cérémonie étaient : Louis-François de Cartier de Turc, Daniel Bernard, Esprit-Louis Dumas, Jérôme de Chièze, Marie-Ambroise Escoffier et Jean-Joseph Casal.

4. A. Yrondelle dans Tablettes d'Avignon et de Provence, n° 212-213, 18 et 25 mai 1930.

5. «Domum episcopalem, antiquum scilicet palatium quod est ante januas matricis ecclesie Beate Marie.» (Archives municipales d'Orange, G.C. n° 81.)

6. «Domus episcopalis Aurasicensis quæ solennis existebat, propter guerras destructa et totaliter demolita.» (Gallia Christiana Novissima, tome VI, p. 95.)

7. Le notaire Perrat dont M. Duhamel, de son vivant archiviste de Vaucluse, a retrouvé et publié le journal énumère avec complaisance les améliorations apportées par Mgr de la Baume :

«Le jardin tout à pilliers de pierre, uno grando salo sus la rue, et chambres mesmes, et toutes tapisseries, et tout torné dessus, et belles réparations, et faict venir l'eau de la Meino dans le jardin.» (L. Duhamel, La Chronique d'un notaire d'Orange, Paris, 1881, p. 104.)

8. «En l'année présente, 1566 et le 21 décembre sabmedy, environ jour faly, ledict sieur evesque est arrivé Aurenge venant d'Avignon, et est entré par le portal de l'evesché d'Orenge, et s'est logé à la maison de mon seigneur de Guilhomon, causant la ruyne de l'evesché, à la destrousse d'Orenge en 1562 et le sixiesme de juin ; car l'evesché est tout brullée pour ce qu'il ne pourroit encores habiter sans la réparer.» (L. Duhamel, op. cit., p. 168.)

9. Archives municipales d'Orange, B.B. n° 39.

10. Ibid., C.C. n° 28.

11. L'Histoire de l'évêché se termine en 1791 :

Le 21 novembre 1791, le Conseil municipal délibère : «Il est dû aux acquéreurs et propriétaires actuel du cy-devant palais épiscopal de cette ville, la somme de cent livres, en payement du loyer dudit palais épiscopal pendant le mois de juin dernier que l'a occupé le second bataillon du régiment de Sonnenberg-Suisse.» (Cf., R. Mossé et A. Yrondelle, Les Avenues, places et rues de la ville d'Orange, Vaison-la-Romaine, Macabet frères, 1935, p.62.)

12. Cette inscription, gravée sur un cippe décoré d'arabesques et de fleurs et surmonté du «volumen» agréablement sculpté, fut découverte en 1684. Elle est au Corpus inscriptionum latinarum (CIL XII 001118 ; ex O. Hirschfeld, Inscriptiones Galliae Narbonensis Latinae, Berlin, Reimer, 1888). Nous eûmes la bonne fortune de la trouver et de la reconnaître en compagnie de M. Yrondelle, archiviste d'Orange, le 23 mai 1935.

D. M. / ORBIAE. TITI. F. / MAXIMILLAE. / FLAMINIC. AUG. / COL. IVLIA. APTA. / VENNONIA. M. F. MAXIMILL. / MATRI OPTIMAE. / EX. TESTAMENTO.

[Soit :] Aux Dieux Mânes : À Orbia Maxmilla, fille de Titus, flaminisque augustale de la colonie Julia d'Apt, Vennonia Maximilla, fille de Marcus, à sa mère bien-aimée. Par testament.

13. FONTEM OLIM HOSPITEM / PER QUADRANGINTA ANNOS TRANSFUGUM / SALUBRITATI ET AMÆNITATI / RESTITUIT / GUILLELMUS LUDOVICUS DUTILLET / EPISCOPUS ANNO 1781.

Ce que l'on peut traduire librement de la façon suivante :

Cette source qui coulait autrefois ici, mais qui pendant quarante ans s'était égarée, l'évêque Guillaume Louis du Tillet, [l'a ramenée] et l'a rendue à la salubrité et à l'agrément [de ce domaine]...

14. Cf., Bibliothèque du Musée Calvet, Avignon, Mss. n° 5309, f° 2 et suiv.

15. À l'arrivé de Mgr du Tillet les paroisses du diocèse étaient les suivants : Orange, Courthézon, Joncquières, Causans, Violès, Gigondas, Suzette, dans la principauté d'Orange ; Caderousse, Châteauneuf-du-Pape, Bédarrides, Sarrians, Loriol, Vacqueyras, Beaumes, Aubignan, Piolenc, Mornas, Derboux, Uchaux, Lagard-Paréol, Sérignan, Camaret, Travaillan, Rochegude dans Comtat, et Mondragon. La population totale atteignait de 60.000 habitants. Saint-Cécile venait d'être cédée au diocèse de Vaison en échange de Gigondas.

16. Au XVe siècle, l'évêché d'Orange fut refusé à plusieurs reprises par des évêques mieux nantis. En 1476, Laurent Alleman, évêque de Grenoble, refuse sa translation à Orange, et il renouvelle son refus en 1484. Dans l'intervalle Étienne Goupillon, évêque de Séez, se récuse également en 1480.

17. C'est à cause de l'extrême pauvreté où il se trouvait réduit, que Guillaume IV sollicita de son métropolitain, Bernard archevêque d'Arles, l'union de l'église de Saint-Jacques de Mondragon à la mense épiscopale d'Orange. L'union fut accordé le 22 septembre 1280.

«Super eo, videlicit quod pontificalem mensam sic esse tenuem in redditibus et exilem asseritis, quod nec in sedis vestre domicilio, nec etiam alibi, vix potestis degere, nec sicut simplicis parrochialis rector unus, nec etiam equitare, quod in grandem et vituperabilem episcopalis fastigii dignoscitur ignominiam redundare...» (Gallia Christiana novissima col. 91, n° 211.)

Guillaume V d'Espinouse obtint pour les mêmes motifs l'union de l'église Saint-Eutrope à sa mense épiscopale, en 1297.

«Cum episcopium Arausicense sit in redditibus adeo tenue et exile, ut ad sustentationem ipsius, ut decet, non suppetant facultates, et sit valdè ignominiosum quodammodo et dampnosum multimode, ut episcopus tam antique famose et nobilis civitatis tante mole penurie opprimatur quod propter ipsius inopiam jura non potest episcopalia ut convenit prosequi, vel deffendere aut repetere quod ab aliis detinentur.» (Gallia Christiana novissima col. 94, n° 225 et suiv.)

18. Les «propriétaires» de prieurés, chapellenies ou églises paroissiales du diocèse étaient soit des particuliers soit diverses collectivités.

Le chapitre d'Orange était prieur de Jonquières, de Derboux, de Mornas, de Beaumes, de Camaret ; mais le prevôt seul détenait le prieuré d'Aubignan. Les autres prieurs étaient : l'abbé d'Aiguebelle (Violès), la Révérende Chambre apostolique (Saint-Cécile), le capiscol du chapitre (Saint-Trophime), l'archdiacre (Travaillan), tous deux prieurés ruraux ; le «Sacristain» de Tulette (Lagarde-Paréol), l'abbé de Saint-Martial d'Avignon (Piolenc), l'abbé d'Anfosa (Sérignan) et enfin le collège de Jésuites (Caderousse), au sujet duquel l'État des dîmes et rentes ajoute : «L'Evêque prélève sur le moulon commun de la dixme du blé 16 saumées au profit de ses fermiers, par préciput, le restant est à partager entre ledit collège et M. L'Evêque d'Orange... Les 16 saumées ci-dessus tiennent lieu de quarte épiscopale.» — L'évêque d'Orange était prieur d'Uchaux et de Mondragon (Archives départementales de Vaucluse, G.V. n° 74.) — Causans, Vacqueyras, Rochegude avaient leur prieur particulier résident ou non...

19. J.-A. Bastet, Essai historique sur les évêques du diocèse d'Orange, Orange, Escoffier, 1837.

20. D'après la Gallia Christiana novissima (p. XVII, note) : «Le florin d'or était compté pour 1½ florin ordinaire. Il valait intrinsèquement 10 francs 85 centimes ; en le calculant au pouvoir de 4½, correspondant à l'époque de Saint Louis, il valait 48 francs 82 centimes.»

21. L'ambassade eut d'abord d'heureux résultats. Le 31 mai 1325, la paix était conclue et le traité signé. Mais le roi de France, Charles le Bel (r. 1322-1328), ayant négligé d'exécuter ses promesses, de nouvelles négociations durent s'ouvrir. Elle n'eurent pas de succès, si nous en croyons un historien anglais :

«Quod cernens dominus Papa, et vehementer codolens, misit in Angliam nuntios duos Episcopos, qui primo pacem studerent facere inter Regem et Reginam, et secundarie inter Reges. Qui reverenter admissi, nihil præter reverentiam receperunt, unde dolentes reversi sunt, de pace penitus desperates.» (Thomæ Walsingham, Historia Anglicana, c.1422 ; édition moderne de H.T. Riley, Londres, Longman, 1863-1864. — Cf., Gallia Christiana novissima, col. 113, n° 290.)


CHAPITRE 3 : LA CATHÉDRALE ET LE CHAPITRE. — LES COUVENTS ; LES ÉCOLES.

La cathédrale dont le nouvel évêque prenait possession était loin d'être en état satisfaisant. Les prédécesseurs de Mgr du Tillet s'étaient vu fréquemment dans l'obligation de faire exécuter des réparations plus ou moins onéreuses dans un édifice dont l'histoire avait été si agitée : mais ces réfections n'avaient pas guéri toutes les blessures de la vieille église. Elles avaient été longuement discutées, lentement exécutées, imparfaitement achevées. De délibérations en délibérations, au Conseil de ville et au Chapitre, le temps avait passé et en passant n'avait pas, tant il s'en faut, amélioré la situation.

Sans doute, quand, la tempête apaisée Jean de Tulles fit la visite de sa cathédrale, de trés graves réparations étaient nécessaires. La voûte écroulée, les autels brisés ou disparus, les meubles enlevés, ;es vitraux crevés, le pavé disjoint réclamaient une prompte et large intervention. Tout le monde en cette année 1609 était d'accord sur ce point. Mais personne ne l'était plus dès qu'il s'agissait de savoir aux frais de qui le mal devait être réparé. L'évêque pensait que le prévot de la cathédrale était seul qualifié pour les entreprendre... et les payer. Ceci se passait, en effet, avant la bulle de sécularisation du chapitre.

Or celle-ci ne devait plus tarder et de ce fait l'administration matérielle de la cathédrale devait être modifiée. Il fallut donc deux nouvelles visites canoniques de l'évêque en 1612, puis en 1617 pour que les réparatiions fussent enfin effectuées au chœur seulement, aux frais de l'évêque pour 600 livres, du prévot pour 300 et de 100 pour chacun des chanoines. En 1643, Jean-Vincent de Tulles, successeur de son oncle, proteste que ces réparations doivent être opérées aux dépens du chapitre, qu'il en a toujours été ainsi «excepté, ajoute-t-il, mon prédécesseur qui, par générosité a fait à ses seuls frais et dépens réparer les pierres de la nef et contribué de plus à la construction de la sacristie et du logement pour le bedeau» (1).

Monseigneur du Tillet allait donc avoir à s'employer activement, car ses prédécesseurs immédiats, absorbés sans doute par d'autres soucis, n'avaient fait à leur église que des réparations urgentes et provisoires. On verra plus loin que sa tâche ne fut pas sans difficultés.

L'église cathédrale était alors desservie par le chapitre pour l'Office canonique, par un curé et deux vicaires pour le ministère paroissial. Ainsi des nombreuses paroisses que comprenait autrefois la ville d'Orange, une seule subsistait, et suffisait à assurer le service religieux d'une population qui s'élevait à près de 7.000 catholiques. Les chapelles des couvents, Cordeliers, Carmes et Capucins offraient d'ailleurs aux fidèles Orangeois des facilités nombreuses auxquelles la chapelle des Dames de Saint-Maur, construite ou réparée par Mgr du Tillet, devait bientôt en ajouter de nouvelles.

Le curé de la paroisse était en 1775, M. François Boussier, prêtre vénérable et savant qui mourut en 1801 après avoir traversé la Révolution et joué, pendant ces années périlleuses, un rôle de premier plan (2).

Mais la cathédrale était surtout l'église de l'évêque et du chapitre. Et c'est de ce dernier qu'il nous faut maintenant dire quelques mots.

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Quand Mgr du Tillet prit possession de son évêché, le chapitre de la cathédrale sécularisé depuis 1614 comprenait neuf chanoines et avait à sa tête un prévot, un archdiacre et un capiscol (3). Les stalles étaient au complet et les dignités capitulaires occupées par trois personnages vénérables et savants auxquelles il est juste, en passant, de donner un souvenir. L'archidiacre et le capiscol créés par Mge de Tilly était MM. de Chièze et de Guillaumont dont le nouveau évêque allait bientôt faire ses vicaries généraux. Associés pendant quinze ans à l'administration épiscopale, ils devaient l'un et l'autre comparaître en 1794 devant la Commission populaire d'Orange ; mais tandis que les 84 ans de M. Guillaumont le sauvaient de l'échafaud, M. de Chièze y terminait, fidèle à son sacerdoce, une vie tout entière consacrés à la pratique des plus hauts vertus. Quant à la prévôté, elle devait bientôt passer à l'abbé Louis de Poulle, déjà vicaire général de Saint-Malo, neveu du célèbre prédicateur dont la voix et le talent (il prêchait, paraît-il, fort bien et bien fort) avait rempli les plus grandes églises du royaume.

L'histoire du chapitre fut de tout temps associée aux annales de la ville et de la Principauté d'Orange. Cette assemblée vénérable où se rencontraient des représentations de la noblesse et de la bourgeoise avait connu, comme la cité elle-même, des heures de gloire et souffert avec elle des jours pénibles et douloureux. Comblés de privilèges et de donations, les chanoines avaient leur place et tenaient leur rang dans les réunions où se discuteraient les intérêts de la ville (4). Ils savaient à l'occasion y dire leur mot, y défendre leurs prérogatives séculaires. Ils savaient même faire davantage. Contre les princes huguenots, ils revendiquaient leur droit d'élire eux-mêmes leur évêque. Contre les rois de France, ils ne manquaient pas d'élever la voix pour réclamer le maintien des privilèges, exemptions ou préséances dont les actes authentiques appuyés d'une coutume immémoriale les avait honorés (5). Contre l'évêque lui-même ils maintinrent un droit qu'ils savaient légitime et ils le firent plus d'une fois triompher.

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La vie intérieure du chapitre était encore en 1774 réglée par les Statuts promulgués au lendemain de la tempête protestante, par Mgr Jean de Tulles, en 1609 (6). Ils précédaient d'ailleurs de bien peu la bulle de sécularisation de Paul V, du septembre 1614. Cet acte solennel mettait fin à une organisation qui datait de la réforme même du chapitre rétabli, sinon fondé, sous la Règle de saint Augustin, par l'évêque Béranger en 1117. La bulle papale n'apportait d'ailleurs que de rares et légères modifications au régime capitulaire proprement dit. Elle en faisait disparaître sans doute ce qui était spécialement régulier, comme l'obligation de la vie commune, mais elle maintenait et organisait le service divin, réglait les préséances et l'administration de la mense capitulaire. Ces questions elle-mêmes étaient pratiquement réglées par la coutume, et l'acte pontifical, comme ce point comme sur d'autres, consacra l'usage établi. Sur la question de l'élection aux charges et dignités elle privait le chapitre de la liberté de son choix au profit du pape pour le prévôt, de l'évêque pour l'archidiacre et le capiscol. Les autres chanoines ainsi que les titulaires des charges subalternes comme le préchantre et le sacristain devaient être désignés par le suffrage de leurs pairs (7).

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Une question importante, puisque la vie matérielle du chapitre en dépendait étroitement, concernait l'administration des biens de la mense capitulaire. Le chapitre d'Orange ne fut jamais très riche. Il connut certes des années de prospérité, alors les libéralités des princes, les legs et les donations des fidèles s'efforçaient à l'envi de grossir son patrimoine. Mais les troubles politiques, les guerres et surtout les sanglantes émeutes de 1562 le réduisirent souvent à la portion congrue. Il ne serait même pas impossible d'écrire l'histoire du temporel capitulaire à la seule lumière des évènements dont les annales civiles nous ont laissé le souvenir. Si, en effet, sous les premiers princes, le chapitre est vraiment comblé, ces richesses fondent et disparaissent selon le caprice de leurs successeurs. À la fin du XVIIe siècle elles se réduisent à peu de chose. En 1731, la fortune des chanoines est estimée à 4.977 livres, charges déduites, celles de l'évêché à 8.599 livres seulement. Les sources des revenus étaient très variées : part sur les dîmes, chapellenies, censes, fondations diverses... etc. Mais ces affluents ne formèrent jamais un grand fleuve. Encore fallait-il les entretenir et les canaliser : et c'était la charge du prévôt. Aussi longtemps que les chanoines vécurent sous le régime régulier, ce haut dignitaire avait en mains la disposition exclusive du patrimoine capitulaire. Il avait aussi l'obligation de pourvoir à l'honnête subsistance et décent entretien de ses confrères, par des distributions quotidiennes de «pain, vin, cuisine...» etc. Cette charge n'était pas, à vrai dire, une simple sinécure. Plus d'une fois le pauvre prévôt se trouva devant une caisse vide, d'autant que les revenus de la prévôté elle-même n'étaient pas abondants. En 1612, ils consistaient en dîmes sur Orange, une grange appelé la Tour du Prévôt, une maison et un pré à Orange, quelques sommes en «directes, neuvains et onzains» pris sur le terroir d'Orange et de Camaret, plus les prieurés de main-morte de Mornas et d'Aubignan. Sur cette masse plus imposante sur le papier qu'en réalité, le prévôt devait entretenir les chanoines, payer le curé, les deux «secondaires», les clercs, le campanier ordinaire et les autres serviteurs de l'église. Aussi deux ans avant la sécularisation, le prévôt de Keremann se voit contraint de rendre au chapitre les clés d'un coffre insuffisamment garni, de lui laisser avec des domaines peu productifs le soin de pourvoir aux dépenses, de ne conserver de sa dignité prévôtale que la préséance traditionelle, et de reprendre rang parmi ses confrères pour les distributions auxquelles jusqu'alors il n'avait point de part (8).

La bulle de Paul V sanctionna cette organisation nouvelle. Désormais le chapitre prend la place du prévôt, adminstre en corps les biens de la mense, perçoit les revenus et paye le personnel. Les choses n'en allèrent pas mieux d'ailleurs : en 1660 le revenu des chanoines n'était que de 5.000 livres. Un siècle après, six ans avant l'arrivée de Mgr du Tillet, le chapitre est en procès avec l'évêque, et l'année même de son intronisation en 1774, le prélat doit entamer avec ses chanoines de longues discussions au sujet des réparations de la cathédrale auxquelles le chapitre n'entendait pas prendre part, et que l'évêque dut faire exécuter à ses frais. Nous verrons, en son temps, la manière dont Mgr du Tillet s'acquitta d'une tâche que certaines consultations inspirées par les héritiers de Mgr de Tilly avaient mise à sa charge, et comment il eut le regret de ne pas trouver auprès de lui le concours qu'il était en droit d'escompter.

C'est qu'à l'époque dont nous parlons, le chapitre avait de son rang et de ses prérogatives une très haute idée. La mense capitulaire n'était pas la mense épscopale, et, si réduite qu'elle fut, elle n'en constituait pas moins un patrimoine surveillé avec un soin jaloux. Les chanoines avaient connu des épreuves financières longues et lourdes. Pour défendre ses ressources, le chapitre avait dû lutter dans le passé et contre les princes et contre les évêques (9). De ces conflits il demeure toujours un souvenir que engendre la méfiance. Et il n'est pas étonnant que les chanoines de 1774, aussi bien que leurs prédecesseurs aient résisté aux desseins d'un évêque dont ils apprécieront que plus tard le sincère désintéressement.

LES COUVENTS

À l'arrivé de Mgr du Tillet, la ville d'Orange, malgré sa population numériquement faible, comprenait un certain nombre de couvents d'hommes et de femmes dont la plupart étaient un vestige du passé, dont un très petit nombre étaient de création récente. Les Prêcheurs, les Capucins, les Carmes, les Cordeliers étaient depuis longtemps installés dans la ville, tandis que les Dames du Saint-Enfant-Jésus récemment amenés à Orange par Mgr de Tilly, venaient à peine de prendre la suite des religieuses cisterciennes dont les débris étaient depuis quinze ans réunis à l'abbaye de Sainte-Croix près d'Apt.

Quelques mots sur chacune de ces congrégations nous aideront à situer, sous ce point de vue, l'épiscopat du nouvel évêque d'Orange.

Les Frères Prêcheurs, ou Dominicains, s'étaient établis à Orange vers 1269, sous l'épiscopat de Pierre II et la règne de Raymond des Baux (10). Le prince accueillit, leur donna, à la porte Saint-Martin et près du chemindes Arènes, un terrain pour y bâtir un couvent et 3.000 sols viennois pour achever leur église. Démolie en 1361, pour permettre de continuer les remparts, cette église fut, plus tard, reconstruite à l'intérieure de la ville, mais non loin de l'ancienne, et approximativement sur l'emplacement actuel de la maison de Gasparin. En 1363, le couvent était à peine terminé que les tribulations des religieux commencèrent. Le chapitre, prétendant que par leur installation à l'intérieur des remparts, les Prêcheurs portaient atteinte à ses prérogatives séculaires, protesta violemment, si violemment même qu'il fallut dix-huit ans pour aboutir à la transaction de 1381, par laquelle les intrus (ou soi-disant tels) s'obligèrent à payer 10 florins par an au chapitre cathédral.

Éteinte sur un point, la querelle ne tarda pas à renaître ailleurs. Les paroisses de la ville à leur tour se plaignirent que les religieux accaparaient les services funèbres et avec eux les oblations et les revenus dont ils étaient la source. Un nouvelle transaction intervient en 1467 : désormais le quart des fournitures doit revenir aux paroisses. Seuls les legs faits au couvent demeuraient la propriété intégrale des religieux.

Ces mésaventures étaient peu de chose au regard de ce qui allait bientôt arriver. En 1561, en effet, le couvent est profané tandis que l'église elle-même sert de théâtre à la première Cène protestante célébrée publiquement à Orange (11). Les réformés s'y installent et pendant cinq ans y tiennent leurs assemblées et leurs prêches. Mais en 1560, la première effervescence sectaire s'étant calmée, le provincial de Provence réclama, auprès des consuls, l'église induement occupée et il fut heureux pour en obtenir non la restitution pure et simple (12), mais le remplacement par l'église Saint-Martin située tout auprès. À ce moment, d'ailleurs, les Frères Prêcheurs ne sont plus que deux, la communauté s'étant dispersée cinq ans auparvant.

Enfin l'ère de la «grande pénitence» prit fin. Les religieux firent alors bâtir une petite église, rue de Pontillac. Elle subsiste encore. Vendue à la Révolution avec les autres biens du couvent, elle fut rachetée par la Ville qui la remit à l'Église réformée, et celle-ci n'a pas cessé depuis cette époque d'en avoir l'usage et la tranquille possession.

Moins agitée fut l'existence des religieux carmes qui s'étaient également à Orange, lors de l'épiscopat de Pierre II, sous la Règle de saint Bernard. Arrivés en 1271, ils sont tout abord l'objet des faveurs de Raymond des Baux, puis l'évêque Guillaume d'Espinouse qui les autorise, le 23 décembre 1307, à bâtir un nouveau couvent et une église, à créer un cimitière au bourg de la Mayne noire, hors les murs de la ville au delà du Pont Neuf, où déjà ils possédaient une maison. En 1356 le couvent fut abandonée puis démoli. Les Carmes s'en construisement un autre, dans l'intérieur de la ville, cette fois. Il s'éleva assez rapidement. La rue du Pont-Neuf le bordait au levant, tandis que le reste des constructions s'enforçait, parmi des bâtisses plus ou moins branlantes, au couchant et au midi, le chemin des remparts le limitant au nord. C'était un beau couvent et les libéralités des grands l'embellirent encore. En 1504, le comte de Suze fait élever le chœur de l'église, son fils Bertrand donne les portes et prend soin de faire construire et orner une chapelle dédiée à saint Georges. Les émeutes protestantes jettent le couvent à bas, en 1567 (13) ; puis des maisons s'élèvent à l'intérieur, jusqu'à ce qu'il soit reconstruit à la même place en 1599. À la même, disons-nous, mais non sur les mêmes dimensions. Toutes des lieux réguliers ne disparurent pas. Quoiqu'il en fut, les Carmes se réinstallèrent sur le terrain reconquis et y demeurèrent jusqu'à la Révolution. À cette époque ils disparurent complètement. De leur séjour à Orange, il ne reste guère des souvenirs épars dans les poussières des bibliotèques, quelques pans de murs qui appartinrent sans doute à leur couvent, et enfin une rue étroite qui à défaut de plus nombreuses reliques à conservé leur nom : la rue des Carmes (14).

Les Capucins sont à Orange de date plus récente. Ce n'est qu'en 1610, sous le gouvernement de Philippe Guillaume qu'ils s'y établirent. Sur l'emplacement de l'ancienne l'église Saint-Florent, ruinée en 1562 par les protestants, ils élevèrent une chapelle et un couvent. Mais les travaux ne purent être terminés qu'assez tard et grâce aux 500 écus que leur accorda leur protecteur. Dix ans après leur arrivée à Orange, Jean de Tulles consacra l'église nouvelle. Les Capucins jouirent parmi leurs contemporains d'une très large sympathie. Non seulement la chapelle catholique construite par Philippe Guillaume dans le château d'Orange fut confiée à leur garde, non seulement lors de la grande peste, les autorités de la ville leur commirent le soin des pestiférés pour l'âme et pour le corps, mais encore des libéralités nombreuses vinrent les aider à supporter les inconvénients de leur pauvreté volontaire. Longtemps firent distrubuer douze pains par jour et un mouton par semaine, et en 1772, deux ans avant le venue de Mgr du Tillet, le conseil votait 200 écus pour refaire le clocher de leur église. Depuis la Révolution, les Capucins ont disparu de la ville d'Orange. Leur couvent demeuré à peu près tel quel, est aujourd'hui par les Religieuses de Nativité de Notre-Seigneur, qui y accueillent leur sœurs âgées, infirmes et malades.

Quand les Capucins s'établirent à Orange, les Cordeliers y étaient installés depuis prés de quatre cents ans. C'est en effet vers 1278 que Raymond III les y établit et, selon l'usage du temps, leur procura toutes facilités pour construire église et couvent. Celui-ci était situé au quartier du Noble près d'une ancienne église dédiée à saint Étienne. Non content de les avoir reçus et favorisés de son vivant, Raymond leur laisse par testament, en 1282, 5.000 sous viennois, libéralité que Bertrand imite sous la même forme, en leur faisant un legs de 3.000 livres tournois. Chassés en 1562, leur église saccagée, leur couvent ruiné, ils renvinrent en 1597 et bâtirent avec une nouvelle maison au levant de la place du Cirque, une chapelle qui est devenue l'église Saint-Florent (15).

Si le nouvel évêque trouvait dans la ville épiscopale des souvenirs relativement nombreux des grands Ordres, il n'y pouvait compter qu'un très petit nombreux de religieux, et, dans son diocèse, qu'une communauté d'Observatins desservant l'hospice de Sarrians, avec un couvent de Frères Hospitaliers récemment insatallé à Caderousse (16).

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Les Ordres de femmes n'étaient représentés à Orange que par les Dames du Saint-Enfant-Jésus que Mgr de Tilly avaient installés dans sa ville épiscopale pour y tenir une école gratuite de filles. Le vieil évêque les avait logées, à leur arrivée, dans les bâtiments délaissés par l'abbaye cistercienne de Saint-Pierre du Puy dont il nous faut dire quelques mots, parce qu'il représentait un des plus anciens monastères de la région et parce qu'il avait pendant douze siècles et parmi des vicissitudes de tout genre porté le pieds de souvenirs glorieux.

En 529, saint Césaire, évêque d'Arles, fonda sur la montagne qui domine la ville un monastère de femmes qu'il plaça sous la Règle des moines de Lérins. Longtemps simple prieuré, il fut érigé en abbaye par Josselin, évêque d'Orange en 1276, qui lui unit le monastère de Saint-Étienne d'Ulme situé dans la campagné d'Orange au quartier des Mourgues. Mais en même temps, pour rémédier au relâchement, ou pour exercer sur les religeuses une surveillance plus immédiate, l'évêque les obligea à venir s'installer dans la ville et Raymond des Baux leur abandonna quelques maisons qu'il possédait aux environs de la place du Marché aux bœufs. De ces maisons, les moniales firent un couvent qui devint fort riche, puisqu'il s'étendait de la montagne d'Orange jusqu'aux collines de Lampourdier, alors appelées «montagnes du Prince», avec les quartiers de Clavin, Mourgin, Maucoil, sans compter des terres à Malaucène, Caderousse, Beaumont, Courthézon et Châteauneuf.

Commes toutes les maisons trop riches, l'abbaye déclina peu à peu vers le relâchement d'abord, vers la pauvreté ensuite. Au XVe siècle et vers son milieu, elle était réduite à trois religieuses, sans abbesse, sans novices et sans argent. Supprimées par Eugène IV, réunies pour le temporel au chapitre d'Orange, elles ne manquèrent pas de protester sur ce point. L'appel qu'elles interjetèrent au Parlement de Grenoble, aboutit en 1487 à une transaction entre elles, le chapitre et l'évêque, qui conserva aux religieuses la propriété de leur monastère. Elles étaient alors au nombre de douze. Mais cet acte solennel ne fut pas, comme on pourrait le croire, la fin des querelles.

En 1562 les protestants mirent tout le monde d'accord : le monastère fut brûlé et démoli. Sans ressources et sans abri, les Cisterciennes en déroute se réfugièrent au prieuré de Notre-Dame des Plans, près de Mondragon, et y demeurèrent jusqu'en 1660. Revenues alors à Orange, elles ne se trouvèrent guère plus riches qu'avant la catastrophe, et durent habiter pendant près de quarante ans la maison de M. d'Aymard, d'où elles sortient enfin en 1709 pour prendre possession du nouveau couvent que Françoise de la Fare, l'abbesse de l'époque, venait de faire construire non loin de leur ancienne maison, sur l'emplacement occupé aujourd'hui par le Palais de Justice. Mais il était écrit que les tribulations de la pauvre abbaye n'auraient pas de fin. En 1760 il ne reste plus de la communauté que la seule abbesse «laquelle, dit un document contemporain a environ 900 escus de rente, va par la ville et n'est point cloistrée depuis quelques années». C'est alors qu'un décret royal du 27 avril, sollicité d'ailleurs par l'évêque Roussel de Tilly, supprima purement et simplement ce fantôme de couvent, et, malgré les protestations des consuls d'Orange, le réunit avec les débris de ses biens à l'abbaye de Saint-Croix au diocèse d'Apt. De leurs riches passées, les religieuses ne possédaient plus que quelques granges et le monastère de Notre-Dame des Plans, des terres à Beaumont dans le Comtat et 4.000 livres de revenue.

Il ne restait donc plus rien de l'antique abbaye Saint-Pierre-du-Puy, quand Mgr du Tillet vint prendre possessoin de son siège, et nous n'aurions pas eu à en esquisser l'histoire, si les religieuses n'avaient eu des successeurs immédiats dans le bâtiments élevés par l'abbesse de La Fare. L'évêque de Tilly avait en effet réservé l'avenir, et obtenu du roi que les bâtiments du monastère supprimé seraient affectés à l'établissement de religieuses qui feraient gratuitement l'école ; une pension de 700 livres, prise sur les revenus subsistants leur allouée chaque année. En 1764, et le 30 janvier, les Dames du Saint-Enfant-Jésus (qu'on appelait aussi Dames de Saint-Maur du nom de la rue où était située à Paris leur maison-mère) passaient, avec l'évêque, devant le notaire Abrigeon, l'acte qui les mettait en possession des bâtiments, cours et jardins de l'ancien monastère cistercien. Elles étaient alors sept. En dix ans, il fallut en doubler le nombre ; leur établissement avait rapidement conquis la sympathie des familles et la population scolaire ne cessait de s'accroître.

C'est en cet état de prospérité que le nouvel évêque trouvait la communauté des Dames de Saint-Maur, en 1774.

LES ÉCOLES

L'établissement le plus prospère pédagogiquement sinon financièrement parlant, était à cette époque le Collège confié aux pères de la Doctrine chrétienne (17). Les fils spirituels de César de Bus étaient installés à Orange depuis l'épiscopat de Jean-Jacques d'Obeilh qui les y avait appelés, en leur donnant la succession des Pères Carmes. À vrai dire, l'évêque subissait en ceci la pression de l'opinion publique bien plus que son inclination personnelle, et c'est plus contraint que porté qu'il donna son agrément à la décision du Conseil de la communauté du 23 septembre 1714, instituant le nouveau régime et les nouveaux régents. Les uns et l'autre étaient nécessaires, la révocation de l'Édit de Nantes ayant causé parmi les élèves des vides nombreux, provoqué le départ de plusieurs maîtres, et amené une diminuation très sensible dans la ville d'Orange. L'ombrageux prélat redoutait sans doute et sans raison, l'influence quelque peu exclusive des PP. Carmes, l'autorité dont ils jouissaient, peut-être leur fortune, en tout cas leur situation prépondérante dans la ville épiscopale. Aussi avait-il tout d'abord consenti volontiers à la suggestion du comte de Grignan de confier le collège aux Jésuites. Pressentis dès le commencement du XVIIIe siècle, ceux-ci pour des raisons diverses se récusèrent, en 1757, après avoir donné cependent au cours des années précédentes quelques espérances à l'évêque.

Celui-ci repoussé par la Compagnie de Jésus, mais décidé à enlever aux Carmes le collège qu'ils avaient cependant contribué à relever de ses ruines, chercha le moyen de sortir honorablement d'une situation où son autorité se trouvait compromise. Ce furent les Carmes eux-mêmes qui lui en fournirent l'occasion. Dans l'intervalle qui sépara la lettre du comte de Grignan au ministre de Torcy (20 avril 1703) et la renonciation officielle de la Compagnie de Jésus (2 septembre 1717), des négociations avaient eu lieu, et elles n'avaient été toutes secrètes. Le Conseil de ville en avait délibéré, les passions s'en étaient mêlé, et les Carmes savaient à n'en pas douter que l'évêque les remplacerait par d'autres religieux dès qu'il en aurait le moyen. Ils abandonnèrent donc le collège après le refus des Jésuites, et on s'étonnerait à bon droit de leur décision si l'on ne savait, et les Carmes ne l'ignoraient pas, que l'évêque avait passé, le 16 août 1716, un contrat par lequel il confiait aux Pères de la Doctrine chrétienne le soin et l'administration du séminaire et collège de la ville et diocèse d'Orange. Il est bien probable qu'à cette date Mgr d'Obeilh savait à quoi s'en tenir sur les intentions de la Compagnie de Jésus. Il lui manquait cependant l'acte officiel sans lequel le roi n'aurait sans doute pas consenti à délivrer les lettres patents qui suivrent de très près le refus des Jésuites (20 septembre 1717).

Malheureusement les choses traînèrent en longueur six mois encore, les prétentions des Doctrinaires et les concessions des consuls ne parvenant pas à s'ajuster. C'est seulement le 12 avril 1738 que la convention était signée et le 23 du même ratifiée par le Conseil de la communauté de la ville. Les Doctrinaires étaient désormais les maîtres du collège et séminaire de la ville et du diocèse d'Orange.

Ces religieux étaient aptes, admirablement, à la belle et lourde tâche qui leur était confiée. Une formation pédagogique très soignée, la valeur de plusieurs maîtres et élèves dont certains au sortir de chez eux trouvèrent une carrière magnifique, leur avait acquis une réputation universelle. Il suffit, d'ailleurs, de parcourir le programme des études et des méthodes pour se rendre compte la valeur de l'enseignement.

Mais, comme nous l'avons dit, à côté du collège abrité dans le même bâtiment, participant aux mêmes exercises et suivant le même régime, vivait le Séminaire d'Orange. Les élèves qui se destinaient à l'état ecclésiastique y étaient admis, quelque fut leur état de fortune, pour les études secondaires d'abord, et passaient ensuite aux cours supérieurs sans changer de logement, en suivant les leçons de l'Université. Celle-ci délivrait les diplômes de bachelier, lecteur, et maître ou docteur en théologie ou en droit canon, en même temps que les mêmes grades en droit civil et en médicine. Il ne faudrait point croire, sur la foi de ces renseignements que l'Université, au moins en fait de sciences ecclésiastiques, ait été dans les premières années du XVIIIe siècle un foyer bien ardent de connaissances. La collation des grades paraît avoir constitué la seule occupation des professeurs, si l'on en croit la lettre addressée par le R. P. Fornier, doctrinaire et supérieure du collège, le 19 avril 1732 à l'évêque d'Orange (18). Quoiqu'il en ait été, le Séminaire était uni au collège de telle sorte que les histoires des deux établissments se confondent, pour tout ce qui regarde le local et le régime intérieur de la maison.

Ils étaient encore unis quand Mgr du Tillet succèda Roussel de Tilly en 1774.

Leur situation n'était certes pas brillante. Les Doctrinaires s'étaient sans doute attiré la sympathie de la population orangeoise, mais l'estime qu'on leur accordait libéralement ne suffissait pas à garnir la caisse de l'économat. Nous verrons plus loin les moyens que Mgr du Tillet crut devoir prendre pour remédier à cet état de choses ; disons tout de suite que s'ils furent inopérants, si jusqu'en 1790 le collège vivota péniblement, la faut n'en fut pas à l'évêque, mais à de toutes puissantes influences devant lesquelles il était désarmé.

L'enseignement primaire était représenté par quelques maîtres d'école groupant chacun une douzaine d'écoliers, parfois moins, et leur enseignant, un peu à l'aventure, les rudiments des connaissances humaines. Ces magisters qui, d'ailleurs, n'étaient pas tous des incapables ou des ignorants, louaient leurs services à la municpalité, en recevaient un maigre salaire et percervaient de leurs élèves une rétribution plus ou moins régulièrement versée. Plusieurs ne faisaient que passer et allaient d'une ville à l'autre ; quelques-uns s'étaient fixés à Orange où leur situation ne fut jamais lucrative. Les archives du Conseil de ville sont riches en réclamations de maîtres sans élèves, rédigeant pétitions sur pétitions, et demandant aux autorités soit d'augmenter leur salaire, soit de les défendre contre les empiètements réels or supposés de collègues plus entreprenants que scrupuleux.

À dire le vrai, les multiples inconvénients d'une instruction ainsi donnée, les dangers de cette poussière d'écoles sans lien entre elles et sans plan d'ensemble, n'avaient pas échappé aux prédécesseurs de Mgr du Tillet. De son côté de Conseil de la communauté d'Orange s'en préoccupait. En 1741 la question de la venue des Frères des Écoles chrétiennes était mise en délibération ; mais, chose au premier abord surprenante, trouvait un adversaire résolu dans la personne du chanoine Mercurin, syndic du chapitre. En 1761 la discussion durait encore. Elle devait se terminer, d'ailleurs, cette année même, par l'avis péremptoire de l'Intendant du Dauphiné, M. de la Porte, qui se rangeait à l'avis du chanoine. Les raisons qu'il en donne sont assez curieuses (19). Elles seraient aujourd'hui décisives, mais en sens contraire ; à cette époque elles réfletaient l'opinion de gens sensés et moyens, ni intransigeants ni bornés, simplement imbus des idées d'un temps qui n'était pas encore mûr pour une réforme qui préparait l'avenir. Là où Mgr de Tilly avait échoué, son successeur ne devait pas réussir davantage. L'instruction primaire se donnerait encore longtemps à Orange par des maîtres isolés et nécessiteux ; l'enseignement secondaire étant représenté ; pour les garçons par le Collège qui remplacerait, par une classe nouvelle, les Frères dont ne voulaient ni les chainoines ni les officiers royaux ; pour les filles, par les Dames de Saint-Maur qui, dès leur venue, avaient adjoint à leur pensionnat une école gratuite pour les enfants pauvres.

Les deux seuls établissements d'instruction, quand Mgr du Tillet vint à Orange, étaient donc d'une part le collège dirigé par les Pères de la Doctrine chrétienne, et de l'autre établissement confié aux Dames de Saint-Maur, de la congrégation du Saint-Enfant Jésus. Si, en 1774, ces religeuses appelées par Mgr de Tilly occupaient les locaux où la Révolution devaient les surprendre, le collège était fixé après deux déménagements successifs dans la maison dite de Causans du nom des anciens gouveneurs qui l'avaient habité de 1560 à 1563. Il se composait alors de ces bâtiments situés au nord de la chapelle actuelle Saint-Louis, dont il reste quelques masures, et une ruelle appelée encore de nos jours rue de l'Ancien Collège. Depuis le 8 décembre 1719 l'ancien grand temple était transformé en église et servait de chapelle au collège.

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L'évêque était le recteur né de cette maison, le protecteur et supérieur ecclésiastique de l'autre, et pour un prélat rigoureusement attaché à ses devoirs comme l'était Mgr du Tillet, la charge n'était pas négligeable.

Le Collège subissait une crise dont les origines remontaient à plus d'un demi siècle. Les Doctrinaires étaient certes d'excellents religieux, d'une aptitude pédagogique remarquable, mais dont la situation financière ne fut pas toujours à la hauteur de l'enseignement. Si, lors de l'installation en 1718, les dispositions du roi, la communauté d'Orange, de l'évêque et de la congrégation elle-même étaient telles qu'il «semblait que le collège n'eut qu'à se laisser vivre», il fut bientôt évident que les promesses magnifiques des uns et des autres ne serait qu'imparfaitement exécutées. Le roi n'aimait pas les Doctrinaires, l'évêque les subissait, et la muncipalité, elle-même obérée, ne s'acquittait qu'avec de longs retards. En 1774 les religieux venaient de voir supprimer les 564 livres, 12 sols, 6 deniers que sur leur réclamation on avait, après l'en avoir amputée une première fois, joints à leur créance sur les biens du Consistoire. Ainsi pressés et pressurés, les Doctrinaires se résolurent à restreindre leur personnel, à retrancher le préfet des classes et les deux régents de philosophie et de théologie. Dix ans passèrent sans améliorer la situation, à tel point que le rapport présenté à la communauté par le P. Colonieu en 1785 prend les allures d'un dépôt de bilan avant faillite. Les revenus s'établissent à la somme de 2.593 livres et les charges à celle de 1706 livres. Il restait aux Pères 887 livres pour nourrir sept régents et quatre valets. Nous ignorons la réponse que la communauté fit à ce rapport. Elle n'était pas qualifiée d'ailleurs pour résoudre la question en son intégralité, l'Assemblée générale de la Principauté devant en connaître à son tour et prendre les décisions qui s'imposaient. De fait, elle accueillit le 26 septembre 1785 un nouveau mémoire et remit à une date prochaine une délibération plus approfondie en déclarent toutefois «cette demande très susceptible de la bienfaisance de Sa Majesté et infiniment nécessaire pour donner à ce collège le nombre de régents qu'il devrait avoir».

Ces bonnes dispositions des États n'étaient pas vaines. Elles s'augmentaient de la faveur dont on savait que l'évêque d'Orange jouissait du Roi. Mgr du Tillet fut sollicité de s'entremettre, prit l'affaire à cœur et commença ses démarches en vue de faire obtenir aux Doctrinaires les Célestins qui allaient bientôt disparaître.

Ces biens se trouvaient constitués par un péage à Tarascon, un prieuré à Laudun, au diocèse d'Uzès, et des terres et palus situés à Graveson. Le péage sur le Rhône rapportait 9.000 livres, et les domaines de Graveson donnaient un revenu de 16.000 livres. L'évêque ni le superieur du collège n'en demandaient autant. Il leur suffisait de ce dernier bénéfice dont le produit eût, en effet, soulagé considérablement leurs finances. Mais un obstacle sérieux se présenta d'abord. Les terres dont il était question se trouvaient dans le diocèse d'Avignon, et les évêques d'alors ne laissaient pas volontiers passer en d'autres mains les biens des congrégations supprimés chez eux. C'est ce que ne manqua pas de faire observer à l'évêque d'Orange, l'évêque d'Autun de Talleyrand-Périgord, dont Mgr du Tillet avait sollicité le crédit auprès de Sa Majesté. J'imagine, lui disait-il dans sa lettre du 19 juin 1785 que Monsieur l'Archevêque d'Avignon «aurait aussi bon appétit que nous autres confrères et j'avons peur pour vous qu'il ne voulut sous aucun prétexte vous laisser la dépendance à laquelle vous semblez borner vous vœux».

L'«appétit» de l'archevêque d'Avignon n'était pas le seul danger. Il en était un autre beaucoup plus grave : les Doctrinaires étaient mal en cœur. Le bon roi Louis XVI ne leur était sans doute pas hostile, mais autour de lui le vent n'était pas à la faveur. On se souvenait qu'en 1732 (le monde des bureaux ne manque pas de mémoire) lorsque pour subvenir aux besoins de l'État, le roi avait demandé aux religieux et aux séculiers, à l'Église en un mot, ce qu'on appela le «don gratuit» et quand pour établir la quote part de chacun, il fit réclamer aux évêchés, abbayes, prieurés et couvents ainsi d'ailleurs qu'aux chapitres des collégiales et cathédrales un état de leurs revenus et de leurs charges, les Doctrinaires fournirent des comptes déficitaires. Pour leur malheur, et sans qu'on puisse dire au juste de quel côté se trouvait l'exagération, l'évêché d'Orange accusait alors et à leur actif plus de 1400 livres de bénéfice annuel. Solliciter la bonté du roi, quarante ans seulement après l'évènement, était une aventure risquée. L'évêque d'Orange n'hésita pas à la courir. À l'évêque d'Autun il répondit par une lettre où le prélat gallican perce, d'ailleurs, sous le pasteur plaidant pour son troupeau :

«Le collège de la ville d'Orange, qui devrait être composé de huit professeurs et d'un supérieur, a le plus grand besoin de secours, n'ayant guère que 1200 à 1500 livres de rente mal payées, et, en lui unissant les fonds, ou au moins une grande partie des fonds et des directes situés à Graveson, il pourrait emplir les vues d'utilités auxquelles on l'a destiné, en le confiant Lettres patentes de 1717 aux Pères de la Doctrine chrétienne.

Orange est un pays où il y a beaucoup de protestants qui envoient leurs enfants aux écoles ; s'il y avait des écoles chrétiennes et un bon collège, cette première instruction qu'ils y recevraient en ramènerait beaucoup à la foi.

Cette ville est composé de 9 à 10.000 âmes, et, parmi les paroisses du diocèse, il y a douze gros bourgs près Orange, de 2.000 à 2.500 âmes, qui envoient leurs enfants étudier à Avignon. Ce nouvel ordres de choses fera partir l'argent de France en pays étranger, dégoûtera les pères de laisser leurs enfants entra l'état ecclésiastique et fera même prendre à ceux qui l'embrasseront des préjuges contraires aux principes français.»

Cette lettre pressante demeura sans résultat, et l'évêque d'Orange dut abandonner tout espoir d'enrichir son pauvre collège des dépouilles des Célestins : l'échec fut total et sans compensation.

Répoussés de ce côté, les Doctrinaires, forts des encouragements de leur évêque, n'abandonnèrent pas pour autant la partie. À l'Assemblée des communautés de la Principauté de 1786, ils renouvellent leurs instances et, grâce de Mgr du Tillet joint à l'excellence de leur cause, ils obtiennent une subvention de 400 francs ; puis une semblable en 1788 et enfin, en 1788 une gratification «indispensable» de 554 livres. Les choses en étaient là quand éclata la Révolution. La surveillance du collège était dès lors retirée de l'évêque ; elle passait aux maires et officiers municipaux, mais les destinées d'une maison, dont la Principauté et la ville étaient si justement fières, n'en furent pas plus heureuses. S'ils traversèrent sans en trop souffrir les années 1789 et 1790, les Doctrinaires furent bientôt mis en demeure de prêter le serment de Constitution civile du clergé, rendu obligatoire à Orange en janvier 1791. Le cruel dilemme qui se posait alors et ne paraissait offrir aucune issue entre l'apostasie et l'incivisime ne les retint pas longtemps. L'esprit foncièrement gallican des Pères, et le philosophisme dont ils étaient imprégnés, chez quelques-uns le désir de ne pas s'éloigner d'une ville où ils avaient vécu, mirent rapidement un terme à leur hésitation. Le 5 février 1791, ils se présentèrent tous les huit au greffe de la municipalité «pour satisfaire à la disposition de l'art. 3 de la loy relative au serment à prêter par les ecclésiastiques fonctionnaires publics». Le 23 septembre 1792, au nombre six, les Doctrinaires qui n'étaient plus au regard du public que de simples citoyens functonnaires employés à l'instruction publique prêtent le serment de liberté-égalité et disparaissent l'année suivante, laissant leur collège aux mains du Conseil municipal qui s'empressa d'y faire apposer les scellés. Encore quelques mois et la Commission populaire saura l'adapter à ses sanglantes entreprises.

Ces tristesses, hâtons-nous de le dire, furent épargnées à l'évêque. Il n'était point là quand les professeurs de son collège-séminaire prêtèrent le serment civique, il n'y était pas non plus quand ils jurèrent la liberté et l'égalité. Prélat fidèle, il s'était déjà retiré à Blunay refusant un serment contraire à sa conscience et acceptant avec courage, vers la fin de sa vie, de souffrir pour une foi que en avait reçu les prémices.

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La sollicitude de Mgr du Tillet ne s'arrêtait pas à l'administration d'un collège auquel son séminaire fut de tout temps uni. Cette coexistence dans un même local de deux institutions aussi dissemblables qu'un collège et un séminaire n'était pas alors aussi singulière qu'elle nous le paraît aujourd'hui. Les Lettres patentes du roi Louis XV ne les séparent pas d'ailleurs l'un de l'autre. «Nous avons permis et accordé, permettons et accordons audit sieur Evêque d'Orange de faire l'établissement d'un séminaire dans ladite ville sous la conduite et direction desdits Pères de la Congrégation de la Doctrine chrétienne, qui seront pareillement chargés de la direction du collège.» Dans la pensée de J.-J. d'Obeilh, à qui ces lettres sont adressées, le séminaire devait précéder ou au moins accompagner le collège qu'il fallait alors relever de ses ruines. Celui-ci apparaît dans les Lettres royales comme un accessoire, les Pères de la Doctrine étant, en premier lieu, chargés de la direction du futur séminaire. Mais, comme il fallait s'y attendre, l'accessoire devint bientôt le principal. Les séminaristes étaient peu nombreux, les collégiens le furent tout de suite bien davantage, et au surplus, c'est dans le collège, mêlés aux autres élèves, et par les mêmes professeurs que les aspirants au sacerdoce recevaient les premières leçons des sciences profanes.

Monseigneur du Tillet trouva donc ce régime, que les circonstances avaient imposé mais qui ne manquait pas d'inconvénients, établi à Orange depuis plus d'un demi-siècle. Il n'y porta pas, quoiqu'il l'eût désiré, de modifications importantes. Les collégiens et les séminaristes continuèrent à vivre dans le même local, et à prendre part à des exercices communs. Mais le cycle des études sécondaires achevé, les futurs clercs suivaient les cours de l'Université et y prenaient leurs grades canoniques. La transition se faisait ainsi de la manière la plus naturelle. L'évêque n'était-il pas au surplus chancelier de l'Université, et à ce titre n'avait-il pas le devoir et le droit d'exercer, sur la doctrine des maîtres et sur le travail des élèves, une surveillance totale ? Cette autorité avait été expressément reconnue dans les Statuts relativement récents (1718) qui furent édictés par une assemblée tenue au palais épiscopal le 1er juin de cette année, Statuts confirmés en 1724, dans une réunion où l'évêque tint la première place et fit adopter, notamment, les deux articles suivants : 1° seraient exclus de l'Université ceux qui ne professeraient pas la religion catholique, apostolique et romaine ; et 2° aucune étudiant ne serait admis à prendre ses grades sans être muni d'un certificate de son curé et constatant qu'il avait rempli son devoir pascal. Ces deux articles ne paraissant pas suffisants pour assurer, de la part des maîtres, une orthodoxie parfaite ceux-ci devaient signer et leurs élèves avec eux, le formulaire anti-janséniste, par lequel ils «rejettaient et condamnaient les cinq propositions extraites de l'Augustinus, dans le propre sens de l'auteur, comme le Saint-Siège apostolique les a condamnées».

Il semblait donc que l'enseignement théologique fut sérieusement défendu, et de fait, dans tout son épiscopat, Mgr du Tillet n'eut pas à intervenir pour en sauvegarder la rigoureuse intégrité. Les séminaristes pouvaient s'ils le désiraient, (car nous n'avons trouvé nulle part trace d'une obligation quelconque) passer leurs examens de théologie et de droit canon dont les épreuves avaient lieu en grand apparat, dans le palais de l'Université. Puis ils recevaient leur diplôme, et après avoir acquitté sept écus et dix sols, s'en allaient où l'évêque les envoyait, non sans avoir offert au gouverneur de la Principauté une paire de gants et une boîte de dragées. Nous ignorons, par ailleurs, si les docteurs venus du séminaire furent, sous Mgr du Tillet, illustres et nombreux. Les droits d'examen dont ne dispensaient les gants ni les dragées étaient assez élevés (77 livres 2 sols pour la licence, 142 livres 12 sols pour le doctorat), et les étudiants d'alors n'étaient à tout prendre, guère plus riches qu'aujourd'hui. Le diocèse d'Orange était exigu, et les grades délivrés par l'Université, vers cette fin du XVIII siècle, peu éstimés (20). Elle-même venait d'échapper de justesse à la suppression réclamée avec instance par la ville de Grenoble. Toutes ces causes durent exercer leur influence et l'Université d'Orange étant sur son déclin, la Faculté de théologie en suivit les destinées et disparut avec elle.

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Le programme des études suivi au collège n'était pas, d'ailleurs, sans préoccuper Mgr du Tillet. Le nouvel évêque était lui-même trop nourri de la moelle des auteurs classiques, trop humaniste et trop lettré, pour négliger d'assurer à son collège une haute tenue et une indiscutable valeur à l'enseignement. Les Doctrinaires servaient à merveille, sur ce point, les intentions de l'évêque, et si leur programme nous paraît aujourd'hui un peu mêlé, il correspondait alors aux exigences des familles. Le catéchisme historique y voisinait en effet avec les fables de Phèdre, le Nouveau Testament latin avec les Églogues de Virgile, les Colloques d'Erasmus ou les Lettres de Cicéron. Ces études d'un éclectisme un peu déconcertant étaient agrémentées d'épreuves publiques où se retrouve ce mélange de sacré et de profane, de catéchisme et de mythologie, d'histoire de France et de poésie dont les élèves recevaient les leçons (21).

Ces épreuves publiques avaient lieu, d'ordinaire, en grand apparat, en présence des consuls et de l'évêque, devant leurs parents des élèves et un grand nombre d'invités. La séance débutait par un compliment adressé au président et à l'assistance, et se déroulait à la manière d'un examen solennel. Sur l'estrade, les élèves choisis par les régents devaient répondre aux questions portées sur le programme, et leurs réponses, tantôt couvertes par les applaudissements et tantôt par ce silence réprobateur bien connu à toutes les époques des candidats malheureux, pouvaient être entendues par tout l'auditoire attentif.

Les questions posées étaient d'une variété en rapport avec l'éclectisme de l'enseignement. En voici quelques spécimens :

«Qu'était Saint Luc ? — La connaissances des fables est-elle utile ? — Quels sont les quatre points cardinaux ? — Qui était Virgile ? — Rapportez-nous le miracle de la multiplications des pains ?

Quelle est l'origine d'Apollon ? — Faites-nous le portrait du rossignol ? — En combien de parties divise-t-on la terre ?

Les cieux nous offrent-ils une preuve de l'existence de Dieu ? — Qui était Minerve ?»

Dans le programme des concours de poesié nous trouvons encore, quoique moins marqués, ce mélange et cette diversité :

«Quels furent les premiers consuls de Rome et quel était leur pouvoir ? — Qu'est ce que la poésie ? — Quel a été l'inventeur des arts ?

Qu'est-ce qui donna lieu à la première guerre punique ? — Donnez-nous un exemple de vers de dix syllables ? — Rapportez-nous le discours d'Alexandre dangeureusement malade ?

Qu'est-ce que la césure ? Comment définit-on l'apologue ? — Quel est le sujet de la troisième satire de Juvenal ?...» etc.

À la suite de ces exercises de mémoire, dont le côté fastidieux était aisement accepté par les parents dont les enfants étaient en scène, les invités assistaient à la partie récréative qui comprenait une pastorale, une comédie, un plaidoyer, parfois une cantate, une tragédie, et encore une comédie. Ainsi, tous les élèves trouvaient l'occasion de déployer leurs talents, de faire applaudir leur science, leur jeu ou leur mimique, et l'assistance se retirait enchantée d'un collège où les professeurs étaient parvenus à contenter tout le monde ce qui, assurent les meilleurs pédagogues, est «le comble de l'art pour un éducateur» (22).

Monseigneur du Tillet apercevait sans doute les dangers d'une telle encyclopédie. Mais ce qui lui paraissait encore plus blâmable était ce que nous appellerions aujourd'hui la méthode pratiquée.

«J'ai eu lieu de remarquer, dit-il dans sa Réponse aux demandes de l'Assemblée générale du Clergé de 1788, que la philosophie est mal faite et obscure. Il serait bien à désirer que le clergé en fit composer une courte, claire, dépouillée des questions inutiles et quelquefois dangereuses, et qu'elle fut d'un usage générale dans toutes les provinces du royaume. C'est une introduction nécessaire à la théologie qu'il n'est pas convenable d'abandonner à toutes sortes d'esprits. Le temps que les écoliers passer à écrire est un temps perdu.» — Il y avait donc, déjà, des professeurs qui dictaient leurs cours pour le grand ennui des élèves dont cette besogne mécanique ne devait certes pas favoriser l'attention ! — Ce reproche s'adressait surtout aux maîtres dont les leçons préparaient immédiatement à la théologie, et l'évêque n'était pas sans inquiétude sur une aussi imparfaite préface aux science sacrées.

Il n'était pas non plus sans se rendre compte de toute ce qui manquait à l'enseignement des sciences profanes. «Le plan d'éducation pour les sciences humaines, ajoutait-il, doit être livré à quelque professeur ancien et expérimenté. Je pense que pour former ce plan, on ne peut trop étudier le livre du judicieux abbé Fleury, intitulé : Du choix de la méthode des études. Je crois, ainsi que lui, qu'on occupe trop et trop uniquement les enfants de l'étude du latin et du grec, et qu'on néglige mal à propos de leur inculquer de bonne heure les connaissances aimables, utiles et amusantes auxquelles ils se livreraient avec plaisir, tandis qu'ils n'entendent rien et ne peuvent rien entendre aux éléments des langues et termes abstraits dont elles sont composées.» Monseigneur du Tillet, s'il eût vécu de notre temps, eût évidemment mis en pratique l'adage fameux «instruire en amusant» et fait, sans doute, aux jeux et aux sports une place qu'ils ne paraissent pas avoir occupée au collège d'Orange, vers 1788 !

Ce goût des lettres, tempéré de bon sens pratique, s'associait chez lui au sens très net de ses responsibilités. L'évêque n'était pas absorbé par l'humaniste et s'il trouvait qu'on enseignait aux enfants beaucoup de choses inutiles, il ne croyait pas qu'on pût trop leur apprendre de la religion, ni les former trop tôt à la piété. Le programme des études religeuses n'est qu'une partie de cette formation chrétienne qu'il ambitionnait de donner aux écoliers. Celle-ci est en effet plus complexe. Elle l'était déjà en 1788, et si les conditions de la vie contemporaine exigent une formation intensive dès les premières années, les circonstances d'alors la réclamaient tout aussi impérieusement. Les enfants ne restaient d'ordinaire au collège que jusqu'à l'âge de 14 ou 15 ans. Il fallait donc qu'ils fussent dès lors munis d'un bagage de connaissances, et formés à des pratiques religeuses sérieuses et vivaces. Aussi Mgr du Tillet souligne-t-il, dans son rapport, le soin qu'on met, au collège, à leur fournir les autres.

«On fait le catéchisme les samedis et dimanches, et on explique l'évangile les dimanches à 2 heurs de l'après-midi. On oblige les écoliers à la prière du matin et du soir et à entendre la messe. On leur fait le catéchisme, de bonnes lectures, des exhortations ; on leur fait apprendre l'Histoire Sainte ; on exige d'eux qu'ils se confessent souvent. On les engage à s'approcher du sacrement de l'Eucharistie ; on récompense par des prix les plus appliqués et les plus vertueux.

Je ne vois pas ce que l'on peut faire de plus pour inspirer de la piété à des enfants que les parents retirent ordinairement du collège à l'âge de 14 ou 15 ans.»

Nous ne le voyons pas non plus.

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[Notes de bas de page.]

1. Archives municipales d'Orange, G.G. 31.

2. «L'an que dessus et le quatre février est mort dans cette ville M. Joseph François Boussier, prêtre et curé de cette paroisse, âgé de cinquante sept ans. Victime de son zèle, il a été recevoir dans le ciel la récompense qui meritoient ses travaux multiples.» Millet, vicaire. (Extrait du Registre des baptêmes et mariages de la paroisse d'Orange depuis le 4 avril 1795 jusqu'au 27 juillet 1802.)

Joseph-François Boussier était né à Saint-Saturnin-les-Avignon en 1744, et avait été nommé en 1772 vicaire à Notre-Dame. Il devait, trois ans après, en devenir le curé. Délégué par l'abbé de Poulle, administrateur apostolique du diocèse, pendant la Révolution il remplit auprès des condamnés de la Commission populaire en 1794 un discret et courageux ministère. En 1796, il addressait aux prêtres du diocèse une Instruction pastorale sous le titre Règlement pour le diocèse d'Orange. (Signé François D. G. [délégué général].)

3. En 1599, le 19 février, à l'Assemblée générale des États de la Principauté, l'évêque, le prévôt, un chanoine occupent la première place.

En 1607, lors de la publication des privilèges de la ville d'Orange, le 25 mars, l'évêque est présent, assisté du chapitre au complet. En 1693, dans une conjoncture analogue, le prévôt, l'archidiacre et un chanoine sont présent, opinants et concluants.

Pendant tout le XVIIIe siècle la même coutume est suivie. Le chapitre, en corps ou par délégués, assiste, opine, et conclut dans toutes les assemblées civiles intéressant la communauté (18 août 1705, 7 mars 1709, 18 octobre 1713... etc...)

4. Ce nombre de neuf date probablement de l'épiscopat de Pierre de Surville (1476). Les chanoines étaient auparavant 17 et les revenus de la mense capitulaire en trop grande disproportion. L'évêque, après délibération d'ailleurs du chapitre, décida que les chanoines vivants demeureraient en possession de leur bénéfice, mais qu'ils n'y seraient pas remplacés jusqu'à ce que le chapitre fut réduit à neuf membres, y compris le prévôt, le sacristain et le capiscol. Mais cette règle subit, au cours des siècles, plus d'une exception. (Cf., Gallia Christiana novissima, p. XIV)

5. Les documents qui nous sont parvenus sur cette question spéciale sont très nombreux. Ils l'eûssent été davantage encore si une quantité d'actes authentqiues n'avaient été brûlées aux environs de 1562 par les bandes protestantes déchaînées. Nous pouvons nous faire une idée du cartulaire du chapitre d'Orange, en son état complet, par le Mémoire adressé au roi par l'assemblée capitulaire, dans lequel sont résumés, analysés, commentés les privilèges, donations, immunités et franchises accordées au cours des siècles par les différents princes souverains d'Orange. Ce document se rapporte probablement à l'époque de la réunion de la Principauté à la Couronne en 1731. Le chapitre fait remonter à l'empereur Constantin, et à l'année 313 les premières donations faites à l'église d'Orange en la personne de l'évêque Clarus, parfaitement inconnu des historiens qui regardent comme premier évêque d'Orange Constantius (381), prédécesseur de Justus auquel devait succéder saint Eutrope.

6. La Règle de saint Augustin était déjà presque un souvenir en 1609. Le malheur des temps en était sans doute la principal cause. Le préambule des Statuts capitulaires de Jean de Tulles est significtif à cet égard :

«Cum... temporum injuriâ, bellorum incursibus... modus normaque vivendi et procedendi tam in choro quam extrà chorum Statutis Ecclesie nostræ contentæ ac deper ditæ viæ memoriæ alicujus habeantur... esti dictam nostram Ecclesiam cathedralem sub regulâ sancti Augustini militari satis superque constet ; illius tamen observationem vix hucusque quis attenderit ob varia impedimenta quæ sese offerunt ad sæcularisationem deviendem». (Statuta Capituli Ecclesiæ Cathedralis Auraicensis 10 decembris 1609.)

La sécularisation ne fut donc pas une mesure improvisée. Elle était «dans l'air» depuis plusieurs années, quand elle devint officielle et effective.

7. Cette décision n'alla pas, d'ailleurs, sans protestations de la part des intéressés.

En 1689, l'évêque Jean d'Obeilh et son chapitre sont en procès au sujet précisement desdites collations de charges. La sentence rendue dix ans après par les arbitres, Gualteri vice-légat d'Avignon, Guion et Salvador, remet les choses au point :

«Après avoir entendu les parties, tenons, arbitrons et définitivement ordonnons et prononçons la nomination élection et présentation des canonicats et prébendes de ladite Eglise cathédrale d'Orange, dans le temps de leur vacance appartenir audit chapitre, privativement audit seigneur évêque et à ses successeurs qyu n'auront que le droit d'institution ensuite de la nomination présentation et élection dudit chapitre... Item, tenons et arbitrons la collation de la prévôté en cas de vacance devoir être réservée uniquement et privativement au Saint-Siège, et la collation de l'archidiaconat et capiscolat devoir être réservée audit seigneur évêque et ses successeurs, privativement audit chapitre et conformément à la dite bulle de sécularisation du pape Paul V du 14 septembre 1614, à laquelle cette sentence arbitrale ne saurait donner aucune atteinte» (du 20 juillet 1699).

Le chapitre ne se contentait pas, d'ailleurs, de maintenir ses droits à l'égard de l'évêque. Il allait jusqu'à refuser de se soumettre aux actes émanant plus ou moins directement de l'autorité royale. En 1710, le chapitre avait élu M. de Cartier à une stalle vacante. M. de Limogeon, prêtre d'Avignon, prétendit en prendre possession en vertu d'un brevet régale que le roi lui avait accordé. Sur la protestaion et requête du chapitre le roi fit donner à M. de Limogeon l'ordre de lui renvoyer son brevet de régale.

8. La transaction est du 23 mai 1612, entre «Messire Jean Cosme de Keeremans, escuyer, docteur es-droits, prevôt moderne de ladite église (d'Orange), primicier et recteur perpétuel en l'université de ladite ville...» (Cf., Bibliothèque du Musée Calvet, Avignon, Mss. n° 2803, p. 193. — Gallia Christiana novissima, col. 232, n° 718.)

9. Le chapitre était grevé, d'ailleurs, de plusieurs impôts. La prévôté, par example, était taxée de 70 livres petits tournois par la Chambre apostolique. Les revenus de la deuxième année des canonicats, au lieu d'être versés au titulaire étaient consacrés aux réparations et embellissements de la cathédrale. (Gallia Christiana novissima, t. 1, v. 778.)

Une des plus lourdes charges que le chapitre eût à supporter fut le tribut de péréquation établi sur les revenus du clergé catholique après la triomphe de la Réforme, et s'élevant à 2.400 livres. Cet impôt fut la source de nombreux conflits. — Ajoutons que le clergé d'Orange bien que sujet du Prince devait contribuer aux subventions accordées au roi par le clergé de France.

10. Cf., Bibliothèque du Musée Calvet, Avignon, Mss. n° 5309, f° 7 et suiv.

11. «En la présente année [1561] et le jour de tous les Saincts, environ l'heure de Complies, les gens de la religion moderne se sont entrés par force dans le couvent et esglise des Prescheurs d'Orange et ont tumbé le crucifix... et la nuit ont dormi dans l'esglise, plus de deux cents hommes avec armes, et toute la nuict ont faict feu à l'églises et ont bruslé la caisse et le corps de Sainct Bernard qu'estoyt dedans l'esglise lequel estoit derrier le grand haultel, et aussi ont bruslé la custodie et la saincte hostie qu'estoyt dedans.

Et le lendemain qu'estoit le dimanche, ont faict le presche dedans ladicte esglise et y avoit plus de mille cinq cents personnes et ont faict la Cène et y avoit plus de deux cens arquebuses ou pistolletz.» (L. Duhamel, La Chronique d'un notaire d'Orange [Perrat], Paris, 1881, p. 112.)

12. Le 22 décembre 1566, les protestants, malgré les sommations du gouveneur d'Orange se refusant à quitter le couvent et l'église des religieux dominicains se sont — au dire du notaire Perrat — «mis en armes et ont rompu et brisé les barres de ladicte église et ont rompu pierres, chapelles, en sorte que ledict gouverneur, avecque sa garde a esté contrainct se mettre en armes et en a pris et mis en prison cinq ou six des séditieux...» (L. Duhamel, op. cit., p. 165.)

13. «En la présente année [1567] et le jeudi entre huict et neuf heures de nuict, dix huictiesme décembre, gens mal vivans continuans leurs malices sont entrés à l'esglise des Carmes et ont abbateu et brisé tous les autelz et mis par terre, en grand désordre, et emporté les panes des portes et armoires et ont rompu les portes de ladicte église et puis sont entrés dans le jardin et ont arraché des arbres quie estoient entés et les ont emportés. (L. Duhamel, op. cit., p. 125.)

14. Pendant la période révolutionnaire, le couvent des «cy-devant Carmes» servit à loger l'escadron de Lorraine-Dragons en garnison à Orange. Les officiers étaient logés chez l'habitant. L'occupation dura de février à avril 1791. (Cf., R. Mossé et A. Yrondelle, Les Avenues, places et rues de la ville d'Orange, Vaison-la-Romaine, Macabet frères, 1935.)

15. La chapelle des Cordeliers, comme celle des Carmes dut être réparée au provisiorement dans un délai assez bref, car le 12 août 1565, en présence du gouverneur, des notables et d'une nombreuse assistance on y disait la messe. Le 19 août la même cérémonie avait lieu dans l'église des Carmes. (Cf., L. Duhamel, op. cit., p. 156.)

Quant au couvent, il est probable que les destructions se limitèrent aux cellules des religieux. Les locaux conventuels, s'ils ne furent pas épargnés, dûrent être remis assez promptement en état. À partir du 22 février 1566, en effet, les audiences du tribunal se tiennant à la «grande salle des Cordeliers», parfois à la «salle basse» des Frères Mineurs... (L. Duhamel, op. cit., pp. 150 et suivantes.)

16. «Il y avait autrefois à Orange une abbaye des filles et un couvent de religieuses du Verbe Incarné et plusieurs paroisses. Les protestants s'étant emparés de tous les biens ecclésiastiques, ces maisons ont été réunis à d'autres, et il ne reste dans la ville qu'un couvent de Cordeliers où sont deux religieux, un de Jacobins où est un seul religieux et un de Carmes où est encore un seul religieux. (Rapport de l'évêque d'Orange à M. Laret, de Toulouse, décembre 1775.) — Cf., R. Mossé et A. Yrondelle, op. cit., p. 90.)

17. Le Collège d'Orange a trouvé un historien consciencieux et érudit en la personne de M. Antoine Yrondelle qui a consacré un volume de 350 pages à la maison dont il fut plusieurs années le Principal. L'Histoire du Collège d'Orange (Paris, Champion, 1912) demeurera la source de première importance à laquelle tous ceux qui étudieront l'histoire de l'enseignement public dans le départemnt ne manqueront pas de recourir. Nous lui avons fait, pour notre part, plus d'un emprunt.

18. Le R. P. Fornier réclamait pour lui et les régents sous ses ordres la faveur d'être unis à l'Université et il ajoutait : «Sans quoy votre Université ne sera jamais que ce qu'elle est depuis si longtemps sans étude et sans exercice». (Archives départementales de Vaucluse, Chapitre et Évêché d'Orange, p. 89.) — Cf., A. Yrondelle, op. cit., p. 75 note.)

19. Cf., A. Yrondelle, op. cit., p. 73.

20. Ce discrédit n'était pas chose nouvelle. Par un arrêt donné à Fontainebleu le 23 août 1708, Louis XIV défendit de recevoir «parmi les avocats les gradués de l'Université où l'on conférait les dégres de droit civil et canonique sans assujetir les étudiants à aucun temps d'études, sans exiger qu'on soutint aucun acte public, et sans obliger à autre chose qu'à subir un léger examen». — Cette interdiction survécut à la réforme de 1718. En 1741, un arrêt du Parlement de Toulouse la renouvelle pour toute l'étendue de son ressort.

Les substitutions de personnes n'étaient pas non plus un cas chimerique. Pour couper court à cet abus, le corps universitaire par sa déliberation du 21 avril 1615 décida que le secrétaire inscrirait désormais sur les registres avec les noms, prénoms et âges des candidats étrangers leur signalement complet : Colorem capillorum et barbæ, habitum corporis et staturam... depingere. (Cf., M. Millet, Notice sur l'Université d'Orange, Avignon, Seguin, 1878.)

21. Cf., A. Yrondelle, op. cit., p. 69.

21. Cf., A. Yrondelle, ibid..


CHAPITRE 4 : L'HOMME INTIME, L'HOMME PUBLIC.

Le nouvel évêque d'Orange était un prélat pieux, modeste et bon. La charité inépuisable dont il favorisa les pauvres, le désintéressement qu'il témoigna en toutes circonstances avaient chez lui leur source dans une piété ardente et sincère. Ayant sans doute médité le «forma gregis ex animo» de saint Paul, il pratiquait lui-même et le premier tout ce qu'en vertu de sa fonction il devait demander aux autres. S'il invitait chaque année les curés de son diocèse à faire une retraite au séminaire Saint-Charles d'Avignon, il la faisait avec eux, refusant toute distinction, tout adoucissement au régime et au règlement de la maison, de telle sort qi'il était le plus édifiant des retraitants. De cette piété simple et sans apprêts, de cette modestie, plus d'un trait nous est parvenu (1).

On raconte donc que pendant la première de ces retraites, l'évêque d'Orange ayant refusé la place qu'on lui avait réservée au réfectoire et prenant modestement son repas confondu avec ses prêtres, l'économe d'alors crut cependant de son devoir de lui faire servir un plat particulier. L'évêque aurait pu le refuser. Il fit mieux : il l'échangea contre celui de son voisin qui fut, après les dénégations d'usage, bien obligé d'accepter l'échange, ce qui dispensa le bon économe de renouveler sa tentative.

On raconte encore que certains curés causent entre eux et à voix assez haute pendant la lecture du réfectoire, l'évêque d'Orange dont ils n'étaient pas ses sujets, pria le Supérieur de leur donner un avis. Celui-ci s'excusa sur l'âge et les fonctions des délinquents, qui étaient, paraît-il, les prêtres les plus vénérables du diocèse. L'évêque se chargea donc de les avertir et il le fit en ces termes :

— Il paraît que votre conversation, pendant le dîner, était bien intéressant.

— Oh ! Oui, Monseigneur, répondit l'un d'eux : ce que nous disions valait mieux que ce qu'on nous lisait.

— Ah ? De quoi parliez-vous donc ?

— Monseigneur, nous parlions du bel exemple que vous nous donnez par votre humilité, votre modestie et votre fidélité à la règle.

L'histoire ne dit pas si l'évêque crut aveuglément à l'excuse invoquée. Toujours est-il qu'il coupa la conversation et qu'on parla d'autre chose.

Cette piété se manifestait au cours de l'année en de fréquentes occasions. Ses contemporains gardèrent longtemps le souvenir de ces prédications du dimanche, homélies simples et touchantes, de cette communion pascale des infirmes que l'évêque voulait administrer lui-même avec une piété si profonde que les malades les plus endurcis en étaient pénétrés de respect, de cette vie journalière et régulièrement accordée au rythme d'une véritable et édifiante dévotion.

La vie intime d'évêque était en effet d'une simplicité quasi monacale. La prière, le travail intellectual, le jardinage et le travail des mains s'en partageaient les heures que ne réclamaient pas l'administration du diocèse et l'exercice de la charité. Dès son installation, avec la minutie qu'il apportait en toute chose, il avait composé sa maison et tracé un règlement auquel il temoignait et voulait qu'on se tint. L'honnête Coulombeau en a retracé les articles suivants :

«À 7 heures du matin et à 9 heures du soir, la prière, avec lecture d'une page de l'Évangile, que l'évêque commentait lui-même.

À 9 heures il disait la messe, et quand il ne célébrait pas lui-même, il la faisait dire par un capucin.

Tous les dimanches et fêtes, il disait la messe dans la chapelle des pénitents, immédiatement après celle du prône de la paroisse, et il y expliquait l'évangile du jour.

La matinée était employée à la culture des lettres pour lesquelles il consacrait ses veilles... car, sans le malheur de nos troubles civils, ce savant prélat nous aurait laissé un ouvrage volumineux qui fut la proie des flammes avant d'être achevé, par le fureur et l'ignorance de ce temps criminel.

Les heures de récréation étaient consacrées au jardin, où il aimait à planter et à greffer lui-même ses arbres, ou bien à des ouvrages de tour.

Tous les ans, au 30 décembre, son maître d'hotel devait lui rendre compte des recettes et dépenses, à la suite de quoi il faisait remettre aux curés de son diocèse une somme importante pour les pauvres.»

Nous ignorons, à vrai dire, quel était l'ouvrage volumineux dont parle ici Coulombeau, et nous ne sommes pas mieux renseignés sur la date à laquelle il fut la proie des flammes. Les documents contemporains sont, à notre connaissance, muets sur un incendie de l'évêché d'Orange lequel fut, d'ailleurs, transformés en caserne dès les premiers jours de la Révolution. L'évêque avait, au surplus, fait transporter à Blunay sa bibliothèque, la plupart de ses meubles et jusqu'aux outils de son petit atelier (2). Il est vraisemblable qu'il n'oublia pas à Orange l'ouvrage qu'il avait composé.

Quoiqu'il en soit, Mgr du Tillet aimait l'étude et il y apportait une application et un éclectisme dont notre époque de spécialisation à outrance ne se fait guère l'idée. L'inventaire de la bibliothèque de Blunay établi par les soins des domaines en 1797 révèle et l'étendue et la diversité de ses lectures. Théologie et histoire de l'Église, littérature et histoire politique, géographie, fables, voyages, biographies diverses, composaient un ensemble de plus de 3.000 livres dont la variété même témoigne d'un esprit curieux et d'une intelligence cultivée (3).

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Monseigneur du Tillet était très bon. Aussi dès son arrivée à Orange les pauvres ne lui manquèrent pas. Ils étaient nombreux et fort misérables pour la plupart. La ville d'Orange se composait alors d'environ 1130 familles dont un tiers de journaliers. Cité plus agricole qu'industrielle, bien que comptant de nombreux artisans, elle était depuis un siècle surtout dans une situation financière peu brillante. La communauté avait du, à diverses époques dépenser des sommes considérables pour l'entretien et le logement des hommes de guerre. Elle s'était endettée, et en 1715 elle devait la somme énorme pour l'époque et pour une aussi petite ville de 1.100.000 livres. Or, en ce temps-là comme au nôtre, les dettes de la communauté se traduisaient en impôts pour les inhabitants. Il suffisait d'ailleurs d'une mauvaise récolte, de pluies persistantes ou d'une inondation pour qu'une grande partie de la population se trouvait réduite à la misère.

Le nouvel évêque trouva donc, tout de suite à exercer la charité autour de lui. Il l'exerça non à la manière d'un grand seigneur, mais à la façon d'un père. Il visitait lui-même ses pauvres et dans chaque visite leur apportait, avec ses consolations, des secours plus immédiatement monnayables que les meilleurs encouragements. Il arrivait donc à l'improviste, s'asseyait sans plus de façon sur un siège qui n'avait rien épiscopal, sur un banc plus ou moins propre, écoutait les doléances, caressait les enfants, exhortait les parents à la patience, et revenait dans son évêché comblé de bénédictions, mais parfois, au dire de son valet de chambre Gautier, aussi riche de vermine que de louanges, et plaisantant toujours agréablement de sa mésaventure. «Ce sont, disait-il, mes visites de bienséances !»

Le serviteur dont nous venons de prononcer le nom, était un des domestiques d'autrefois, d'une probité et d'un dévouement à toute épreuve. Il devait accompagner Mgr du Tillet dans sa retraite, lui fermer les yeux, écrire plus tard des souvenirs auxquels tous les biographes de l'évêque ont nécessairement recours.

La première rencontre du maître et du serviteur se fit en une pittoresque conjoncture ; l'histoire vaut d'être racontée.

Un jour que Mgr du Tillet, seul à pied, parcourait la rue Saint-Martin, il entendit dans la maison d'un pauvre artisan des cris aigus et retentissants. Il entre, ne sachant encore quelle doleur il doit consoler, mais ne trouve dans une maison vide qu'un tout petit enfant, qui, de son berceau, protestait à sa manière contre la solitude où on l'avait laissé. Que faire ? Un autre se serait retiré laissant le marmot épuiser ses forces et réclamer sa maman aux échos du foyer. Monseigneur du Tillet fit davantage et, prenant dans ses armes l'bébé furieux, essayer de l'apaiser et de l'endormir. Peine inutile d'ailleurs, car le marmot ne reconnaît pas sa mère en cet évêque souriant. Au lieu de se taire, redoublant ses cris, il hurlait de plus belle. Cependant, la mère ne tarde pas à rentrer, sans que l'évêque qui tournait le dos à la porte et qu'assourdissaient les cris de son jeune diocésain put l'apercevoir ou l'entendre. Confuse, et muette de saisissement, la pauvre femme ne sait que tomber aux genoux du prélat, qu'elle oublie, dans son émotion, de débarrasser de son fardeau.

«Ainsi donc, lui dit Mgr du Tillet, avec son bon sourire, ainsi donc, vous allez me laisser ce gros garçon-là ?» — La mère s'excuse alors et tandis que le poupon retrouve sa tranquillité dans les bras maternels, une conversation s'engage entre le prélat et la pauvre femme encore toute intimidée, conversation des plus pittoresques, car tandis que l'évêque comprenant le provençal ne parlait que français, son interlocutrice ignorant le français répondait en provençal. Mais à la fin de l'entretien, le frère du marmot pleurard, Jean-Louis Gautier, devenait le protégé de Mgr du Tillet qui l'envoya étudier, à ses frais, chez les Capucins, puis la Révolution survenant, l'attacha à sa personne, quitta Orange en sa compagnie, l'installa en qualité de factotum dans son domaine de Blunay et le fit dépositaire de ses dernières volontés.

Cette anecdote a trouvé un écho dans cet autre fait que le fidèle Gautier a bien pris soin de ne pas laisser se perdre :

Autrefois, dans le diocèse d'Orange, comme dans la région avoisinante, les ménages pauvres usaient en guise de pain d'une pâte faite avec la farine de maïs cuite au four, d'un goût plus ou moins agréable, mais en tout cas d'une contexture épaisse — le maïs ne pouvant subir l'action du levain comme le blé — et d'une solidité à toute epreuve. On appelait ce produit, qu'on ose à peine appeler alimentaire, la mias (miace) (4).

Un jour, vers 1780, Mgr du Tillet, qui avait souvent aperçu, au cours de ses visites, sur la table des pauvres cette mias indigeste, demanda à Louis Gautier, devenu enfant de chœur à la cathédrale :

— Louis, sais-tu ce qu'est ce pain si grossier sont je vois les pauvres faire leur nourriture ?

— Oui, Monseigneur, c'est de la mias.

— Sais-tu avec quoi c'est fabriqué ?

— Oui, c'est avec la farine du gros-bla, ce que Monseigneur appelle le blé de Turquie.

— Alors, c'est du maïs. Ta mère pourrait-elle m'en procurer ?

— Oui, Monseigneur. Je le lui dirai de votre part.

Et voilà la brave fèmme qui se met en frais et compose avec la meilleure farine de maïs et mille ingrédients un gâteau qu'au sortir du four, Louis porte croutillant et chaud à l'évêché, vers l'heure du repas. Le prélat le goûte, le trouve agréable.

— Mais, dit-il, c'est bon ! En mange-t-on chez vous, Louis ?

— Oh ! Non, Monsiegneur, ma mère dit que ce serait trop cher.

— Comment trop cher ? mais les plus pauvres en mangent.

— Pas de celui-là, Monseigneur ! Ma mère n'aurait pas osé préparer à Monseigneur de la vraie mias.

— Peux-tu m'en trouver quelque part ?

— Oh ! Ce sera bien facile. Je prendrai un morceau de pain que j'irai échanger contre de la mias.

Et voilà comment, le lendemain, l'évêque s'attablait non plus devant le gâteau doré de gros-bla, mais devant un morceau de lourde et indigeste mias. L'histoire ne dit pas s'il alla jusqu'au bout de l'expérience, mais, le soir même, il faisait porter chez les boulangers de la ville la recette de la mère Gautier, leur ordonnait de confectionner des gâteau selon la première formula et de les distrubuer au domicile des pauvres familles inscrites sur la liste.

Le lundi suivant, faisant sa tournée hebdomadaire, l'évêque s'informa auprès d'elles si les mias avaient été de leur goût. — Ah ! Monseigneur, répondirent les ménagères, quel gâteau ! et quel bon pâtisseur vous êtes !

Il ne faudrait pas croire, cependant, que l'évêque bornât ses charités à ce petit jeu. Il savait que le remède au paupérisme n'est pas dans les gâteaux. L'exercice de la charité prudente autant que généreuse lui apparaissait difficile, autrement désirable aussi. Si la paresse et l'oisiveté le trouvaient inflexible, «c'est à la pauvreté vertueuse qu'il faut porter secours, disait-il, à la vieillesse infirme, à l'enfance sans resources, et à l'indigence qui n'ose faire connaître ses besoins». — Il faudra autant que possible, écrivait-il à la municipalité d'Orange qui avait sollicité son avis sur la création d'un Bureau de Bienfaisance, il faudra «éviter la réunion trop nombreuse des pauvres et pour cela il serait à désirer qu'il y eût dans chaque quartier de la villes des personnes qui connussent bien ceux qui mendiant, afin de pouvoir distinguer ceux que la fainéantise et l'ivrognerie forcent à demander d'avec ceux qui ont des besoin réels».

Ne nous étonnons donc pas que les pauvres honteux aient été les privilégiés de l'évêque (5). Fidèle à une méthode qu'il aurait voulu voir se généraliser, il s'informait au préalable de leurs besoins, lançant à la découverte des misères cachées deux personnes dont l'intelligente activité lui fut d'un grand secours : l'abbé Boussier, curé de la paroisse, et Mlle Elisabeth Seissau, vielle et sainte fille, morte en 1787 à 80 ans, après avoir été pendant quarante années l'âme de toutes les bonnes œuvres de la ville d'Orange. C'est le soir, à la nuit close, que l'évêque sortait de son évêché pour secourir ces pauvres honteux. Pour eux il était prodigue, et quand il avait donné largement, assuré qu'il était par ailleurs que ses aumônes avaient été opportunés et bien placées, il disait à ses serviteurs : «Je vais bien dormir, car, Dieu merci, je viens de faire des heureux».

Si l'évêque était bon pour les pauvres, il l'était bien davantage avec son clergé. Sa modestie et son désintéressement lui avaient dès l'abord concilié toutes les sympathies. Incapable de garder rancune et à qui l'avait offensé, mais estimant la franchise et la vivacité au dessus de tout, il entendait que son clergé dans ses relations avec son évêque témoignât de ceux qualités qu'il jugeait essentielles. Un curé du diocèse avait donné à l'évêque de trop réels motifs de mécontentement. Mandé auprès de son chef hiérarchique, le prêtre reçut des observations paternelles sur les sujets de plaint dont il était l'objet. Il se défendit avec vivacité, et nia les faits qu'on lui reprochait. Le prélat indigné du mensonge plus encore qu'il n'avait été attristé de la faute, rompit brusquement l'entretien et ordonna au délinquant de se retirer et de ne jamais reparaître en sa présence. Mais quelques minutes à peine s'étaient écoulées qu'il se reproche son emportement, en envoie un domestique à la recherche à du prêtre, lequel d'ailleurs n'était pas bien loin, en le chargeant de le ramener aussitôt. L'entretien reprend alors, mais sur un tout autre ton. L'évêque s'excuse de sa vivacité, tandis que le prêtre confondu par une bonté si simple et si tendre, reconnaît ses torts, en demdande humblement pardon ; et l'on ne se sépara, qu'après le dîner, enchantés l'un de l'autre. Monsiegneur du Tillet n'eut pas, à ce qu'on raconte, sujet de regretter sa conduite en cette affaire. Le curé en question devint un prêtre des plus réguliers et des plus édifiants de son diocèse.

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Le désintéressement de Mgr du Tillet est, peut-être, le trait le plus saillant de son caractère. Il naissait naturellement chez lui de sa charité, de son amour des pauvres, de ce qu'on pourrait appeler exactement sa passion pour l'aumône. C'est parce qu'il se préoccupait des autres qu'il s'occupait peu de lui-même. Le petit évêché d'Orange lui offrait de faibles ressources : il sut s'en contenter et en faire aux pauvres une large part. Mais il ne voulut jamais, sous le prétexte du plus grand bien à faire, chercher ailleurs un siège mieux renté. En vain lui offrit-on de la part du roi les évêchés du Mans et l'archevêché de Paris, il demeura fidèle à sa modeste Église qui lui rendit d'ailleurs son attachement, par la vénération et la religieuse sympathie qu'elle ne cessa de lui témoigner. Dès les premiers jours de son épiscopat, il avait donné une preuve manifeste de ce désintéressement, en se démettant du prieuré de Tornac qui lui assurait 15.000 livres de revenus.

On raconte, à ce sujet, que l'évêque d'Autun, M. de Marbeuf, alors chargé de la feuille des bénéfices, vint faire part de cette démission à l'archevêque de Paris chez lui qui plusieurs évêques étaient pour lors assemblés. Ces grands seigneurs comprirent mal le geste du petit évêque, et tout en rendant hommage à ses intentions, se récrièrent à l'envi. Il n'etait pas d'usage, en effet d'en agir de la sorte. Beaucoup de prélats, par ailleurs recommandables, ne craignaient pas d'accumuler en leurs mains les revenus de plusieurs bénéfices, et c'était vouloir se singulariser que de se démettre d'un petit prieuré, en prenant possession d'un évêche médiocre. Il fut donc décidé que M. de Beauvais, évêque de Senez, qui retournait dans son diocèse, passerait l'Orange et ferait part à l'évêque du sentiment de ses collègues. C'est en effet ce qui arriva, mais le messager se heurta à la résistance obstinée de Mgr du Tillet. On ne vient pas facilement à bout de l'énergie des humbles et des doux.

«Mais, Monseigneur, lui dit M. de Senez, si vous persistez, vous allez priver les pauvres de Tornac d'une grande partie de ces revenus que vous employez à leur soulagement. Ils vous blâmeront, eux aussi, car ils comptent sur vos largesses ; et qui sait si ce revenu ne passera pas dans les mains d'un abbé plus frivole et moins charitable ? — À Dieu ne plaise, répondit l'évêque d'Orange, que je continue à jouir d'un bénéfice dont je ne puis pas porter la charge. Je serais, certes, très sensibles au reproche que me feront les pauvres. Mais dusse-je être assuré que celui qui possèdera ce bénéfice ne fera pas son devoir, ce ne serait pas une raison pour ne pas faire le mien.»

Dans une conjoncture analogue, le roi lui-même avait essayé de décider Mgr du Tillet à échange l'évêché d'Orange contre le siège du Mans. «Dans ce nouveau siège, lui avait-il dit, vous auriez bien plus de ressources pour vos pauvres. — J'en conviens, répondit le prélat, mais si les revenus du Mans sont plus considérables, la population l'est aussi davantage, et les pauvres y sont plus nombreux.»

Parmi les pauvres pour l'amour desquels Mgr du Tillet ne consentait pas à quitter Orange, il était deux catégories que l'évêque affectionnait particulièrement : les pauvres malades et les prisonniers. Les hôpitaux et les prisons étaient donc le but de ses visites. Il trouvait à l'Hôpital des Filles de la Charité que Mgr de Tilly avait installées à Orange quelques années avant de donner sa démission, et confiés à leurs soins des malades pauvres, car en ce temps-là on amenait guère à l'hôpital que les malades dont la famille ne pouvait absolument pas assumer la charge. À chacun de ses visites, il distrubuait avec sa simplicité et sa bonhomie coutumières d'abondantes aumônes, et s'en revenait le cœur réjoui, racontant à ses familiers les conservations parfois pittoresques de son après-midi. C'est d'ordinaire au sortir de l'hôpital qu'il se rendait à la prison, mais il n'en sortait pas sans avoir laissé, en souvenir de sa visite, quelques adoucissements au régime ordinaire des pauvres détenus, adoucissements d'autant plus appréciables que l'on ne connaissait pas encore la prison confortable, hygiénique et propre dont notre société punit aujourd'hui les contrevenants à ses lois. Par ses soins, les prisonniers recevaient du linge, des médicaments et tout ce qui n'étant pas incompatible avec les rigueurs de la justice pouvait améliorer une situation qu'ils s'étaient eux-mêmes créée, il est vrai, mais qui n'en méritait pas moins la sollicitude compatissante du charitable évêque.

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Cet évêque charitable savait, d'ailleurs, se montrer à l'occasion courageux, et donner, dans les calamités publiques, la mesure de son dévouement. Il n'eût pas, certes, commes les anciens pontifes à arrêter au seuil de la ville les armes barbares, ni à jouer en face d'un nouvel Attila le rôle d'un saint Léon aux portes de Rome. Mais il sut montrer que pas un malheur public ne le laissait indifférent, et, mieux encore, combien l'esprit de décision et de sagesse est préférable, en pareilles circonstances, aux gémissements stériles.

Le dimanche 26 juillet 1784, dans l'après-midi, le feu prit, sur les aires, au quartier du Pont-Neuf. Une grande quantité de gerbes y étaient amoncelée. C'était l'heure de Vêpres, et selon son habitude, l'évêque assistait à l'office. Dès que le son du tocsin lui eût appris quelle catastrophe menaçait ses diocésains, il ferme son livre : «Partons, dit-il à ceux qui l'entourent ; allons, nous aussi, porter secours !» Et le voilà qui se hâte. Sur son passage la foule s'écarte, puis elle le suit. Déjà plusieurs gerbiers étaient en cendres. Ceux qui restaient prenaient feu l'un après l'autre. Comme il arrive souvent dans les plus tragiques circonstances, les curieux encombrants étaient plus nombreux que les sauveteurs. On s'agitait, on criait, on pleurait et... le blé brûlait. L'arrivée de l'évêque mit de l'ordre dans cette incohérence. Lui-même la soutane retroussée, le visage suant, la perruque mêlée de brins de paille calcinée, prit le seaux, organisa la chaîne, et aidé de quelques citoyens courageux, contribua à éteindre le feu. Mais hélas ! Le désastre était immense. Alors, sur l'aire jonchée de gerbes fumantes, devant ces hommes, ces femmes qui venaient de perdre en une heure le fruit du travail d'une année, l'évêque parla. Avec une audace magnifique il mêla ses consolations à des promesses d'un avenir meilleur. Il rassura tout le monde, et jamais instruction pastorale ne fut plus avidement écoutée. Elle fut bien davantage appréciée le lendemain, quand les victimes de l'incendie, catholiques et protestants, reçurent par les soins de Mgr du Tillet, un ample dédommagement des pertes subies.

Cet esprit de décision, ce mépris du danger, avaient eu, d'ailleurs, quelques mois plutôt, l'occasion de s'exercer sur un plan vaste terrain. L'hiver de cette année 1784 fut d'une exceptionelle rigueur. Vers la fin de février, la neige était tombée en telle quantité qu'au dire de l'abbé Dugat, il y en avait six pieds à la campagne. Il gelait continuellement et les loups venus des bois d'Uchaux rôdait aux portes de la ville. Les paysans, isolés dans leurs cabanes closes, leur porte murée par la neige, se voyaient abandonnés, exposés à mourir de froid et de faim.

Mgr du Tillet était, pour lors, à sa maison de campagne, à Saint-André-des-Ramières. Mais à l'annonce d'une telle calamité, il fut impossible de l'y retenir. Le 20 février, il ordonne que tout soit prêt pour partir le jour même. — «Mais, Monseigneur, lui représentaient les personnes de son entourage, c'est impossible. La neige couvre tous les chemins. L'Ouvèze est débordée. Ah ! Monseigneur ne vous exposez pas à un tel danger !»

L'évêque fut inflexible, mais pour ménager autour de lui des courages qu'il devinait défaillants, il n'emmena que deux de ses gens. En charette d'abord, puis à cheval, sous la neige et le vent, il se hâte vers Orange. À la chute du jour il y arrive, après cinq heures de voyage, débarque à l'improviste à l'évêché, mande auprès de lui le curé, et sans lui donner le temps de se remettre de son étonnement. «M. le Curé, dit-il, quatre choses : de l'argent, du pain, du linge, des couvertures. De l'argent en voilà, ajouta-t-il, en lui tendant sa bourse, achetez et distrubuez du pain et le reste.» Aussi fut-il fait, et on peut aisément penser les remerciements et les louanges dont le charitable évêque fut l'objet.

Faut-il croire que la poésie s'en mêla, et reporter à cette date la composition d'une ode remplie de bons sentiments, qui nous est parvenue sous le titre d'Ode à M. de Tillé (sic), composition dont les rimes indigentes s'efforcent à un éloge massif du charitable évêque ? Faut-il surtout l'attribuer à l'abbé Dugat, témoin occulaire du fait ? Nous l'ignorons.

Cet abbé Dugat avait, d'ailleurs, le vers facile. Nous le retrouverons, sa lyre à la main, en d'autres circonstances. En 1788, sur les instances du clergé de France assemblé, le roi nommait Mgr du Tillet à l'évêché de Grenoble où il allait recueillir la succession de M. Hay de Boutteville, de fâcheuse et prodigue mémoire. On ne sait pour quelles causes exactement, Mgr de Tillet ne prit jamais possession de son poste, donna sa démission au roi, et revint à Orange qui l'accueillit avec encore plus de joie qu'on n'avait eu de douleur à le voir partir. Le soir de son arrivée, les maisons s'illuminèrent, le poète Dugat prit son luth, et une respectable demoiselle, Mlle de Saint Privat, chanta devant le prélat une hymne d'allégresse dont les paroles ne nous ont pas été conservées, mais dont les couplets se terminaient, dit-on, par «Alleluia !» et se chantaient sur l'air de l'«O filli et filiæ !» (6).

Ce n'était pas la première fois que Mgr du Tillet témoignait ainsi de son attachement à son église d'Orange. En 1777, il refusait l'évêché du Mans, et au témoignage d'une de ses nièces qui vivait encore en 1880, le roi lui aurait vainement offert en 1781, l'archevêché de Paris. On dit même que ses frères lui témoignèrent quelque mauvaise humeur de ce refus. Il n'est donc pas étonnant que les Orangeois se soient attachés à un évêque qui ne pouvait se résoudre à se détacher d'eux, et qui au surplus peut trouver place dans notre histoire, parmi les insignes bienfaiteurs de la Cité elle-même.

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À l'époque de Mgr du Tllet, la municipalité orangeois était affligée d'une maladie que connaissent bien, un jour ou l'autre, les administrations municipales (car si toutes n'en meurent, elles en sont toutes frappées) et qui s'appelle l'impécuniosité. Des travaux s'imposaient, mais pour les exécuter il manquait le meilleur. Or parmi ces réparations urgentes depuis plus de cent ans, il en était une qu'on ne pouvait renvoyer encore. Depuis le démantèlement de la ville, dont la destruction du château ordonné par Louis XIV en 1660, fut le premier acte, les remparts, contrescarpes et bastions démolis gisaient sur le sol, et comblaient les fossés qui leur faisaient autrefois une ceinture. Ces déblais accumulés empêchaient l'écoulement des eaux pluviales, arrêtaient le cours des eaux ménagères et offraient toutes sortes d'immondices toutes les facilités possible de s'accumuler et de croupir. Les exhalaisons de ces cloaques avaient fourni, d'ailleurs, à la peste de 1720 le moyen de durer deux ans, et à plusieurs épidermies de fièvre un milieu éminement favorable à leur propagation.

Un tel état de choses avait, à plusieurs reprises, fait l'objet des délibérations du Conseil de ville ; mais, comme nous l'avons dit, les ressources manquaient. Enfin de 1777 à 1779 l'assainissement si longtemps désiré fut réalisé. Le cloaque de Tourres comblé, un canal fut construit, amenant les eaux de l'égoût du Pontillac à travers les prairies du Grenouillet. Or à tous ces travaux l'évêque prit une part prépondérante. Le receveur de la Ville, Taulemesse, disait aux notables assemblés le 1er février 1779 : «Ce digne prélat vient de nous verser une somme de 600 livres déstinées aux ouvrages projetés pour donner un écoulement aux eaux et immondices de l'égoût du Pontillac (7) qui croupissent dans le fossé de Tourres, et l'amour du bien public qui l'anime nous permet de nouveaux secours si nous nous prêtons à nous les procurer».

En effet, quelque temps après, l'évêque fit à la Ville un nouveau «don de 300 livres, pour être employés à des travaux utiles au public». Ces 300 livres servirent à la réfection d'une partie de la voûte du canal de Pontillac, écroulée presque aussitôt que construite par suite de pluies diluviennes. Ces travaux d'édilité paraissent avoir intéressé le prélat, car il avait également offert aux administrateurs de prendre à sa charge le comblement du cloaque et le changement du lit de la Meyne «dans la partie de l'égoût du Pont-Neuf». Il ne nous a pas été possible de savoir quelle suite fut donnée à cette offre.

Mais le désir d'être utile à son troupeau, en contribuant à assainir sa ville épiscopale, ne fut pas la seule préoccupation de l'évêque. Il voulut lui faciliter la sortie de la ville en jetant sur la Meyne un nouveau pont, qui offrit un chemin plus court que le pont de Langes ou le Pont-Neuf, vers la campagne et les prés du Baron.

Les remparts formaient au Nord la bordure et suivaient à peu près le cours de la Meyne, qui en formait les fossés de défense. En 1734, le 2 mars, l'évêque d'Orange, Roussel de Tilly, fit ouvrir dans le mur septentrional de l'évêché une porte cochère sur l'espace devenu libre (8). C'est même en exécutant ces travaux qu'il mit jour à les restes de la première basilique épiscopale et parmi eux les pierre tombales des évêques Béranger (1107) et d'Arnulphe (1182). Ces dalles tumulaires sont aujourd'hui dans la salle des Archives municipales d'Orange. En 1772, le Conseil municipal, dans sa séance du 22 novembre, se préoccupa des travaux à executer sur l'emplacement des anciens remparts «depuis le pont de Langes jusqu'au Pont-Neuf en passant derrière l'Évêché». Ce n'est qu'un an après, le 7 novembre 1773, que l'enterprise d'un chemin devenu depuis le boulevard de la Meyne ou la route nationale fut donnée au maître maçon Joseph Mathieu. Le nouveau chemin était terminé quand Mgr du Tillet, pour rendre service au public, résolut de faire établir sur la Meyne un pont en face de l'évêché. Il fit donc parvenir à l'Assemblée municipale un don de 300 livres représentaient la totalité de la dépense envisagée. C'est aujourd'hui le pont qui relie le boulevard de la Meyne à la rue du Noble et qui a été, ses dernières années, élargi du double (9).

«L'Assemblée, lisons-nous au procès-verbal de la séance du «corps du ville» du 14 juillet 1779, a approuvé la dépense faite par MM. le Maire et échivins, de la somme de cent soixante douze livres, six sols, des trois livres que M. l'Evêque avait eu la bonté de donner à la Communauté, le premier du mois de may dernier à Lascorrège, masson, pour le paiement du prix du pont construit sur la Meyne, vis-à-vis la cour de l'Evêché.»

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Enfin nous retrouvons l'évêque d'Orange et sa collaboration bienfaisante dans une entreprise, d'un genre tout différent, mais où son action s'exerça de façon tout aussi décisive.

Le cimetière de la ville d'Orange n'a pas toujours été là où il est aujourd'hui. Chez nous, comme ailleurs, l'usage s'était établi et il s'était conservé au cours des siècles d'inhumer les morts soit dans les églises soit dans leurs environs immédiats. Il y avait là comme une touchante pensée de communion entre les morts et les vivants : les demeures des uns, les tombes des autres se groupant à l'ombre du clocher. Pensée spécifiquement chrétienne. Chez les païens, à Rome notamment et par la loi des XII tables, il était défendu d'enterrer les morts dans les villes, et c'est pourquoi les cimetières étaient situés à l'écart des agglomérations, en rase campagane et assez souvent (sans doute pour en faciliter l'accès) au bord des grandes voies de communication. Mais sous les empereurs chrétiens, cette loi tomba en désuétude et Théodose en décréta même l'abrogation formelle. De nouveaux cimetières se formèrent donc autour et même l'intérieur des églises. On enterra sous le dallage de nos temples d'abord les personnages renommés pour leur sainteté, puis les ecclésiastiques, les hommes constitués en dignités et insensiblement les laïques eux-mêmes. L'usage dégénéra en abus. — À Orange, Mgr de Tilly rendit même à ce sujet une ordonannce en 1768 pour interdire les inhumations dans les caveaux pratiqués sous l'église cathédrale, à cause de leur encombrement et des inconvénients qui resultaient de cette pratique. La cathédrale de notre ville avait donc un cimetière appelé à bon droit le grand cimetière, car il occupait primitivement tout l'espace limité autrefois par les remparts de la comtesse Tiburge, c'est-à-dire aujourd'hui le cours de la Meyne, au nord ; à l'ouest par la cathédrale elle-même, au levant par la rue Caristie et au sud par les maisons bordent la place Clémenceau. Il va sans dire, d'ailleurs, que au cours des âges, ce cimetière subit plus d'une modification, sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre longuement.

En 1779 et le 28 mai, le Conseil de ville délibéra de «porter ledit cimetière hors de l'enceinte de la Ville», et se préoccupa de lui trouver un nouvel emplacement. En fin de compte et après examen de plusieurs propositions, son choix se fixa le 21 avril 1781, sur «le fond appartenant à Jean-Louis Fabre négociant et situé au quartier du Peyron». Mais le vendeur voyant ses propositions agréés, se fit plus exigeant. La ville ayant cédé et consenti à verser le prix convenu, Fabre réclama en plus un «pot-de-vin de 240 livres». La municipalité refusa et les négociations étaient sur le point d'échouer, quand l'évêque vint une fois de plus au secours des finances municipales et versa le pot-de-vin réclamé. Le 3 mai il publiait son ordonnance et les derniers aménagements étaient effectués (10). — Ils furent terminés à la fin de juillet 1781. Malgré quelques aggrandissements, il est, de nos jours, tel que nos pères l'ont vu inaugurer à la fin du XVIIIe siècle. Le nom du quartier s'est modifié, cependant. Le «Peyron» a fait place à «Saint-Clément» et semble réservé à cette partie du territoire suburbain que traverse la route de Roquemaure aux environs de la campagne des Chièzes. Mais il est certain que le nouveau cimetière dû en partie à la générosité de l'évêque, ne se trouvait pas au quartier actuellement nommé le Peyron, situé à une lieue de la ville et parfaitement impropre, à cause de cet éloignement, à l'usage auquel on le destinait.

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Comme tout les esprits cultivés de cette époque, Mgr du Tillet s'intéressait aux choses et aux témoignages du passé, surtout lorsque l'histoire de sa ville épiscopale, de son église cathédrale était en jeu. Son prédécesseur immédiat, Mgr de Tilly avait, quarante ans auparavant, fait ouvrir une porte cochère au fond de sa basse-cour, afin de pouvoir entrer et sortir de chez lui par le côté nord sans passer par la rue de l'Évêché qui bordait la maison épiscopale du côté ouest. Ces travaux mirent à jour, sous les remparts de la ville, une muraille ayant appartenu à une église très ancienne qu'on ne put malheureusement pas identifier sur l'heure parce qu'on négligea de faire des recherches et des fouilles plus approfondies. Messire Duflandray, prévôt capiscol du chapitre, en avait dressé un procès-verbal sommaire, et les travaux ayant pris fin avec l'aménagement de la porte projetée, il ne fut plus question de rien. Mis au courant dès son arrivée à Orange, le nouvel évêque reprit en partie, sinon le travail de son prédécesseur, tout au moins l'étude de ses minces résultats. Par son ordre, de nouvelles fouilles furent exécutées, de nouvelles découvertes vinrent s'ajouter aux premières, et l'évêque prit soin de les consigner dans un nouveau procès-verbal, dont les termes ont été soigneusement pesés et discutés dans la suite, par les archéologiques orangeois (11). Monseigneur du Tillet y reprenait à son compte l'opinion de Messire Duflandray, en la modifiant toutefois sur quelque point de détail, et pensait comme lui que ces vestiges appartenaient à un très ancien oratoire dont il notait soigneusement les nombreuses et remarquable particularités.

L'amour des bâtiments était, comme le goût pour les beaux jardins, une des caractéristiques de la fin du XVIIIe siècle. Cette époque, par certains côtés dissipatrice et frivole, unissait à une légèreté d'esprit et de manières, la passion des belles choses. Elle l'avait héritée du siècle précédent et lui avait donné une réalisation magnifique. Bâtir était alors une marque de fortune et un signe de noblesse. L'ombre de Versailles s'étendait jusqu'aux plus humbles châteaux. Pas un hobereau qui ne rêvât d'imiter l'ordonnance et l'harmonie de la demeure royale, et sur son petit domaine, ne voulut avoir, comme le roi, des eaux abondantes, de grands bassins, et d'ombreux «cabinets» de verdure.

L'évêque d'Orange aimait donc les bâtiments. La maison des champs que lui avait leguée Mgr de Tilly, il l'avait aménagée et ornée avec goût. Il était natural qu'à son arrivé à Orange son attention se portât sur sa cathédrale et son évêché. À vrai dire il n'eût pas à les bâtir, mais il dut les réparer (12).

La cathédrale, si nous en croyons les documents contemporains était dans un triste état. Les réparations firent l'objet d'un devis dressé par «François Ribaud, viguier du lieu de Violès, et Louis Odressez habitant d'Orange qui avaient reçu commission du juge royal pour constater les dégradations et réparations à faire aux divers bâtiments, fonds, bois et chœur des églises qui sont à la charge dudit évêvché et à toutes les dépendances».

À feuilleter ce devis, on éprouve quelque stupéfaction, et l'on ne peut s'empêcher de se demander ce qu'étaient devenues, en un temps relativement court, les réparations effectuées par les prédécesseurs de Mgr du Tillet. On en jugera par ces quelques extraits.

Le mur occidental de la nef doit être pris par le bas et refait en pierres de Bois-Dauphin (18 livres). Ce même mur est lézardé et il y a des trous dans la maçonnerie (4 liv.).

Les fenêtres et œils-de-bœuf de la façade au couchant sont détruits sur la rue (228 liv.).

Le pavé (de la nef) doit être remanié et réparé (60 livres).

Le pavé du sanctuaire et du chœur est en très mauvais état. Il en faut changer toutes les pierres (460 liv.).

Les marches du sanctuaire item (183 liv.)... etc...

Les chapelles latérales ne sont pas en un meilleur état. Celle de la Saint Vierge n'a plus ni vitre ni plomb (15 liv.). La chapelle de la Miséricorde a son «escalier» et son pavé en très mauvais état. Il faut les refaire. La chapelle Sainte Anne, celle de Saint Eutrope réclament de leur côté d'urgentes réparations. Et le total s'élevait à la somme de 7.118 livres, 10 sols dont la moitié était à la charge de l'évêque, mais dont il paya la presque totalité, le chapitre ayant accueilli de mauvaise grâce la production de ce devis.

Et c'était pas tout. L'évêque devait supporter exclusivement : les réparations de la chaire à prêcher «absolument hors de service» (400 liv.), ainsi que «celles des deux trônes, un dans le sanctuaire et l'autre dans la nef, le bois en est pourri (450 liv.) et enfin la réfection des sièges des chanoines assistants».

Nous ignorons si Mgr du Tillet eut le temps et les ressources nécessaires à l'achèvement de tous ses travaux. Il est probable qu'il en fit terminer la plus grande partie, puisqu'il ajouta à son église cathédrale la tribune qui supporte aujourd'hui les grandes orgues, et fit peindre le chœur de motifs ornementaux variés.

Ce ne fut pas, en tout cas, sans difficultés qu'il accomplit sa tâche. Elles lui vinrent de deux côtés à la fois. En premier lieu l'évêque se heurta à la mauvaise volonté de son chapitre, et quand les chanoines revinrent à de meilleurs sentiments, la famille de l'évêque défunt, Roussel de Tilley, suscita plus d'un obstacle à son successeur. Si les contestations avec le chapitre finirent avec les consultations que Mgr du Tillet prit auprès des juristes orangeois, lesquels tranchérent le différend en faveur du corps capitulaire, les discussions avec la famille durèrent plus longtemps, provoquant de part et d'autre une correspondance active, sinon toujours aimable, et se terminant comme se terminaient d'ordinaire les discussions avec le bon évêque par l'abandon bénévole de ses droits les plus certains.

L'évêché ne réclamait pas, il est vrai, une aussi onéreuse sollicitude. Il était encore suffissamment confortable, et par sa situation en bordure d'un chemin déjà campagnard, offrait des dégagements et des commodités appréciables. Mais le vieil évêque démissionnaire, plus attaché à son domaine de Saint-André qu'à sa résidence urbaine, n'y faisait que de furtifs séjours et l'état des bâtiments se ressentait forcément de ces absences prolongées (13). Le caractère primitif de la demeure épiscopale avait été profondément altéré par les constructions que le même évêque avait fait élever en sacrifiant une partie du jardin. Esprit délicat, naturellement artiste, le nouvel évêque souffrit sans doute de la transformation qui venait de s'accomplir. Il n'y pouvait malheureusement plus rien, et il dut se contenter d'améliorer les dépendances de la maison où il entrait. Le nouveau pont sur la Meyne procurait déjà à l'évêque et à ses familiers un dégagement vers les près du Baron, mais Mgr du Tillet reçut du Conseil de ville un présent qui devait ajouter un agrément singulier à la demeure qu'il aimait. À cette époque, l'eau était chose rare et universellement ambitionée. Depuis Jacques d'Obeilh, prédécesseur de Mgr du Tillet avait obtenu en 1697 du Conseil de ville une concession d'eau à l'usage exclusif de l'évêché, le soin et les efforts des évêques avaient été de s'assurer dès leur installation la continuation de ce privilège. Ainsi avaient procédé les prédécesseurs immédiats de Mgr du Tillet, Louis de Chomel et Roussel de Tilly. Mais cette concession était conditionelle et, par suite, provisoire. Elle était soumise à certains circonstances, assez étroitement réglementée, parce que la «prise d'eau» de l'évêque était située auprès des fontaines publiques, exposée aux enterprises d'autres usages peu scrupuleux ou moins bien partagés.

Le 17 décembre 1777, l'Assemblée des Notables, sur la demande de l'évêque consent à laisser transporter la prise d'eau de l'évêché des fontaines publiques du Pont-Neuf dans la «second cour de l'évêché, et prendre sa prise dans le canal qui passe devant la porte cochère de lad. cour.». Mais à la suite des dons importants de Mgr du Tillet et qui permirent les travaux d'assainissement dont nous venons de parler, la Ville tint à marquer d'une plus claire façon sa reconnaissance (14). Elle rendit perpetuelle une concession qui n'était que provisoire, et gratuit ce qui était attribué à titre onéreux, «voulant lesdits sieurs délibérants que si led. Seigneur Evêque ou ses successeurs étaient troublés ou recherchés à ce sujet, à l'encontre de la présente délibération, ils puissent opposer d'avoir payé les six lignes d'eau au moyen de la somme de douze cent livres, et faire valoir la présente délibération comme une rénovation de concession rétroactive à celle du 8 avril 1697» (15).

Ainsi l'évêque avait ajouté à sa maison un agrément appréciable et travaillé pour des successeurs qu'il ne devait pas avoir. Mais ses largesses secrètes étaient désintéressées. La satisfaction d'avoir concouru à l'assainissement de la ville, à la commodité de ses habitants, lui suffisaient et c'est là un des traits les plus attachants du caractère de l'homme et du citoyen.

Ce peu d'attachement à l'argent marque d'ailleurs les rapports de l'évêque et de ses fermiers, au cours de son administration. La mense épiscopale se composait surtout des revenus de terres louées, de la quarte épiscopale qui se prélevait sur certaines récoltes, et de la dîme que payaient à l'évêque les détenteurs de biens fonds. La perception de ce dernier tribut qui ne fut jamais populaire (mais quel impôt fut-il un jour populaire ?) donnait lieu à de fréquentes discussions que le représentant de l'évêque devait soutenir avec les débiteurs récalcitrants. Ceux-ci n'étaient pas toujours de mauvaise foi, mais souvent les victimes des gelées, des inondations ou des sécheresses prolongées. L'évêque le savait. Aussi ne cessait-il de recommander la modération aux fermiers de la dîme, et n'hésitait-il pas à remettre la totalité ou une partie de la dette, toutes les fois que la bonne volonté et la malchance ne faisaient point de doute. Dire que le débiteur n'abusa jamais du désintéressement de l'évêque serait mal connaître la nature humaine. Celui-ci ne consentait pas facilement, malgé tout, à supposer la mauvaise foi, et retardait le plus possible l'action de la justice à l'égard des mauvais payeurs. Il demeurait vraiment le Pasteur et le Père, jusqu'au milieu des affaires les moins évidemment spirituelles et pastorales.

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Il nous resterait à parler de la chapelle des Dames de l'Enfant-Jésus, installée, comme nous l'avons dit, dans les bâtiments de l'abbaye de Notre-Dame du Pey, et appelée à Orange par Mgr de Tilly. L'historien des évêques d'Orange en attribue la construction à l'évêque du Tillet, mais selon sa malheureuse habitude ne donne à l'appui de sa thèse ni références ni preuves (16). Il nous paraît difficile, à vrai dire, que de l'année 1764, date de leur arrivée à Orange, jusqu'aux premières années de Mgr du Tillet, ces religieuses aient été privées de chapelle. Qu'était alors devenue l'église ou oratoire des cisterciennes ? L'avait-on démolie au lieu de l'adapter et de l'utiliser à de nouvelles fins ? Il n'est guère possible, dans l'état actuel des documents, de l'affirmer avec quelque certitude.

Quoiqu'il en soit, cette chapelle occupait l'emplacement de la salle des audiences du Palais de Justice. Les magistrats siègent là où était l'autel, et l'enceinte qui leur est réservée était autrefois la sanctuaire. Au siècle dernier, le public accédait directement de la rue à la chapelle. La salle des «pas-perdus» n'était pas encore construite, et, à sa place, un espace médiocre mais suffissament dégagé établissait une communication de la rue à l'oratoire. La salle actuelle des avocats et la conciergerie ont été également édifiés sur ce planet.

La chapelle qui servait à la fois à l'Établissement et aux fidèles du quartier survécut aux premières bourrasques révolutionnaires. En 1793, elle existait encore et non à titre d'épave, mais en plein exercice, et à plein rendement. Le Conseil municipal, dans sa séance du 29 avril, prend, en effet, la délibération suivante :

«L'Assemblée a délibéré que l'administration supérieure sera priée d'autoriser la translation de l'oratoire des Pénitents (noirs) abolis par décret du 16 août 1791, lequel est dans un quartier infiniment rapproché des églises paroissiale (Notre-Dame) et succursale (les Cordeliers, St Florent) dans les églises des personnes chargées de l'instruction gratuite des filles, établissement qui sollicite d'avoir une église pour les exercices de la religion.»

Il est à peine inutile de faire remarquer que la translation dont il s'agit s'appliquait à certains objets du culte et à la permission de célébrer la messe et les offices dans l'oratoire des Dames. Les municipaux d'alors n'ont pas voulu dire qu'il n'y avait pas d'église dans l'Établissement, mais ils ont prétendu donner une sorte d'existence légale à celle qui existait, en y faisant transporter les objets qui meublaient l'oratoire des Pénitents Noirs.

— Tous les Orangeois savent d'ailleurs que ces pénitents noirs sont devenus rouges — mais ne sont plus pénitents. Leur chapelle, après servi de cinéma, est devenue depuis quelques années la salle Abel Joubert, siège du Comité radical-socialiste — «Habent sua fata domus!», ce qui signifie que les chapelles comme les maisons, ont leurs jours de grandeur et leurs heures de décadence.

Mais si l'amour des constructions, le goût des beaux bâtiments faisait partie de l'esprit de l'époque, il faut bien dire que Mgr du Tillet n'eut pas à les satisfaire dans sa ville épiscopale. Sa maison des champs, nous l'avons vu, éprouva davantage (parce que les circonstances s'y prêtaient mieux) les effets de cet amour des belles choses.

L'évêque d'ailleurs était sollicité par les besoins de l'édifice spirituel. Pour réveiller chez les habitants de la ville épiscopale, l'esprit chrétien, il fit donner, deux ans après son arrivée, une grande mission dans sa cathédrale. Elle se clôtura près de la porte Saint-Martin, qui disparut d'ailleurs pendant la Révolution (17). Dès la première année de son épiscopat, il tenait un synode diocésain où il convoquait les dignitaires de son clergé et les représentants des paroisses dans la personne de quelques curés. Il y décidait certains points de discipline, réglait pour la chœur l'office liturgique en établissant dans sa cathédrale le rite parisien, tout en demeurent fidèle pour l'administration des sacrements au rituel romain et annonça sa visite pastorale à chaque période de trois ans. À cette époque le calendrier orangeois ne comprenait qu'une seule fête propre à la ville d'Orange : la Rédintégrante, souvenir du jour où l'Église catholique revint prendre, parmi nous, la place que les persécutions protestantes lui avaient fait abandonner, à la fin du 16e siècle. Saint Eutrope et Saint Florent, les deux grands protecteurs de la cité, devaient se contenter du «Commun des Saints». Il ne serait donné qu'aux successeurs de Mgr du Tillet de combler cette lacunae. Les prêtres et les fidèles s'en réjouissent, mais il leur sera permis de regretter la Rédintégrante ait disparu, emportant dans l'oubli liturgique le souvenir d'évènements religieux qui ne furent pas sans gloire, et que l'Histoire sera désormais la seule à conserver.

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[Notes de bas de page.]

1. Cf., Abbé S. Bonnel, Notice biographique sur Guillaume-Louis Dutillet, Meaux, Cochet, 1880, p.57.

2. Ces outils et ces tours firent l'objet d'une active correspondance entre un des héritiers de l'évêque et l'Administration des domaines.

Le 25 ventôse an III [15 mars 1795] le directoire de Provins délibère sur une réclamation à lui adressé par «le citoyen Dutillet de Mons» (frère de l'évêque décédé) etconcernant divers objets trouvés dans le mobilier du «cy devant évêque d'Orange». À l'appui de sa réclamation il produite une lettre écrite de la main de l'évêque :

«Vous pouvez, mon cher frère, ainsi que je l'ai dit à Rollin envoyer chercher le tout quand vous voudrez. Vous ne me causerez aucune privation. J'ai fait venir d'Orange ceux que j'y avais et leurs outils.» (Archives départmentales de Seine-et-Marne, I.Q. 2112, f° 9.)

Ajoutons que les tours et outils furent mis en vente lors de la liquidation de la succession et ne trouvèrent pas preneur à 24 francs. (Ibid, f° 49.)

3. Archives départmentales de Seine-et-Marne, I.Q. 2112.

4. Il convient d'ajouter que la farine de maïs n'était pas la seule cause de l'indigestibilité de la mias. Les boulangers y étaient bien aussi pour quelque chose. Déja en 1764, cette corporation était assez dégagée de scrupules professionnels pour que les consuls se voient obligés de dresser un règlement très sévère pour prévenir les fraudes en boulangerie. (Bibliothèque du Musée Calvet, Avignon, Ms. n° 3309, f° 34.)

5. Il serait injuste, parce qu'inexact de croire, qu'avant l'épiscopat de Mgr du Tillet les pauvres honteux étaient absolument délaissés. Sous l'administration de Jean-Vincent de Tulles (1640-1647) une pieuse femme Madelaine d'Arselier, veuve de Christophe de Bolati, établit dans la cathédrale d'Orange l'Œuvre de la Grande Miséricorde qu'elle dota de tous ses biens en 1644, dont le but principal était de fournir des secours à domicile aux pauvres honteux. Cette œuvre fut l'objet de nombreuses libéralités soit de la part du prévôt du chapitre, Jean Cosme de Keereman, soit du chanoine Piélat, soit du gouverneur de la Ville et Principauté, Étienne de Milet. (J.-A. Bastet, Essai historique sur les évêques du diocèse d'Orange, Orange, Escoffier, 1837, p. 238.)

Comme l'a fait remarquer M. Yrondelle dans un «feuillet d'histoire locale» paru dans le Petit Orangeois, l'Œuvre de la Grande Miséricorde dotait de plus, chaque année, d'une somme de cent écus six filles pauvres de la ville, choisies par le prévôt du chapitre et par les consuls sur une liste de douze présentée par les recteurs de la confrérie.

L'Association actuelle des Dames de la Miséricorde est l'héritière lointaine de l'œuvre créée sous Jean de Tulles en 1644. Comme sa devancière, elle visite les pauvres à domicile, leur fournit des secours en nature, mais elle a cessé de doter les six filles pauvres. Les 6.000 livres de revenus qui permettaient à la Grande Miséricorde de telles libéralités matrimoniales ne sont plus que de l'histoire, et, contrairement au proverbe, l'histoire sur ce point ne se recommence pas...

6. Cet abbé Dugat devait assez mal finir. Le 4 juin 1791 le maire et les officiers municipaux d'Orange reçurent de M. Benet, prêtre, une lettre les informant qu'il leur adresse sa démission de procureur de la Commune, motivée par le fait que «M. Dugat, curé constitutionnellement élu, a bien voulu compter au nombre de ses vicaires et des cultivateurs de la Vigne du Seigneur, fonctions plus analogues à son état». (Archives municipales d'Orange, Culte, Vicaires, n° 5, correspondance.)

Le «Vigne du Seigneur» ne retint pas longtemps M. Benet. Il remit ses lettres de prêtrise, se maria, devint notaire public, et fut enfin reconcilié avec l'Église par bref du cardinal Caprara le 25 mars 1804. (Cf., Registre des baptêmes et mariages de l'église Notre-Dame, 1805-1810.)

7. Le canal du Pontillac avait été primitivement créé par la comtesse Tiburge. Ce n'était pas à proprement parler un égout, car il servait à alimenter, par les eaux de la Meyne qu'il dérivait, la partie ouest des remparts dont il formait le fossé de défense. Il prenait en face la rue Saint-Florent à la porte Marinenque, traversait en droite ligne cette rue, la place du Théâtre Antique suivait la rue du Pontillac et se jetait dans les fossés un peu au nord de la porte de Tourre. (Cf., M. Talagrand, Feuillets d'Histoire locale, Orange, Benoît, 1932, p. 7, note 1.)

8. On pourrait croire que l'évêque avait déjà ouvert sur les remparts une porte qu'on appelait d'ailleurs porte de l'Évêque. En 1512, en effet, la municipalité fait fermer les trois portes de la ville appelées : porte de l'Évêque, de Saint-Martin et des Tours, à cause de la grande quantité de gens d'armes qui se trouvent aux environs de la ville et dans la région (Courthézon, Rochegude, Sainte-Cécile, Saint-Paul-Trois-Châteaux). Mais huit mois après, le 30 août 1513, la porte de l'Évêque fut rouverte, à condition que les chanoines remplissent les obligations à lui imposées (et dont la principale consistait sans doute à assurer la garde de ladite porte). Il est probable qu'il s'agissait alors non de la porte de la demeure épiscopal, mais d'une porte de la ville qui prenait son nom de sa proximité de Évêché. (Cf., plus loin : note 9.)

Les remparts de la comtesse Tiburge avait été construits par cette princesse de la famille Orange-Nice, fille de Raimbaud II, comte d'Orange, co-vicomte de Nice, de 1126 à 1130. Elle était veuve de Gérald d'Adhémar des comtes de Montélimar. À la suite du siège soutenu dans notre ville par le comte de Toulouse suzerain de la principauté, siège qui faillit se terminer par la capitulation, Tiburge fit élever ces remparts, à double muraille qu'on appela longtemps les doubles brayes. (Cf., M. Talagrand, loc. cit. ; Archives municipales d'Orange, B.B. n° 14.)

9. Ce pont remplaçait une passerelle en bois, simple planche jetée sur la Meyne dont la garde avait été confiée aux chanoines qui devaient y entretenir un veilleur. La proximité des maisons canoniales, et de la porte de la ville dite des chanoines située à l'extrémité nord de la rue Vieux cimetière appelée aujourd'hui rue du Tillet, justifiait cette clause.

10. Archives municipales d'Orange, B.B. n° 45, f° 270 :

Ordonnance pour le nouveau cimetière

Guillaume Louis du Tillet par la grâce de Dieu et de l'authorité du Saint-Siège Apostolique, évêque d'Orange, conseiller du Roy en touts ses conseils etc...

Vû la déclaration du Roy du dix mars 1776, concernant les sépultures, l'arrêt d'enregistrement au Parlement de Grenoble du vingt-trois septembre même année ; les délibérations de Messieurs du Corps municipal de la ville d'Orange du vingt un et vingt six avril dernier qui déterminent le choix du local pour l'emplacement du nouveau cimetière dans l'enclos du Sr Jean-Louis Fabre, au quartier du Peyron ; après nous être transporté sur le lieu, et avoir reconnu qu'il étoit décent et convenable,

Ordonnons que led. cimetière sera placé dans le lieu choisi par Messieurs du Corps municipal, qu'il y aura une petite portion du terrain réservée pour la sépulture des enfants morts sans avoir eu le bonheur de recevoir le baptême, qu'il y sera construit une croix dans l'endroit le plus apparent ;

Et attendu que l'accès du lieu nous a paru très étroit, nous prions Messieurs les officiers municipaux d'y pourvoir selon leur sagesse, ainsi qu'ils l'ont prévu dans les susd. délibérations.

Donné à Orange le 3 may 1781.

Guillaume-Louis, évêque d'Orange.

Par Monseigneur, Raymond, chanoine secrétaire.

11. «Le mardy 2 décembre 1776, j'ai fait fouiller le monument marqué cy-dessous ; on a trouvé les pierres d'une voute fort ancienne soutenues par des cordons de pierre d'un gothique grossier. Ces pierres étaient mêlées avec beaucoup de décombres, le bâtiment avait été abandonné longtemps avant que d'être détruit, car les pierres de la voûte étaient portées sur un lit de terre de deux pieds qui était placé sur le sol du bâtiment. Il paraît que cet édifice a été une chapelle ou le portique d'une église. Ce qui me fait penser que c'était le portique d'une église, c'est qu'on a trouvé à 7 ou 8 toises de ce bâtiment au levant d'autres pierres de voûte gothique peintes en bleu. Je n'ai en point vu de vestiges.

A deux pieds au dessous du sol actuel, il y a dans ce bâtiment un lit de terre jaune épais de deux doigts et qui ressemble au sable et aux petites écailles de pierre que l'on taille.

Au levant à l'endroit où aurait du être l'autel si ce bâtiment était une chapelle, j'ai trouvé un plancher fait de pierres noyées dans un mortier de chaux et de sable, le tout revêtu d'un ciment très dur.

Messire Prévôt capiscol, se trompe quand il dit qu'on entrait par une porte au couchant, je n'en ai pas trouvé de vestige.»

12. Archives départementales de Vaucluse, P. 8. 73, f° 170 et suivants.

13. Le devis des réparations à faire dans l'évêché se monte à 1578 livres. (Archives départementales de Vaucluse, G. V. 74.)

14. Après «l'invocation du saint nom de Dieu, lesdits sieurs maire et échevins ont dit, Me Taulamesse portant la parole :

Messieurs, depuis que pour combler le cloaque où croupissent les eaux et immondices de la Ville, qui passent par l'égoût nous faisons travailler au changement du canal de la Meyne, depuis le Pont-Neuf... toises au dessous, pour perdre ces eaux et immondices dans cette rivière, on est surpris que l'administration n'aye rien pris sur les fonds de la Communauté pour fournir aux frais d'une réparation si utile, et nos moyens sont pour certaines personnes un sujet d'intrigue que nous allons faire cesser, moins pour leur satisfaction que pour témoigner notre reconnaissance à qui elle est due, en la rendant solennelle.

Le projet de ce comblement étoit aussi ancien dans la Communauté que l'état des lieux. Il fut renouvelé il y a quelques années à l'occasion des fièvres épidémiques dont le païs étoit infesté. Sur l'avis des médecins qui attribuèrent la principale cause de cette maladie aux cloaques qui entourent la ville, il faloit donc les combler tous pour rendre la ville saine. Et cette dépense avoit toujours été renvoyée parceque les besoins de la Ville étoient trop multipliés.

Ce projet fut repris, il y a quelque temps, et son exécution auroit encore souffert un long retard, lorsque Mgr l'Evêque offrir de faire le frais du comblement du cloaque et du changement du lit de la Meyne dans cette partie du Pont-Neuf, qui se porteront à mieux de six cent livres. Ce n'est pas le seul trait généreux de Sa Grandeur pour la Communauté. Ce digne prélat vient de nous verser une somme de six cent livres, destinée aux ouvrages projetés pour donner un écoulement aux eaux et immondices de l'égoût du Pontillac qui croupissant dans le fossé de Tourres, et l'amour du bien public qui l'anime nous promet de nouveaux secours si nous nous prêtons à nous les procurer... etc.» (Archives municipales d'Orange, B.B. n° 45.)

15. Assemblée des Notables, 1er février 1779. (Archives municipales d'Orange, B.B. n° 45.)

16. J.-A. Bastet, Essai historique sur les évêques du diocèse d'Orange, Orange, Escoffier, 1837, p. 254.

17. «L'Assemblée, sur la demande des missionnaires, qui font actuellement la Mission en cette ville, que la Communauté ait à contribuer à la construction de la Croix qui doit être élevée à ce sujet, a délibéré d'accorder auxdits missionnaires la somme de 150 livres pour la construction de ladite croix, à condition toutefois que la ladite croix ne sera qu'à l'endroit qui sera fixé par l'assemblée qui sera à cet effet convoquée sous le bon plaisir de l'Intendant pour la ladite somme.» (Archives municipales d'Orange, Délibération du 7 septembre 1776, B.B. 45. C.C. 698...)

Cette croix primitivement en pierre fut remplacée après la Révolution par une croix de bois. C'est devant celle-ci, qu'au lundi des Rogations, le clergé de Notre-Dame fit, pendant longtemps, la première station. — Elle a aujourd'hui complètement disparu. (Cf., Prières pour les Rogations à l'usage de l'église d'Orange, Orange, Escoffier, 1835.)


CHAPITRE 5 : L'ÉTATS GÉNÉRAUX.

Les évènements qui devaient marquer la fin du XVIIIe siècle allaient fournir à l'évêque l'occasion de jouer un rôle des plus importants. À cette date l'administration de la Principauté était entre les mains des États généraux qui avaient eux-mêmes délégué une partie de leurs pouvoirs à un comité plus restreint nommé «commission intermédiare». Établie par l'Assemblée des États du mois de septembre 1785, celle-ci se composait d'un commissaire président, du député du chapitre, du plus ancien député des seigneurs vassaux et du maire de la ville d'Orange (1). En 1787, le représentant du chapitre était l'abbé de Guillaumont, capiscol et vicaire général de Mgr du Tillet. Les services rendus à Orange et à la Principauté par cette commission intermédiare furent des plus considérables. Créée à l'origine pour être un simple agent d'exécution des volontés exprimés par les États généraux, elle devint en réalité un rouage indispensable au fonctionnement de ceux-ci et, comme son nom lui en faisait un devoir, servit d'intermédiaire des plus actifs entre les États et le pouvoir royal. C'est à elle, aux démarches qu'elle sut faire ou provoquer, à sa persévérante ténacité que la Principauté conserva, malgré les tentatives du Dauphiné et du Parlement de Grenoble, sa constitution propre, ses franchises et son régime administratif. C'est grâce à elle, gardienne vigilante des prérogatives des États généraux, que l'édit royal de juin 1787 n'eut pas pour Orange les résultats néfastes qu'on pouvait redouter, et que l'établissement des assemblées provinciales ne nuisit en rien au régime de la Principauté. Celle-ci conserva les concessions accordées par l'édit du 13 avril 1785, et demeura indépendante de l'Assemblée provinciale du Dauphiné où elle fut un instant menacée de disparaître. Vainement, en effet, avait-on proposé aux États de nommer un député à cette dernière, peut-être dans la pensée qu'il y aurait là un acheminement à l'absorption rêvée. La Commission intermédiaire flaira le piège et sut l'éviter. Le mémoire qu'elle adressa au marquis de Causans, président des États généraux et défenseur des intérêts de la Principauté à Paris, est une œuvre où la diplomatie s'allie heureusement à un sentiment très net du particularisme le plus respectable et, par surcroît, le plus intransigeant (2). Elle ne s'en tint là ; et le 9 juillet 1787 elle confirmait sa protestation par une délibération solennelle. Ses efforts furent enfin couronnés de succès, et si deux ans après, la Principauté d'Orange put tenir son assemblée électorale, avoir ses représentants aux États généraux du royaume, c'est bien à la Commission intermédiaire qu'elle en fut redevable (3).

L'évêque d'Orange lui dut, de son côté, son entrée aux États généraux de la Principauté. Ceux-ci étaient composés en 1789 du député du chapitre (lequel était pour lors le prévôt de Poulle), de deux députés des vassaux, du maire, du premier échevin et d'un notable de Courthézon, du premier consul et d'un notable des communautés de Jonquières, Gigondas et Violès. Mais il n'y avait pas de place pour l'évêque dont on pensait sans doute que le prévôt tenait place. Le 23 février, la Commission intermédiaire fait remarquer que «M. l'Evêque étant un des plus grands propriétaires de la Principauté, il a paru juste qu'il fut appelé à l'administration»... et elle insiste quelques lignes plus loin, «La commission intermédiaire a ajouté à sa délibération qu'elle suppliait S. M. d'accorder à M. l'evesque d'Orange entrée, séance et voix délibérative dans l'Assemblée générale de la principauté, et la présidence de l'Assemblée, sans préjudice des prérogatives et fonctions de M. le commissaire du Roy» (4).

Il manquait cependant à l'autonomie si vivement souhaitée la consécration officielle de lettres patentes royales. La Constitution de 1785 avait bien affirmé le principe : elle n'avait été sanctionnée que par simple arrêt portant réglementation des États généraux de la Principauté. Elle n'avait pas encore pu en tirer toutes les conséquences ; les délibérations de 1786 et 1787 en font foi. Lorsque l'édit royal de 1788 ordonna l'Assemblée des notables pour procéder à la formation des États généraux du royaume, la Principauté se trouvait dans une situation administrative des plus critiques, les lettres patentes n'ayant jamais été accordées. Elle n'existait donc pas légalement, et du fait que l'arrêt de 1785 n'avait pas été enregistré, elle n'avait aucune autorité. C'est seulement le 19 février que les lettres si longtemps et si vainement réclamées vinrent terminer cet état d'incertitude et mettre fin à cette longue impuissance.

Les lettres royales prescrivaient, en effet, de convoquer les États de la Principauté «pour conférer et pour communiquer ensemble tant des remontrances, plaintes et doléances, que des moyens et avis qu'ils auront à proposer en l'Assemble générale de nos dits Etats ; et, ce fait, élire, choisir et nommer un de clergé, un de la noblesse et deux du Tiers-Etat, sans plus de chaque ordre, tous personnages dignes de cette grande marque de confiance par leur intégrité et par le bon esprit dont ils seront animés». Ainsi, et par le même coup, étaient ruinées les manœuvres des Dauphinois tandis que les franchises et prétentions des Orangeois se trouvaient reconnues et définitivement confirmées.

Le 2 mars 1789, dans la salle des États, les trois ordres de la Principauté se trouvaient donc assemblés sous la présidence du marquis de Causans (5). Ils se composaient de 6 représentants du clergé, 4 de la noblesse, cinq notables d'Orange, trois de Courthézon, trois de Jonquières, un de Gigondas, un de Violès. Le Tiers-État à lui seul comptait donc 13 membres.

La séance fut ouverte par le président, qui fixa en quelques mots et la tâche à accomplir et les moyens qu'il fallait prendre pour la réaliser.

Puis Mgr du Tillet parla à son tour. Son discours le revéla tout entier. Il nous paraît aujourd'hui quelque peu sommaire dans ses jugements, et candide dans ses prévisions ; il était alors dans la note générale exprimait avec bonheur des espérances universellement conçues et ardemment nourries.

«Depuis le commencement de la monarchie, disait l'évêque, la prospérité du royaume a uniquement dépendu de la sagesse du monarque, et pendant cette longue suite de siècles, nous sommes réduits à n'avoir à citer que quelques hommes, et à ne compter que quelques années de bonheur. La révolution actuelle annonce un nouvel ordres de choses ; la nation, devenue le conseil du Roi, va s'occuper avec lui d'établir, sur des principes constants, la prospérité de la chose publique ; les impôts ne seront plus désormais qu'une offrande dont la nation fixera avec son souverain, l'étendue et la durée ; les assemblées nationales, convoquées jusqu'ici pour annoncer des calamités, et négligées lorsqu'on pouvait se passer de leurs ressources, vont avoir un retour périodique qui doit nécessairement opérer une régénération heureuse en adoptant le plan et les moyens de la félicité»... etc.

L'évêque était sincère ; il ne devait pas à souffrir le premier de sa sincérité.

Sur la proposition du président, l'Assemblée se repartit immédiatement en trois bureaux : le premier devait préparer le plan d'une nouvelle constitution au roi, le second élaborer les instructions à donner aux députés qui seraient élus, le troisième enfin discuter des instructions à la Principauté.

Précédée de la messe du Saint-Esprit que l'évêque célébra à la cathédrale, la séance du lendemain s'ouvrit par un bref discours du président, écho de celui que Mgr du Tillet avait prononcé la veille, et portant lui aussi l'expression d'un généreux désintéressement :

«Les deux premiers ordres désirent exprimer à l'assemblé leur vœu unanime de sacrifier tous droits, privilèges et exemptions pécuniaires, et de contribuer à toutes les charges de l'État dans la juste proportion de leurs biens, se réservait seulement dans toute leur intégrité, les prérogatives et droits honorifiques dont leurs ordres seront en possession.»

Cette déclaration fut accueille avec l'enthousiasme que l'on devine par l'ordre du Tiers-État. Ce fut comme une embrassade générale, et pour un instant l'harmonie la plus parfaite s'établit parmi les 23 députés.

Mais dès le lendemain les choses se gâtèrent. Le 4 mars, en effet, le président du premier bureau, l'abbé Guillaumont, proposa à l'Assemblée trois questions dont la dernière devait exciter les passions assoupies et non éteintes par la séance de la veille. Il s'agissait de fixer la proportion des membres du tiers au sein de chaque communauté, ainsi que des délegués de la noblesse et du clergé au sein de ces mêmes communautés.

L'Assemblée ayant décidée, en effet, que le Tiers-État serait représenté par huit membres, il fallait savoir combien chaque communauté en devait élire. La crainte de mécontenter les villes voisines, ou peut-être la manie de l'abdication continuant à sévir, l'Assemblée décida que des huit représentants : Orange en aura quatre pendant quatre ans, Courthézon n'en aura qu'un pendant la même temps ; mais qu'après ces quatre années, Courthézon en aura deux et Orange seulement deux pendant les quatre années suivantes, Jonquières, Gigondas et Violès devant en posséder un chacune régulièrement et tous les ans. Or la ville d'Orange avait jusqu'alors toujours envoyé aux États un nombre de députés égal à celui des autres communautés réunies. La répartition traditionelle des sièges était équitable, car elle était basée sur la population, sur le chiffre des impôts, et sur le recrutement de la milice. La nouvelle ne l'était pas ; et les députés d'Orange ne manquèrent pas de le faire sentir à leur collègues du clergé et de la noblesse. Vainement, d'ailleurs, car ils n'étaient pas en nombre ; les deux premiers corps maintinrent donc leur vote. Les esprits s'échauffèrent, de la salle des États l'agitation gagna la ville, une foule hostile assiéga bientôt les portes, puis les enfonça, et envahit le lieu des séances en huant le marquis et l'évêque rendus responsables, avec le commissaire royal, du vote émis par la noblesse et le clergé. L'émeute se calma cependant, mais seulement après que le commissaire du roi eût dissous l'Assemblée et que ses membres se fussent dispersés.

Quel fut le rôle de Mgr du Tillet en cette affaire ? Il est permis de croire, sans qu'on le puisse affirmer, que son vote fut conforme à celui des cinque autres députés du clergé, mais il n'est pas excessif de penser qu'il vota contre le mode traditionnel, s'il parut ainsi les anciennes prérogatives de sa ville épiscopale, ce fut dans une pensée de bienveillance à l'égard de la ville voisine, et pour ne point se séparer de ses amis. Les Orangeois ne s'y trompèrent pas. Le premier mouvement de colère passé, la foule consentit à écouter l'évêque. Ses paroles sages, son désir de conciliation, ses procédés aimables lui conquirent l'audience de ses diocésains les plus échauffés. Le souvenir de ses bienfaits fit le reste. Dissoute le 4 mars, l'Assemblée des États reprit le 27, sur l'ordre de Necker et sur convocation du commissaire royal (6).

La séance se tint, ce jour-là, dans l'église des Pères de la Doctrine chrétienne (aujourd'hui chapelle de Saint-Louis), sous la présidence du viguier. Elle fut courte. Après l'appel des divers représentants et le serment par eux prêté de rédiger fidèlement le cahier des doléances de leur ordre, et de procéder sans retard à l'élection de leurs députés, l'Assemblée se dispersa. Le clergé gagna le palais épiscopal, la noblesse se rendit à l'hôtel du viguier, tandis le tiers se réunissait dans la grande salle du Palais.

Sans tarder davantage, le clergé élit son évêque pour le représenter. Monseigneur du Tillet ne rencontra donc pas chez les prêtres de son diocèse l'hostilité dont furent l'objet plusieurs de ses collègues dans l'épiscopat. Les évêques de Tulle, d'Aire, de Belley, de Dax, de Mâcon, de Châlon-sur-Saône, pour ne citer que ceux-là, se virent supplanter par des simples curés, et l'on sait que sur 296 écclesiastiques élus, le clergé de second ordre en comptait 208, alors que 47 évêques recueillirent les suffrages des électeurs, le reste se partageant entre les chanoines, les grands vicaires ou les abbés.

À Orange, comme dans la plupart des petits diocèses, l'évêques était trop près de ses prêtres pour qu'il y eût entre eux et lui cette défiance qui naît de l'éloignement. Sans abdiquer sa dignité ni les prérogatives de son rang, Mgr du Tillet s'était fait aimer, et les mauvais jours venus, il ignora ces pamplets venimeux dont certains évêques se virent l'objet, productions tardives de vieux ressentiments, dans lesquelles des prêtres douteux libéraient enfin leurs rancunes ou leur envie. Sa popularité par ailleurs était de bon aloi. Elle était faite de respect et de sympathie ; son clergé, en l'envoyant aux États généraux, rendait un hommage mérité aux vertus et à la bonté de son évêque (7).

L'édit royal ne permettait pas d'élire plus d'un représentant de chaque ordre ; mais il ne défendait pas de donner à l'élu un suppléant. Le prévôt du chapitre, l'abbé de Poulle, fut désigné. Il devait, en effet, dans un avenir prochain prendre aux États généraux la place de l'évêque vieille, malade et désabusé.

De leur côté, la noblesse et le tiers procédérent aux élections de leur députés. Le marquis de Causans fut élu des nobles, les citoyens Bouvier et Dumas (8) ceux du tiers. On leur donna pour suppléants le marquis de Conceyl, M. Claude Besson, avocat à Orange, et M. Alexandre Falque, bourgeois de Jonquières.

En confiant à son évêque le soin de le représenter aux États généraux, le clergé savait que le cahier de ses doléances serait en bonnes mains. C'est à rédiger que l'Assemblée consacra ses autres séances. On y retrouve l'écho des aspirations de l'immense majorité des électeurs, et, à côté de desiderata purement ecclésiastiques, des doléances sur l'administration générale de l'État, sur celle de la Principauté, sur la répartition de l'impôt, sur les abus dont les cahiers du Tiers-état réclamaient eux aussi la suppression immédiate. Le mandataire du clergé orangeois devait donc approuver et soutenir l'abolition des privilèges pécunaires, la disparition de la gabelle, du bureau des fermes, et l'établissement de droits douaniers considérables sur les marchandises venait d'autre pays.

Il devait encore réclamer la convocation des États généraux tous les cinq ans, et dans les États provinciaux un nombre de députés égal à celui de la noblesse, étant par ailleurs entendu que ces assemblées éliraient alternativement un représentant du clergé et un autre de la noblesse pour présider à leurs délibérations.

Un concile provincial devait avoir lieu tous les deux ans, un concile national tous les cinq ans, et le synode diocésain tous les ans.

La mandataire du clergé devrait s'opposer à toute loi autorisant le divorce, comme «contraire au droit divin et aux bonnes mœurs», à toute loi accordant à la presse une liberté indéfinie et sans contrôle, et réclamerait pour les ecclésiastiques l'obligation de soumettre leurs contestations à l'arbitrage avant de les porter devant les tribunaux séculiers.

Les abus de la mendicité, la réforme de l'état monastique entraient enfin dans le mandat que le clergé donnait à son représentant.

Comme on le voit, les doléances du clergé orangeois étaient bien un peu mêlées. Mais elles ressemblaient aux plaintes, réclamations et suggestions contenues dans les autres cahiers du clergé français, où le souci de la chose publique s'alliait aux doléances spécifiquement ecclésiastiques, où la gabegie financière était dénoncée au même titre que la multiplicité et l'abus des bénéfices concentrés souvent dans les mêmes mains.

Le clergé d'Orange se savait de plus soutenu par son évêque. Le désintéressement du prélat ne faisait pas de doute. Ce n'était pas à lui que l'on pouvait reprocher d'accumuler et de retenir rentes et pensions. Il avait pris le diocèse alors que le siège en était pauvre, et il avait tout de même démissionné de son prieuré de Tornac qui valait 15.000 livres de revenus. Les plaintes de son clergé visaient donc plus haut que sa personne, et n'exprimaient, sous une forme plus accentuée, il est vrai, que des idées, des apirations, des blâmes que l'évêque avait formulés en plus d'une occasion.

Tandis que le clergé donnait à son évêque cette marque de son attachement et cette preuve éclatant de sa confiance, la noblesse et le tiers procédaient, de leur côté, le 28 mars et 3 avril à l'élection de leur député. Le 6 avril, dans l'église de la Doctrine chrétienne, les quatre élus prêtaient serment, recevaient les cahiers de leur ordre, et se voyaient attribuer 480 livres pour leurs frais de voyage (aller et retour) — plus 12 livres par jour pendant toute la durée des États généraux.

Monseigneur du Tillet avait un autre devoir à accomplir. Il était, sans doute, un des premiers citoyens d'Orange ; mais il en était le seul évêque, et à ce titre il se devait à lui, à son clergé, à ses fidèles de parler en pontife et d'élever les esprits et les cœurs au-dessus des préoccupations et des craintes. Il le fit sans tarder...

Quelques jours après son élection, le 23 mars, l'évêque publiait un mandement pour recommander aux prières de ses diocésains les travaux de l'Assemblée. Sa belle âme, candide, généreuse, désintéresse, s'y montre à découvert. S'adressant aux trois ordres, il leur rapellait l'égalité de tous les hommes devant Dieu. «Nous n'avons tous qu'un même père dans le ciel, nous sortons tous de la même tige, un même soleil nous éclaire ; nous descendons également dans le tombeau, et nous paraissons devant le même Juge.» Ceci était pour la noblesse.

Voici à l'adresse du clergé : «Annonçant l'Evangile, vivez de l'Evangile, voilà les droits aux secours que nous doivent les peuples ; ayant de quoi vous nourrir et vous vêtir, vous devez être contents, voilà les bornes de nos droits ; tout ce qui est au dessus est un fonds destiné aux œuvres de la charité chrétienne. — Ceux qui gouvernent bien sont doublement honorés, voilà les seules distinctions auxquelles nous devons prétendre.»

Et répondant par avance à la parole «Qu'est-ce que le Tiers-Etat ? — Rien ! Que doit-il être ? Tout !», l'évêque écrivait : «Si quelqu'un... veut faire de lui-même le centre auquel tout doit se rapporter ; alors l'intérêt général ; on ne verra que des bizarries et des contradictions. L'un détruira ce que l'autre aura édifié, et au lieu d'une régénération heureuse nous ne verrons plus que les scandales ou l'anarchie du pouvoir arbitraire.»

L'évêque d'Orange fut, on le sait, trop bon prophète. Du moins voulut-il, en ces temps de détresse publique, donner l'exemple du sacrifice. Avant quitter Orange il fit donc des réformes dans sa propre maison, supprimant les emplois moins utiles, et vendant ses deux chevaux et sa voiture. Par un calcul qui ne pouvait qu'être qu'approximatif, il était à la conviction qu'en sacrifiant pendant cinq ans les deux tiers des revenus des évêchés, abbayes, et gros bénéfices ecclésiastiques, en faisant supporter à la noblesse les impôts fonciers dont étaient grevés seulement les biens fonds, on comblerait le déficit sans augmenter les charges déjà considérables supportées par le peuple (9). Nous ignorons si les calculs du prélat étaient justes. En tout cas, s'il avait espéré trouver chez les autres la même générosité qui le portait à sacrifier 20.000 livres sur les 30.000 de son revenu, il se trompait lourdement.

Nommé président du vingt-troisième bureau, où siégeait le fameux duc d'Orléans appelé Philippe Égalité, personnage sans foi ni mœurs et régicide par dessus le marché, il eut tout de suite l'occasion de manifester ses sentiments et ses projets. La première question qui se posa avait en effet pour objet les moyens de combler le déficit. En qualité de président, l'évêque d'Orange dut émettre le premier son opinion et ses vœux :

«Messieurs, dit-il, nous ne pouvons pas compter sur les ressources du peuple à cet égard ; il est déjà accablé d'impôts ; sa misère est affreuse. Selon ma manière de voir, c'est le haut clergé et la noblesse qui, seuls, doivent prendre à leur charge les dettes de la France, et combler le déficit du Trésor.»

Il n'en put dire plus long. Les protestations et les blâmes hautement exprimés le dispensèrent d'entrer le détail de ses projets. Les esprits n'étaient pas préparés ou l'idée n'était pas mûre. Elle allait mûrir cependant : le 4 août n'était pas si éloigné !

Par contre, et pour des raisons que nous connaissons mal, Mgr du Tillet, bien qu'il eût été désigné avec l'évêque de Montpellier, M. de Malide, pour négocier avec la noblesse et les communes la nomination de commissaires communs, fut un des derniers à se réunir au Tiers-État (10).

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[Notes de bas de page.]

1. Elle fut ainsi composée jusqu'en 1789. Le 23 février de cette année, les États décidèrent que ce chiffre s'augmenterait du premier et deuxième échevin de la ville d'Orange, et du procureur général syndic. — Ils proposèrent de plus la nomination de deux membres du Tiers-État, «ceci sous le bon plaisir de Sa Majesté».

2. «... La Principauté n'a rien de commun avec le Province... Sa constitution, ses lois et son administration sont absolument différentes de celles du Dauphiné. Quel vœu pourrait donc porter, dans l'assemblée provinciale du Dauphiné le député de la Principauté et de quelle utilité pourrait-il y être pour la Principauté elle-même ?... L'assemblée générale de la Principauté semblerait subordonée à celle du Dauphiné, ne subsisterait plus par elle-même, ne serait plus un corps indépendant... N'avons-nous pas le plus grand intérêt à faire nos affaires nous-mêmes, et à pourvoir à nos besoins sans nous exposer à ceux qui pourraient survenir dans la province du Dauphiné ?...» (Cf., L. Duhamel, La fin de la Principauté d'Orange, dans l'Annuaire de Vaucluse, année 1894, Avignon, Seguin, p. 16.)

3. L. Duhamel, op. cit., p. 20.

4. Bibliothèque du Musée Calvet, Avignon, Ms. n° 5276, f° 431 et suivants.

5. Les de Causans occupèrent les situations les plus importantes, et rendirent en toute occasion à leurs concitoyens les plus éminents services. Leur terre, baronnie depuis le XIIIe siècle fut érigée en marquisait par Guillaume Henri de Nassau, prince d'Orange en 1667. Un de Causans était déjà gouverneur de la Principauté en 1530 jusqu'en 1563 ; la charge ne sortit pas de la famille. À cette date, Guillaume de Causans se démit de ses fonctions, les troubles protestants, le sac de la ville, qu'il n'avait pu empêcher ayant porté à son autorité des coups qu'il jugeait irrémediables.

Il est juste d'ajouter que la communauté sut reconnaître les services rendus. Elle appelait maison de Causans une partie de la maison du Prince, donnait le nom de gouverneurs à la rue aujourd'hui disparue qui réunissait celle dit Tourgayrenne à la rue Gourmande, députait en 1721 le chevalier de Causans aux négociations qui amenèrent la réunion de la Principauté à la Couronne de France et nommait en 1789 un autre de Causans député de la noblesse à l'Assemblée constituante.

6. Dans sa lettre du 15 mars adressée à l'évêque et au commissaire royal, le ministre Necker donnait ses instructions pour la nouvelle réunion de l'Assemblée et il ajoutait :

«Votre seule présence, Monseigneur, a heureusement prévenu les excès auxquels le peuple paraissait vouloir s'abandonner, et je reconnais là tout le pouvoir et l'ascendant de la vertu... Par vos sages conseils vous parviendrez sûrement à faire entendre aux habitants de la Principauté que, dans un Etat comme la France, une administration aussi exigüe que la Principauté d'Orange, puisqu'elle ne contient que cinq communatés, et au plus douze mille âmes, ne peut subsister isolée... qu'autant que l'amour de la paix... une vraie union vraiement fraternelle règlent, sans cesse, la marche de ses opérations.» (Cf., L. Duhamel, op. cit., p. 30.)

7. P. de la Gorce, Histoire religeuse de la Révolution française, Paris, Plon-Nourrit, 1909, tome 1, p. 102.

8. Ce serait-il le même que le [Jean-Baptiste-Pierre] Dumas qui fut délégué à Paris en 1817 auprès de Mgr d'Astros, récemment nommé à l'évêché d'Orange, pour lui soumettre les propositions de la municipalité ? On sait qu'à cette époque Orange et Carpentras rivalisaient de démarches pour s'assurer un siège nouvellement rétabli. Orange résolut d'envoyer un délégué à l'évêque élu. Un certain Paillet, avoué à Orange, aurait désiré vivement cette maison... que des intrigues firent attribuer à Dumas. Chevalier de Saint-Louis, émigré, fils d'émigré, Paillet digéra difficilement l'affront qu'il prétendait lui avoir été fait. Et pour mieux en noter l'injustice, il dépeignait sous les couleurs les plus noires le délégué choisi : «Dumas, dit-il, commmandant de la garde nationale, Dumas, ancien soldat de la Révolution dont les mains sont teintes du sang des victimes, Dumas qui, dans le temps de la funeste commission d'Orange, écrivit pour dénoncer son propre frère et se plaindre que la guillotine n'était pas assez active,... Dumas qui deviendrait musulman si les circonstances l'exigeaient !...» etc. (Mémoires de l'Academie de Vaucluse, tome XV, année 1915, p. 172.)

9. Rappelons ici pour l'intelligence des projets de Mgr du Tillet que l'Ancien Régime subsistait financièrement à l'aide de trois grands impôts : la taille, qui se répartissait par village et que les roturiers, les paysans surtout, étaient seuls à supporter ; la capitation, à laquelle notre impôt ressemble étrangement ; et enfin, les vingtièmes, impôt de superposition qui venait aggraver la charge des deux premiers. La noblesse était exempte de la taille, le clergé également, mais il y ajoutait l'immunité de la capitation et des vingtièmes. Il s'était exonéré de ces deux dernières taxes en 1710, par le versement d'une somme globale et forfaitaire de 32 millions.

À Orange, le clergé suivait en matière d'impôt le sort des pays appelés conquis, c'est-à-dire réunis à la France après le XVIe siècle. Il n'était donc affranchi ni de la capitation, ni des vingtièmes. Il les payait seulement d'après des abonnements séparés avec le Trésor royal. (Cf., P. de la Gorce, op. cit., p. 6.)

10. Ce n'est, en effet que le 26 juin, que l'évêque d'Orange, en assez fâcheuse compagnie il est vrai, puisque le fameux Talleyrand, évêque d'Autun, était avec lui, se présenta dans la salle où étaient les députés du Tiers. Mais dès le 22, l'archevêque de Vienne, l'évêque de Chartres, à la tête d'ecclésiastiques empressés à realiser l'union votée le 19 par l'Assemblée du clergé, s'étaient rendu dans la salle où se tenait le Tiers, et avaient été l'objet de prévenances et d'hommages multipliés. Il n'y avait eu auparavant que des évasions individuelles, dix-sept en trois jours (13-16 juin).

Le 27 juin, le roi prescrivait au Clergé et à la Noblesse la fusion avec le Tiers. La démarche de l'évêque d'Orange avait précédé de 24 heures seulement la décision royale.


CHAPITRE 6 : LE RETOUR À ORANGE. — LE DÉPART POUR BLUNAY.

En acceptant de représenter la principauté d'Orange aux États généraux, Mgr du Tillet entendait bien prendre son mandat aux sérieux. Se considérer comme la représentant de sa ville et de son diocèse, garder avec les pouvoirs publics d'Orange un contact permanent, les mettre au courant de tout ce qui se passait, se préparait ou se disait à Paris, était pour lui un devoir de conscience auquel il voulait obéir, par la résolution d'entretenir une correspondance permanente avec la municipalité orangeoise. Après les délibérations de l'Assemblée, les députés orangeois rédigeaient et signaient une lettre hebdomadaire résumant les débats, donnant leur impression, et parfois même exprimant leur pronostics (1). Et voice une, entre autres, où il est surtout questions des inquiétudes financières qui possédaient l'Assemblée législative. Elle a été incontestablement écrite par Mgr du Tillet.

«Versailles 28 Aoust 1789

Messieurs,

Depuis la dernière lettre que nous avons eu l'honneur de vous écrire, on a enfin terminé la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Nous en sommes actuellement à la Constitution, et on a discuté dans la séance de ce matin l'article concernant la monarchie. Le minstre des Finances a envoyé hier à l'Assemblée un mémoire excellent comme tout ce qui sort de sa plume, dans lequel, après avoir exposé le peu de succès de l'emprunt de 30 millions que l'Assemblée avait décrété, il y a quinze jours, il propose de faire un autre emprunt, à la place du premier, qui sera fermé et supprimé. Ce second emprunt, quoyqu'annoncé de 80 millions ne sera en effet que de 40, puisqu'il sera rempli moitié en argent et moitié en effets royaux produisant cinq pour cent d'intérêts. On suppose avec raison que les prêteurs seront déterminés à porter leur argent au trésor royal par cette facilité qui leur assurera le remboursement de leurs effets royaux à une époque bien plus prochaine. D'ailleurs l'intérêt n'était que de quatre et demy celui ci sera à cinq...» etc (2).

À vrai dire ce n'est pas exclusivement avec la municipalité que se nouèrent ces relations. À cette date, août 1789, il s'était formé à Orange, comme en d'autres villes un groupement qui vivait et agissait en marge de la municipalité et jouait auprès d'elle le rôle du Comité de salut public à l'égard de la Convention. On l'appelait le Comité permanent. Composé d'un officier municipal et de dix commissaires, il avait pour objet de «tracter dans toutes les affaires de grande comme de minime importance». La sécurité de la ville aussi bien que la taxation des farines entrait dans ses attributions, et les députés de l'Assemblée y voyaient surtout «le moyen de prévenir les désordres affreux que des personnes malintentionnées ont excitées dans celle du Dauphiné». (Lettre des députés d'Orange, août 1789.)

C'est donc avec ce comité que Mgr du Tillet, porte-parole habituel de la députation orangeoise, entretint une active correspondance, le prévenant même un jour de son arrivée et lui faisant sa première visite (3).

L'évêque d'Orange avait d'ailleurs appris avec grand plaisir l'établissement de ce groupement. Il y voyait un élément modérateur, capable, si les hommes s'y prêtaient, d'apaiser les querelles et de fournir, dans l'effervescence des discordes, un instrument de conciliation et de paix. Aussi pendant les trois mois que dura son séjour à Paris, Mgr du Tillet écrivait régulièrement et parfois avec force détails à ses compatriotes les faits de la Cour et de la Ville qu'il jugeait capables de les intéresser. Avec ses compagnons, il se fait l'intermédiaire entre les commissaires orangeois et les admininstrations publiques, transmet à celles-ci les demandes et les vœux de ceux-là, et rédige le plus souvent de sa main la réponse réclamée par les circonstances. Les materières les plus diverses lui fournissent le sujet de sa correspondance, depuis les menaces dont les États généraux furent l'objet, jusqu'aux visites de Necker, en passant par des demandes de fournitures de fusils et de gibernes, et par l'annonce du départ du roi pour Paris, évènement considérable qui n'éveille pourtant sous la plume de Mgr du Tillet que cette simple phrase : «Il est encore très incertain si nous irons rejoindre le roi ou si nous demeurons ici»... (4).

Cinq mois seulement s'étaient écoulés depuis l'ouverture des États généraux, quand Mgr du Tillet prit la résolution de se retirer. Il avait vu que cette assemblée sur laquelle il avait bâti de si belles espérances était surtout une réunion d'ambitions et d'intérêts où l'amour du bien public était traité en importun et, désormais, découragé plus qu'irrité, il avait hâte de retrouver Orange et son paisible troupeau. Sa santé résistait mal d'ailleurs aux fatigues. Le 28 octobre 1789, il écrivait à la municipalité d'Orange :

«Il y a plus de deux mois que je suis incommodé de maux de tête continuels et d'étourdissements... J'en ai eu un hier, à l'Assemblé Nationale qui m'a obligé de sortir, en me faisant craindre de perdre connaissance. En conséquence, il m'est impossible de continuer les augustes fonctions dont la principauté d'Orange m'a honoré, mais comme je ne veux rien faire sans votre agrément et votre conseil, j'attends les ordres que vous voudrez bien me donner. Quand j'aurai reçu votre réponse, je me disposerai à vous réjoindre, et ce sera pour moi un très sensible plaisir.»

De leur côté, ses collègues à l'Assemblée nationale faisaient savoir à Orange que la santé de l'évêque ne lui permettait plus d'exercer la mission dont il avait été chargé ; et voici la lettre de Bouvier et Dumas du 25 octobre 1789 à la municipalité d'Orange :

«Quelle que soit notre juste douleur, de le perdre et d'être privés de son appuy nous ne vous cacherons point que nous avons été les premiers à luy conseiller de retourner à Orange, et nous nous sommes trouvés en cela parfaitement d'accord avec tous les médecins.»

Voilà donc l'évêque d'Orange de retour, las et attristé, dans sa bonne ville d'Orange (5). Il y était arrivé dans les premiers jours de novembre 1789. Deux mois et demi après, l'édit royal du 15 janvier 1790, divisant le royaume en 83 départements, supprimait un grand nombre d'évêchés ; l'évêché d'Orange était parmi les sièges abolis. Un instant l'évêque eut la pensée d'établir sa résidence à Caderousse et, de là, de gouverner les villes de son diocèse appartenant au Comtat et encore soumises au pape. Mais à cette époque les évènements allaient plus vite que les projets. L'administration municipale lui fit savoir qu'elle se proposait de transformer son palais en caserne et de vendre les biens de la mense épiscopale. — C'est de cette manière péremptoire que les édiles orangeois remerciaient l'évêque qui avant tant fait pour la ville !

Il serait certes intéressant de rechercher les impressions que les évènements de mai à novembre 1789 produiserent sur l'évêque d'Orange, de savoir comme cette nature généreuse jusqu'à l'illusion, candide jusqu'à la naïveté, mais si haute dans ses aspirations, si fidèle dans ses amitiés, réagit en face de la prise de la Bastille (14 juillet), de l'abolition des privilèges (4 août), et surtout de la confusion consommée le 23 juin des trois Ordres ce qui équivalait à la suppression de l'Ordre ecclésiastique en tant que grands corps de l'État.

Il serait intéressant, surtout, de voir combien la douce figure de notre évêque, mêlée d'aussi près à tant de visages passionnés, a été peu ou mal comprise par les historiens. Nous ne saurions en effet souscrire, pour notre part, au jugement sommaire d'un auteur orangeois qui veut bien reconnaître à Mgr du Tillet quelques «bonnes intentions», et un vrai «désir du bien», mais déplore chez lui ce «caractère faible et cet esprit incertain qui obscurcirent ses excellentes qualités» (6). Ce n'est pas non plus sans réserve que nous admettrions avec un autre qu'il ne fut pas «à l'hauteur des terribles circonstances où il fut appelé à jouer son rôle» (7). Certes les évènements formidables dont il fut le témoin font aujourd'hui, par leur masse même, paraître petits des hommes qui ne leur semblaient pas en leur temps ridiculement inférieurs ; mais il est toujours facile, après coup, de jouer au prophète ou au fin psychologue. À l'ouverture des États généraux, qui donc en prévoyait l'échec ? Et parmi tous ces grands seigneurs, à commencer par le roi lui-même, quel est celui qui pouvait prédire où allait mener la France cette furie d'égalité, cette abolition frénétique de privilèges, et cet hymne universal à la fraternité dont Rousseau semblait avoir écrit la musique sur des paroles de Berquin ?

S'il y eut imprévoyance et légéreté, elles furent générales. Cette nuit du 4 août ne s'était-elle pas ouverte par les disourses de deux grands seigneurs qui avaient eux-mêmes réclamé l'abolition de toute prérogative féodale : le vicomte de Noailles et le duc d'Aiguilhon ? N'est-ce pas M. de la Fare, évêque de Nancy, suivi par M. de Boisgelin, évêque d'Aix, qui fit déclarer nulle toute conservation qui tenterait de ressuciter ne fût-ce qu'en partie, le régime féodal ? De plus (ce qui nous apparaît aujourd'hui plaisant, mais était alors de grande importance) n'est-ce pas l'évêque de Chartres qui demanda et obtint du droit exclusif de chasse ? Et pour terminer, ne peut-on appeler que c'est l'archevêque de Paris lui-même qui termina le débat sur la suppression des dîmes par ces paroles décisives : «Nous remettons toutes les dîmes ecclésiastiques entre les mains d'une nation juste et généreuse ?»

Le petit évêque d'Orange, s'il se trompait, se trompait donc en bonne compagnie. Que sa bonté native, son désintéressement, et même son imagination vive et ardente, aient trouvé, en ces jours confus, une occasion de s'exercer qu'il jugea opportune, nous n'y contredirons point. Il fut trompé par son cœur, comme il l'avait été, au cours de son épiscopat, quand il comblait de bienfaits des prodigues et des ingrats. Mais ce n'est pas là la marque d'un esprit faible et incertain ; d'aucuns y verraient plus volontiers le signe d'une magnanimité dont les hommes ou les évènements desservent les intentions, mais ne sauraient voiler la noblesse.

La Constitution civile du clérge allait mettre à l'épreuve ce caractère : l'évêque d'Orange ne voulait prêter aucun serment, les jugeant contraire à sa conscience. On sait ce qu'il risquait. Il ne l'ignorait pas lui-même. C'est là-dessus qu'il faut le juger, et c'est là qu'il apparaît tel que la Providence nous l'avait donné ; conciliant et ferme, homme de progrès et de devoir, évêque irréprochable et citoyen dévoué.

En septembre 1790, l'évêque comprit que le temps étaient révolus : il s'était attaché certes à ce pays qui l'avait adopté et dont il avait à son tour adopter les âmes jusqu'à se dépenser, se sacrifier et s'appauvrir pour elles. Il ne voyait donc pas sans douleur venir le moment où il devrait quitter son diocèse. Mais là, comme ailleurs, la situation empirait tous les jours. Les esprits s'étaient échauffés, l'autorité perdait de son prestige, et la misère augmentait les passions. De mauvaises récoltes en 1788, un hiver particulièrement rigoureux en 1789, des souffrances trop réelles et toutes prêtes à alimenter des révoltes encore sourdes, mais qui n'attendaient qu'une occasion pour exploser, tel était l'état de notre pays, semblait à celui de la France entière, en ce mois de janvier 1790.

Sur le plan spirituel, les choses n'allaient guère mieux. L'heure de la grande épreuve n'avait, sans doute, pas encore sonné. La Constitution civile du clérge ne devait devenir obligatoire que le 4 janvier 1791 ; mais l'Assemblée constituante avait déjà décrété la vente des biens du clergé, supprimé les vœux religieux, aboli les ordres monastqiues. À Orange, le palais épiscopal était converti en caserne, et les biens de la mense allaient bientôt être mis en vente. De plus, le clergé n'était pas sans subir l'influence de l'esprit nouveau. Le collège notamment, dirigé par les Pères de la Doctrine chrétienne échappait de plus en plus à l'autorité de l'évêque. Chez nous, comme à Aix, comme à Draguignan et ailleurs, les fils de César de Bus étaient acquis aux idées nouvelles. Aussi quand le 5 février 1791, on les vit, tous les huit, se présenter au greffe de la municipalité «pour satisfaire à la loy relative au serment à prêter par les ecclésiastiques fonctionnaires publics», il n'y eut, dans la population orangeoise, ni étonnement ni scandale. La chose était prévue depuis longtemps ; ils étaient d'ailleurs étrangers pour la plupart, leurs rapports avec les âmes peu fréquents, et leur exemple serait peu contagieux. Il le fut assez cependant, pour qu'un certain nombre de prêtres du diocèse se résolussent à les imiter, et, parmi eux le fameux abbé Dugat, puis M. Benet qui exerçait, quoique prêtre, les fonctions de procureur de la commune. Tous deux devaient remplir à la paroisse les fonctions laissées libres par le vénérable M. Boussier, l'un en qualité de curé et l'autre comme vicaire «constitutionnels» de Notre-Dame.

Ces tristesses étaient, certes, plus affligeantes pour l'évêque que la perte de son palais, la vente de ses meubles, ou la confiscation de la mense. De hautes fidélités le consolèrent, d'ailleurs. Les chanoines, de nombreux prêtres refusèrent le serment, et quelques-uns payèrent de leur tête leur attachement à leur devoir : le curé et le vicaire de Jonquières, MM. Deremeuil et Gonnet, Marcel Benoît de Courthézon, les deux Berbiguier de Caderousse, les deux Chièze dont l'un était le vicaire général de Mgr du Tillet, Jean-Pierre Boyer, ancien grand vicaire et retiré à Rochegude, tandis que d'autres traduits devant la Commission populaire furent acquittés, comme le capiscol de Guillaumont, réfugié à Camaret.

Mais quand ces prêtres et ces religieux consommèrent leur sacrifice, Mgr du Tillet n'était lus là. Depuis trois ans, il résidait à Blunay. Séduit tout d'abord, comme nous l'avons dit, par le projet de demeurer quand même sinon à Orange, du moins à Caderousse qui, appartenant au Comtat-Venaissin, faisait cependant partie du diocèse d'Orange, il y renonça bien vite. Caderousse était bien près d'Orange et quoi qu'appartenant encore au pape — pour peu de temps il est vrai — n'offrait pas toutes les garanties désirables. Monseigneur du Tillet se résigna donc et fit avec la méthode et la précision, qui lui étaient habituelles, ses préparatifs de départ. On était au début de septembre 1790. Des personnages de son entourage, l'évêque n'emmenait que son jeune domestique Jean-Louis Gautier. Il dit à ses autres familiers un adieu définitif, manda auprès de lui le régisseur des ses biens Coulombeau (8), régla ses affaires, le chargeant de distribuer de nouvelles aumônes, et le dimanche 12 septembre, après avoir célébré une dernière fois la messe dans sa chapelle, et confié l'administration du diocèse au capiscol M. de Guillaumont, il se mit en route pour Blunay. Il y avait seize ans, presque jour pour jour qu'il était venu à Orange où il aurait voulu, où il croyait mourir.

Le voyage d'Orange à Blunay, les dernières années de Mgr du Tillet ont eu leur historien. C'est Jean-Louis Gautier, le serviteur fidèle du prélat, le frère du marmot si complaisamment bercé, quelques années auparavant, par le bon évêque d'Orange. Dans une lettre adressée à un ecclésiastique d'Orange et datée du 8 juillet 1809, il raconte donc les faits qui marquèrent la vie du prélat pendant ces trois ans.

Le voyage se fit lentement et sans graves incidents. Un essieu se brisa cependant à une lieue au delà de Dijon. Pendant que l'on réparait, l'évêque prit son bréviaire, se retira le long d'une prairie, s'assit au bord d'un ruisseau, et se mit en prières. «Je l'examinais, dit Gautier. Il parassait heureux. Son visage reprit dès ce moment sa sérénité habituelle, la tristesse qui l'avait assombri depuis son départ d'Orange, avait disparu complètement.»

Si la route longue d'Orange à Blunay ne fut marquée par aucun incident triste, elle en offrit un au moins de joyeux et qui montre comment en ces temps lontains la présence d'un évêque dans une auberge de village suffisait à donner d'heureuses inspirations aux cuisinières. Nous laissons la parole à Louis Gautier.

«Un orage qui s'éleva vers cinq heures du soir nous força de nous arrêter dans un village nommé Saint-Marc-sur-Seine, relais de poste cinq lieues avant Châtillon [Côte-d'Or]. Pour prévenir les éblouissements que Mgr du Tillet éprouvait toutes les fois qu'il voyageait, les médecins lui avaient prescrit de ne prendre son repas que le soir. Je descendis donc près de la maîtresse d'hôtel, et lui demandai ce qu'elle nous donnerait à souper. Elle m'offrit plusieurs mets gras. Je lui représentai que le Monsieur qui était en haut (il m'avait défendu de le qualifier de Monseigneur) ne faisait pas gras à cause des quatre-temps. J'eus beau insister pour avoir du poisson, je ne pus obtenir que la promesse de pommes de terre cuites au vin, de haricots et des œufs, si nous en voulions. J'en informai Monseigneur. Pour toute réponse, il me dit en souriant : «Mon pauvre Gautier, tu n'y entendre rien ; tu vas voir, sans rien dire, je ferai mieux que toi.» Il s'était fait la barbe et s'était accommodé les cheveux ; il se vêtit d'un habit court, passa la croix pectorale, et descendit ainsi dans la cuisine. Aussitôt que la maîtresse d'hôtel l'aperçut, elle faillit tomber à genoux. «Je vous demande, Monseigneur, lui dit-elle, j'ignorais le bonheur de posséder un tel personnage dans ma maison.» Elle donna aussitôt ses ordres à Marie, à Marguerite, d'aller ci, d'aller là, et de ne point revenir sans avoir du poisson. En moins d'une demi-heure, l'une arriva avec un beau brochet, l'autre avec une superbe anguille. Je les accommodai aussitôt, et nous soupâmes plus gaiement que nous n'avions fait encore.»

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[Notes de bas de page.]

1. «Les séances de l'Assemblée Nationale deviennent de jour en jour plus intéressantes. Nous avons résolu de vous en faire connaître les résultats semaine par semaine. Lorsque les délibérations seront d'une certaine étendre, nous y joindrons les imprimés comme nous faisons aujourd'huy. Lorsqu'elles seront moins importantes et moins longues, nous nous bornerons à vous en marquer l'objet et la substance.» (Lettre du 14 août 1789.)

2. Malgré ces mirifiques apparences, cet emprunt n'eut pas plus de succès que le précédent. Le ministre des finances, Necker, avait d'ailleurs quelque peu varié dans son évaluation du déficit. En mai 1789 il accuse, en effet, 50 millions d'excédents de dépenses, 30 millions de dépenses extraordinaires, 76 millions pour le service des emprunts. Mais en août, la pénurie du Trésor apparaît beaucoup plus considérable, malgré les économies annoncées s'élevent à 50 millions. — «Si Necker, écrivait Mirabeau au comte de Lamarck, avait l'ombre de talent ou des intentions perverses, il aurait sous huit jours 60 millions d'impôts, 150 millions d'emprunt, et le neuvième jour nous serions dissous.» — On sait qu'en l'occurrence Necker n'eut heureusement pas de perversité, et malheureusement pas assez de génie.

3. «J'ai l'honneur de faire part à MM. du Comité permanent que je suis arrivé au soir. Je désirerais savoir où et à quelle heure ces messieurs s'assemblent pour avoir l'honneur de les aller voir. Guill. L. év. d'Orange, ce mercredy matin.» (Billet, écrit probablement fin août 1789.)

4. Lettre du 4 septembre 1789 : «Quelques employés du Palais royal ont menacé l'Assemblée de la traiter comme ennemie de l'Etat et de dresser une liste des proscrits. L'Assemblée a méprisé ces menaces.

13 septembre : Au sujet des fusils et gibernes demandés pour armer la milice bourgeoise, le ministre a répondu qu'il ne pourrait fournir de gibernes, mais qu'il ferait son possible pour envoyer une petite quantité de fusils.

22 septembre : Même objet.

29 septembre : Communications des décrets de l'Assemblée Nationale concernant les gabelles et les impositions.

29 septembre : M. Necker est venu à l'Assemblée Nationale annoncer la suppression de la maison de la Reyne par économie. Le Roy et la Reyne n'auront plus qu'une seule maison. — Le Roy et la Reyne et les ministres ont envoyé à la monnoye leur vaisselle plate.

9 octobre : Le roi est part pour Paris.»

5. Revenu malade à Orange, Mgr du Tillet trouva, dit-on, l'hospitalité dans l'hôtel de Serre, rue de Tourre. Un buste d'évêque, d'une physionomie caractéristique est conservé dans cette vieille demeure où les vestiges du passé sont encore nombreux, malgré des aménagements qui n'ont pas manqué d'en altérer la physionomie. Cette effigie laissée longtemps sub Jove crudo est elle-même assez détériorée, mais les vieux Orangeois aiment à voir en elle l'image de notre dernier évêque. — Nous n'aurions gardé de les contredire.

6. J.-A. Bastet, Essai historique sur les évêques du diocèse d'Orange, Orange, Escoffier, 1837.

7. M. Millet, curé d'Orange, Notes manuscrites, 1815-1835.

8. Dans sa Vie édifiante de M. Guillaume-Louis Dutillet, dernier évêque d'Orange, opuscule écrit en 1812, Coulombeau a raconté en quelques circonstances il fut mandé auprès de Mgr du Tillet. Son récit fait peut-être une large part au merveilleux de l'aventure, mais il prouve à quel point l'évêque avait su s'attacher son honnête intendant.

«J'étais, dit Coulombeau, auprès d'une épouse mourante et je répondis que je ne pouvais quitter ma chère malade, à laquelle on venait d'administrer les derniers sacrements. Par retour de l'exprès, M. du Tillet me répondit que le lendemain, 8 septembre (fête de la Nativité de la Sainte Vierge) il célébrait la Sainte-Messe à notre intention... et que, comme il avait toujours été exaucé, il ne doutait pas que je ne fusse le lendemain auprès de lui. En effet, la malade reprit tout-à-coup la parole et la connaissance qu'elle avait perdues ; et son rétablissement fut si rapide que j'ai pu me rendre auprès de ce bon Prélat le jour qu'il m'avait fixé. Cet évènement sera toujours considéré dans notre famille comme un miracle opéré par les ferventes prières du serviteur de Dieu.» (Op. cit., f° 29.)


CHAPITRE 7 : LES DERNIÈRES ANNÉES. — LA MORT ET LES TESTAMENTS.

Monseigneur du Tillet arriva à Blunay le 5 septembre 1790. Mais la part qu'il avait prise aux affaires publiques lui en avait laissé le goût. Deux mois après, le 18 novembre, il éprouve le besoin de reprendre contact avec ses anciens collègues à l'Assemblée nationale demeurés à Paris. Son souvenir, d'ailleurs, était encore présent à leur mémoire. Le métropolitan d'Orange, l'archevêque d'Arles, Mgr du Lau celui-là, même qui devait donner bientôt sa vie pour sa foi, à la prison des Carmes [le 2 septembre 1792], l'invita à prendre part aux assemblées du clergé de France qui se tenait à Paris, chez l'archevêque, le cardinal de La Rochefoucauld. Le clergé de France, à cette date, n'avait certes pas lieu de se réjouir, car on était au plus fort de l'agitation provoquée par le vote de la Constitution civile du clergé, et la loi du serment civique votée le 7 novembre 1790. Les délibérations épiscopales s'en ressentaient. Le temps des illusions était passé, les ponts étaient coupés. Il ne devait rester sur l'autre rive que cinq évêques «jureurs».

Le 31 janvier 1791, Mgr du Tillet était de retour à Blunay. La gravité de la situation, de sombres pressentiments qu'il n'était plus possible d'étouffer, augmentait chez lui le regret de son cher diocèse d'Orange. Pour en atténuer la douleur, il avait eu recours à de touchants subterfuges, au moyen desquels il pouvait, avec beaucoup d'imagination, se croire encore au milieu de son troupeau. C'est ainsi qu'il avait fait enchasser dans un cadre en fer, et placer devant sa cheminée une de ces mosaïques fabriqués à Orange et si étroitement imitées des mosaïques romaines. Il se plaçait parfois sur cette miniscule parcelle du sol orangeois, faisait mettre Gautier à génoux pour représenter ses anciens diocésains, et bénisait en lui le troupeau qu'il avait perdu. Ou bien gravissant une colline proche de Blunay, il portait au loin, vers le midi, ses regards où brillaient des larmes. — Il avait encore fait mieux :

Dans sa jeunesse, l'abbé du Tillet avait eu un certain goût et quelque talent pour la peinture. Vers la fin de sa vie, et dans les loisirs forcés de sa retraite, il revint à son délassement favori. Il avait donc peint la ville d'Orange et ses principaux monuments : le Théâtre antique et l'Arc-de-triomphe, son évêché et sa cathédrale, puis, dressés au dessus des toits, les clochers des Dominicains et des Cordeliers, le couvent des Capucins ; il s'était peint lui-même en vêtements pontificaux, entouré de son troupeau sous la figure de quelques brebis dont le fidèle Gautier, avec des traits plus marqués et de plus vives couleurs, représentait la plus chère, la seule qui lui restât dans son exil.

La vie de l'évêque s'écoula, pendant les premiers mois, paisible et recueille, parmi les exercices pieux, la lecture, la société de quelques amis et les souvenirs qu'il avait emportés de son lointain diocèse. En arrivant à Blunay, son premier soin fut de s'y bâtir une chapelle et, sitôt concu, le projet prit corps et se réalisa, avec la promptitude et la décision que le prélat mettait en toute chose. Elle était terminée le 21 janvier 1791. Le dimanche suivant, il l'inaugurait en y célébrant la messe, devant une petite assistance de serviteurs, de fermiers et des fidèles voisins. Il y prêcha, suivant la coutume qu'il avait à Orange, sur l'évangile du jour, et son éloquence familière quoique substantielle et grave, attira bientôt chaque semaine un nombre plus considérable d'auditeurs. Les évènements, déjà inquiétants, n'avaient pas encore pris un aspect tragique, et l'évêque pouvait, en toute liberté, donner à l'étude, à la prédication et, par surcroît, au ministère des malades et des pauvres tout le temps désirable. Dès son arrivée, il avait fait, paraît-il, donner aux pauvres de Blunay un habillement neuf, et il ne cessa de distribuer en aumônes les quelques ressources qu'il avait conservées de son passage à Orange ou qui lui venaient de l'usufruit de sa terre de Blunay.

Il était donc chez lui, tel qu'on l'avait connu chez nous, conservant, même dans une existence encore plus effacée, les traits de son caractère et de son humeur.

Le petit-fils de Louis Gautier a raconté, dans le Journal de Provins du 6 septembre 1879, une anecdote caractéristique qu'il tenait de son grand-père et qui démontre bien que, chez l'évêque, la nature n'était pas sans reprendre parfois le dessus... Nous la donnons ici dans sa saveur originale. C'était quelque temps après que Mgr du Tillet eût obtenu pour son fidèle Gaultier la main d'une certaine Catherine Mirveaux, fille d'un modeste cultivateur de Maulny, village des environs de Blunay, en septembre 1792.

«A l'occasion de quelque négligence de mon père dans la service de la chapelle, il reçut une réprimande dans laquelle il fut tellement malmené, que le sang méridional de l'enfant d'Orange s'échauffe à son tour, et qu'oubliant pour cette fois, qui fut l'unique, le respect qu'il devait à son maître, il se permit de répliquer en ces termes : «Monseigneur, vous êtes vous-même en défaut, car en me demandent à mes parents pour vous suivre ici, vous leur avez promis de les remplacer envers moi ; ils ne m'ont jamais traité de la sorte», et il sortit brusquement en faisant claquer la porte, puis ayant dit quelques mots en passant à sa jeune femme, il disparut dans la direction de la forêt de Sourdun.

Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que Monseigneur appela ma mère, et, la voyant toute en larmes, il lui en demanda le motif.

— Je pleure, parce que Louis vient de sortir plus ému que je ne l'ai encore jamais vu, me disant qu'il avait perdu les bonnes grâces de Monseigneur.

— Où est-il allé ?

— Il a pris le chemin de la forêt.

— Lequel ? Le sentier ou le grand chemin ?

— Le sentier.

— Calmez vous, mon enfant ; je vais arranger tout cela.

Aussitôt le bon évêque prit son bâton, et, précédé de son petit chien, il se mit à gravir le sentier, conduit par l'intelligent animal qui avait le flair bon et connaissait parfaitement le fugitif. Celui-ci fut bientôt rejoint, et comme le calme, là aussi, avait succédé promptement à l'orage, il revenait sur ses pas pour implorer son pardon. Monseigneur ne lui en laissa pas le temps. Dès qu'il aperçut sortant du bois :

— Reviens, Louis, lui cria-t-il de loin, reviens consoler Catherine qui se désespère !

— Comment ! Monseigneur, c'est vous qui faites une telle démarche ? N'était-ce pas moi d'aller me jeter aux pieds de Votre Grandeur ?

— Ce n'est pas à mes pieds, c'est entre mes bras qu'il faut oublier nos torts réciproques. Tu es vif et moi aussi et nous avons, l'un et l'autre, suivi notre pente naturelle ; ce n'est pas ainsi qu'on gagne le ciel qui doit être notre seul but.

— Ah ! Monseigneur, comment pourrai-je reconnaître ?...

— Laisse-moi parler ; tu as besoin de moi pour vivre, et j'ai besoin de toi pour mourir. Si les révolutionnaires me laissent expirer ici, qui me fermera les yeux si ce n'est pas toi ?

— Dieu veuille, Monseigneur, pour que, l'orage passé, nous retournions dans mon pays, dans votre cher diocèse.

— Hâtons-nous, dit le bon évêque, de descendre à la maison pour consoler la jeune femme. Afin d'y mieux réussir, je vais vous remettre le titre des mille écus que je vous ai assurés sur l'Etat ; tu iras à Maulny avec Catherine montrer cette pièce à tes parents, car Mirveaux a droit à cette justification que je lui ai promise.

— Merci mille fois, Monseigneur, mais vous m'avez promis d'être aussi le parrain de mon premier-né : pourrons-nous le dire ?

— Oui tu donneras mon nom à ton enfant, et je le baptiserai, comme je vous ai mariés, dans ma chapelle, puisque l'Eglise de Melz est convertie en salpêtrière.»

Ces vivacités et cette manière de les corriger... tout Monseigneur du Tillet est là !

Cependant tous les liens n'étaient pas brisés entre Orange et Blunay. Une correspondance affecteuse s'échangeait fréquemment. Le capiscol du chapitre tenait l'évêque, toujours considéré comme tel, au courant des affaires, et son vieil ami, le marquis de Billoti lui donnait, de son côté, des nouvelles. Toutes n'étaient pas bonnes. Plusieurs curés du diocèse avaient prêté le serment. Les fidèles se divisaient, et les esprits soulevés fermentaient déjà dangereusement. L'évêque ne pouvait que gémir et prier.

À la fin de l'année 1791, Mgr du Tillet entreprit un second voyage à Paris. Il descendit, à son accoutumée, au séminaire de Saint-Magloire. Depuis son premier voyage les évènements s'étaient précipités. La Constituante avait terminé son besogne. Le roi en acceptant la Constitution élaborée sous la pression des éléments extrêmes avait mis fin aux exploits des législateurs. Ils avaient un peu créé, beaucoup détruit. Louis XVI, depuis le retour de Varennes en juin, était prisonnier aux Tuilleries. L'Église constitutionelle avait consacré ses premier évêques, installé ses premiers curés. L'évêque d'Orange ne se souciant pas de retrouver Talleyrand, un des rares évêques «jureurs», ni de saluer Gobel, l'archévêque intrus de Paris, se hâta d'expédier ses affaires et de revenir à Blunay (1).

L'année 1792 se passa tranquillement : non que les évènements n'aient eu là aussi, leur écho, dont le retentissement dans l'âme du prélat fut des plus douloureux. Mais entouré de voisins dont un grand nombre étaient ses obligés, vivant à l'écart sans cesser de faire le bien, Mgr du Tillet ne devait connaître que l'année suivante la rigueur des procédés révolutionnaires. Sa santé, chancelante déjà depuis deux ans, déclinait de plus en plus. Un coup terrible lui fut porté le 22 janvier 1793.

«Ce jour-là, raconte Gautier, nous allâmes sur la route au devant du commissionnaire qui rapportait les provisions et les nouvelles de Provins. Il ouvrit la feuille du jour, et quand il vit en tête «Mort du dernier tyran», ce fut comme un coup de foudre pour lui ; les jambes lui manquèrent, il tomba sur ses genoux, et récita un De Profundis pour l'âme du roi.»

Cette année 1793 ne devait pas se terminer sans de grandes tribulations. Le prélat jusqu'alors avait pu croire qu'il passerait inaperçu. Le décret sur les suspects lui inspira, cependant, quelques inquiétudes. Elles étaient justifiées. À Paris et en quelques villes de province, les massacres de prêtres avaient succédé à l'internement, puis à la prison, quand ils ne les avaient pas remplacés. En Seine-et-Marne, le couvent des Cordeliers était devenu cachot, et comme il était trop petit, on aménagea le couvent des Jacobins et l'abbaye Saint-Jacques. Trente-cinq prêtres venaient d'y être enfermés depuis un mois. Que ferait l'évêque en face de si peu rassurantes conjonctures ? La pensée lui vint, dit-on, de se réfugier en Suisse. Mais déjà les routes n'étaient pas sûres, et les frontières étaient gardées. Il temporisa donc, et ces hésitations sont peut-être la seule marque d'incertitude et de flottement d'esprit qu'il ait donnée dans sa vie. Il est vrai qu'il ne s'agissait plus que de lui-même, de la sauvegarde de son existence, et on a vu qu'il savait à l'occasion en faire bon marché.

Peut-être, en surplus, les marques de sympathie qu'il recevait de quelques-uns de ses concitoyens lui firent-elles illusion, ou encore aimait-il à se persuader que son fidèle Gautier, devenu une manière de personnage, en qualité de greffier de la municipalité, mettrait son influence au service de son maître ? Sur ce point, il ne se trompait qu'à moitié, mais pour l'instant, Gautier ne paraît pas avoir empêché grand chose. En tout cas l'évêque resta.

Le 9 octobre donc, 1793, à 10 heures du matin, le commandant du bataillon de Provins, accompagné de six fusiliers, vint lui notifier son arrestation. Quand on se rappelle la procédure qui suivaient alors les pourvoyeurs des tribunaux révolutionnaires, on ne peut douter que Mgr du Tillet n'ait été l'objet d'une dénonciation. Blunay faisait partie de la commune de Melz-sur-Seine, dotée comme tant d'autres villages d'un comité de surveillance dont l'action se faisait sentir sous forme de délations. Monseigneur du Tillet fut donc victime d'un obscur citoyen auquel la présence de l'évêque était sans doute importune, et qui s'imagine, peut-être de bonne foi, sauver sa part la République.

On arrête donc l'évêque ; mais avant de l'emmener, les six fusiliers et le commandant firent ripaille à ses dépens. Puis ils le hissèrent sur un âne, et parmi les quolibets on se mit en route pour Provins. Comme il arrive en des temps troublés, les honnêtes gens laissèrent faire. Ils gémirent, les femmes pleurèrent, la consternation se répandit dans le village ; et puis chacun retourna à ses affaires. Quelques jours s'étaient écoulés quand on se ressaisit. Soixante-trois pères de famille, la municipalité en tête, vinrent à Provins réclamer l'élargissement du citoyen du Tillet, comme on disait alors. Ils était porteurs d'une pétition rédigée par Gautier et signée de chacun d'eux. Le représentant en mission dans la Seine-et-Marne était alors un certain Dubochet, autrefois médecin à Montbrison, devenu par la grâce de Robespierre représentant du peuple, après avoir été conventionnel par le suffrage des électeurs de Rhône-et-Loire, et régicide par haine et bêtise. Ses diverses fonctions ne l'avaient pas brouillé avec la bouteille, et c'est, au dire de Gautier, dans un moment où il sortait d'une conversation prolongée avec elle la pétition lui fut présentée. L'heure n'était pas favorable. Aussi, sans lire la requête, il congédia violemment les pétitionnaires. On raconte, même que le procureur de la commune, un certain Siret, pharmacien de son état, ayant cru qu'à ce titre il se ferait mieux écouter du médecin Dubochet, lui représentant que du Tillet était le bienfaiteur du village, et le père des pauvres, se fit traiter de meurt-de-faim, de Jean f..., et se vit congédier sans ménagements avec ses collègues. — «Du Tillet était en prison, il y resterait.»

Cependant pour faire un procès, il faut des pièces. Si, à cette époque, des semblants de pièces suffisaient, encore fallait-il se les procurer. Et voilà pourquoi quelques jours après, les habitants de Provins, virent l'évêque que devenu le citoyen du Tillet traverser leur ville sur une méchante carriole en compagnie d'un cordonnier de la rue Friperie appelé Moreau, mais que ses compatriotes avaient surnommé «Moreau-tempérament» (2). Dès le début de la Révolution il avait délaissé la chaussure où il réussisait bien, pour la politique où, dans les commencements, il parut réussir encore mieux. Président du comité révolutionnaire de Provins, il ne se contentait pas de pérorer en enfilant des mots qu'il ne comprenait pas, il se chargeait volontiers des expéditions chez les aristocrats ; et s'il n'en ramenait pas toujours le gibier escompté, il en revenait rarement sans avoir soutiré quelque argent et vidé quelques flacons. Il est vrai qu'en bon sans-culotte il invitait parfois ses victimes à trinquer avec lui, persuadé qu'il faisait ainsi un geste de fraternité républicaine.

La maison de Blunay avait-elle une bonne cave ? Nous l'ignorons. Toujours est-il Louis Gautier, historiographe de son maître, ne manque pas de dire que Moreau-tempérament vide force bouteilles et invita le prélat à boire avec lui. La perquisition ne donna rien ; mais pour ne pas revenir tout-à-fait bredouille le cordonnier président emporta une crosse et une mître, parce que, dit-il, «c'étaient des objets de féodalité».

Alors commence pour Mgr du Tillet, un voyage incessant de prison en prison. Transféré bientôt au couvent des Jacobins, puis à Melun où faute de place on l'enferma dans le dépositoire des morts, à l'Hôtel-Dieu, et où, pendant sept jours, il n'eut d'autre compagnie que des cadavres, il était peu après conduit à Fontainebleau. La prison avait été aménagée dans le château construit par quatre rois. Mais les malheureux détenus, assez peu sensibles à cet honneur, n'ignoraient pas qu'ils étaient là dans l'antichambre de l'échafaud. Le 15 décembre 1793, cependant, on vit arriver l'inévitable Moreau, avec une liste de détenus qu'il devait ramener à Provins ; M. du Tillet était du nombre. Mais le cordonnier savait faire chanter ses prisonniers, et bien que le retour de l'évêque eût été déjà résolu au Comité, il trouva le moyen de lui réclamer et d'en obtenir cent livres. «Tu es un bon patriote et j'aurai soin de toi», lui dit-il. Evidemment, le patriotisme tel qu'il le comprenait était plus qu'un sentiment, il devenait une industrie.

Trois jours après, le Comité révolutionnaire permettait au «citoyen Dutillet-ex-évêque, détenu és maison d'arrêt, de retourner en sa maison de Blunay». Il y resta trois jours sous bonne garde, y régla quelques affaires et fut réintégré aux Jacobins le 22 décembre. Il y demeura jusqu'au mois d'octobre 1794.

Ces neuf mois furent, on le sait, pour toute la France, neuf mois d'éprouvante. À Orange, la Commission populaire envoyait à la mort, sur le cours de Saint-Martin, 332 victimes. Quarante-sept jours lui suffirent pour remplir les fosses de Martignan et de Laplane. Et parmi ces victimes, Mgr du Tillet eût reconnu plus d'un ami : les vicaires généraux Boyer et de Chièze, et tous ces nobles, tous ces bourgeois dont le sang se mêla fraternellement au sang du peuple : les de Bonfils, les Desalos, les Saint-Privat, les de Biliotti. Chaque nom, chaque visage eût rappelé à l'évêque les années heureuses de son épiscopat orangeois.

Il apprit, cependant, un jour la série de ces malheurs. Les détenus, sans doute, étaient au secret. Impossible de les voir, de leur parler, de leur écrire. Mais le fidèle Gautier n'en était pas à une ruse près, dès qu'il s'agissait de son maître. Dans la lettre qui l'informait de ce qui s'était passé à Orange, il enveloppa quelques provisions, les fit passer au prisonnier, grâce à la complicité honnête, sinon gratuite, de quelque guicheteir et reçut le lendemain, écrits au bas de la note des objets que lui réclamait son maître, ces simples mots : «Le fromage que tu m'as envoyé hier était bien mauvais ; cependant je te remercie de ton attention.»

Enfin le 9 thermidor [27 juli 1794], Robespierre tomba. À Provins, comme ailleurs, les prisons s'ouvrirent, mais lentement. C'est seulement le 6 octobre que Mgr du Tillet put retrouver sa maison paisible de Blunay. Il ne devait pas en jouir longtemps. Les rigueurs d'une longue détention avaient miné sa santé. Vainement avait-il demandé à être hospitalisé à l'Hôtel-Dieu. Il fallut tout le dévouement tenace de Gautier pour lui ménager sa liberté provisoire d'abord, sous le couvert d'une maladie trop réelle, puis définitive quand les procédés terroristes furent passés de mode.

Mais il fallut attendre jusqu'en octobre pour voir les portes de la prison s'ouvrir enfin sur la liberté. Gautier a raconté les détails savoureux de cette tardive libération. Le représentant du peuple, David Delisle, ancien juge de la seigneurie de Blunay, puis député à la Convention, n'était pas un inconnu pour Mgr du Tillet et pour son dévoué factotum. Comme la plupart des hommes en place d'alors, il n'était pas inaccessible à certaine tentation. Gautier sut jouer habilement de cette particularité. — «Il nous est défendu de nous immiscer en aucune manière au sort des détenus, dit le représentant du peuple.» — «Un tel service ne sera pas sans récompense, répondit Gautier : mon maître n'a plus d'héritiers, la nation fera main basse sur sa succession, rendez-lui en cette occasion quelques services, et vous verrez...» etc...»

Le résultat de cet entretien fut qu'on assemblerait, dès le lendemain matin, le Comité de surveillance, que Delisle s'y rendrait et qu'il ferait «quelque chose pour ce brave homme». — C'est ainsi qu'il désignait le «citoyen» du Tillet. Le représentant du peuple tint parole. Le lendemain l'évêque était rendu à la liberté et, accompagné d'un gardien, il pouvait retourner à Blunay. Le 27 october le gardien était supprimé, la mise en liberté définitive ayant été signée le 23 du même mois sur la requête de David Delisle lui-même, qui, s'il avait quelques défauts, avait au moins le mérite de gagner honnêtement la récompense promise (3). Mais les jours du prélat étaient désormais comptés. Les privations qu'il avait subies et les mauvais traitement dont il avait été l'objet en prison, joints à de vieilles infirmités avaient ruiné sa santé. Il étaient parvenu au terme d'une carrière qu'il aurait pu légitimement souhaiter plus longue, mais dont les évènements avait abrégé le cours. Il le comprenait et ne s'en effrayait pas. Dans le calme et la paix du crépuscule d'une vie bien remplie, il se disposa comme un bon ouvrier à rendre compte de sa tâche au Maître qui l'avait employé.

Le 27 novembre 1794, il fit donc un premier testament par lequel il léguait à sa famille quelque argent et le domaine de Blunay, quelques vêtements à Gautier, et le surplus aux pauvres d'Orange en témoignage de l'affection qu'il leur toujours portée.

«Dans la fortune dont je jouis, il peut y avoir cente pistoles de rente qui proviennent de ma famille, et, de plus, le domaine de Blunay. Ces cent pistoles seront déduites sur la masse des rentes qui me sont dues par la nation ou particuliers, pour être partagés entres mes héritiers légitimes.

J'ai assure à mon frère le domaine de Blunay, je lui donne les meubles meublant la maison : lits, tables, commodes, chaises.

Je donne à Gautier d'Orange, demeurant à Orange, les linges et habits à mon usage.

Je donne le surplus de tout mon bien rentes, argent, billets, argenterie, dettes actives, aux Directoires des départements dans lesquels se trouvent situées les paroisses qui composaient l'ancien diocèse d'Orange, pour en faire l'usage le plus utile au bien des pauvres, en me recommandant à leur prières.» (4)

Quelques jours après, le 8 décembre 1794 (18 frimaire an III), le prélat rédigeait un deuxième testament plus détaillé, et auquel il joignait la liste des personnes et des œuvres qu'il instituait bénéficiaires de ses suprêmes libéralités :

«Je donne à Massé trois cent livres en louis d'or.

Je donne à Geneviève, ma cuisinière, deux cents livres en louis d'or, en sus des ses gages.

Je donne à Jean-Louis Gautier ma vasche et mon asne.

Je lui donne pour ses bons soins trois cents livres en louis d'or, et si les mille écus que je lui ai assurés sur la nation n'avaient pas lieu, il peut les reprendre sur le dépôt confié à Massé.

Pendant le cours de ma maladie, je pourrai donner à Gautier une liste de bonnes œuvres auxquelles je destine le reste du dépost, et je nomme mon exécuteur pour ce testament, le citoyen Michelin père.»

La liste des «bonnes œuvres recommandés à Jean-Louis Gautier, avec défense de faire connaître les noms» était jointe au testament. Les indigents de Melz et de Blunay, de Chalautre-la-Petite, Boury et Montramé, de Provins et de Fontaine-Riante y figurent pour une somme globale de 4.390 livres, et divers anonymes pour plus de 2.000 livres.

Ces dispositions prises, le pieux évêque ne songea plus qu'à se préparer à la mort. Le 15 décembre, il recevait la visite de son frère Antoine du Tillet, dit de Mons, lequel était accompagné de M. Favier, médecin originaire de Vaison et fixé depuis temps auprès de Provins dans les anciens bâtiments du couvent de Champbenoit. Le diagnostic ne permit aucun espoir. Le prélat était atteint d'une maladie d'estomac qui ne pardonne jamais aux vieillards.

La nuit suivante, le malade reçut le viatique. Comme les saintes huiles manquaient, l'évêque se fit revêtir de ses habits pontificaux et il bénit lui-même l'huile des infirmes dont son confesseur, l'abbé Choiselat, se servit pour lui administrer l'extrême-onction (5). Puis il récita le Nunc dimittis et le Te Deum et il attendit la mort. Elle tarda encore quelques jours. Le moribund mit à profit ces dernières journées ; il les employa à faire ses dernières recommandations, ordonna de placer dans un coffret ses deux croix pectorales et ses deux anneaux, détruisit plusieurs billets qu'on lui avait souscrits pour de l'argent prêté, fit donner à des paroisses pauvres ses ornements d'église, et le 22 décembre, un peu après midi, il expirait doucement.

Le lendemain, par une matinée grise et sous un ciel de frimas, l'évêque d'Orange était enseveli par six de ses ouvriers dans la cimetière de Melz-sur-Seine, sa paroisse, sans prières et sans prêtre. Longtemps sa tombe y demeura sans honneurs parmi les humbles sépultures du petit cimétière ; mais en 1880, le petit-fils de Louis Gautier, exauçant peut-être un vœu secret de son aïeul, fit élever sur l'humble terte un monument modeste et y écrivit l'épitaphe suivante :

Ici fut inhumé

Monseigneur Guillaume-Louis

du Tillet

dernier évêque d'Orange

né au château de Montramé

le 21 Janvier 1730

mort à Blunay-les-Melz

le 22 Décembre 1794

Il fut le père des pauvres

et l'honneur de l'Episcopat

Le 2 mai 1880, Mgr Allou, évêque de Meaux, en tournée de confirmation à Sourdan, se rendait à Melz, et y bénissait le monument en présence, dit le Journal de Provins, «d'un certain nombre d'invités et de souscripteurs». Ainsi, même dans sa tombe, le dernier évêque d'Orange conservait sa physionomie effacée. Évêque sans faste pendant sa vie, il réussissait à passer inaperçu dans la mort : pour honorer sa mémoire il n'avait qu'un «certain nombre d'invités» plus ou moins officiels, et quelques «souscripteurs» venus là pour s'assurer de bon usage de leur obole.

Quatre mois après, un service était chanté dans l'église de Melz, et l'on pouvait lire sur le billet qui en donnait avis : «Sont invités à y assister tous les souscripteurs auxquels il sera, sur place, rendu compte de l'emploi des derniers».

Sur cette phrase sèche de comptable scrupuleux se clôt l'histoire de Monseigneur Guillaume-Louis du Tillet, dernier évêque d'Orange...

Orange se devait de perpétuer le souvenir de son dernier évêque. Quand la tempête eût pris fin, une souscription à laquelle les autorités civiles voulurent participer les premières, réunit les fonds nécessaire à l'érection d'un monument à sa mémoire. Il existe encore de nos jours. Situé dans la cathédrale, et dans la chapelle dédiée à saint Eutrope, le premier évêque d'Orange, il se compose d'un socle de marbre noir et d'un piédestal en stuc supportant une urne cinéraire couronnée d'un palmier, sans doute par allusion à la parole biblique : Justus ut palma florebit [Psaume 92:13 ; Le juste s'épanouira comme le palmier.]. Une corne d'abondance déversant ses fruits et un flambeau à la flamme renversée complètent, avec des branches de cyprès, une décoration symbolique à laquelle on ne saurait reprocher qu'un manque de simplicité tout à fait dans le goût de l'époque. Sur la face du piédestal, on peut lire l'inscription suivante :

A la mémoire

de M. Louis Guillaume du Tillet

Dernier évêque d'Orange

Il fut, pendant 20 ans, l'honneur

de l'Épiscopat et le père des pauvres

de son diocèse

Né au Château de Montramé en 1729
(6)

Il mourut à Blunay les-Melz-sur-Seine

le 22 Décembre 1794

Les personnalités civiles et militaires assistèrent le 22 décembre 1809 à l'inauguration du cénotaphe et le curé-doyen de Notre-Dame, François Étienne, ancienne évêque constitutionel de Vaucluse, prononça sur le texte du livre des Nombres 16:7, Quemcumque elegerit Dominus ipse erit sanctus [L'homme que choisira l'Eternal, c'est celui-là qui lui est consacré.], une longue mais éloquent funèbre.

À ce premier hommage devait s'en ajouter un autre. Nous avons vu qu'aux derniers jours de sa vie, le pieux évêque avait fait place un coffret qu'il voulut sceller de ses armes, ses deux croix pectorales et ses deux anneaux d'évêque. Tandis que l'un de ces derniers était conservé dans la famille de Louis Gautier, l'autre fut remis au curé de Notre-Dame d'Orange, lequel était, au commencement de ce siècle, M. le chanoine de Courtois. Dans une pensée délicate et touchante, le curé de Notre-Dame fit placer au reliquaire de Saint-Eutrope le rubis qui avait orné l'anneau pastoral de Mgr du Tillet. Ainsi le premier et le dernier êvêque d'Orange semblent bénir ensemble l'Église qu'ils ont aimée, et les descendants lointains d'un troupeau dont ils furent les inoubliables pasteurs.

*
* *

Le mobilier de Mgr du Tillet fit l'objet de plusieurs inventaires ou récolements d'inventaires, dont le premier eut lieu le 3 février 1795 et jours suivants (14 pluviôse an III), le dernier les 8 et 9 août 1798 (20 et 21 thermidor an VI). Dans l'intervalle, un grand nombre d'objets avait disparu, à telles enseignes que si le premier inventaire avait demandé cinq jours, pour le deuxième tout fut terminé en deux petites journées. Ces objets consistaient en lingerie, ustensiles de cuisine, argenterie, avec en plus l'anneau et la croix pectorale du défunt, seize volumes de voyages, quatre vingt d'église, diverse ornements, de l'argent en numéraire et plusieurs liasses d'assignats. Les voleurs avaient procédé sans aucune discrétion. Car Antoine du Tillet de Mons, frère de l'évêque et son héritier pour Blunay, avait, à plusieurs reprises, dénoncé au directoire de Provins les larcins dont il prétendait avoir été victime au titre de gardien du mobilier séquestré, voulant ainsi dégager sa responsibilité. À vrai dire, l'Administration ne crut jamais fermement cette histoire de brigands, et certain correspondance entre la municipalité de Blunay et le Directoire laisse entendre clairement que le «voleur ne devait pas être bien» (7). En tout cas, il fut impossible de rien prouver. Antoine du Tillet se défendit énergiquement, et le plus clair de l'affaire fut qu'on ne put mettre en vente en 1799 qu'une partie du mobilier, celle que les voleurs avaient bien voulu laisser. On en fit deux lots : l'un des objets réclamés par la famille, l'autre qui fut mis en vente par l'Administration, puis on les tira au sort, après avoir fait de chacun une éstimation égale : 646 francs. L'Administration se débarrassa du sien moyennant un millier de livres, ce qui joint à une première vente faite à Blunay le 13 août 1798 (25 thermidor an VI) portait à 2.000 livres environ le montant échu aux domaines.

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[Notes de bas de page.]

1. C'est dans ce voyage, au dire de Gautier, que Mgr du Tillet aurait reçu une députation du corps électoral de Paris venu lui offrir le siège épiscopal de cette ville. Les souvenirs de Gautier l'ont trompé. Le voyage de l'évêque d'Orange est de décembre 1791 à février 1792. Or Jean-Baptiste Gobel fut installé archevêque assermenté de Paris le 27 mars 1791. Mgr du Tillet n'eut donc pas à refuser — ce qu'il n'est pas hésité à faire d'ailleurs — un siège déjà pourvu depuis neuf mois.

Il n'est pas davantage possible de reporter ce refus à son premier voyage (novembre 1790 à fin janvier 1791). À cette date l'archevêque de Paris était le cardinal de la Rochefoucauld, et il ne pouvait être question d'élire des évêques assermentés. On n'en était pas encore là ; mais on ne devait plus tarder d'y parvenir.

2. Ce grotesque sobriquet lui avait été décerné par ses concitoyens parce qu'à l'une de ses clientes qui lui présentait un jour son pied pour qu'il en prit la mesure, il avait répondu : «C'est inutile, citoyenne, je connais le tempérament de ton pied.»

3. Extrait du registre des délibérations du comité de surveillance de Provins, section du midy, f° 36 :

«Convention Nationale

Comité de sûreté générale de surveillance de la Convention nationale.

Du deux brumaire, l'an trois de la République une et indivisible.

Vu la réclamation du représentant du peuple Alexandre David, et le tableau qui constate un civisime soutenu depuis le commencement de la révolution, le comité arrête que ledit Guillaume-Louis Dutillet, âgé de soixante cinq ans, détenu à Provins sera mis sur le champ en liberté et les scellés levés au vu du présent.»

«Les représentants du peuple.» ... ...

Le bon Coulombeau, dans la biographie de l'évêque d'Orange dont il est l'auteur, attribue à Goupilleau de Montaigu, répresentant en mission dans le département de Vaucluse, la mise en liberté de Mgr du Tillet. Ce serait à Orange même, où le 9 septembre 1794 il faisait libérer les derniers prisonniers de la Commission populaire, qu'il aurait appris et le nom et la réputation de l'évêque. Si le fait n'est pas vrai, il est parfaitement vraisembable.

4. Les paroisses qui composaient le diocèse d'Orange étaient situées dans le nouveau département de Vaucluse, à l'exception de Rochegude attribuée à celui de la Drôme. Aussi dans l'Assemblée du conseil général tenu à Orange le 6 mai 1795 (16 floréal an III) «lecture est faite d'une lettre du citoyen Thomas, domicilié dans le commune de Lyon, et par laquelle ledit citoyen Thomas prévient la municipalité que le citoyen abé du Tillet en mourant avait disposé du produit de son mobilier en faveur des pauvres d'Orange, et de prendre, en conséquence, les mesures nécessaires, et en pareil cas requises, pour faire en sorte de se procurer ledit produit. — Le Conseil, ou l'agent national, a délibéré d'écrire à la municipalité de Provins et à l'administration du district de ladite commune pour avoir des renseignements certains.»

Or, dans aucun des testaments que nous citons ici, il n'est pas question du mobilier, parce que l'évêque l'avait transporté en partie à Blunay, quand il s'y retira, et le reste avait été sans doute vendu en 1790, quand la municipalité lui fit savoir que la maison épiscopal allait être transformé en caserne.

5. L'abbé Nicolas-Marie Choiselet était à cette époque aumônier de l'Hôpital-Général à Provins. Il était né dans cette même ville en 1759 et devait y mourir, dans la retraite, en 1846.

6. C'est évidemment une erreur : l'acte de baptême que nous avons cité porte la date du 21 janvier 1730. On sait, par ailleurs, que l'enfant a été baptisé le jour même de sa naissance. — Il nous sera permis de regretter que la reproduction lithographique du monument, parue dans la brochure de l'abbé S. Bonnel, porte 1730, alors que l'inscription donne la date de 1729. L'historien a, ici, corrigé le graveur...

7. Archives départmentales de Seine-et-Marne, I.Q. 2112, 48.


APPENDICE : Paul-Thérèse-David d'Astros, évêque élu d'Orange (1817-1819).

Le Concordat de 1801, conclu entre la France et le pape Pie VI, avait supprimé un grand nombre d'évêchés. De la nouvelle répartition des sièges épiscopaux, Orange avait disparu et cinquante diocèses seulement étaient désormais réconnus par le pouvoir civil. Mais, à leur retour, les Bourbons négocièrent et conclurent avec le pape Pie VII un noveau Concordat qui fut signé le 11 juin 1817. Aux termes de ce nouvel accord, le nombre des sièges épiscopaux fut porté à 92, et la ville d'Orange, avec son ancien diocèse, fut attribué au siège de l'évêché rétabli. L'évènement avait été préparé par les notables dont la pétition avait été soumise au roi dès 1816. Interprètes de leurs concitoyens, les signitaires avaient fait valoir toutes les raisons que l'amour de leur petite patrie leur avait suggérées.

«Sire, disaient-ils... nous osons solliciter auprès de Votre Majesté le rétablissement de notre ancien Evêché, dont la suppression nous a toujours vivement affligés.

Oui, Sire, les Conciles célèbres qui se sont tenus dans cette ville, l'antiquité de ce siège, les avantages multipliés qu'il nous procurait, ne peuvent que nous faire regretter sa suppression...

Moins heureux que d'autres parties de la France, nous avons eu la douleur de voir détruire la plupart des édifices ecclésiastiques de cette ville. Mais l'église cathédrale a été conservée et restaurée par le zèle et la piété des habitants, et plusieurs des autres édifices qui ont été alienés pourraient être aisément rendus à leur destination primitive. Il n'est, Sire, aucun sacrifice que nous ne soyons prêts à faire pour concourir à cet heureux rétablissement... etc.»

Mais là ne s'arrêtaient pas les désirs des «fonctionnaires publics et des notables habitants» de la ville d'Orange. La restauration d'un siège aussi célèbre leur tenait dans doute à cœur : ils auraient de plus désiré que le roi en rétablissant l'évêché y nommait un évêque de leur choix. Or il était à Orange un personnage de premier plan, d'une incontestable notoriété, ancien prévôt du chapitre, vicaire général et administrateur apostolique du diocèse pendant la Révolution, député aux États généraux et dont le nom demeurait attaché à l'administration diocésaine dans la bonne et dans la mauvaise fortune : c'était l'abbé Louis de Poulle. Les notables orangeois n'eurent garde de chercher ailleurs le successeur éventuel de Mgr du Tillet.

«S'il nous était permise, Sire, de manifester, dans cette occasion, un vœu bien cher à nos cœurs, nous oserions vous supplier de jeter les yeux, pour gouverner ce diocèse, sur M. l'abbé Louis de Poulle, ancien prévôt de l'Eglise Cathédral d'Orange, attaché à cette Eglise depuis quarante ans. Il en fut plusieurs années le Vicaire Général sous notre dernier Evêque, et il le gouverna en chef après lui, comme Vicaire Apostolique, avec autant de zèle que de prudence et de sagesse. Député aux États-Généraux, il s'y montra le zélé défenseur de la religion et de la monarchie, et il leur est resté invariablement fidèle dans tous les temps. Tels sont les titres qui nous attachent à lui et qui nous font désirer de le voir à la tête de notre Eglise, dont il nous semble que personne ne serait plus propre à cicatriser les plaies et réparer les ruins.»

Quels que fussent les titres de l'abbe de Poulle à une dignité dont il avait porté les charges, et à une époque où il y avait bien quelque mérite à le faire, le roi nomma à l'évêché d'Orange un ecclésiastique auquel personne ne pensait, et bien que né à Tourves, dans le Var en 1766, à peu près inconnu dans nos régions dont toute sa carrière ecclésiastique l'avait tenu éloigné. Si M. de Poulle avait été le zélé défenseur de la monarchie, l'abbé d'Astros pouvait en être appelé le martyr. Prisonnier pendant plus de deux ans au donjon de Vincennes où Napoléon 1er l'avait retenu à cause de sa fidélité à la dynastie déchue, il avait connu les difficultés et les périls d'une charge qu'il avait honorée de son courage et de son mépris du danger. En le faisant évêque, Louis XVIII rendait donc un hommage mérité aux services qu'il avait rendus au diocèse de Paris, comme premier vicaire capitulaire, et en lui donnant un siège près de cette Provence où il était né, il entendait lui exprimer sa royale gratitude pour son attachement à la cause monarchique. Les deux candidats malgré eux (car ni l'un ni l'autre ne désirait l'épiscopat) étaient donc d'un mérite égal. Le vicaire capitulaire de Paris et le prévôt d'Orange étaient aussi d'une égale humilité, et ils en fournirent la preuve : l'abbé d'Astros en suppliant la princesse Louis de Condé, devenue supérieure des Bénédictines du Temple, sous le nom de Marie-Joseph de la Miséricorde, qui l'honorait de son amitié, de ne rien faire en sa faveur — réserve qui fut scrupuleusement observée ; et l'abbé de Poulle en adressant le premier ses félicitations au nouvel évêque d'Orange. Sa lettre du 28 août 1817 à Mgr d'Astros est ainsi concue :

«Je n'en puis plus douter, écrivait-il, mes craintes fondées sont dissipées, mes faibles espérances sont réalisées... Il semble que la divine Providence devait une consolation à ce diocèse qui a souffert si longtemps ; et nous pouvons dire à présent qu'elle a été bien généreuse dans ses dons. Prévôt, grand-vicaire de cette église depuis 45 ans, et ancien administrateur de ce diocèse, je suis le seule membre du Chapitre existant encore, et ne puis partager avec aucun de mes collègues la joie que j'éprouve en voyant ce siège rétabli, et occupé par un prélat dont les vertus éprouvées et connues promettent tant de consolations aux fidèles.»

Le 8 août 1817, en effet, l'abbé d'Astros avait reçut du cardinal de Périgord, grand-aumônier du roi, l'annonce de sa prochaine promotion :

«J'ai l'honneur de vous informer confidentiellement que le Roi vous a destiné pour remplir le siège épiscopal d'Orange et que Sa Sainteté en a déjà connaissance. Vous ne recevrez, cependant, la nouvelle officielle de votre nomination que lorsque la bulle de la nouvelle circonscription des diocèses sera publiée. Cette lettre a pour but de vous engager à faire d'avance vos dispositions, et à préparer, dans le silence tous les documents et pièces nécessaires à votre information, qui doit précéder l'obtention des Bulles, et dont le procès sera établi à Paris, d'après les instructions qui vous seront données.»

Les formalities auxquelles le grand aumônier fait ici allusion, occupèrent la plus grande partie du mois d'août et le 1er septembre l'abbé d'Astros recevait ampliation du brevet royal le nommant à l'évêché d'Orange. Cette nomination, on le sait ne devait jamais se réaliser pratiquement, et si elle permettait à l'élu de s'intituler évêque d'Orange, elle ne l'autorisait pas à prendre rang, dans l'histoire, parmi les prélats qui ont effectivement occupé le siège de Saint-Eutrope. La cause en est, sans doute, au mauvais vouloir des Chambres françaises dont la majorité redevenue monarchiste n'avait pas, pour autant, abdiqué le vieil esprit libéral et voltairien toujours inquiet et jaloux des «envahissements sans cesse renaissants de l'Église catholique». Mais pendant deux ans la population orangeoise put se croire revenue aux jours heureux de son histoire, alors que le siège épiscopal occupé par savants et saints prélats donnait à la cité quelque lustre et quelque animation... deux ans d'espoirs et de luttes dont nous allons brièvement tracer le tableau.

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Aussitôt nommé, Mgr d'Astros reçut les félicitations de son clergé et de ses fidèles.

Monsieur Millet, curé-doyen d'Orange, écrivait le 30 août : «... Je viens aujourd'hui, Monseigneur, m'acquitter d'un devoir bien cher à mon cœur, en vous offrant mes sincères félicitations, ainsi que celles de mes ouailles. Daignez les agréer favorablement ainsi que celles de tout le clergé de cet arrondissement que j'ai l'honneur de présider, Nous soupirons tous avec ardeur après l'heureux moment où nous aurons le bonheur de voir notre nouveau père au milieu de nous. Puisse-t-il arriver bientôt ! Tous nos vœux seront dès lors réalisés... etc.»

Le maire d'Orange, M. d'Aymard écrivait 1er september au nouvel évêque une assez longue lettre dont il suffira d'indiquer le ton par ces quelques extraits : «... Il est donc bien vrai que les jours de deuil et de larmes, de douleur et de mort, dont nous fûmes si longtemps environnés, vont être suivis des temps de refraîchissements, de ces jours salutaires où le Dieu d'Israël viendra consoler Sion, la dédommager des ses malheurs et relever ses ruines...

Pénétré des sentiments de confiance et de joie, dont ces considérations remplissent le cœur du magistrat de votre ville épiscopale, daignez agréer, Monseigneur, le tribut de vénération qu'il a l'honneur de vous offrir personnellement, soit en cette qualité, soit comme chef des catholiques, fonctions qu'il a eu l'honneur de remplir, lorsque les persécutions rendaient nécessaire l'intervention des laïques pour entretenir les relations des fidèles avec leur pasteur, et celles des prêtres du diocèse avec celui qui en gérait les affaires. C'est sous ce double rapport que je rends au Dieu de toute bonté de vives actions de grâces de nous avoir donné en votre personne un nouvel Aaron... etc.»

De leur côté, les Notables voulurent exprimer à leur évêque les sentiments de la population s'exprimant par la plume des personnages les plus représentatifs de la ville épiscopale. Dans leur assemblée du 2 septembre 1817, et où se trouvaient réunis le sous-préfet, le maire, le député, le curé-doyen, le président du tribunal, le commandant de la garde-nationale, les conseillers municipaux, le procureur du roi et d'autres personnalités, ils rédigèrent une adresse qui ne le cédait à la lettre de M. d'Aymard, ni pour l'abondance des félicitations, ni par l'allure du style, ni par le souhait de l'arrivée prochaine du nouveau prélat.

Il n'était pas jusqu'aux protestants qui ne voulurent participer à l'empressement commun. Le Consistoire de l'Église réformée, réuni le 29 septembre, décida d'envoyer une adresse collective au nouvel évêque ; le pasteur Gaitte, trois anciens et deux diacres l'avaient signée. «Quoique d'une communion différente, disaient les auteurs de la lettre, nous osons espérer que l'union présidera parmi nous, et que nous travaillerons de concert à avancer le règne de Dieu et la connaissance de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. Rien de notre côté ne nous sera pénible pour conserver parmi nous cet esprit de concorde et de charité qui n'a cessé de nous unir avec nos frères de la communion romaine ; et nous espèrons, Monseigneur, que votre présence parmi nous servira à la consolider toujours davantage.» À qui s'étonnerait d'une telle démarche il faut rappeler tout ce que l'épiscopat de Mgr du Tillet avait procuré d'apaisements entre protestants et catholiques et ne pas oublier, par ailleurs, que la présence d'un évêque à Orange était pour la ville un élément de prospérité, et pour l'élite de la population un motif à relations agréables. Les protestants d'alors étaient trop bon citoyens pour ne pas le comprendre.

Tout allait donc pour le mieux et les Orangeois se réjouissaient à l'envi, quand certains évènements vinrent tempérer leur allégresse. Leur évêque était nommé, il devait être préconisé le 1er octobre 1817 ; cela ne signifiait pas qu'il put prendre possession de son siège, recevoir la consécration épiscopale et faire son entrée dans sa ville épiscopale. «J'ai tout lieu de croire, écrivait l'abbé d'Astros à M. Millet, que mes bulles arriveront au plus tard au commmencement d'octobre, et je partirai vers le lieu de ma mission dès les premiers jours de novembre, ou du moins le plus tôt possible...» Hélas ! Octobre et novembre devaient se passer, l'année 1818 s'écouler tout entière et 1819 se terminer presque sans amener à Orange le nouvel élu qui se berçait de telles espérances. Que se passa-t-il donc ?

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Le Pape et le Roi étaient bien tombés d'accord sur le nombre des évêchés à rétablir, sur les titulaires des nouveaux sièges, mais les Chambres françaises sans qui, déjà, rien ne pouvait se faire, mettaient une mauvaise volonté évidente à seconder sur ce point les intentions de Pie VII et Louis XVIII. Elles jugeaient inutile un si grand nombre d'évêchés, et ceux des représentants qui allaient jusqu'au bout de leur pensée n'hésitaient pas à voir dans ces restaurations un effort nouveau de l'Église couvrant les pays d'un filet à mailles plus serrées pour y étouffer le libéralisme toujours à la mode. Sous le prétexte d'économies à faire, les Chambres refusèrent la totalité des crédits nécessaires à l'installation des nouveaux évêques, l'achat et l'aménagement de leur évêché, et leur traitement annuel, prétendant associer les communes à cet effort financier et mettant à leur charge tout le soin de trouver à leur prélats une résidence convenable.

À Orange la question, déjà embarrassante, se compliquait encore les démarches et des sollicitations dont le nouvel élu était l'objet de la part des représentants de Carpentras. L'ancienne capitale du Comtat-Venaissin avait elle aussi une liste épiscopale glorieuse. De grands évêques comme saint Saffrein, des savants comme Jacques Sadolet, des prélats magnifiques et généreux comme Joseph-Dominique d'Inguimbert lui permettaient de prétendre à l'honneur qui, pour des motifs semblables, venait d'échoir à Orange. La désillusion qu'elle éprouva, en se voyant sacrifiée à sa rivale, se traduisit par toute une série de démarches, de lettres et de manœuvres qui n'aboutirent pas, mais dont le nombre, la persévérance et l'ardeur lui firent un moment espèrer le succès. Il suffit aujourd'hui pour se rendre compte de la chaleur avec laquelle Carpentras soutint ses prétentions de parcourir certaines délibérations du Conseil municipal.

Le 2 septembre 1817, M. de Villario-Quenin, premier adjoint faisant fonctions du maire en son absence, expose au Conseil qu'au moment où la ville de Carpentras, sur la foi de nouvelles qui lui paraissaient authentiques, se félicitait de voir rétablir son ancien siège épiscopal, elle apprend tout à coup que la ville d'Orange lui a été préférée.

Que cette décision a d'autant plus lieu de l'affliger et de la surprendre que sa position au centre du diocèse, sa population, la beauté de son ancienne cathédral, les vastes édifaces qu'elle possède, ses établissements religieux, sa bibliothèque, tout en un mot semblait lui assurer cette prérogative...

Que si le gouvernement était édifié sur la légitimité de tant de titres, il ne serait point impossible d'obtenir encore le siège épiscopal de Carpentras... etc.

À la suite de cet exposé dont les arguments véridiques avaient le défaut de venir trop tard, le Conseil décida de rédiger un mémoire qui serait transmis au marquis des Isnards, [maire du Carpentras], à Paris avec prière de le communiquer au gouvernement, et qu'une lettre de félicitations serait adressé à Mgr d'Astros, avec une copie de la délibération et du mémoire.

Le mémoire était long et habile ; trop habile peut-être, car à ce degré d'habileté confine à la perfidie, ainsi que devait l'écrire bientôt le sous-préfet d'Orange au nouvel élu. Les auteurs mettent en un parallèle avantageux les mérites, les commodités et les ressources que présentent respectivement Carpentras et Orange.

Carpentras a une population de dix mille âmes. Il est entouré de gros bourgs et de petites villes, qui dans un rayon de trois lieues s'élève à trente mille...

Orange, située à l'extrêmité du diocèse et séparée de sa partie la plus considérable six mois de l'année, a une population de moins de six mille âmes et un tiers de protestants...

Carpentras a de nombreux édifices qui pourraient offrir un logement convenable à la dignité du prélat.

À Orange il serait difficile de loger décemment un évêque.

Carpentras possède un collège vaste avec une belle église qui pourrait comme autrefois servir en même temps pour un séminaire ; une superbe bibliothèque, fondée par un de ses anciens évêques et richement pourvue d'ovrages ecclésiastiqeues ; une maison de charité ; un magnificent hôpital ; un mont-de-piété ; quatre couvents de religieuses. — Il existe encore à une lieue de Carpentras, l'ancienne maison de Sainte-Garde-des-Champs dépendante du séminaire de ce nom... Cette maison, ayant fonds de 20.000 francs pourrait... devenir un petit séminaire. — Le clergé de Carpentras composés de vingt prêtres au moins (sic) en compte sept revêtus de la dignité de chanoine...

Dans ce mirifique exposé il convient de faire la part de l'exagération et de l'aspect déformant que donne aux faits toute polémique passionnée. C'est ainsi que la population d'Orange s'élevait alors à 8.000 âmes et ne comptait que 350 protestants. — Mgr d'Astros rectifia lui-même de sa main le mémoire, les chiffres erronés fournis par Carpentras. — Mais il n'est pas contestable que cette ville offrait des avantages et des commodités dont Orange paraissait dépourvue.

Pour ne pas laisser le prélat sous une impression fâcheuse, les auteurs du mémoire concluant par une protestation de complète soumission qui dut plaire à Mgr d'Astros, et qui corrigeait par sa modération même l'accent passionné de tout ce qui la précédait.

«Que si, contre notre attente, la décision qui nous afflige est irrévocable, les habitants de cette ville se féliciteront toujours d'être devenus les ouailles d'un pasteur respectable, qu'ils auraient désiré d'avoir sans cesse au milieu d'eux.»

La municipalité d'Orange, de son côté, ne restait pas inactive. Le 16 septembre, le sous-préfet, M. de Dampmartin, mettait Mgr d'Astros au courant de l'émotion suscitée par les prétentions de Carpentras. Les Orangeois avaient d'ailleurs pour eux le fait accompli, lequel donne d'ordinaire aux arguments une force singulière quand il ne les remplace pas tout à fait. Ce n'est pas sur lui, cependant, que s'appuie le sous-préfet. Il reconnait sans doute — et comment les eût-ils niés ? — les avantages temporal offerts par Carpentras mais, mis en regard de «l'antiquité du Siège de Saint-Eutrope, et d'illustration qu'il a reçue par les deux conciles fameux dans les annales de l'Eglise», il ne doute pas que ces avantages soient tenus pour peu de chose. La présence de trois ou quatre protestants lui parait un motif puissant pour attirer à Orange Mgr d'Astros, «afin de tenter les ramener dans le sein de notre sainte religion, tentatives... que votre charité et le mérite éminent dont le ciel vous a doué feront réussir certainement.»

La question matérielle et surtout celle du logement n'était pas cependant résolue par ces évocations historiques et l'appel au zèle pastoral de l'évêque. Sur ce point Orange ne pouvait lutter avec Carpentras. Monseigneur d'Astros s'en préoccupait et le plaidoyer que le 27 septembre, M. d'Aymard adressait, de son côté, à l'élu, tendait surtout à dissiper ses inquiétudes à cet égard :

«Malgré les rapports exagérés faits à Votre Grandeur pour exciter dans votre esprit des préventions défavorables à la ville titulaire de votre évêché, croyez, Monseigneur, qu'elle renferme différents maisons propres à fournir un palais convenable à votre dignité et que les membres du Chapitre... y trouveront facilement le moyen de s'y loger. D'ailleurs, il n'est à cet égard aucun sacrifice que les habitants de cette ville ne soient disposés à consentir, pour répondre à la double et mémorable faveur que le concert des deux puissances vient de lui accorder.»

Il ajoutait, sans doute pour répondre à la thèse de la ville voisine qui n'avait pas manqué de rappeler les hécatombes de juillet-août 1794, que «cet évènement absolument étranger à l'action des habitants de la ville d'Orange (ce qui était rigoureusement vrai) fut ménagé... par la divine Providence pour que la terre arrosée et sanctifiée par le sang de tant de courageux martyrs renduit ses habitants moins indignes de la faveur... dont nous sommes à la veille de jouir», — ce qui dut causer à Mgr d'Astros ainsi élevé au rang de cause providentielle des massacres de la Commission populaire, une satisfaction mitigée !

Plus heureux était, sous la plume du maire d'Orange, le rappel des actes de conciliation, et des services rendus à la cause de la paix par la garde nationale d'Orange lors des troubles sanglants d'Avignon, en 1791, non moins que le souvenir du cardinal Brancadoro, fugitif et persécuté, qui avait trouvé à Orange en 1814 un asile sûr, malgré les sollicitations des Carpentrassiens, qui voulurent aussi lui donner «des préventions défavorables» mais dont la députation fut renvoyée «comme elle était venue». Et la lettre se terminait sur ces mots :

«Voilà, Monseigneur, le caractère essentiel des habitants d'Orange ; voilà le genre d'esprit dont ils ont été perpétuellement animés.»

Ces belles paroles ne valaient pas un logement, et malgré l'assurance du maire, ce logement ne se trouvait pas. Le temps pressait ; M. Millet, curé-doyen, le comprit. «Nous savons, dit-il dans sa lettre du 27 septembre, qu'une ville rivale de la nôtre s'agite dans tous les sens pour obtenir que le siège de votre évêché soit fixé dans son sein... Toutes les intrigues, toutes les calomnies des habitants de Carpentras pourraient nous alarmer si nous ne pouvions nous reposer avec confiance sur votre justice et sur l'attachement que vous éprouvez déjà pour une église qui va devenir votre épouse en Jésus-Christ...

L'ancien évêché a été vendu et dénaturé en partie. Mais il est plusieurs maisons dans la ville qu'on offre... L'attente où nous étions de recevoir des ordres du gouvernement pour cet objet a pu seule nous faire différer l'acquisition d'une maison. Mais si nous devons la faire sans sa participation, les fonds seront faits dans les vingt-quatre heures... etc.»

Sur ces entrefaites on apprit que le 1er octobre 1817 le Pape avait préconisé Mgr d'Astros évêque d'Orange. Il n'était plus temps de se payer de mots ou d'échafauder des projets : il fallait agir.

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Il fallait de plus agir vite. Car la ville rivale, elle aussi pressée par les évènements, multipliait ses démarches auprès de nouvel élu et des pouvoirs publics. Monseigneur d'Astros à peine préconisé, le clergé qui avait épousé les prétentions et secondé les intrigues de l'administration municipale voulut montrer à l'évêque que si ailleurs on lui offrait des promesses, à Carpentras on lui présentait des réalisations. Une société de prêtres et de laïques s'était formée. Elle avait acquis Sainte-Garde-des-Champs pour la somme de 6.000 francs, réparé l'église changée en verrerie pour 4.000, et mettait à la disposition de l'évêque 14.000 francs pour l'aménagement de la maison et les premiers fonds de roulement. Son désir était de voir cette maison devenir un asile pour les prêtres infirmes ; un séminaire pour les aspirants au sacerdoce et une résidence pour de futurs missionnaires diocésains. Il restera, il est vrai, à trouver le personnel professoral : mais ces messieurs offrent à l'évêque un supérieur en la personne d'un jeune curé de Provence, originaire et venant de Lyon, professeur durant les toutes premières années de son ministère. Cette nomination souffrirait sans doute quelque difficulté, mais l'importance et la légitimité du but justifierait l'emploi d'une «petite contrebande» sur laquelle d'ailleurs ces messieurs ne s'expliquent pas plus longuement.

Monseigneur d'Astros répondit aimablement et sans engager l'avenir à cette lettre qu'avaient signée avec M. de Sibour fils, le curé de Malaucène Reboul, celui de Monteux et de Saint-Didier, MM. de Latour et Moret, et un vicaire de Carpentras, ancien chanoine, M. Jouvent.

Pendant ce temps, les autorités agissaient en très haut lieu. Paris demeurait sourd ? : ils iraient jusqu'à Rome. Un mémoire (on ne les comptait plus) fut adressé au Pape. Il contenait sous une forme respecteuse les réclamations appuyées des mêmes arguments que nous avons vu produire précédemment. Le souverain pontif l'accueillit avec bienveillance et fit répondre par son secrétaire d'État Consalvi au marquis des Isnards qu'il «avait transmettre à l'ambassadeur de France le mémoire du Conseil municipal... qu'Il n'attendait que la réponse du gouvernement français, pour donner aussitôt et de grand cœur satisfaction aux vœux de l'illustre ville de Carpentras». À la réception de cette lettre, ce fut chez nos voisins de l'enthousiasme et du délire. La cause d'Orange leur semblait définitivement perdue et la question irrévocablement tranchée. Peu familiarisés avec la langage diplomatique, ou ignorant qu'à Rome on va plus lentement que chez nous, les dirigeants de Carpentras s'occupèrent sans délai de procéder à toute sorte d'améliorations et d'aménagements. À la date du 29 novembre, ils en dressent l'inventaire : un pensionnat est établi dans l'ancien couvent des Capucins ; la confrérie des Pénitents Gris vient d'acquérir et va faire restaurer l'ancienne église des religieuses de Sainte-Marie ; l'église des Jésuites sera incessament rendue au culte ; dès l'année prochaine onze églises ou chapelles seront desservies par d'anciens ecclésiastiques «qui ne peuvent pas se promettre de célébrer longtemps l'office divin à cause de leur grand âge... etc.» On comprend, dès lors, que le chanoine Séguier, chancelier du chapitre royal de Saint-Denis ait pu écrire à son ami d'Astros : «On n'avait pas connu la localité, quand on avait fixé votre siège d'Orange. Elle touche presque au Rhône, tandis que Carpentras et la ville presque centrale... Je désire pour vous, Monseigneur, que votre résidence soit fixée à Carpentras, mais aussi dans la persuasion intime que c'est pour le plus grand bien de la religion...»

Et cependant, Carpentras n'était pas tout à fait rassuré. La masse du clergé et des fidèles avait confiance ; mais les promoteurs du mouvement n'était pas sans inquiétudes. Le marquis de Valette, beau-père de M. des Isnards, l'un des agents les plus actifs de la cause, eut l'idée que la victoire d'Orange, si elle devait se produire, serait moins complète, si le titre d'évêque de Carpentras et d'Orange pouvait être donné au nouvel élu. Cette suggestion était raisonnable et Mgr d'Astros ne put que répondre en la faisant sienne. Il ne fallait pas songer à dépouiller Orange ; mais il ferait tous ses efforts pour obtenir le privilège de porter le double titre d'évêque d'Orange et de Carpentras.

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Durant ces démarches et l'échange de ces correspondances, que faisait-on à Orange ? Les autorités religieuses et municipales, le sous-préfet, les notables étaient toujours à la recherche de la maison qui pût convenir au nouvel évêque. L'hôtel du baron Saulnier, grande et vaste demeure de la rue de Langes avait été écartée, mais la souscription ouverte et qui, dès le milieu d'octobre s'élevait à 30.000 francs, permettait d'en choisir une autre. Quatre immeubles étaient soumis à Mgr d'Astros dans un mémoire que lui adressait le 27 octobre la maire d'Orange : l'hôtel Dufrêne «situé aux portes de la ville et dont la façade de trente mètres donne sur la promenade principale» ; la maison d'Alençon «au centre de la ville, tout près de la cathédrale» ; l'hôtel de Saulnier dont il avait été précédemment question «éloigné de la paroisse d'environ 85 mètres ; et enfin «la maison paternelle de M. de Chièze, aujourd'hui nommé évêque de Montpellier, située à cent pas de la cathédrale». Pour faire valoir les avantages de chacune de ces demeures, une délégation fut choisie qui devait se rendre à Paris, obtenir une audience, et, de vive voix commenter les lettres et mémoires précédents. Un certain M. Dumas fut chargé de la conduire et de la présenter et ce au grand déplaisir de M. Paillet, avoué, lequel exhala sa bile en termes expressifs. Le nouvel évêque avait indiqué à M. Millet ses préférences «pour une maison plutôt simple que luxueuse, avec jardin, pas trop loin de la cathédrale...» Malheureusement des quatres immeubles offerts aucun ne pouvait satisfaire le prélat. On en trouva un cinquième : la maison de Saint-Privat qui possédait un beau jardin, mais il fallait consentir à l'occuper quelque temps avec d'autres locataires. Elle ne pouvait convenir non plus, quels qu'aient été les avantages que le maire lui reconnaissait. Le sous-préfet, en désespoir de cause, écrivait à Mgr d'Astros :

«M. l'abbé de Sauzin... nous a donné l'assurance qu'il léguait par testament à l'évêque d'Orange sa maison pour être un palais épiscopal. Cette maison est vaste ; elle renferme un beau jardin, des écuries, des remises, des cours et basses-cours... Elle a encore l'avantage de n'être pas éloignée de la cathédrale...» — Elle avait aussi un grand inconvénient : M. de Sauzin n'était pas mort. Il ne devait même mourir que plusieurs années plus tard [1844], en laissant sa maison au curé d'Orange et aux Frères des Écoles chrétiennes.

De si nombreuse démarches aboutirent à faire accepter par le nouvel évêque la maison de Saint-Privat, en attendant qu'on «put arranger sa demeure qui lui paraîtrait le plus commode». Monseigneur d'Astros avait enfin un palais provisoire.

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On était en décembre 1817. Les atermoiements du pouvoir royal, les retards de la Cour romaine, les difficultés n'avaient pas ébranlé la confiance des Orangeois. Ils demeuraient persuadés que 1818 leur amènerait leur évêque et cet espoir tenace inspire les souhaits de nouvel an qui partirent d'Orange à l'adresse de Mgr d'Astros. Le maire de la ville qui avait des lettres, et qui plus est des lettres bibliques, rappelle à l'évêque la parole du Livre des Proverbes (13:12), Spes quæ differtur affligit animam... lignum vitæ desiderium veniens : «Si l'âme s'afflige d'un espérance qui tarde de s'accomplir, la vie, par contre, est soutenue d'un désir sur le point de se réaliser. J'ai l'entière confiance, Monseigneur, que l'année actuelle fera jouir la ville d'Orange de la présence et du séjour du digne Pontife que le Vicaire de Jésus-Christ lui destine...»

Monsieur Millet, curé-doyen de Notre-Dame, exprimait à son évêque le même espoir, et lui fournissait au surplus une réponse précise aux diverses questions que le prélat lui avait posées. Comme tous ces détails ne sont pas sans intérêt pour Orange, on nous permettra de citer plus longuement la lettre de M. Millet.

«Vous désirez savoir si notre sacristie est bien montée en ornements. L'ayant trouvée complètement dépourvue, je suis parvenu, avec les secours de mes paroissiens, à la pourvoir du nécessaire ; mais nous n'avons rien de riche ni de brillant. Nous avons deux ornements complets, rouge et blanc, avec deux dalmatiques seulement ; et il nous en faudra quatre quand vous officierez. La Providence y pourvoira.

Les jours de solennité nous avons quatre chapiers au chœur : ce sont des chantres gagistes. J'ai réuni une vingtaine de jeunes enfants qui portent la soutane et le rochet, et assistent à nos offices. J'espère que ce sera une pépinière de jeunes aspirants à l'état ecclésiastique. Le nombre des prêtres diminuant chaque jour, j'ai été forcé de prendre les uns et les autres pour soutenir le chant du chœur, et donner à nos cérémonies la pompe convenable. Je n'ai pu faire encore aucun ornement vert ; nous y suppléons par le blanc le jour de la fête Saint Eutrope patron de ce diocèse, et les autres fêtes où les rubriques le prescrivent.

Nous suivons le rite parisien, comme l'avait établi Mgr du Tillet, c'est-à-dire au chœur, mais non pour l'administration des sacrements, où nous suivons le Rituel romain. Les livres de chœur du Chapitre ont échappé au naufrage de la Révolution ; mais nous manquons de psautier pour le lutrin. Ainsi, vous rendriez service à votre Chapitre, si vous pouviez lui en procurer un autre. Nous n'avons qu'un seul office propre, celui de la Rédintégrante. La messe de cette fête peut d'ajouter facilement à votre missel quoiqu'il soit relié. Les offices de Saint Eutrope et de Saint Florent, évêques d'Orange, sont tous deux fêtes particulières ; et j'ignore quelles sont celles de Carpentras... etc.»

Le tableau n'était pas des plus encourageants ; sur le plan spirituel il était pire : «Vous désirez encore connaître quels sont les abus et les vices qui sont les plus communs dans cette ville ? Hélas ! il y en a beaucoup trop : une corruption de mœurs portée à son comble, occasionnée en grande partie par les bals publics qu'on ne peut détruire, une négligence excessive des parents à élever chrétiennement leurs enfants, l'éloignements des hommes pour la fréquentation des sacrements, même à Pâques. Tels sont les vices les plus communs qui règnent ici.»

Quant aux protestants dont Mgr d'Astros désirait connaître les sentiments, M. Millet les dit bien disposés à l'égard du futur évêque. «Les vieillards sont les seuls, ajoute-t-il, qui paraissent attachés à leur secte ; et tout me porte à croire qu'après leur mort, le plus grand nombre de leurs enfants rentreront dans le sein d'Eglise, presque d'eux-mêmes.» — Sur ce point, il faut bien le dire, le bon M. Millet se faisait illusion. Les vieillards d'alors sont morts depuis longtemps et leurs enfants ne sont point revenus. Le curé-doyen de Notre-Dame avait pris ses désirs pour des réalités prochaines. Ce sont là petites faiblesses d'un âme d'apôtre.

Enfin, M. Millet terminait sa longue lettre par une annonce qui dut réjouir le cœur de Mgr d'Astros : une grande mission devait s'ouvrir le 3 janvier. Un certain Père Charles de Marseille avait promis son concours. En réalité la mission n'eut lieu qu'en 1819, (la maladie ayant empêché M. le curé de réaliser son projet), et fut prêchée par les missionnaires de France dont l'abbé Rauzan était le superieur.

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Cette année 1818 dut paraître longue aux Orangeois. Elle s'écoula tout entière sans amener aucun changement. Les nouveaux évêques étaient préconisés, mais devaient toujours s'abstenir de prendre possession et de fixer une date pour leur sacre. Rien ne paraissait, cependant, définitivement perdu. Aussi le nouvel évêque demeure-t-il le centre d'une active correspondance. On lui recommande des sujets capables de faire les chanoines, on lui offre la dédicace de certains ouvrages, on le consulte même, le maire d'Orange surtout, à propos de certaines difficultés et embarras de conscience, et par dessus tout et plus que tous, M. Millet le tient au courant de l'état religieux de son futur diocèse.

Le cardinal de Périgord, grand aumônier, lui recommande par exemple un abbé Gueymard qui demande à faire partie du chapitre parce qu'il a 70 ans passés, qu'il est très devoué aux Bourbons, et que son frère a été assassiné par Jourdan-coupe-têtes... Le marquis de Causans avait, de son côté, signalé dans le même but à Mgr d'Astros un prêtre du chapitre de Mazan, l'abbé Raymond. Le chancilier du chapitre de Saint-Denis, l'abbé Séguier, avait déjà appelé l'attention de son ami sur les curés de Pernes et de Mondragon, et sur un jeune vicaire de Carpentras, l'abbé Poutingon. — Le chapitre d'Orange ne manquerait décidément pas de chanoines !...

Mais y aurait-il jamais un chapitre d'Orange, y aurait-il un évêque ? À mesure que le temps passait, les espérances des plus optimistes s'évanouissaient. Monsieur Millet ne peut cacher à Mgr d'Astros l'inquiétude où le laisse l'apathie gouvernementale et le mauvais vouloir des Chambres. L'année 1818 venait de finir, et les choses était toujours dans le même état. «On m'avait écrit, il y a quelque jours, mande le curé d'Orange à son évêque, qu'on s'occupait à Paris de nos affaires, et qu'après plusieurs conférences de M. Decazes avec le cardinal de Périgord, un courrier était parti pour Rome le 5 mars [1819] ; j'ajoutai peu de foi à cette nouvelle. Mais aujourd'hui le journal Les Débats annonce qu'une assemblée de plusieurs évêques devait avoir lieu relativement au même objet, ce qui prouverait qu'on pense enfin à faire sortir l'Eglise de France de cet état d'abandon dans lequel on la laisse depuis si longtemps, et doit ramener nos espérances. Fasse le ciel qu'elles ne soient pas encore déçues... etc.»

Hélas ! Elles devaient l'être, et cette fois sans rémission...

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Les Débats étaient, en effet, bien renseignés.

La monarchie restaurée était servie par les serviteurs de la monarchie déchue ou par leurs descendants. Le vieil esprit gallican n'était pas mort ; le libéralisme philosophique l'était encore moins. Ces quarante-deux sièges qu'il fallait rétablir, ces chapitres qu'il faudrait créer, ces palais qu'il faudrait trouver, ces traitements qui pèseraient sur un budget déjà mal en point, autant de difficultés, autant d'affaires qu'il était nécessaire d'éviter. Le Concordat de 1817, voté en une heure d'enthousiasme, parassait décidément inapplicable. Il coûtait trop cher, et, par dessous tout, il consacrerait une puissance qu'on n'avait que trop de raisons de redouter. Mieux valait laisser tomber une convention dangereuse et prier la diplomatie d'en masquer la chute et d'en négocier la caducité.

L'épiscopat français comprit qu'il était dupé, ou qu'il était sur le point de l'être, et tenta un rétablissement courageux d'une situation qui s'éternisait dans un marasme général. Réunis en assemblée générale, le 30 mai 1819, ils signèrent une adresse au pape Pie VII dans laquelle ils le suppliaient de terminer enfin par un acte de son autorité souveraine cette longue épreuve, déclarant «s'attacher avec plus de force à la Chaire Apostolique, marcher constamment sous l'influence et la direction de notre chef ; demander avec confiance, recevoir avec joie, et exécuter avec unanimité ce que le Vicaire de Jésus-Christ sur la terre, et le Prince des Evêques croira devoir décider dans l'intérêt de la Religion.»

Le 19 août, le Pape répondait par une Lettre adressée aux Cardinaux, Archevêques et Evêques du Royaume de France. Quatre jours après, il en faisait connaître, en consistoire public, les dispositions au monde catholique, et pour le bien de la paix, décidait que, provisoirement, le nombre des diocèses demeuraient tel qu'il avait avant le 16 juillet 1817 ; qu'en attendant de nouvelles négociations entre le Saint-Siège et le Gouvernement français, les nouveaux évêques devraient s'abstenir d'user de l'institution canonique... et que chacun d'eux recevrait un bref personnel sur la réduction des sièges demandée par le gouvernement.

La déception fut considérable à Orange, comme dans le reste du pays. Dès le premier instant, on comprit que le provisoire deviendrait définitif : Mgr d'Astros ne serait jamais évêque d'Orange. Les correspondants habituels du prélat lui en exprimèrent leur tristesse. Vainement espéraient-ils que le siège d'Avignon lui serait réservé. Le 4 novembre 1819, le Roi le nommait à l'évêché de Saint-Flour, d'où l'année suivante il fut transferé à Bayonne, sans avoir pris possession de son siège auvergnat. Il devait mourir archevêque de Toulouse et cardinal en 1851.

«Vous avez été notre évêque, lui écrivait M. Millet,... nous aurons toujours le précieux avantage de pouvoir vous placer à la suite des évêques d'Orange, puisque vous l'avez été réellement aux yeux de l'Eglise pendant plus de deux ans.»

Le lecteur ne ratifiera peut-être pas ce jugement sur un prélat qui eût fait le bonheur de l'Église d'Orange, mais ne fut jamais sacré en cette qualité, ne prit jamais possession de son siège, et n'administra jamais la diocèse. Il n'oubliera pas, cependant, qu'il n'est pas défendu, en face d'une déception de se consoler par ce qui devait être, et que rien n'empêche, après tout, de faire une place à Monseigneur Paul-Thérèse-David d'Astros, évêque élu, sur des fastes épiscopaux réellement clos par la mort de Monseigneur Guillaume-Louis du Tillet, dernier évêque d'Orange.


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Nous avons utilisé en partie ces renseignements : R. P. Caussette, Vie du cardinal d'Astros, archêveque de Toulouse : suivie de pièces justificatives et de documents inédits, Paris, Vaton, 1853 ; l'abbé Henri Tatouat, missionaire diocésain de Toulouse, a publié dans les Mémoires de l'Académie de Toulouse, tome XV, année 1915, p. 153 et suiv., un article intitulé «Un chapitre inédit de la Vie du cardinal d'Astros» sur des notes communiquées par Mgr Castellan, alors évêque de Digne, et récemment décédé archevêque de Chambéry.


[Notes]

1. Méritan, J., Louis-Guillaume Du Tillet, dernier évêque d'Orange (1730-1794), Vaison-La-Romaine, Société Bonne Presse du Midi, 1936. [Selon toute vraisemblance, l'ordre des prénoms en ce titre est une erreur d'imprimerie ; Guillaume Louis est la forme pour son acte de baptême, ses propres écrits, les notices biographiques de son régisseur Coulombeau (1812) et de l'abbé Bonnel (1880), et ainsi de suite. Néanmoins, sur le cénotaphe érigé à son mémoire dans la chapelle de Saint-Eutrope à la cathédrale d'Orange, on peut lire l'inscription suivante : «A la mémoire de M. Louis Guillaume du Tillet...»]

2. Voici un portrait non signé de l'évêque du Tillet, situé avant la dédicace :


Portrait de Tillet.

3. Lexique : moulin, tas en forme de meule de foin ; saumée, ancienne mesure de 1500 cannes quarrées ; viguier, juge qui, dans les provinces du Midi, faisait les fonctions de prévôt royal. [L'abbé de Sauzin, soit Philippe-François de Sausin, naquit à Orange le 12 février 1756, vicaire général de l'évêque de Lisieux, député du clergé à l'Assemblée nationale de 1789, qui émigra après la Révolution en Allemagne, fut évêque de Blois du 20 juillet 1823 jusqu'à sa mort le 4 mars 1844.]

4. Voici une carte du département de Vaucluse :

Une carte du département de Vaucluse.

5. Jules-François-Marie Méritan, naquit à Bordeaux le 21 décembre 1868, ordonna prêtre le 21 décembre 1891, fut archiprêtre d'Orange, où il mourut le 20 mai 1949.

6. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Avril 2012]