«LES BRÛLOTS ANGLAIS EN RADE DE L'ÎLE D'AIX (1809)» DE JULES SILVESTRE ;
CHAPITRE 6



VI. ATTAQUE PAR LES BRÛLOTS

Il est huit heures et demie ou neuf heures du soir. À bord de nos vaisseaux chacun est à son poste, attentif, anxieux même, mais résolu. On a disposé des espars pour repousser les brûlots ; les pompes sont préparées, ainsi que des bailles pleines d'eau, du sable, des cuirs verts, etc. Toutes les embarcations qui restent sont armées et munies de grappins pour accrocher et détourner les navires incendiaires.

Le vent avait redoublé de violence et l'obscurité s'était faite plus profonde encore, rayée seulement, sur la mer, par l'écume quelque peu phosphorescente des vagues. À ce moment, deux coups de canon sont tirés par la flotte ennemie. C'est le signal d'agir. Les frégates que l'on avait aperçues sur le banc de Boyard, dans le lit du courant et vers le centre de notre ligne, hissent des feux de position et l'on constate qu'elles se sont rangées comme pour jalonner un trajet. Précipitamment, l'amiral Allemand signale alors de diriger la flottille tout entière à l'estacade. Les embarcations s'éloignent à force de rames ; elles ont le sort de la 4e et de la 5e divisions. Nul autre bruit, au milieu des rumeurs du vent et de la mer, que les éclats de voix qu'apportent les rafales : ce sont nos marins qui luttent contre le N. O. et le flot pour gagner l'estacade, et sans succès.

Tout à coup, vers le centre de l'obstacle, un véritable volcan fait explosion avec un bruit effroyable : des matières incandescentes, une pluie de projectiles retombent aux alentours ; obus, grenades et fusées incendiaires sont lancés dans toutes les directions. La nuit en fut illuminée, et l'on put ainsi apercevoir des masses nombreuses (on en compte trente-trois, dont deux vaisseaux, deux frégates et de gros transports) qui s'avançaient, toutes voiles dehors, vers le même point de l'estacade, poussées par le vent et la marée. Elles s'enflamment, se pressent, se heurtent ; dans l'assaut donné à l'obstacle qui doit protéger notre escadre, les gros coulent les petits. L'Angleterre a voulu liquider avantageusement son vieux matériel.

Le premier brûlot avait été conduit par Cochrane. Au dire du Naval Chronicle, n° 126 (1), il renfermait quinze cents barils de poudre vidés dans des pièces de deux établies dans la cale, ouvertes, et au-dessus étaient quatre cents bombés chargées et amorcées, trois mille grenades à main. Ces pièces étaient assujetties par des câbles et des coins en bois, les vides comblés par du sable humide et battu. Les brûlots qui suivaient étaient disposés en machines infernales et portaient, chacun, dans ses hunes, cinquante fusées de l'invention du colonel Congreve qui, d'ailleurs, était présent et dirigeait sur les lieux cette abominable entreprise.

Sous les chocs et la poussée de ces masses l'estacade se rompit en son milieu et, le flot et le vent aident, la flotte embrasée se dirigea vers nos vaisseaux. Nos frégates d'avant garde, menacées les premières, coupent leurs câbles, mettent à la voile, et fuient devant l'incendie. Les brûlots continuent leur course sur nos vaisseaux immobilisés, et ceux-ci font feu de leurs canons pour essayer de couler les infâmes machines ayant qu'elles ne les atteignent. Mais les dispositions adoptées par l'amiral ont si bien restreint le nombre des canons utiles que le tir n'obtient point l'effet voulu, et bientôt les brûlots de tête les rangent.

À ce moment, le feu ayant gagné les batteries des brûlots enflammés, leur artillerie se mit à tonner des deux bords, tandis que, soit des ponts, soit des hunes, sont projetés tous les projectiles imaginables et des fusées incendiaires. Vainement nos vaisseaux continuent le feu de leurs canons, vainement les batteries de l'île d'Aix et des Saumonards tirent sans relâche : nos moyens sont insuffisants et les autres, que les éléments favorisent, sont trop nombreux.

Il faut renoncer à décrire le désordre qui règne dans l'escadre : l'amiral a abdiqué toute direction et toute responsabilité des mouvements de ses vaisseaux en donnant «liberté de manœuvre» à ses capitaines, et chacun de ceux-ci a à pourvoir comme il l'entend au salut de son bâtiment. Mais on a vu que les vaisseaux avaient dû se démunir d'une partie considérable de leurs ancres et de leurs grelins, de leurs embarcations et des officiers et marins qui les armaient ; les voiles sont déverguées, les mâts sont calés ; ils n'ont sous leurs pieds que des espèces de pontons qui vont devenir le jouet des fortunes les plus hasardeuses. Dans cette situation émouvante, un désastre complet semble inévitable. Il n'en sera rien, pourtant, et nous allons voir que si nos pertes furent considérables, si quelques défaillances se produisirent, du moins le courage et la ténacité du plus grand nombre réussirent à priver en partie l'ennemi des fruits de son abominable forfait.

Le vaisseau-amiral, ayant tout le premier coupé ses câbles, abords ses voisins, le Régulus et le Tonnerre, qu'il obligea ainsi à couper les leurs, eux aussi. L'amiral Allemand a dit, dans son rapport, qu'il y avait été forcé pour éviter deux brûlots accrochés sous son beaupré ; mais le capitaine de vaisseau Lucas, du Régulus, a contesté le fait (2). Selon lui, l'Océan ne fut abordé que par l'arrière et par un seul petit brûlot, qu'il renvoya par l'avant. Allemand a soutenu qu'ayant pu se dégager d'un vaisseau et d'une frégate tout en feu, il fut accroché à l'arrière par un grand transport-brûlot. On réussit à l'éloigner, mais il reprit au bossoir et communiqua le feu au vaisseau. On fit appel à de braves gens de bonne volonté, qui se dévouèrent ; avec l'aide d'un canot du Tonnerre, commandé par l'enseigne de vaisseau Jean-François Allary, on put éloigner le brûlot, mais deux hommes périrent dans le braisier, beaucoup furent grièvement brûlés ou tombèrent à la mer. Allary en recueillit une vingtaine.

À neuf heures et demie du soir, le Régulus, déjà jeté en dérive par l'abordage de l'Océan, fut accroché par un brûlot, à l'avant ; en un instant ses focs sont dévorés par les flammes, et un deuxième brûlot, qui se fixe sous son beaupré, met le feu à bord. Le brave Lucas pare au danger ; il sait commander le calme et le sang-froid à l'équipage. Dans la dérive, il réussit à n'aborder aucun autre navire, repousser encore des brick-brûlots, deux bombardes, et n'a qu'un seul blessé.

Le Tonnerre, qui a été abordé par l'Océan abattant sur tribord, a été obligé de couper son câble de N. O. ; mais le Patriote, également embarrassé, vient alors tomber en grand sur lui ; il lui faut filer le bout le câble de S. E. ; il part en dérive, sans moyens de se diriger, et le courant le jette sur les Palles, le cap au Sud. À onze heures et demie, il donne une forte bande, et son grand mât vient en bas. Il fait eau de toutes parts, si bien qu'à trois heures et demie du matin, les pompes ne peuvent plus franchir.

Le Calcutta, vers dix heures, s'est vu menacé par trois brûlots ; il réussit à en couler un à coups de canon et évite les deux autres en coupant son câble de N. O. Mais à onze heures d'autres brûlots s'approchent ; il arme deux embarcations qui lui restent encore, pour les détourner : le courant les entraîne ; il faut couper le câble de S. E. Le peu de voilure que le vaisseau peut orienter ne lui permet pas d'éviter suffisamment pour courir sur l'entrée de la Charente, car le navire n'obéit pas à sa barre, et à minuit il s'échoue vers le S. des Palles, où il laisse tomber l'ancre pour attendre la pleine mer. Il a pu éviter tout abordage et, un brûlot à trois mâts le menaçant dans cette position, il peut l'éloigner. À une heure du matin, par mer étale, il essaie d'appareiller, lève l'ancre, mais il est jeté en plein sur les Palles et abat sur tribord. On défonce les pièces-à-eau, on jette à la mer le lest volant pour s'alléger. Efforts inutiles. À cinq heures, on a perdu tout espoir. On en fait le signal à l'amiral.

Le Tourville, à neuf heures du soir, a été abordé par la frégate la Pallas appareillant pour éviter une frégate-brûlot ; elle est tombée sur le bossoir de tribord et a cassé le tangon du vaisseau, qui a été obligé de couper son câble du même bord. Peu après, c'est le Régulus qui menace l'aborder : on coupe le câble de bâbord et le vaisseau appareille sous le petit foc ; autour de lui, le commandant en second, Julien-Michel Calloche, dans les embarcations, travaille à éloigner les brûlots. À dix heures et demie, il s'échoué sur un fond de vase dure ; on s'efforce aussitôt de l'alléger, on vide les pièces-à-eau et, pour le cas où le feu serait mis à bord, on défonce les barils de poudre afin d'être prêt à les noyer au besoin.

Le Cassard et le Foudroyant, qui ont pu d'abord garder leur poste, sont également partis en dérive, mais le hasard les protège et ils peuvent éviter tout échouage. La situation des autres vaisseaux est analogue ; il ont tous été obligés de couper ou de filer leurs retenues pour se dérober aux masses enflammées qui vont s'attacher à leurs flancs, ou pour éviter l'abordage de quelqu'un des nôtres, et alors, sans voilure ou à peu près, empêchés d'en improviser une puisque leurs mâts sont calés, ils se sont vus réduits à s'abandonner à la fortune du vent et de la marée ; ils tombent l'un sur l'autre, et plusieurs sont portés à la côte, d'autant mieux que l'état de leur mâture ne leur permet de déployer que quelques lambeaux de toile insuffisants pour gouverner, et que l'embrasement du ciel et de la mer rend la côte moins apparente.

À bord, «c'était, a dit le capitaine de frégate Salneuve, un tumulte, une mêlée, un désordre, une confusion dont on ne peut que difficilement se faire une idée, en même temps qu'un spectacle sublime d'horreur et d'épouvante et fait pour mettre la terreur au cœur des plus braves. Nos vaisseaux, à la vue de ces volcans flottants se portant en masse sur eaux, semblaient ne pouvoir échapper à une conflagration imminente.»

Le sort des frégates et le même. Nous avons vu la Pallas en retraite, se jeter sur le Tourville ; le sort de l'Indienne est plus critique encore. Des brûlots l'entourent ; les vaisseaux de l'escadre tirent à les couler, et notre frégate se trouver entre deux feux ; les boulets français hachent sa mâture. Pour se tirer de cette situation, elle file son câble du N. O. et vient à l'appel de celui du S. E. ; mais alors deux brûlots se croisent sous son beaupré et les manœuvres de l'un d'eux accrochent son bout-dehors ; la frégate coupe son câble du S. E. et abat sur tribord, ce qui lui permet d'envoyer quelques volées de bâbord aux brûlots. Jetée sur la Ville-de-Varsovie, elle peut l'éviter, range le Foudroyant et le Tonnerre et vient prendre mouillage en arrière de nos lignes, à son poste. Là, d'autres brûlots arrivent sur elle ; il lui faut partir en dérive, elle va s'échouer sur des fonds vaseux, à la «pointe de l'Aiguille» et Enet. Pour s'alléger elle jette à la mer jusqu'à une partie de son artillerie, sans réussir à se remettre à flot.

La Pallas est allée s'échouer par le travers de l'île Madame, à une portée de canon du rivage.

L'Elbe, après avoir coupé ses deux amarres, a manœuvré pour entrer en rivière ; elle touche sur le haut-fond de «La Mouclière». Le commandant Pierre-Élie Ballanger, qui voit arriver sur lui des brûlots, s'allège en jetant des canons, des boulets, du lest volant, etc., se remet à flot, mais va s'échouer sur les vases du Port-des-Barques, où il a la chance de voir passer, sans être atteint, cinq brûlots, dont trois s'échouent près de la fontaine de Lupin.

L'Hortense, qui s'est trouvée une minute sous le feu des canons français, a dû couper ses câbles. Elle fait route au S. E., à travers les machines incendiaires, mais va s'échouer sur l'île Madame où elle demeure, quoiqu'elle ait jeté à la mer une partie de son artillerie et d'autres choses lourdes. Deux brûlots vont l'atteindre, quand l'enseigne de vaisseau Joseph-Simon Guézenec, envoyé par le commandant Halgan, réussit à les accrocher et à les détourner. À l'un des deux, Guézenec amarra lui-même le point du grand foc de cette machine infernale à l'arrière de son canot, malgré l'intensité de la chaleur du brasier flottant et les grenades qui éclatent autour de lui. Il l'éloigna ainsi de l'Hortense et ne lâcha que lorsqu'il eut dépassé la Pallas, également échouée. Nous ne citons que ce fait, mais il est cent autres actes de dévouement que l'on pourrait relever de la part de nos braves marins.

Nous n'essayerons pas de dépeindre davantage le tableau que présenta la rade de l'île d'Aix dans cette affreuse nuit du 11 au 12 avril 1809 ; il nous est impossible aussi de raconter en plus de détails les dangers qui se multiplièrent autour de nos vaisseaux désemparés ; mais on peut se figurer aisément l'état d'esprit de nos marins dans ce combat si nouveaux pour eux, où l'on périssait, non sans honneur, mais sans gloire, dans un chaos de flammes et d'obscurité, et au milieu d'un désordre inénarrable. Obligés de manœuvrer sans moyens, dans une rade étroite, par une nuit profonde, et pêle-mêle avec trente et quelques brûlots en feu, ils vont où les pousse la violence du vent et du courant, se heurtent, se brisant les uns contre les autres. L'estacade rompue, comme rien n'avait été prévu pour ce cas, on peut dire que l'escadre était abandonnée à tous les hasards. Et deux heures avaient suffi à la flotte anglaise, sans qu'elle risquât un seul de ses marins en un combat loyal, pour réduire à cet état un adversaire redouté, bien qu'inférieur en forces.

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[Notes de bas de page.]

1.  [Note de l'editeur.   Pour une édition moderne, voir celle de Nicholas Tracey, The Naval Chronicle: The Contemporary Record of the Royal Navy at War, Volume IV: 1807-1809 (Mechanicsburg, Stackpole Books, 1999).]

2.  L'Empereur a réclamé les commentaires de Lucas sur le rapport d'Allemand, et ces commentaires, qui nous sont connus, sont extrêmement sévères envers l'amiral. M. Julien Lafon — Histoire des brûlots de l'île d'Aix, Paris, Aymot, 1867 — assure que Decrès les fit disparaître et qu'ils causèrent la disgrâce de son auteur.


«Les Brûlots anglais en rade de l'île d'Aix» :
Index et Carte ; Lexique ; Chapitre 7

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]