«TROMPERIES DES PRÊTRES ET DES MOINES DE L'ÉGLISE ROMAINE,... [EN ITALIE]»
DE GABRIEL D'ÉMILLIANE ; 1er LETTRE


HISTOIRE DES TROMPERIES

DES PRESTRES ET DES MOINES

DE L'EGLISE ROMAINE,

Où l'on découvre les artifices dont ils se servent pour tenir les

Peuples dans l'erreur. Et l'abus qu'ils font des choses de la Religion.

Contenuës en huit Lettres ; Ecrites par un VOYAGEUR pour le bien du Public.

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A ROTTERDAM,

Chez ABRAHAM ACHER

M. DC. XCIII

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A Monseigneur de Bentin, Comte de Portland,

Conseiller du Roy en tous ses Conseils, &

premier Gentilhomme de sa Chambre, &c.


MONSEIGNEUR,

Je prends la hardiesse de mettre cet ouvrage à l'ombre de votre illustre nom. J'ose espérer qu'ayant autant de part que vous en avez à une révolution qui rassure les intérêts de la religion protestante, vous aurez la bonté d'agréer un livre que j'ai uniquement composé pour sa défense. Vous êtes devenu un de ses plus fermes appuis, MONSEIGNEUR, et il me semble que c'est seconder votre zèle que de donner du crédit à mon ouvrage, en suppliant votre Grandeur de l'honorer de votre protection. Je ne saurais exprimer tout l'honneur que je me fais en choisissant un patron dont il y a tant de choses à dire. Ce glorieux monarque dont on n'admire pas moins la sagesse que la valeur, fait mieux votre panégyrique, par la juste confiance qu'il a en vous, que ne feraient les plumes les plus éloquentes. Quand je regarde votre Grandeur par cet endroit, je sens bien que je me repentirais d'avoir porté les yeux si haut, si je ne savais pas que les rares qualités qui vous assurent la faveur de ce grand prince sont accompagnées de beaucoup de bonté. C'est sur cela que je fonde l'espérance que j'ai, que vous ne trouverez pas mauvais, que j'aie osé en vous présentant le fruit des voyages par où Dieu m'a ouvert les yeux, rechercher l'occasion de vous assurer publiquement que je suis avec un profond respect,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et bienfaisant serviteur,

GABRIEL D'EMILLIANE.


AU LECTEUR.

Ayant été prêtre séculier dans l'Église romaine, et ayant fait dans mes voyages, particulièrement dans celui d'Italie, plusieurs remarques assez curieuses sur la manière de vivre et sur les intrigues détestables des prêtres et des moines de cette même Communion, qui ne pouvaient pas si facilement venir à la connaissance des autres, j'ai cru les devoir donner au public. J'ai déclaré au commencement de ma première Lettre, la raison qui m'a porté à faire ces sortes de recherches. J'ajouterai seulement ici, que ceux qui connaissent l'esprit de Rome, n'auront pas de difficulté à ajouter foi aux matières de fait que je rapporte. Et je ne crois pas qu'aucun voulut hasarder son crédit à les critiquer, puisqu'elles sont encore aujourd'hui exposées aux yeux de tout le monde, et que tous les voyageurs, qui ont fait quelque séjour dans ces pays-là, en peuvent être tout autant de témoins.

Si je me sers quelquefois d'expressions, qui pourraient sembler un peu gaies, je prie mon lecteur de l'attribuer à la matière, et de considérer, que de même qu'on ne peut pas bien rapporter les choses sérieuses avec des termes enjoués, aussi n'est-il pas possible d'exprimer les ridicules avec un air de gravité.

Au reste je ne crois pas, que les Papistes aient sujet de se plaindre de moi, comme ils font ordinairement de ceux qui les abandonnent, qui est, que ces gens-là, disent-ils, ne cherchent qu'à les déchirer impitoyablement sans bornes et sans mesures. Car la vérité est, que j'ai encore assez de matière pour remplir un autre volume aussi grossi que ceux-ci, et qui pourrait leur servir comme de troisième tome. Mais j'ai bien voulu me retrancher afin qu'ils aient plus sujet de louer ma modération, que de se plaindre de la rigueur de ma censure.

Enfin, comme toutes ces observations, que j'ai faites dans mes voyages, ont beaucoup servi à mon changement de religion, j'espère que Dieu bénira la publication que j'en fais par une suite de bons effets, en défilant les yeux aux Papistes, décourageant ceux qui les trompent, et faisant que les Protestants rendront grâces à Dieu d'avoir été si heureusement délivrés d'un si misérable esclavage. C'est là Lecteur le principal dessein que je me suis proposé dans mon livre.

Adieu,

G. D'E. E. A. P.

PREMIÈRE LETTRE.

Des reliques, etc.

Vous n'avez pas oublié, Monsieur, que dans le dernier entretien que nous eûmes en France sur les matières de la religion, je vous engageai à m'avouer que la religion protestante était plus conforme à la raison que la Romaine que vous professez. Il est vrai que par un détour plus fin que solide, vous appeliez cette raison une raison humaine, appuyée sur les sens, qui sont, disiez-vous, comme l'écueil où la pureté de la Foi vient à faire naufrage. Vous vouliez que la Foi fût le fondement de votre religion à l'exclusion de tout autre, et comme vous admettiez librement avec vos théologiens plus de cent différents miracles dans la Transsubstantiation, vous disiez que c'était un mystère de la Foi qui doit être plutôt humblement adoré que témérairement approfondi. Lorsque je pris la liberté de vous dire que ma raison m'étant donné de Dieu, pour m'en servir dans la recherche de la vérité, il m'était difficile d'en rejeter les lumières, et que sans cela j'étais comme une personne qui tombe dans un eau profonde, et qui faute de trouver pied, se perd et se noye, vous me répondîtes que si je voulais suivre la raison vous me donneriez des guides capables de satisfaire un esprit bien fait, que je n'avais qu'à jeter les yeux sur de gens savants, de moines, et de prêtres qui sont les lumières du monde, les arcs-boutants et les colonnes de l'Église, qui par l'intégrité de leur vie, et par la pureté de leur doctrine supportent ici-bas le temple de Dieu : qu'il était moralement impossible que tant de gens savants fussent dans l'erreur, et que le consentement de tant de beaux esprits, vous semblait un fondement assez solide pour mettre un esprit raisonnable en repos. Vous me parlâtes en suite fortement de la modestie qui convient à ceux qui n'ont qu'une médiocre capacité. Vous savez bien que je reconnais mieux qu'aucune personne du monde la médiocrité, et que je vous remerciai de cet avis, en vous témoignant pourtant que quelque utile qu'il me paraisse, je ne croyais pas qu'il me dût arrêter dans la recherche de la vérité. Comme quelque temps après, en partie par dévotion et en partie par curiosité, j'entrepris le voyage d'Italie, je me suis ressouvenu du renvoi que vous m'aviez fait à vos prêtres et à vos moines, et je me suis appliqué plus que je n'aurais fait à examiner leur conduite, pour tâcher de reconnaître si c'était en effet un fondement suffisant et raisonnable, comme vous le prétendez, pour raffermir une personne qui commençait à douter de la vérité de vos principes que Dieu prît dès lors un soin tout particulier de disposer toutes choses pour m'en donner l'éclaircissement dans mon voyage. Il permit qu'en sortant de Paris, je m'associai avec un moine bénédictin d'une congrégation reformée, homme assez savant, et dont l'esprit et quelques bonnes qualités avaient attiré l'approbation des religieux de son Ordre pour l'envoyer pour la seconde fois leur procureur général en Cour de Rome. Il avait un extérieur fort avantageux et l'esprit fin, propre pour ménager l'esprit des cardinaux et s'insinuer dans celui du pape, et il s'était mis en voyage pour ce dessein. Nous prîmes notre chemin par la Brie et en suite par la Bourgogne, et passâmes sur la route par plusieurs monastères de son Ordre, où nous fûmes reçus et traités fort civilement, et où j'eus lieu de faire quelques observations, qui m'ont paru assez importantes pour vous les communiquer. Elles feront le sujet de cette Lettre, après laquelle je me réserve de vous faire part à la première occasion, si je reconnais que vous l'ayez pour agréable, des autres choses que j'ai eu lieu d'observer depuis mon entrée en Italie.

Nous arrivâmes le 13 juillet à une petite ville, sur les confins de l'Auxerrois, appelée Flavigny. C'est un lieu peu considérable pour le présent, quoique fameux pour un pèlerinage qui y a été entretenu depuis longtemps en l'honneur d'une sainte Reine, et très infâme pour les contestations et les impostures, qui étaient encore en chaleur sur ce sujet lorsque nous y passâmes. Une sainte appelée Reine souffrit le martyre aux environs d'Alisé, petit village à une lieue de Flavigny. Le terroir étant abondant en eaux salutaires et minérales, un temps fort considérable après, les moines de Flavigny firent la recherche du corps de cette sainte, et donnèrent à entendre au peuple que lorsqu'elle fut décapitée, dans l'endroit précisément où tomba la tête, une fontaine reconnue par expérience fort salutaire pour les malades, sourdit à l'instant comme un perpétuel miracle, en témoignage combien Dieu avoir approuvé la confession de foi de sa servante. Cette erreur s'étant ensuite continuée l'espace de plusieurs siècles dans l'esprit des peuples, et devenue d'autant plus incurable qu'elle étaient ancienne, il est arrivé depuis quelques années que les pères cordeliers, qui sont des religieux de l'Ordre de S. François, gens fins et rusés, ont obtenu de l'évêque du lieu de bâtir une petite chapelle autour de ladite fontaine, dont ils ont pris possession au grand regret des moines de l'Ordre de S. Benoît, anciens et paisibles possesseurs de toutes les reliques de sainte Reine ; qui virent par là combien il était dangereux d'avoir de si rusés voisins, et la faute qu'ils avaient faite d'avoir negligé de se rendre maîtres d'une source d'eau prétendue si féconde en bénédictions, et qui n'était éloignée que d'une lieue de leur monastère.

En effet les Cordeliers s'en surent bien mieux servir qu'eux. La dévotion augmenta en fort peu de temps au profit de ces bons pères, lesquels n'étant pas contents d'avoir la fontaine miraculeuse et voulant attirer à eux toute la dévotion du pèlerinage prétendirent un beau matin d'avoir une partie considérable du corps de la sainte. Ils commencèrent d'en exposer publiquement un bras tout entier ; de sorte que l'on vit paraître dans la distance de moins d'une lieue, une sainte à trois bras, au grande étonnement et scandale des peuples d'alentour, et d'une infinité de voyageurs et de pèlerins qui s'y rendent de toutes parts. Plût à Dieu qu'une telle avanture, et une infinité d'autres aussi étranges, eussent ouvert les yeux à ces pauvres peuples pour découvrir une bonne fois comme ces misérables moines les jouent ! Ils auraient pu reconnaître que non seulement les os qu'ils adorent sont très incertains, n'étant pris que sur la foi de gens qui n'en ont point ; mais encore que cette fontaine ne fut jamais miraculeuse, mais une excellente eau minérale, ainsi qu'on peut le colliger de la nature du terroir, et comme l'ont reconnu plusieurs fameux naturalistes et médecins qui ont écrit savamment sur ce sujet.

J'aurais souhaité, Monsieur, que vous eussiez été présent lorsque le père gardien de ce couvent — qui prit la peine lui-même de nous faire voir les beaux bâtiments et jardins qu'il avait bâtis de l'argent de la dévotion — se mit à discourir de sa prétendue relique, qu'il eût l'effronterie de nous montrer ; je suis sûr que vous seriez bien revenu de l'opinion avantageuse que vous avez de ces sortes de gens. Il protesta avec un blasphème horrible que pour lui, il ne croyait pas plus fermement le mystère de la Trinité qu'il était convaincu de la vérité de sa relique, nonobstant que l'évêque du lieu lui eût défendu de l'exposer d'avantage en public. Ce serait une chose trop ridicule de vous rapporter la voie et manière par lesquelles il assurait que ce bras leur était venu, jusqu'à y mêler les révélations de ses frères les Cordeliers, et le ministère des Anges, qui est voie ordinaire de l'introduction du culte superstitieux dans l'Église romaine. La réflexion que je vous prie de faire seulement sur ceci, est que véritablement c'est une chose pitoyable et lamentable de voir que les Catholiques romains, entre lesquels il ne manque pas d'y avoir plusieurs gens d'esprit, sont si obstinés que de ne vouloir pas être désabusés, quoiqu'ils voient tous les jours à leurs yeux plusieurs choses qui pourraient les tirer de l'erreur ; et il est à croire que par un juste jugement de Dieu, comme ils rendent un culte à leurs saints et saintes qui n'est dû qu'à Dieu seul, ils sont réduits à rendre le même culte à des choses qui dans leur approbation même ne le méritent pas. La plupart de leurs théologiens soutiennent que lors qu'une dévotion est une fois établie, quoique le sujet auquel elle se termine soit reconnnu en suite supposé, et même indigne de ce culte, on ne peut néanmoins en conscience en arrêter le cours ; parce que, disent-ils, le scandale que cela causerait, serait un beaucoup plus grand mal que celui que l'on voudrait ôter, et la simplicité d'un peuple abusé, et dont l'intention est toujours droite et pure, est beaucoup plus agréable à Dieu qu'une trop grande reserve, et défiance d'être trompé, qui pourrait les porter à revoquer en doute toutes sortes de reliques et de miracles ; ce qu'ils considèrent comme un très grand mal. Mais la vérité est que cela diminuerait trop leurs profits temporels, ni ayant point de pèlerinage qui ne leur en produise de très considérables par le nombre infini de neuvaines, de prières, et de messes que l'on y fait dire, qui sont toutes taxées à un très haut prix. Je puis vous rapporter sur ce sujet le résultat d'une conférence, où je me trouvai moi-même, il y a quelque temps, à Blois en France au sujet de plusieurs reliques conservées dans la paroisse de Saint-Victor, distante de deux lieues de ladite ville. Elles étaient fort mal en ordre dans de vieilles châsses de bois, presque pourries par la longueur du temps, ce qui empêchait de les porter en procession et de les exposer en public. Il s'agissait donc de les mettre plus à la mode, les transportant dans de nouvelles châsses. Pour cet effet, Monseigneur de Chartres, évêque du diocèse, fût supplié d'en faire la translation, lequel en envoya aussitôt les ordres à M. l'archidiacre de Blois, qui assembla plusieurs du clergé pour consulter avec le curé et les prêtres de Saint-Victor des précautions qu'il fallait prendre dans cette translation. La résolution fut que pour éviter le scandale qui pourrait arriver si l'on ne trouvait rien dans ces vieilles châsses, et pour ne point diminuer la bonne opinion et la dévotion du peuple si l'on ni trouvait que peu d'ossements, le transport dans les nouvelles ne se ferait point en public, mais le plus secrètement qu'il serait possible, en la présence seulement de quelques personnes prudentes, qui sauraient remédier à toutes sortes d'accidents en cas de besoin. Je fus prié par quelques amis de l'archidiacre de m'y trouver, et je puis vous assurer que la résolution fut prise que si l'on n'eût rien trouvé du tout dans les châsses, de soutenir ni plus, ni moins que les corps des saints y étaient tout entiers. Pour appaiser un peu les scrupules qui auraient pu naître sur ce procédé, un chanoine de Saint-Sauver de Blois, homme résolu, et de peu de conscience, soutint devant l'assemblée qu'on ne devait point faire de difficulté d'assurer une telle chose, toute fausse qu'elle fût ; que où il s'agissait de l'intérêt de l'Église il fallait sacrifier toutes sortes de respects et de sentiments ; qu'on ne devait point exposer les mystères des Catholiques aux railleries des hérétiques — c'est ainsi qu'ils appellent les Protestants — qui ne manqueraient pas de se moquer, sitôt qu'ils sauraient que l'on n'aurait rien trouvé dans les châsses de Saint-Victor, qui avaient été si longtemps le sujet de l'adoration des peuples ; que de plus la dévotion des séculiers pour les ecclésiastiques, était déjà si refroidie, que l'on n'en pouvait presque rien tirer que par un saint artifice. L'archidiacre écouta tout son discours sans le contredire en la moindre chose, et le curé de la paroisse comme y ayant le plus d'intérêt, l'en remercia hautement. Après quoi on procéda à l'ouverture des châsses, et la vérité est, soit de saints ou non saints, que l'on y trouva des os : mais un moine de l'abbaye de Saint-Omer de Blois qui était présent, s'écria sur l'heure, qu'il sentait une odeur très suave qui en sortait, et qui l'embaumait de telle manière qu'à peine pouvait-il se soutenir. Un jeune religieux son compagnon suivit immédiatement ; et quelques paysans de la paroisse protestèrent la même chose. L'archidiacre et tous les autres déclarèrent franchement qu'ils ne sentaient rien ; que toutes fois comme il se pouvait faire que ces personnes-là eussent quelque mérite particuler devant Dieu qui les rendit plus dignes de recevoir de semblables faveurs, leurs attestations seraient reçues et mises à la marge du procès-verbal que l'on faisait de cette translation, et dont l'original serait enfermé avec les reliques dans les nouvelles châsses.

J'avais la curiosité quelques semaines après, au temps des vendanges, d'interroger en particulier quelques-uns de ces paysans sur l'odeur qu'ils avaient sentie. Les uns dirent de rose, d'autres de jasmin, et d'autres de violette. Mais comme je m'aperçus qu'ils chancelaient et souriaient en même temps, je les pressai un peu davantage, et enfin ils m'avouèrent que la bonne opinion qu'ils avaient des deux moines qui avaient commencé à parler, les avait entraînés et comme forcé leur imagination, à leur faire croire qu'ils sentaient ce qu'ils n'avaient jamais senti en effet. Cette confession faite avec ingénuité, me fit rechercher l'occasion de parler à ces deux religieux. J'allai voir le plus jeune, auquel je fis premièrement deux ou trois visites de civilité, pour me le rendre plus familier. En suite j'obtins de son supérieur, de lui permettre de venir se promener avec moi à une maison de campagne ; où après quelques rafraîchissements, je le mis sur l'article des reliques de Saint-Victor. Vaincu par les civilités que je lui faisais, il me témoigna qu'il m'ouvrirait son cœur comme à son propre frère, et que la vérité était qu'il n'avait point senti cette odeur miraculeuse, dont il avait été le témoin : mais que pour ne point contredire son confrère, et par une soudaine honte qui l'avait surpris de ne pas paraître si privilégié que lui des faveurs célestes, il avait déposé contre sa conscience, et en avait eu ensuite quelque scrupule. Mais mon père, lui dis-je, comment pouvez-vous être en repos, si vous n'allez premièrement vous dédire de ce que vous avez avancé pour faire honneur à la vérité ? Le Diable est le père du mensonge, et vous ne pouvez pas prétendre à la qualité des enfants de Dieu, si vous ne détruisez l'œuvre du demon, dont vous avez été vous-même l'instrument. Il repartit qu'il avait consulté là-dessus ses supérieurs, et que le règle générale qu'on lui avait donné pour surmonter les scrupules de cette nature, était de considérer si la chose entreprise contre la gloire de Dieu, ou contre l'avantage de son Ordre ; que ce n'était point contre la gloire de Dieu d'avancer l'honneur d'un de Ses saints, lorsque de certaines circonstances glorieuses et utiles à l'Ordre engagaient de le faire, et que tout le mal en cela se réduisait à dire, que Dieu a fait ce qu'il pouvait faire, et ce qu'il a fait en plusieurs autres occasions ; ce qui n'était au plus qu'un petit péché véniel ; comme ils disent que sont tous les mensonges qui ne sont point contre la justice, c'est-à-dire qui ne sont tort à personne.

Ayant donc tiré de lui cette vérité, il ne restait plus que le vieux moine à convaincre ; ce qui ne me fut pas possible de faire ; car il persista toujours à soutenir ce qu'il avait avancé, et beaucoup plus, car il ajoutait que cette odeur l'avait suivi partout, tant qu'il était resté un peu de poussière de ces sacrées reliques sur ses habits. Cependant cela ne m'empêcha pas de considérer que toute la crédibilité de ce miracle, était réduite sur la conscience d'une seule personne, sur laquelle les autres déposants s'étaient reposés ; et qu'un jour lorsqu'on ouvrirait de nouveau les châsses où ce procès-verbal était renfermé, comme la superstition prend toujours de nouvelles forces du temps et de l'âge, ce miracle serait cru avec autant de fermeté que le sont dans l'Église de Rome une infinité de très faux et très ridicules. J'ai bien voulu, Monsieur, représenter à votre considération une chose qui s'est passée presque en vos quartiers, et dont vous pouvez vous informer vous-même quand il vous plaira ; afin que par la fidélité que vous reconnaîtrez dans le rapport que je vous en fais, vous soyez mieux disposé à ajouter foi à ce que je vous écrirai des pays étrangers. Je retourne présentement à notre voyage.

De Flavigny nous passâmes à Dijon, ville capitale du duché de Bourgogne, où je fus témoin oculaire d'une friponnerie qui s'y fit. Je ne vous rapporterai pas tant l'action pour elle-même, que pour vous y faire faire une réflexion fort importante à notre sujet. Nous allâmes à la Sainte-Chapelle, où l'on nous montra plusieurs reliques fort ridicules, et entre autres ce qu'ils appellent la Sainte-Hostie (1), dont ils racontent qu'il sortit très abondamment du sang par les endroits où ils disent qu'un Protestant la perça d'un couteau ; que d'hostie elle devint un petit enfant, et d'enfant retourna en hostie. Le discours nous porta insensiblement à demander pourquoi l'on ne voyait pas tant de miracles présentement, qu'il s'en faisait au temps passé. Le chanoine qui nous montrait les reliques nous fit là-dessus, que dans l'abbaye de Saint-Bénigne de la même ville, il s'en faisait encore presque tous les jours à un autel de la Vierge, où les enfants mort-nés étaient portés, et recevaient pour quelques moments la vie jusqu'à ce qu'ils eussent reçu le baptême. Ceci était estimé un très grand bonheur pour eux, puisque dans l'opinion de l'Église romaine les enfants qui meurent de la sorte ne peuvent point êtres sauvés par la foi des parents, mais descendent dans un lieu ténébreux qu'ils appellent les Limbes, qui est fait exprès pour eux, et où ils resteront éternellement sans souffrir la peine du sens, puis qu'ils n'ont point péché par les sens ; mais où ils souffriront la peine du dam qui consiste dans la privation de la vision béatifique de Dieu, qui est une peine due au péché originel. Il n'y a point sans doute de pères et de mères si dénaturés qui voulussent épargner leur argent à faire dire des messes et des prières, pour retirer leurs enfants d'un état si déplorable : et c'est le métier qui faisaient les bons religieux de cette abbaye. Nous allâmes sur les dix heures du matin à cette église, où était la miraculeuse image de la Vierge appelée communément la petite Notre-Dame de Saint-Bénigne, et nous y vîmes deux enfants mort-nés qui étaient depuis deux jours tout livides et noirs, et presque tous corrompus. Les parents qui étaient des meilleures familles de Dijon avaient pendant ces deux jours-là fait célébrer dans cette église plus de deux cents messes à un écu pièce, pour obtenir de Dieu par l'intercession de cette statue, et par les prières de ces religieux, autant de vie qu'il serait nécessaire à ces pauvres enfants pour recevoir le saint baptême. Les moines de cette abbaye auraient volontiers retardé encore un jour pour leur redonner la vie ; mais l'infection commençait à devenir si grande qu'il était presque impossible de demeurer dans l'église. Ainsi nous nous trouvâmes à temps pour en voir l'exécution. Vers midi qui était le temps de la dernière messe, un jeune religieux qui la servait, allant pour porter le livre du côté de l'Évangile, heurta de son bras, soit qu'il le fit exprès ou par inadvertance, la table de l'autel, sur lequel étaient les deux enfants mort-nés ; ce qui les fit remuer. Le prêtre qui disait la messe, et qui apparemment savait l'heure et le moment, s'en aperçut, et interrompant sur l'heure les sacrés mystères — ainsi que parlent les Papistes — il prononça à haute voix les paroles baptismales sur les enfants, «Je vous baptise, etc.» Leur jetant en même temps sur le corps l'eau dont il s'était lavé les mains. Au même instant un grand bruit s'éleva dans l'église, le peuple se mettant à crier miracle. Mes propres yeux ne pouvaient pas démentir de ce que j'avais vu, et j'aurais entrepris de tout mon cœur de désabuser ce peuple, si je n'eusse su combien il est dangereux de s'opposer à une populace aveuglée, conduite et entretenue dans l'erreur par des prêtres ou des moins, qui n'ayant point d'autre dieu que l'intérêt, l'auraient excitée sous prétexte d'hérésie ou d'incrédulité, à me mettre en pièces. Je ne laissai pas néanmoins d'en dire un mot en particulier à quelques personnes qui avaient été présentes à cette action, et qui m'avouèrent qu'ils avaient vu la même chose que moi. La Bourgogne a été de tous temps un pays abondant en superstition, et l'on en voit de tous côtés des marques. Aussi y a-t-il peu de pays où les prêtres et les moines fassent mieux leurs affaires, et soient plus riches. Je vous prie, Monsieur, de faire présentement réflexion que les pères de cette abbaye sont des religieux réformés de l'Ordre de S. Benoît, d'une congrégation que vous avez le plus en vénération en France, tant pour le savoir, que pour la piété que vous m'avez dit qui les rendaient également recommandables ; que si, dis-je, ces gens si saints et si vertueux dans votre estime, sont néanmoins si habiles et si attentifs à vous tromper, étant si amateurs de leur profit temporel, que ne devez-vous pas attendre de tant de religieux non réformés, qui menent une vie si licencieuse et si libertine à vos yeux, et qui sont profession ouverte de faire tomber les séculiers dans leur pièges par mille sorte d'artifices, pour avoir de quoi entretenir leur vie débordée et scandaleuse ?

Nous restâmes quelques jours à Dijon, où je serais trop long de vous raconter toutes les dévotions ridicules qui y sont en vogue, comme celle de Notre-Dame d'Ephèse de l'église Saint-Bernard, et de l'image de la Vierge conservée à Talent et prétendue avoir été peinte par S. Luc, et miraculeuse. Cependant comme la dévotion à ces sortes d'images croît or décroît selon que les prêtres ou les moines les savent faire valoir, cette dernière a beaucoup souffert, et est tombée presque dans mépris ; de sorte que le curé de cette paroisse désespérait presque de la remettre en crédit. Il nous dit qu'il n'avait plus pour cela qu'une ressource entre les mains, qui était de faire publier un miracle qui s'était fait depuis peu à cette image, qui était plus sensible que toutes les guérisons qui s'y faisaient tous les jours. C'est, dit-il, que m'étant aperçu il y a environ dix ans, que la dévotion diminuait notablement, je m'appliquai à en rechercher la cause : et trouvant que l'image était dans un fort pitoyable état, à cause de l'humidité du lieu qui avait presque pourri la toile, et que les rats en avaient mangé une partie et l'avaient extrêmement défigurée au visage, je m'imaginai que ce pouvait être là, la raison de ce que le peuple y était moins dévot. Pour y apporter le remède, je fis appliquer la vieille toile sur une neuve, et fis venir un des meilleurs peintres de Dijon pour la retoucher dans les endroits défectueux : ce qui fut fait avec beaucoup de soin et d'exactitude ; et un premier dimanche du mois l'image repeinte et rembellie de nouveau, fut remise avec beaucoup de solennité et grand concours de peuple dans sa première place. Depuis ce temps-là, poursuivit-il, j'ai toujours été travaillé de la goutte, et de plus la Sainte Vierge, pour témoigner qu'elle n'avait pas agrée qu'un autre peintre eut été si téméraire que de mettre les mains à l'ouvrage — que son serviteur S. Luc avait laissé à la postérité — pour le rétablir dans son premier lustre, elle a permis depuis quelques jours que les couleurs qui y avaient été ajoutées, se soient écaillées et tombées par terre ; ce qui fait que l'image est tombée dans le pitoyable état où elle était auparavant ; état qui est néanmoins beaucoup plus agréable à la Vierge, que de la voir mêlée avec des couleurs étrangères. Il ajouta qu'il avait fait imprimer le récit de ce miracle, et qu'il en envoyait des copies dans toutes les provinces circonvoisines et même dans les pays étrangers, et qu'il croyait que cela rappellerait la dévotion à son église. Ceci, Monsieur, m'est revenu depuis en mémoire dans mon voyage d'Italie, car étant à Bologne l'on me montra une fort belle peinture d'Annibale Carracci [1560-1609], en frais sur la muraille du cloître de l'abbaye de San Michele in Bosco, mais qui ayant beaucoup souffert par l'injure des temps, avait attiré la compassion de Guido Reni [1575-1642], un autre fameux peintre d'Italie, qui l'avait retouchée et remise presque dans son premier état. Cependant l'on voit présentement que la nouvelle peinture qui a été ajoutée sur la vieille tombe de même par écaille, et cela sans miracle, n'y ayant rien de plus naturel de voir, que de nouvelles couleurs couchées sur de vieilles ne peuvent pas s'incorporer si bien ensemble que lorsque les unes et les autres sont fraîches. Cependant quand la superstition est une fois introduite dans les esprits, elle les préoccupe tellement, que tout ce qu'il y a de plus commun et ordinaire leur semble un miracle. J'ai vu plusieurs autres images de la Vierge en Italie, que l'on dit avoir été peintes par le même S. Luc, et qui par cette raison sont toutes prétendues être miraculeuses, particulièrement celle de Santa Maria à Rome. Mais en vérité elles sont si différentes les unes des autres, qu'il est impossible qu'elle aient été peintes par une même personne, ni qu'elles soient toutes le portrait de la Vierge ; les traits, les linéaments, la figure, et les proportions du visage et du corps étant tout autres dans l'une que dans l'autre. Je vous en parlerai plus particulièrement dans mes observations d'Italie. Pour le présent, puisque nous nous trouvons encore à Dijon, je vous rapporterai ce dont j'ai été moi-même témoin oculaire dans la même abbaye de Saint-Bénigne des pères bénédictins réformés, où est conservée la statue miraculeuse de la Vierge pour les enfants mort-nés dont nous avons parlé ci-dessus. J'étais allé voir un de mes frères qui était religieux de cette abbaye. Comme je me promenais après dîner dans le jardin avec lui, un autre religieux accourut en hâte et lui dit à l'oreille qu'il se rendit incessamment à l'église pour y avoir voir quelque chose de fort curieux ; étant de compagnie, et connu de ces pères, je le suivis. L'affaire était que le prieur accompagné de sept ou huit de ses moines, étaient après à découvrir un ancien crucifix que l'on conservait dans une fort belle chapelle, que l'on appelle du même nom, la chapelle du Crucifix miraculeux. Il y avait quarante ans que ce crucifix avait été caché avec une voile de velours noir. L'histoire porte qu'un religieux de cette abbaye faisant un soir sa prière devant ce crucifix, la statue de Jésus-Christ qui y était attachée lui parla et lui dit : «Mon bien-aimé frère, couvre-moi, afin que je ne voie pas les iniquités de mon peuple, et que personne ensuite ne soit assez hardi de me découvrir pour voir ma face.» Ce moine exécuta sur l'heure l'ordre qu'il avait reçu et en donna avis à son abbé et autres religieux qui en portèrent incontinent la nouvelle par toute la ville ; ce qui donna lieu à cette grande dévotion qui continue encore aujourd'hui. Il y a un très grand concours de peuple, particulièrement tous les vendredis, et plus spécialement encore le Vendredi saint, toute la ville y vient en procession pour l'adorer et lui rendre le même culte qu'à Jésus-Christ même. Or le prieur de ce monastère qui un vieux routier et savant dans toutes les ruses monastiques, n'était pas beaucoup étonné de cette menace du crucifix, et était résolu à quelque prix que ce fut de satisfaire sa curiosité : ce qu'il fit. Il mit lui-même la main à l'œuvre, au refus qu'en firent quelques-uns de ses religieux qui témoignaient être plus épouvantés, et craignaient, disaient-ils, que le feu du Ciel ne descendit pour les consumer s'ils étaient assez hardis d'y toucher. Il découvrit lui-même avec un courage merveilleux la machine mystérieuse. Je riais en moi-même de voir la posture de ces moines qui étaient là présents. Les uns s'enfuirent, donnant à connaître qu'ils ne voulaient pas se rendre participants par leur présence d'un si grand attentat et sacrilège. Les autres se fermèrent les yeux pour ne pas être éblouis de la majesté de ce crucifix — Ne opprimerentur a gloria serutatores majestatis. Et enfin les autres se prosternèrent la face contre terre, afin d'être regardés de leur divin Maître, ainsi qu'ils disaient, dans l'acte de l'adoration la plus profonde. Il n'y eut presque que mon frère et moi qui restâmes debout proche le prieur du monastère, qui était occupé à découvrir le crucifix, et lequel commençant lui-même, où faisaient semblant d'être effrayé, se mit à réciter le psaume, Miserere mei Deus etc. Mais ni les uns, ni les autres n'avaient pas sujet de craindre que rien leur sauta aux yeux, car on n'y trouva qu'un sac de toile où étaient enfermés quelques morceaux de bois tout pourris, qui étaient les pièces de cet ancien crucifix. Parmi tout ce débris, à peine pûmes-nous reconnaître la tête où était cette bouche miraculeuse qui avait parlé. Le tout était dans un misérable état, tout vermoulu et percé de vers sans forme ni figure, pleine de mouches mortes et d'araignées. De sorte que tous ces bons religieux qui étaient là présents, étant un peu revenus de leur frayer, et n'ayant pas vu tant de gloire qu'ils en attendaient, commencèrent à discourir entre eux pour accorder l'histoire de fait, c'est-à-dire l'état dans lequel ils trouvaient le crucifix, et leur tradition touchant la révélation et le discours du crucifix avec le religieux. Car s'il eût été vrai qu'il n'eût jamais été découvert depuis le temps qu'il avait parlé, étant attaché à la croix qui le supportait, comment se pouvait-il faire qu'on le trouvât présentement en mille pièces dans un sac ? Le supérieur conclut assez sagememt qu'il fallait qu'anciennement l'on eût eu en grande vénération ce crucifix-là, et que cela eût apporté quelque grand avantage au monastère, et qu'apparemment ce religieux par inadvertance ou autrement l'avait fait tomber et rompu en pièces, et que craignant d'être châtié sévèrement par son abbé, il en avait ramassé les morceaux dans un sac et les ayant attachés à la croix et couvert de cette pièce de velours noir, avait ensuite forgé et débité sa prétendue révélation ; que cependant comme il ne savait pas ce qui en était pour certain, il aimait mieux suspendre son jugement que d'en faire un téméraire ; et que d'ailleurs, selon leur principe général, la dévotion étant déjà établie, il ne voulait pas empêcher tant de bonnes œuvres qui étaient à ce sujet, ni interrompre le cours de tant de messes et de prières que l'on faisait dire à la chapelle du Crucifix miraculeux. Ainsi il rempaqueta tout lui-même, et remit tout dans l'ordre qu'il l'avait trouvé — et que l'on peut voir encore si l'on pouvait avoir assez de pouvoir de le faire — dans ladite chapelle, où la dévotion est continuée comme auparavant. Si les évêques catholiques romains avaient un peu plus de véritable zèle pour la gloire de Dieu et même pour l'honneur de leur parti, ils s'appliqueraient sans doute davantage à examiner les différentes dévotions qui sont pratiquées dans leurs diocèses ; je m'assure qu'ils trouveraient beaucoup d'impiété cachée sous le voile de la dévotion. Mais bien loin de cela, ils sont les premiers à les encourager par les indulgences qu'ils donnent sur ce sujet, aux chapelles et églises où elles sont entretenues, et grande quantité ont été accordées par les évêques de Langres à ceux qui réciteront cinq Pater et cinq Ave Maria à cette chapelle du Crucifix prétendu miraculeux de l'abbaye de Saint-Bénigne de Dijon. Puisque nous voilà à Dijon, je n'oublierai pas, Monsieur, de vous entretenir d'un fameux nid de moines qui en est à quatre lieues. C'est la grande et célèbre abbaye de Cîteaux, dont l'abbé, comme vous savez, est chef et général de tout l'Ordre, qui est sans doute un des plus vastes corps religieux qui sont dans l'Église romaine. L'Empire, la France, l'Italie, l'Espagne, la Pologne et le Portugal sont pleins d'abbayes de cet Ordre, qui reconnaissent toutes celle de Cîteaux pour leur mère. Je connais très particulièrement le prieur du monastère, qui était un jeune homme d'Orléans, lequel m'invita de l'aller voir. L'abbé envoya deux de ses carrosses à six chevaux pour prendre quelques-uns de ses parents auxquels il voulait donner à dîner, et avec lesquels j'eus l'honneur de me joindre. Sur le chemin depuis Dijon on ne parla que de la fin tragique de M. Bourré, issu d'une des plus nobles familles de Dijon, et religieux du même Ordre ; lequel avait été exécuté depuis peu publiquement à Dijon, pour avoir empoisonné son abbé, qui avait voulu prendre connaissance de ses dérèglements ; le fait étant évident qu'il avait corrompu une partie des religieuses d'un monastère où l'abbé l'avait envoyé directeur et confesseur. Étant proche de Cîteaux j'admirai les avenues de cette superbe abbaye. Ce lieu qui n'était qu'une affreuse solitude lorsque S. Robert premier abbé de cet Ordre l'institua, est devenu présentement par la luxure et délicatesse des moines un paradis terrestre abondant en toutes sortes de délices. L'histoire porte que cet abbé, amateur du silence, se retira avec quelques-uns de ses disciples dans cet endroit, qui n'était alors qu'un bois fort épais et écarte de presque tout commerce avec les hommes. Ils commencèrent à se bâtir eux-mêmes des cellules avec des branches d'arbres, et quelques-uns d'entre eux se creusèrent des cavernes sous terre, sans artifice et sans forme, et très semblables aux tanières des bêtes sauvages. L'herbe et les racines qui croissaient dans les bois leur servaient indifféremment de nourriture, et toute la précaution qu'ils prenaient, c'était qu'après les avoir cuites ils en donnaient premièrement à manger à quelque chien ou autre animal domestique ; que s'il ne mourait ou ne devenait pas malade sur l'heure, ils se tenaient comme assurés qu'il n'y avait dans ce ramas aucune herbe venimeuse dont ils pussent craindre les dangereux effets. Mais ô Dieu ! quel changement ne se fit-il point quelque peu de temps après ? Les peuples d'alentour ayant eu connaissance de la vie surprenante qu'avaient entreprise ces solitaires, accoururent de toutes parts pour en être les admirateurs, et s'en retournaient publiant partout que dans les bois de Cîteaux ils avaient vu en leurs jours plus qu'Elie et plus que Jean-Baptiste. Et comme en ces temps-là le monde était plus susceptible de tendresse et de compassion pour des gens qui pour l'amour de Dieu, ainsi qu'ils le divulguaient, avaient laissé toutes choses, on leur porta de tous les endroits une grande abondance de vivres et de commodités pour la vie. Ces bons religieux se contentèrent pendant quelque temps d'accepter quelques-uns des plus grossiers, et ensuite peu à peu les plus délicats, les recevant comme un ordre exprès de Dieu, en s'attribuant la promesse de Jésus-Christ faite à Ses apôtres, qu'ayant tout abandonné pour l'amour de Lui, ils recevraient dans ce monde le centuple et en l'autre la vie éternelle. C'est ainsi qu'en fort peu de temps ces moines, d'une vie très extraordinaire et d'une piété très apparente, passèrent à une vie très scandaleuse, donc S. Bernard lui-même commença à se plaindre hautement de son temps ; mais qui présentement est crue à un bien autre degré d'excès. Au lieu d'une solitude, ils en ont fait, comme une ville qui renferme toutes sortes d'ouvriers dans son enceinte, qui y vivent avec leurs femmes et toutes leurs familles. Au lieu de cette diète si réformée à laquelle ils s'étaient attachés par vœu solennel au pied des autels, et particulièrement de ne point manger de viande toute la vie, ils en ont présentement, contre les vœux, introduit l'usage avec d'autant plus de délicatesse qu'ils l'accompagnent toujours avec l'agréable diversité des herbes et du poisson. Et pour moi véritablement je puis témoigner, que les deux jours que j'y restai, leur table outre les viandes communes, fut couverte de plusieurs plats de venaison, suivis d'un service de poisson où tous les bords étaient garnis de langue et de laitances de carpes ; et de queues d'écrevisses. L'abbé avait même fait venir de Dieppe qui en est distant de plus cent vingt lieues, avec un très grand coût et par une poste exprès qui courut jour et nuit, des soles qui se trouvèrent encore assez fraîches ; ce que les intendants et présidents au mortier de la ville de Dijon n'avaient pas encore osé entreprendre dans la somptuosité de leurs festins. Les moines de cette abbaye tout glorieux d'un excès qui aurait dû les confondre, se vantaient avec une impudence horrible qu'il n'y avait dans cette province qu'un abbé de Cîteaux qui pût faire et continuer tous les jours une telle dépense. Après le repas l'abbé suivi de plusieurs de ses officiers et d'un grand nombre de laquais en livrée, nous conduisit lui-même pour nous montrer des nouveaux bâtiments qu'il faisait faire dans son abbaye, et qui consistent en quatre grands corps de logis d'une magnifique structure, en des pierres de taille taillées en point de diamant, destinés pour loger séparément les quatre principaux abbés de l'Ordre avec tout leur train au temps des chapitres généraux. En un cinquième bâtiment qu'il faisait faire pour sa personne, était un superbe pavillon, qui élevait sa tête orgueilleuse au-dessus des quatre autres, comme pour les commander, et qui présentait en cela l'autorité que cet abbé a sur les autres en qualité de général. On nous conduisit ensuite dans les anciens bâtiments. Et c'est ici que m'aperçus de l'artifice de ces moines pour continuer encore, s'il est possible, le respect et la haute estime des séculiers pour leur monastère et pour leurs personnes. C'est de montrer à ceux qui les vont voir, une grande quantité de reliques, et de lieux qu'ils appellent de dévotion ; dans lesquels ils font plusieurs inclinations de corps et génuflexions, récitant quelques oraisons avec d'autres simagrées qu'ils vous obligent de faire aussi avec eux. Ensuite ils se mettent à vous raconter de vieilles histoires et miracles du temps passé, faits en faveur de leur Ordre ; entre lesquels ils ne manquent pas de faire venir toujours quelque usurpateur des biens de leur monastère, ou quelqu'un qui en a parlé, puni de Dieu de mort subite, frappé par la foudre, ou étranglé par les diables. J'ai observé la même ruse depuis dans presque tous les monastères et les couvents d'Italie, et dans tous les lieux où il y a quelque dévotion établie. Ils nous montrèrent un grand réfectoire des premiers religieux de leur Ordre, qui est un grand bâtiment voûté et fort long, sans ornement ni au-dedans, ni au-dehors, et plus semblable à une grande cave affreuse, qu'à un lieu propre pour manger. Cependant, commença à dire un de ces religieux, c'est ici la sainte grotte où nous anciens pères les bienheureux fondateurs de notre Ordre s'assemblaient tous les jours après soleil couché, fatigués du travail manuel et d'avoir chanté les louanges de Dieu, pour manger ensemble un pauvre morceau de pain noir, avec quelque peu de légumes ou de racines, sans sel, ni sans beurre ou aucun autre apprêt, et dans une quantité plutôt pour les empêcher de mourir que pour les faire vivre ; pratiquant des mortifications que l'on peut plutôt admirer qu'imiter. Ces grands saints sont présentement dans le Ciel, et ont échangé leur austérités avec les noces de l'époux ; et c'est de là haut qu'ils regardent continuellement d'un œil favorable ceux qui vivent ou ont vécu quelque temps dans ce monastère, ou qui y ont fait quelque bien considérable, et nous savons par révélation que quand bien même ils auraient mené une vie abominable, ils ne mourront jamais en péché mortel. Un conseiller de Dijon qui était là présent, lui dit en souriant, que peu s'en fallait que cela ne lui fit venir l'envie de léguer tout son bien au monastère ; et me poussant doucement par le bras, me demanda si je ne prenais pas grand plaisir d'entendre ce moine si gros et si gras, après avoir si bien dîné, parler de la pénitence de ses anciens pères et des bénédictions de Dieu sur son abbaye avec tant d'énergie. Cependant la vérité est que c'est là un artifice dont ils se servent pour jeter dans les esprits quelque sorte de vénération pour leurs Ordres et pour leurs personnes. De ce lieu on nous fit passer dans un autre qu'ils appellent l'ancien chapitre, qui est un bâtiment à la gothique avec plusieurs rangs de piliers, comme une église ; néanmoins assez magnifiques. Les carreaux du pavé sont coupés en autant de lettres qui forment tous les Psaumes de David ; et vers le milieu on nous montra une grande pierre sur laquelle on portait anciennement les religieux quelques heures auparavant que de mourir, et on les y exposait tout nus sur la cendre et sur un cilice pour les y faire expirer. Cette coutume, nous dit le père, a été abolie depuis, parce que l'on reconnut par expérience que quelques-uns avaient plus de force que l'on ne pensait, et restaient quelques fois inhumainement exposés à la violence du froid pendant vingt-quatre heures ou plus, avant que de mourir ; de sorte que l'on avait quelque scrupule d'en avoir été les homicides : et présentement, poursuivit-il en souriant, nous mourrons doucement sur la plume, après avoir expérimenté auparavant tout ce que l'art de la médecine peut fournir pour notre soulagement ; ce qui nous est autant méritoire que cette impitoyable rigueur, puisque nous soumettons en cela notre volonté à ceux qui nous commandent, et auxquels nous sommes obligés d'obéir : l'obéissance, même dans les choses douces, étant plus acceptable à Dieu que tous les sacrifices. C'est ainsi que ce père excusait la décadence de leur observance, et voulait faire paraître vertu ce qui n'était en effet qu'une production de leur mollesse, ou plutôt disons mieux, que par un juste jugement de Dieu ces sortes de gens ayant témérairement voue ce qui n'était pas en leur pouvoir d'accomplir, sont tombés d'autant plus bas qu'ils avaient prétendu de voler plus haut. C'est pour cette raison que nous voyons tant de réformes de ces Ordres religieux, et un peu de temps après d'autres réformes de ces mêmes réformes, qui auront encore besoin d'être réformés dans peu. Mais ce qui est d'étonnant en cela, c'est qu'ils tombent dans des corruptions étranges et dans des habitudes de péché qui font horreur aux gens les plus engagés dans le monde ; comme nous voyons dans ce peu que j'ai touché de M. Bourré, moine de cet Ordre, et dans une infinité d'autres exemples qui éclatent tous les jours.

Il n'y a qu'un seul Ordre religieux dans l'Église romaine qui puisse se vanter d'être ancien et sans réforme, qui est celui des Chartreux. Étant resté deux jours à Cîteaux nous prîmes notre chemin par le Lyonnais et par le Dauphiné, et comme nous nous trouvâmes assez près de la grande Chartreuse, la curiosité nous porta d'y aller. Cette Chartreuse est le chef de tout l'Ordre, et c'est là que se tiennent leurs chapitres généraux. Saint Bruno qui en fut le fondateur s'y retira avec ses compagnons, l'an de Notre-Seigneur 1084. Ce que l'on dit communément du motif de sa retraite est plutôt une fable qu'une histoire, et est néanmoins soutenu avec beaucoup de chaleur, comme une vérité, parce que ces pères, qui en ont fait faire une ample peinture dans leurs cloîtres : et est d'un autre côté dénié par les docteurs de la célèbre université de Paris. Cette fable porte que Bruno qui avait longtemps fréquenté l'université, se trouva à l'enterrement d'un docteur qui en était membre, homme d'une vie extérieurement irréprochable, et décédé en odeur de sainteté. Lorsque l'on récitait dans l'église l'Office des morts pour lui, et que l'on fut venu à ces mots des leçons, Responde mihi quantas habeo iniquitates, le corps du mort se leva de la bière sur son séant, et prononça d'une voix terrible ces mots : Accusatus sum — Je suis accusé. Ce qui ayant extrêmement surpris le peuple qui était là présent, on différa les obsèques jusqu'au lendemain, auquel on recommença de nouveau l'Office des morts. Et lorsque l'on fut arrivé aux mêmes mots, Responde mihi etc., le mort répondit avec un ton de voix plus effroyable que la première fois ces deux autres mots : Judicatis sum — Je suis jugé. Ce qui augmenta à l'étonnement de tous ceux qui s'y étaient rencontrés, et fit prendre la résolution de différer encore un jour à l'enterrer ; auquel une foule de peuple s'étant pareillement assemblée, l'Office fut recommencé, et aux mêmes mots le mort se leva pour la troisième et la dernière fois, disant avec un accent pitoyable : Condemnatus sum, qu'il était condamné aux Enfers sans ressource. Un spectacle si nouveau et si affreux, dit la fable (2), fit tant d'effet sur l'esprit de Bruno, que dès l'instant il résolut de quitter le monde, et de se retirer dans quelque solitude pour y vivre à Dieu seul, éloigné de la vue de monde ; et persuada la même à sept écoliers de l'université de Paris ses compagnons ; lesquels se joignirent à lui et allèrent ensemble se jeter aux pieds de l'évêque de Grenoble, pour lui demander le désert nommé Chartreux qui lui appartenait : ce qu'ayant obtenu ils s'y retirèrent et y bâtirent des cellules. La vérité de ceci est que ce saint se retira avec ses compagnons dans cet endroit : mais toute l'histoire du docteur est évidemment fausse, comme l'ont manifestement prouvé les docteurs de l'université de Paris, n'y ayant aucun écrivain contemporain, ni pendant l'espace de deux cents ans après qui en ait fait la moindre mention. Et ce n'est qu'une invention du cerveau des Papistes, propre d'être jointe à tous les contes qu'ils font des apparitions des âmes du Purgatoire. La curiosité vous portera peut-être, Monsieur, à souhaiter que je vous fasse la description de cette Chartreuse et de sa situation, qui est assurément le lieu le plus désert que la Nature pût former, et qui est néanmoins devenu aujourd'hui un séjour fort plaisant par les dépenses immenses que ces pères, qui sont extrêmement riches, ont faites pour le rendre agréable aux sens. Je tâcherai donc, Monsieur, pour vous satisfaire, de mettre sur le papier les idées qui m'en restent. Ce désert appelé Chartreuse a donné le nom à cet Ordre. C'est un lieu situé dans le sein d'une très haute montagne, dont le sommet se sépare en quatre autres, et forme au milieu, un espace d'environ un mile en longueur et plus d'un quart de mile en largeur, qui est l'endroit où sont bâties les cellules de ces pères. Les eaux qui se ramassent dans cette montagne forment un très impétueux torrent, qui port le nom de Saint-Laurent. C'était un lieu fort escarpé et presqu'inaccessible lorsque S. Bruno s'y retira : mais présentement, avec des sommes immenses, les religieux en ont rendu le chemin fort facile et fort plaisant, ayant taillé de très larges degrés dans le roc et fait comme plusieurs escaliers pour y monter. Ni carrosses, ni charrettes, ni mêmes les chevaux n'y peuvent aller, et ils se servent de mulets accoutumés de jeunesse à monter et à descendre ces degrés, pour y convoyer toutes leurs provisions. Nous y montâmes par la voie de ces même commodités ; la neige y était encore en plusieurs endroits sur la pointe des rochers, quoique ce fut sur le milieu du mois d'août, et qu'il fit au bas de la montagne un chaud presque insupportable. La Chartreuse n'était pas encore achevée de bâtir, n'y ayant que fort peu de temps qu'elle avait été toute réduite en cendre. On soupçonna ces religieux d'y avoir eux-mêmes mis le feu tout exprès, parce que leurs cellules leur semblaient trop à l'antique et trop étroites, et qu'ils ne pouvaient pas y avoir toutes les aises qu'ils auraient souhaitées. Ce fut dans un temps que le vent était si favorable pour cet effet, et le feu prit dans un endroit où les matières étaient si combustibles, et si fort éloigné de toutes les officines à feu, qu'il était aisé de juger que ce n'était pas tant par accident, que par propos délibéré que l'embrasement avait été causé. De plus la lenteur à y remédier témoigna quelque empressement dans ces religieux pour la voir plutôt consumée, et quelques-uns ont assuré qu'on en savait déjà la nouvelle plusieurs jours auparavant dans les pays étrangers. Un de ces pères nous en fit le récit comme d'un miracle, disant qu'il fallait que l'Ange titulaire de ce lieu prévoyant ce qui devait arriver, en eût donné la connaissance dans ces provinces éloignées. Quoiqu'il en soit, la Chartreuse fut toute réduite en cendres, et en moins de six mois presque toute rebâtie. La plupart des matériaux ayant été préparé par avant et comme par une Providence divine, ainsi que ce père disait, dans des endroits proches de la montagne. Il est à remarquer que leur chapitre général ayant quelque vénération pour ces anciens bâtiments de leurs premiers pères, et pour empêcher aussi les séculiers de les taxer de délicatesse leur avait refusé la permission de bâtir. Mais qui peut retenir la convoitise des moines, lorsque par voies directes ou obliques, per fas et nefas [par tous les moyens possibles], ils ont en main les moyens de l'accomplir ? Les nouveaux bâtiments furent réduits à perfection avec une magnificence beaucoup au-dessus de la modestie convenable à la profession de ces solitaires, et plus propres pour loger des rois que des ermites. Il ne restait plus qu'un bâtiment au pied de la Chartreuse à achever, et qui était déjà avancé. Pour ce qui est la manière de vivre de ces religieux, je puis dire qu'ils ont encore retenu quelque chose de leur première institution, particulièrement l'abstinence de la viande : mais la diversité et quantité des poissons, des herbes, des œufs et autres choses semblables qui leur est servie est beaucoup plus agréable aux sens que l'usage des viandes, et d'un plus grand coût. Le père procureur de cette maison nous assura que la dépense de chaque religieux montait au moins à cinq cents écus l'année. Ils ont le moyen de tirer la substance et comme la quintessence de plusieurs gros poissons dont ils font des consumés extrêmement nourrissants. Le pain d'une blancheur extraordinaire et le meilleur vin qui se puisse avoir leur est donné sans mesure. Outre cela chaque Chartreux dans son appartement a un grenier plein de fruits, de sorte qu'ils peuvent boire et manger en tout temps, et traiter les amis qui les vont voir pour charmer leur solitude. Quelques-uns d'entre eux qui sont d'un tempérament mélancolique sont tellement enfoncés dans leur solitude qu'ils ont en horreur la conversation, et ne veulent pas même parler à leurs supérieurs : ce n'est pas vertu mais une humeur sauvage qui les domine, et les rend presque insupportables à eux-mêmes, et comme Timon l'Athénien, ils haïssent tout le genre humain ; la plupart de ceux-là deviennent entièrement fous, perdant l'usage de l'esprit et de la raison. C'est pourquoi l'on a bâti dans ce lieu-là un assez appartement pour eux. Chaque Chartreux a son appartement séparé qui consiste en cinq ou six belles chambres bien proprement ornées et un beau jardin qui fait la séparation d'un appartement d'avec l'autre, lesquels ont tous leur issue dans le cloître qui est d'une longueur prodigieuse, et d'une très riche et magnifique structure. De sorte qu'il paraît n'être pas tant bâti pour la commodité des cellules que pour l'embellissement et ornement de ce lieu. L'abord des étrangers qui y viennent de toutes parts, par curiosité et par dévotion, quelques-uns pour affaires, et d'autres pour y voir quelques Chartreux de leurs parents ou de leurs amis, a rendu cette solitude fort fréquentée, et par conséquent moins affreuse à la Nature, et en été particulièrement plusieurs personnes de qualité s'y retirent pour y jouir des délices et des fraîcheurs de la montagne. Ces pères, pour être visités plus souvent, et y attirer leurs parents et amis, ont établi l'hospitalité, et reçoivent un chacun selon sa qualité, homme et équipage, sans qu'il en coûte rien. L'on y peut rester plusieurs jours selon que votre compagnie leur est agréable ou utile. Au commencement ils avaient aussi quelque égard pour les pauvres, mais présentement, si les gens qui y vont ne sont pas de façon et en bon ordre, ils les négligent et les méprisent. L'endroit où l'on reçoit les étrangers est un bâtiment très superbe et somptueux, où il y a des appartements destinés pour des personnes de qualité de toutes sortes de rangs. L'officier établi sur la cuisine sait quelle sorte de traitement est convenable pour chaque chambre, ce qui est observé très exactement. Par là on peut juger des richesses immenses de ces pères. Vous vous étonnez, Monsieur, de voir que ces solitaires dont l'instituteur S. Bruno témoigna être si grand amateur de la pauvreté, de la retraite, et du silence, soient parvenus par succession de temps à un si haut degré de puissance et de grandeur, et si ardents à changer leur désert, d'ailleurs si écarté, en un pays si habité, et à le rendre plus plaisant que ne le sont les grands chemins qui conduisent aux grandes villes. Ils se vantent de n'avoir jamais été réformés depuis leur première institution : mais en bonne foi, Monsieur, ne croyez vous pas qu'ils auraient besoin d'une bonne réforme ? Ce qu'il faut conclure de là, c'est que tous ces grands efforts que l'on fait au-dessus de la Nature, qui ne peuvent subsister que par une grâce et assistance très particulière de Dieu qu'il donne à qu'il Lui plaît, lorsque l'on se les veut approprier et en faire témérairement profession, et comme un état fixe, s'y attachant par des vœux, se terminent toujours dans des faiblesses honteuses qui découvrent qu'ils étaient plutôt des artifices du Demon pour élever le cœur de l'homme et le précipiter en suite, que des mouvements de la grâce pour l'humilier premièrement, et par là faire triompher du Diable, de la chair, et du monde. Pour nous jeter en suite de la poussière aux yeux, et divertir notre esprit de faire réflexion sur un si grand désordre, on nous conduisit à la chapelle de Saint-Bruno qui n'en est éloignée que d'un quart de mille, sur un rocher entouré de très hauts sapins. Ils nous dirent que c'était là autrefois sa cellule, et qu'une source d'eau très pure qui en sortait avait été obtenue miraculeusement par ses prières, et rendait la santé à plusieurs malades, et que quoique l'on en bût avec excès l'on n'en pouvait jamais être incommodé. Le père bénédictin avec qui j'étais associé dans le voyage en bût par dévotion une assez grande quantité, ce qui l'incommoda fort en descendant de la montagne, quoique pour ne rien déroger au miracle, il l'attribuât à l'air froid et coulé de ces rochers. Ce père me répéta plusieurs fois qu'il ressentait dans ce lieu son âme pénétrée d'une dévotion extraordinaire, et d'un grand sentiment de la présence de Dieu, et me demanda si je ne ressentais pas la même chose ? Je lui répondis que oui, mais qu'en cela je ne croyais pas qu'il y eût rien que de très commun et de très ordinaire, étant chose très naturelle dans les grottes, les lieux obscurs, les forêts épaissies et sombres, dans les cavernes, à la source des fontaines et des rivières, et même lorsque l'on se trouvait seul ou peu accompagné de nuit dans de grands bâtiments, dans des chapelles, ou dans des églises, de ressentir son âme émue d'une certaine horreur qui rappelle Dieu à notre souvenir. Ce que j'ai moi-même expérimenté dans mes voyages ; et comme quelques jours après je passai les Alpes, qui sont de très hautes montagnes, avec ce père, lorsque nous fûmes arrivés à un endroit fort solitaire, je lui en fis faire la remarque et avouer que véritablement il se trouvait autant ému qu'il l'avait été à la grande Chartreuse. Néanmoins ces bons pères font observer cela à tous les étrangers qui y vont, comme une bénédiction particulière de Dieu donnée à ce lieu par l'intercession et les mérites de S. Bruno. Il est étonnant de voir que les chose que Dieu comme auteur de la Nature opère en nous, sont la plupart du temps par les gens de la Communion de Rome attribués à Dieu comme auteur de la grâce et des prodiges à leur égard : tant il est vrai que c'est une chose douce et qui flatte extrêmement l'orgueil de l'Homme de croire que Dieu nous juge dignes de nous tirer de la voie ordinaire, pour nous favoriser particulièrement, renversant à tout moment pour notre sujet l'ordre naturel qui'il a établi ici-bas, par des opérations miraculeuses. Nous descendîmes de cette Chartreuse par un chemin fort étroit entre les rochers l'espace de près de deux lieues ayant à notre gauche le torrent de Saint-Laurent qui se précipite avec un bruit effroyable du haut de la montagne jusqu'au pied de la petite ville de Saint-Laurent qui lui donne le nom. Tout le pays circonvoisin plusieurs lieues à la ronde appartient aux Chartreux, et l'on y avait de tous côtés les superbes bâtiments et maisons de plaisance que ces pères y ont fait bâtir, avec des étangs et de réservoirs pleins de toutes sortes de poissons rares pour l'entretien de leur bouche. Nous nous acheminâmes ensuite verse la Savoie, et passâmes les Alpes par le mont Cenis d'où nous descendîmes dans le Piémont à une petite ville que l'on appelle Suse. C'est ici, Monsieur, que je m'arrêterai, et conclurai cette Lettre par cette dernière réflexion que je vous prie de faire, qui est que l'Église romaine bien loin d'avoir sujet de se faire un honneur particulier de ses Ordres religieux dont elle se vante tant, au-dessus de l'Église protestante qui les a exclus, devrait s'en humilier, et même en rougir, puisqu'il est évident que ces gens-là ne travaillent sous des prétextes spécieux de dévotion, de silence, et de retraite qu'à s'acquérir une grande estime dans l'esprit des peuples ; ce qui fait qu'ils les tournent ensuite où il leur plaît, et l'expérience fait voir que c'est toujours à leur avantage temporel. Ils commencent par l'esprit en apparence, et finissent évidemment par la chair. J'ai fait d'autres découvertes plus curieuses en Italie, que je serai bien aisé de vous communiquer, si je reconnais que vous ne soyez point offensé de cette première Lettre, mais que vous l'ayez reçue avec le même esprit de charité et de zèle, que je conserverai toute ma vie pour le bien spirituel de votre chère personne, comme étant, Monsieur, etc.

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[Notes de bas de page.]

1. Le 10 février 1794, cette irremplaçable Sainte-Hostie fut brûlée par Charles Montéléon, curé constitutionnel de l'église Saint-Michel de Dijon.

2. Il s'agit de la soi-disant «triple-résurrection» de Raymond Diocrès en l'année 1082 ; et voici l'échange plus complet. Responde mihi quantas habes iniquitates et peccata — Réponds-moi, combien as-tu commis d'iniquités et de péchés ? (1e jour) Justo judicio Dei accusatus sum — Je suis accusé par un juste jugement de Dieu ; (2e jour) Justo judicio Dei judicatus sum — Je suis jugé par un juste jugement de Dieu ; (3e jour) Justo judicio Dei condemnatus sum — Je suis condamné par un juste jugement de Dieu.


«Tromperies des prêtres et des moines de l'Église romaine en Italie» :
Index et Carte ; 2e Lettre

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]