«FAVERNEY, SON ABBAYE ET LE MIRACLE DES SAINTES-HOSTIES» ; 2e PARTIE - CH. 2


DEUXIÈME PARTIE

L'église abbatiale de Faverney et la statue de Notre-Dame la Blanche


CHAPITRE SECOND

La statue de Notre-Dame la Blanche

«Parmi les contrées chères à Marie», s'écriait le 22 août 1872, prêchant la bénédiction de la chapelle de Notre-Dame du Mont vers Thoraise (1), le grand orateur franc-comtois qui illustra depuis le siège épiscopal de Nîmes, Sa Grandeur Monseigneur Besson, «la province de Franche-Comté, plus grande en piété qu'en territoire, peut revendiquer un des premiers rangs. Chaque siècle y a vu naître des saints, mais le culte de Marie y est de tous les siècles. Chaque église a ses protecteurs et patrons, Marie étend son sceptre et abaisse ses regards maternels sur toutes nos églises à la fois. Ici, elle brise les fers de la captivité : c'est Notre-Dame de Consolation dans les gorges du Dessoubre en pleines montagnes du Doubs ; là, elle assiste les agonisants : c'est Notre-Dame des Malades si chère aux habitants de Vercel ; ailleurs, elle tend les bras aux affligés : c'est Notre-Dame des Douleurs près de Voray. La cité de Salins se confie à Notre-Dame Libératrice, le bourg de Conliège à Notre-Dame de Lorette, le village d'Echenoz-lès-Vesoul à Notre-Dame de Solleborde, la ville de Poligny à Notre-Dame de Vaux. Citons encore Notre-Dame de Leffond vers Champlitte, Notre-Dame de Mièges vers Nozeroy et Notre-Dame de Bletterans dans la large pleine de la Seille. La cité impériale de Besançon implore sa chère image de Notre-Dame des Jacobins et reprend le chemin de la chapelle des Buis où Notre-Dame de Bon-Secours couronne les hauteurs de la citadelle de Vauban. L'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, tournent ensemble leurs regards vers Notre-Dame du Haut à Ronchamp : c'est la gardienne commune de trois provinces toujours amies et, malgré la mauvaise fortune, toujours également françaises. Notre-Dame de Gray est connue de toute la France : c'est le plus beau joyau de la couronne que nos ancêtres ont posée sur la tête de la Mère de Dieu. Mais cette divine Mère a gardé, ce semble, les bords du Doubs avec un soin tout particulier, depuis la source de cette rivière, où l'on trouve Notre-Dame du Lac et Notre-Dame de Remonot, jusqu'aux montagnes d'Aigremont et du Mont-Roland, si remarquables par l'antiquité de leurs traditions et l'affluence de leurs pélerins. C'est le long de cette chaîne bénie qu'elle a choisi pour un de ses trônes les hauteurs de Thoraise et qu'elle a voulu y être invoquée sous le nom de Notre-Dame du Mont».

Ami lecteur, une chose doit vous frapper dans cette longue énumération des nombreuses Madones de notre Franche-Comté : le nom de Notre-Dame la Blanche n'est même pas mentionné. Pourquoi cette omission de la part d'un orateur aussi franc-comtois, aussi disert et éloquent, et à la mémoire quasi prodigieuse ? Déjà pourtant, lors du pèlerinage annuel à Faverney le 9 juin 1862, il avait chanté les gloires de la Vierge immaculée en ces lieux sanctifiés par sainte Gude, saint Berthaire et saint Attalein et il avait pu dire en toute vérité : «Dans le cours des âges qui ont suivi ce VIIIe siècle où les palmes réunies de la science, de la virginité et du martyre avaient grandi le renom de Faverney, le nom de Marie domine tout, et Jésus prend une sorte de plaisir à glorifier sa Mère dans cette église. Fixez vos yeux sur cette vieille statue, moins usée encore par le temps que par les affectueux embrassements d'une foi séculaire. Elle reposait ici, honorée et bénie sous le vocable de l'Immaculée Conception, et telle était sa vertu qu'on avait ouvert un livre pour y consigner les effets de sa toute-puissance maternelle. Du haut de ce trône où elle était élevée, elle étendait, avec une complaisante bonté, son sceptre protecteur sur tout le pays» (2).

Cette lacune, inexplicable au premier abord, me parait être le résultat des circonstances exceptionnelles qui ont accompagné le miracle si extraordinaire de Faverney, et dont l'éclat universel et l'à-propos contre l'hérésie protestante ont un peu trop jeté dans l'oubli le rôle providentiel ainsi que l'antiquité de Notre-Dame la Blanche.

Dès l'origine, le monastère des moniales bénédictines avait été consacré à la Vierge Marie. Les actes du martyre des saints Berthaire et Attalein l'appellent, en effet, «Monasterium sanctæ Mariæ in Faverniaco castro» (3), et de temps immémorial, a écrit l'abbé Morey, la bienheureuse Mère du Sauveur y fut honorée d'un culte particulier et solennel. Je ne serais pas éloigné de croire que cette antique Madone pourrait bien avoir été apportée de la chapelle du Mont-Roland par le riche seigneur et abbé bourguignon saint Widrade afin d'en doter, comme d'un joyau précieux, l'abbaye qu'il bâtit vers 722 pour sa sœur cadette sainte Gude. La ressemblance, en effet, entre les deux antiques statues est fort remarquable. «La chapelle bâtie sur le sommet du Mont-Roland près de Dôle, écrit Dom Simplicien Gody religieux bénédictin, remonte à la plus haute antiquité. Il existe un vieux titre extrait des archives de la chambre des comptes de Dôle où il est dit que l'an 380 saint Martin, comme légat de notre saint Père le Pape, dédia et bénit cette chapelle à la glorieuse Vierge Marie» et y plaça la statue miraculeuse. «Cette image sainte et vénérable en tout ce qu'elle contient, «n'a de hauteur qu'environ deux bons pieds ; elle est assise dans un trône, portant sur le giron son petit enfant qui donne la bénédiction. La matière est de bois solide, mais extrêmement moulu et consumé de vieillesse, c'est pourquoi il a fallu suppléer avec du carton la caducité et le déchet du bois en quelques endroits, et couvrir le tout avec une toile plastrée et imprimée de diverses couleurs. Et tout cela vérifie bien assez notre opinion touchant l'antiquité de l'image. La figure et façon de la vierge est assez simple, elle porte en tête une couronne de fer doré... Le visage est longuet, d'une beauté comme champêtre et négligée, qui respire néanmoins la dévotion et qui exige du respect». Ainsi parle en 1651 l'éminent religieux Dom Gody de «cette fameuse image et grande ouvrière de miracles très reconnus et approuvés que l'on adore à Mont-Roland proche Dole» (4).

Et vers la même époque le saint et érudit prieur de notre monastère, Dom Odilon Bebin écrivait en 1670 : «Retournons dans l'église abbatiale de Faverney pour y considérer la forme et la figure de Notre-Dame, sa vénérable image étant chose digne d'admiration que tant de siècles nous l'ayent conservée comme nous la voyons à présent. Elle ne peut avoir de hauteur qu'environ deux bons pieds ; étant assise dans un siège en forme de trône, portant sur le giron son petit enfant qui donne la bénédiction. La matière est de bois solide, mais extrêmement moulu et consumé de vieillesse ; c'est pourquoi il a fallu suppléer avec du carton la caducité et le défaut du bois en quelques endroits et couvrir le tout avec une toile. Et tout cela vérifie bien assez notre opinion touchant l'antiquité de l'image. La figure et la façon de la vierge sont assez simples, elle porte en tête une couronne et il y a de l'apparence qu'elle avait aussi un sceptre à la main droite. Le visage est assez longuet d'une beauté comme champestre et négligée, qui respire néanmoins la dévotion et qui exige du respect, ressemblant quasi tout à fait à celle de Mont-Roland, si je ne me trompe dans l'idée que j'en conserve pour l'avoir mandé et reçu beaucoup de faveurs pendant tout le temps et les années que j'ai demeuré audit Mont-Roland (5).

Ainsi l'antiquité de la Madone miraculeuse du Mont-Roland me semble donc être hors de doute : «cette statue est sans contredit la plus ancienne de toutes et porte au moins treize siècles», au rapport de Dom Simplicien Gody ; le bois solide dont elle a été faite, était en 1651 déjà «extrêmement moulu et consumé de vieillesse». Or, en 1670 Dom Bebin a fait la même constatation pour celle de Faverney ; et le 1er avril 1912, notre nouveau curé-doyen M. l'abbé Albert Brun et moi-même, nous avons voulu nous rendre un compte exact de son état de vétusté. Nous pouvons donc affirmer que la très antique statue de Notre-Dame la Blanche a été sculptée primitivement dans un gros bloc de bois de tilleul, ayant environ un mètre de hauteur. Par suite du temps immémorial où elle remonte, tout le cœur du tilleul ainsi que le corps même du bois sur la partie gauche ont disparu. Quant à la partie droite, le cœur du tilleul subsiste encore du haut en bas du bloc et reste consistant ; il n'en est pas de même du bois ou aubier qui tombe en poussière et ressemble à une épongé. Il nous a semblé donc pouvoir conclure en toute vérité que la tête de la Vierge, surmontée d'une couronne ducale, est authentique et fort ancienne, car elle est visiblement adhérente et unie au cœur du tilleul où elle a été sculptée. Cette tête est recouverte de peinture. Le bloc de bois qui représente la main gauche, plutôt soupçonnée que visible, et qui porte l'Enfant Jésus couronné, paraît faire partie intégrante du cœur de tilleul. Seule la main droite de la vierge qui tient un sceptre a été ajoutée, aussi bien que les deux manteaux ornementés, ou robes élargies en forme de triangle, qui habillent la Mère et l'Enfant. Il ne reste aucune trace du trône sur lequel la vierge est assise (6).

L'antiquité de la Madone miraculeuse de l'église abbatiale de Faverney aussi bien que sa parenté avec Notre-Dame du Mont-Roland me semblent donc également et suffisamment établies ; «et pour peu que l'on remue la poussière des archives dans l'espoir d'y retrouver les titres qui ont échappé à l'injure des temps, on est étonné, disait en 1874 l'érudit abbé Morey, de la multitude des formes que la dévotion des fidèles avait dû prendre pour témoigner son respect à la Vierge miraculeuse honorée en ces lieux. Une dizaine de fondations pieuses, attachées à cette église, attestaient sous des noms différents la confiance des grands et des petits, des pasteurs et des peuples. C'étaient autant de chapelles fondées et dotées portant les vocables de Notre-Dame de Pitié, Notre-Dame de la Miséricorde, Notre-Dame du Rosaire, Notre-Dame de Syrie, Notre Dame d'Orient, Notre-Dame de la Conception, Notre-Dame de la Nativité ou Notre-Dame la Blanche, noms glorieux et destinés non-seulement à rappeler les mystères de la bienheureuse Vierge, mais à redire les circonstances particulières dans lesquelles Notre-Dame de Faverney avait prêté secours à ceux qui l'invoquaient». On ferait presque des litanies avec les noms bénis que la dévotion populaire se plut à lui donner dès les premiers temps de l'abbaye de Sainte Gude, et les quatre fêtes caracteristiques du culte de Marie : Conception, Nativité, Compassion et Assomption, avaient à Faverney leur autel et leur chapelain. Chaque jour, devant son image vénérée placée tout en haut du maître-autel au pied du crucifix, depuis les temps les plus reculés nos comtes souverains et les grandes familles du pays y faisaient célébrer la sainte messe. Le noble et puissant seigneur Messire Jehan de Neufchâtel, chevalier, seigneur de Montaigu et d'Amance, gardien le l'abbaye, ainsi que son illustre neveu Messire Charles de Neufchâtel, archevêque de Besançon, fondèrent «perpétuellement une messe être dite et célébrée tous les jours audit monastère, au grand autel, en l'honneur de Dieu et louange de sa très glorieuse Mère». Et pour en assurer «la rente annuelle et perpétuelle, ils donnèrent, cédèrent et transportèrent en 1479 auxdits abbé, couvent et religieux dudit monastère de Notre-Dame de Faverney tout le village de Mersuay, ensemble les censes, rentes, tailles, grains, parcages, herbages, prés, bois, rivières, fours et moulins, hors seulement le droit de haute, moyenne et basse justice, ensemble le droit du guet et garde pour le château d'Amance qui restèrent réservés» (7).

Une fondation spéciale qui s'accomplissait solennellement encore le jour même de Noël au XVIe siècle, nous montrera encore mieux la puissante dévotion à notre Vierge antique et miraculeuse. Le fait historique remonte au temps des croisades. En ce temps éloigné où la Franche-Comté fournit tant de héros à l'armée de la Croix et même des princes à l'empire gréco-latin, un chef de l'ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, combattant intrépidement contre les infidèles et se trouvant en danger pressant de tomber entre leurs mains, se ressouvint au moment suprême et de la Franche-Comté sa douce patrie et de la Madone vénérée à Faverney. Il fit vœu, s'il échappait, d'enrichir son autel et de laisser dans son sanctuaire, un monument durable de sa reconnaissance. Sorti sain et sauf du péril extrême qu'il avait couru, le grand commandeur tint parole, et fonda au profit de Notre-Dame la Blanche une rente perpétuelle qu'il s'engageait à payer chaque année sous peine de soixante sous d'amende. La commanderie de la Romagne, au diocèse de Langres, fut chargée d'acquitter cette dette. Tous les ans au jour de Noël, le commandeur du monastère langrois arrivait à Faverney, et au moment de l'évangile à la grand'messe, il allait en grande cérémonie déposer entre les mains de l'abbé, officiant pontificalement, le tribut de 52 sous promis à Notre-Dame dans les plaines de la Syrie, quatre cents ans auparavant (8).

Mais cette antiquité du culte de Notre-Dame la Blanche est attestée encore par une charte royale, datée de Dijon 3 mars de l'an 1491, où Charles VIII, fils de Louis XI et comte de Bourgogne, déclarait que «dans cette église du monastère, élevée sous la protection et en l'honneur et louange de la Mère de Dieu immaculée et toujours vierge, Marie n'a pas cessé, par tous les siècles passés comme encor par à présent, de se faire connaître et renommer journellement par plusieurs beaux, louables et apparens miracles». Un autre manuscrit très ancien qu'a déchiffré Dom Bebin, parle de l'église de notre abbaye en ces termes: «La divine majesté par l'intercession de la très-sacrée Vierge a illustré de tout temps cette église de plusieurs miracles, lesquels néanmoins n'ont laissé aucune inscription à leurs successeurs que la grande dévotion et affluence de peuples aux apports qui se célèbrent dans ladite église aux fêtes principales de Notre-Dame». Et le moine historien ajoute: «Voilà un titre qui parle bien clairement, et il me semble que c'est avec justice qu'il fait un reproche à la négligence de nos prédécesseurs d'avoir été si peu soigneux de conserver et de laisser par écrit aux âges suivants les merveilleux miracles de cette Divine ouvrière».

Et il continue en ces termes : «En voici encore un autre qui parle plus expressément de ces affluences de peuples et de ces merveilles, et qui nous apprend qu'il y a toujours eu en l'église de cette abbaye une si prodigieuse assemblée de personnes à toutes les solennités de la Vierge, et particulièrement à celle de son triomphe sous l'indication de laquelle cette église est dédiée, que toutes les maisons de la ville étaient remplies de pélerins et autres personnes qui venaient rendre leurs vœux, en sorte qu'avec le temps les bourgeois et maîtres de logis qui, selon la coutume, devaient monter en garde le soir de la bonne fête pour la conservation de leur ville, se trouvaient ainsi obligés de demeurer dans leurs maisons pour empêcher les inconvénients qui y pouvaient arriver en leur absence à cause de la multitude d'étrangers» (9).

C'était, en effet, une des caractéristiques les plus remarquables de la vénération particulière dont fut entourée à Faverney la Vierge assise, consœur de la Vierge du Mont-Roland, que ce concours de toutes les populations voisines aux fêtes de la Chandeleur, de l'Annonciation, de Assomption, de la Nativité et de la Conception. Mais c'était au jour de l'Assomption, fête patronale de l'église abbatiale, que le concours devenait vraiment prodigieux. Aussi pour maintenir l'ordre dans «cette foule populaire mêlée de toutes sortes de gens et pour suppléer au défaut des bourgeois» hommes libres et sujets du seigneur-abbé, celui-ci, usant de son droit seigneurial et «en vertu du traité fait en l'an 1541 avec le seigneur d'Amance en qualité de gardien, fut obligé de faire ordonner par ses officiers à tous ses hommes et sujets habitants aux villages dépendant de son abbaye qu'ils aient à se retrouver en armes audit Faverney, la veille de l'Assomption de la Vierge, pour y passer montre d'armes» (10).

Ce n'était donc pas un spectacle des moins attrayants ni une affirmation peu commune des droits souverains de notre abbaye que cette montre d'armes, où les huit maires anoblis et écuyers d'Arbecey, de Baulay, de Buffignécourt, de Cubry-lès-Faverney, de Menoux, de Mersuay, de Purgerot et de Venisey, paraissant à cheval en équipage d'hommes d'armes et à la tête de leurs justiciables armés également et rangés par village sur la place de la tour de Wulf, «la veille de la My-Août», étaient passés en revue, à la sortie des premières vêpres dudit jour, devant le procureur d'office du seigneur-abbé, par le capitaine commandant le château d'Amance, au nom du seigneur-gardien du monastère. Après le défilé des retrahans sous les ordres des maires-héréditaires de Buffignécourt et de Cubry, «gentils hommes influens du fief du susdit abbé», chaque compagnie d'hommes d'armes, précédée de son maire-officier à cheval et armé de toutes pièces, se rendait au poste qui lui était «marqué pour l'assurance de la ville», et la garde militaire des portes et places publiques commençait «pour empêcher les désordres et scandales qui pouvaient arriver aux jours de foire qui se tiennent immédiatement après la dite fête». La police intérieure de la cité favernéienne incombait toujours aux maires-héréditaires de Cubry et de Buffignécourt ; et chaque soir à huit heures comme chaque matin à cinq heures, le capitaine-commandant d'Amance, «assisté de quatre hommes de chevaux et deux de pieds, était présent aux halles de Faverney pour ordonner la fermeture ou l'ouverture des portes» (11).

La raison de cette affluence si prodigieuse était pas seulement dans la dévotion des peuples, mais dans les miracles qui s'opéraient journellement devant la vénérable statue de Notre-Dame la Blanche. Ils étaient si nombreux que les mémoires du temps, remarque l'abbé Morey, en parlent comme d'une chose fort ordinaire ; et comme la puissance de la Vierge miraculeuse se manifestait surtout à l'égard des mères et de leurs enfants, il n'est pas étonnant que, de tous les points de la Franche-Comté, toutes les femmes éplorées n'accourussent aux pieds de la Madone vénérée. Dans ces âges de foi où une famille nombreuse était considérée comme une bénédiction, on venait vers Notre-Dame de Faverney pour obtenir une lignée d'héritiers. Ainsi «Desle de Meligny, chevalier et seigneur de Dampierre en notre pays et comté de Bourgogne, et dame Péronne de Vaudrey sa femme ont offert un fils et une fille d'argent en accomplissement de leur vœu, ayant eu depuis plusieurs enfants (12).

Dans ces siècles si troublés par les guerres, les pestes et les famines, le nombre des enfants mort-nés était très considérable, On accourait alors vers Notre-Dame de Faverney afin d'obtenir pour eux la grâce du baptême. Un titre ou roolle du religieux Dom Maximilien de Gevigney qui fut sacristain de l'église abbatiale depuis le mois «de May veille de l'Ascension de l'an 1569 où il prit possession de ladite sacristie entre le second et dernier coup des vêpres... jusqu'au 20e d'Août de l'an 1593», relate que, durant ces vingt-quatre ans trois mois, 489 enfants mort-nés furent ainsi apportés des 31 villages d'Amance, Amoncourt, Anchenoncourt, Anjeux et Augicourt, de Baulay, Bourguignon-lès-Conflans, Breurey-lès-Faverney et Buffignécourt, de Chariez-lès-Vesoul, Conflandey, Contréglise et Cubry-lès-Faverney, d'Equevilley, de Faverney et Fleurey-lès-Faverney, de Gesincourt, d'Aux-Loges, de Magny-lès-Jussey, Menoux, Mersuay et Montureux-lès-Baulay, de Polaincourt, Provenchère et Purgerot, de Saint-Berthaire et Senoncourt, de Venisey, Villedieu-en-Fontenette, Villers-sur-Port et Visoncourt, et de plusieurs autres pays dont je n'ai pu déchiffrer les noms. Ces petits «enffans mornéz» ou venus au monde sans avoir donné aucun signe de vie étaient apportés en toute hâte depuis plusieurs lieues à la ronde. Chaque enfant était déposé sur le maître-autel aux pieds de l'antique Madone qui le couronnait ; et, devant les assistants en prière, le petit être «par les mérites et intercession de la glorieuse vierge Marie» donnait des signes non équivoques de vie et recevait «miraculeusement le baptême» (13).

Mais une autre relique, également miraculeuse, attirait aussi beaucoup les pèlerins dans «la chapelle Notre-Dame la Blanche, size au côté droit en l'église abbatiale de Notre-Dame de Fauverné et dont le sire de Vaulx, Charles Friant escuyer» et originaire de Faverney, avait été le fondateur dès 1396 avec Messire Othenin, clerc de Mersuay. Cette chapelle, appelée aussi Notre-Dame de la Miséricorde, possédait «l'une des ceintures de la Vierge que j'ai vue et tenue plusieurs fois», affirmait le prieur claustral Dom Odilon Bebin. «Elle est à la vieille façon, faite d'un certain ruban travaillé ; aux deux bouts il y a deux petites images peintes en azur, enchâssées en rond dans du cuivre ou laiton avec une petite chaînette, pendante à l'un des bouts, qui sert pour l'attacher». Cette précieuse relique, conservée de toute ancienneté dans l'église abbatiale et qu'on exposait solennellement sur l'autel de la chapelle aux cinq grandes fêtes de la Vierge, était confiée par le sacristain aux familles suppliantes de Faverney ou des lieux circonvoisins pour obtenir l'heureuse naissance des enfants dont les mères étaient dans l'angoisse des souffrances (14).

C'est grâce au prodigieux concours des foules, attirées de si loin et pour tant de motifs auprès de Notre-Dame la Blanche, que le pieux abbé Perrexi eut l'heureuse idée d'ériger dans le sanctuaire béni de Notre-Dame de Faverney une des premières confréries de l'Immaculée Conception qui ait été établie dans notre diocèse. Cette fête si glorieuse pour Marie ne figure pas, dit l'abbe Loye, dans les calendriers comtois avant le XIVe siècle. Au siècle suivant, on la trouve fixée au 8 décembre, comme fête de précepte, dans les statuts rédigés en 1440 par l'archevêque de Besançon Quentin Ménard. Mais ce n'est qu'après la terrible guerre de Dix Ans que Claude d'Achey, qui gouverna l'église bisontine de 1637 à 1654, fut vraiment le porte-étendard de la dévotion à la Conception. L'humble abbé de Faverney eut donc le mérite de devancer ce culte général du diocèse ; et dès l'an 1396 l'antique registre de cette association contient, avec une foule immense de gens obscurs, les noms des familles nobles et les plus considérées demeurant à dix lieues à la ronde. Ce sont les seigneurs de Charmoille, de Saint-Albin, d'Amoncourt, de Gevigney, de Poinctes, de Buffignécourt, de Baigne, de Bougnon, de Neufchâtel-Amance, de Chemilly, de Saint-Seigne, de Saint-Maurice, aussi bien que les sires de Traves, de Ray, de Bougey et les seigneurs de Jonvelle, de Preigney, etc... (15).

Toutefois un culte si étendu et si persistant à l'égard de la divine Mère de Dieu devait susciter la rage de l'enfer. Aussi, quand dans la matinée du 9 février 1595 le général Beauveau de Tremblecourt se fut emparé de Faverney sans coup férir, grâce à la terreur répandue par ses deux énormes pièces de canon, il lança ses bandes indisciplinées au pillage de la ville, de l'abbaye et des deux églises paroissiale et abbatiale (16). Tandis que les hommes fuient et se cachent pour échapper à l'épée de ces brutes victorieuses, les vieillards, les femmes et les enfants accourent éplorés dans l'eglise des moines et se prosternent aux pieds de la Madone miraculeuse. Le saint abbé François de Grammont et ses sept religieux accueillent à bras ouverts cette population affolée, et tous supplient avec larmes et sanglots Notre-Dame la Blanche d'avoir pitié d'eux. Et bientôt voilà que les soudards lorrains y accourent et mettent à sac tous les autels et la sacristie. Les cris, les pleurs, les supplications redoublent au milieu des vociférations, des blasphèmes, des profanations sacrilèges de la soldatesque. Soudain un soldat huguenot se précipite comme une furie à travers la foule qui encombre le chœur du presbytéral et les degrés de l'autel abbatial : il a aperçu au-dessus du tabernacle, au pied du grand crucifix de l'autel, l'image chérie de Notre-Dame la Blanche. Fou de haine et de fureur, brandissant à bout de bras sa hache déjà rougie de sang, il bondit sur l'autel, arrache à son socle l'antique statue, la renverse devant le tabernacle et d'un coup de hache lui abat le bras droit.

Un cri terrible d'épouvante jaillit de toutes les poitrines des fidèles et les sanglots redoublent dans l'immense église... ; et voilà que Jésus du fond de sa prison d'amour, patient jusqu'alors contre les efforts de l'impiété, intervient brusquement devant l'outrage fait à sa Mère. Rapide comme la foudre, la vengeance divine s'abat sur le sacrilège. À peine le bras de la Madone est-il détaché du tronc qu'un violent tremblement agite le corps de ce forcené ; il laisse tomber sa hache, jette un regard plein d'épouvante sur la Vierge mutilée, et d'une voix de tonnerre crie à la foule consternée : «Je suis maudit !» ; puis il tombe de l'autel sur le marchepied où il expire dans des transports de rage aux pieds de la statue étendue. Aussitôt l'horrible nouvelle se répand à travers les rues, de la cité de Marie, les soldats de Tremblecourt sont frappés de stupeur, et le soir même ils quittaient précipitamment Faverney en répétant les dernières paroles de leur coupable compagnon : «Nous sommes maudits... !». Le 2 mai suivant, ils tombaient tous à Vesoul, à l'exception de leur chef, sous le fer vengeur des Espagnols commandés par Fernand de Valesco, connétable de Castille. Les bourgeois de Faverney attestèrent la vérité de ce prodige dans une relation contemporaine, signée des principaux notables et où sont énumérées les pertes et les épreuves dont ils ont été alors victimes. «Et j'ay esté curieux», a relaté Dom Bebin 75 ans après, «pour recognaistre la vérité de cette merveille de veoir si les bras de l'Image de la vierge Marie avoient esté rompus ou froissés, et j'ay treuvé par effect que le bras droit avoit esté rompu tout joignant l'espaule, et le poulce de la main du mesme bras séparé, ce qui m'a fait croire que l'histoire estoit fidellement rapportée» (17).

L'éclatant prodige de février 1595 était le digne couronnement de huit siècles de vénération dans cette église bénédictine de Faverney. Le Fils avait vengé l'honneur de sa Mère ; l'hérésie protestante par la hache homicide d'un de ses soldats avait brisé le sceptre et le bras droit de Marie l'Immaculée ; Notre-Dame la Blanche devait prendre sa revanche, en affirmant en face du protestantisme la présence réelle et divine de son fils Dieu sous la blanche Hostie. C'est en mai 1595 que le Maître du monde avait montré à toute la province qu'il ne laissa point impunément outrager la Vierge Marie, ce sera en mai 1608 que la Vierge, toute-puissante au Ciel et sur la Terre, va obtenir la miraculeuse manifestation de la Sainte-Hostie de Faverney. Le temple du miracle est prêt et paré, l'ostensoir-reliquaire du miracle est ciselé, la grande grille du miracle se dresse debout et le fanatisme des huguenots s'avance triomphant jusqu'aux portes de la cité de Notre-Dame la Blanche. Treize ans vont donc encore s'écouler avant que l'heure divine ne sonne pour Faverney.

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[Sources bibliographiques et Notes de bas de page.]

1. Notre-Dame du Mont est un sanctuaire dédié à la sainte Vierge depuis le XVIe siècle. Il est situé au sommet d'une petite montagne aux pentes abruptes et boisées, d'où l'on aperçoit les ruines fantastiques du vieux donjon de Montferrand, les bords resserrés et sauvages de la rivière du Doubs et un panorama à perte de vue qui se perd dans les contours bleus des montagnes de la Saône et du Jura. Aux pieds de la montagne est bâti le charmant village de Thoraise à demi-caché dans la verdure. La chapelle gothique avec campanile fut reconstruite par les soins de MM. les abbés Boivin et Amyot, curés de Thoraise. Elle fut bénie et inaugurée le 22 août 1872 ; L'abbé Louis Besson, L'année des pèlerinages 1872-1873, Besançon, Turbergue, 1874, pp. 29 et 34.

2. Besson, L'année des pèlerinages, pp. 35 et 35 ; Besson, Sermon prononcé à Faverney le 9 juin 1862, anniversaire du Miracle de la Sainte-Hostie ; Archives de M. le curé-doyen de Faverney.

3. Société des Bollandistes, Acta santorum, Antwerp, I, «Actes des saints Berthaire et Attalein», 6 juillet : «Monastère de Sainte-Marie dans le lieu fortifié de Faverney.

4. L'abbé Joseph Morey, Discours prononcé dans l'église de Notre-Dame de Faverney, le 11 août 1874, au pèlerinage du séminaire de Luxeuil, Besançon, Jacquin, 1874, p. 4 ; Anon., Notice historique sur le pèlerinage de Notre-Dame du Mont-Roland, Dole, Prudent, 1858, p. 8. — Dom Simplicien Gody, Histoire de l'antiquité et des miracles de Nostre-Dame de Mont-Roland, Dôle, Binart, 1651 ; qui y a exercé les principales charges et s'illustra par ses mérites, ses vertus et sa science. Il a composé plusieurs livres, dit Dom Bebin, soit en vers latins et français, soit en prose. — Dom Odilon Bebin, Histoire manuscrite de l'abbaye de Faverney, 1670 (Bibliothèque de Vesoul, Ms. 192 et 193), p. 40 verso. — L'abbé Jean-Baptiste Bullet, Histoire manuscrite de l'abbaye de Faverney, p. 144.

5. Dom Bebin, Manuscrit, p. 41 recto et verso ; Bullet, Manuscrit, pp. 145 et 146.

6. Bullet, Manuscrit, p. 144 ; Dom Bebin, Manuscrit, p. 40 verso ; Morey, Discours ; Jules Gauthier, Notes archéologiques et épigraphiques sur l'église abbatiale de Faverney, Vesoul, Suchaux, 1894, p. 23.

7. Morey, Discours, p. 4 ; L'abbé Joseph Morey, Notice historique sur Faverney et son double pèlerinage, Besançon, Jacquin, 1878, p. 29 ; Dom Bebin, Manuscrit, p. 41 verso et p. 48 recto.

8. Morey, Discours, p. 5 ; Morey, Notice historique, p. 31 ; Émile Mantelet, Histoire politique et religieuse de Faverney depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, Paris, chez l'auteur, 1864, p. 222 ; Dom Grappin, Mémoires, p. 179 (note 32).

9. Dom Bebin, Manuscrit, p. 35 recto. — Dans ce même titre du 3 mars 1491 il est encore porté que le monastère de Faverney en notre comté de Bourgogne et diocèse de Besançon, avec l'église et les édifices y appartenant d'ancienneté, est «clos de bonnes et fortes murailles, défendues en hauteur compétente à créneaux et batailles à la forme et manière, des forteresses pour la conservation des biens du susdit monastère» ; Dom Bebin, Manuscrit, p. 35 verso. — Dom Bebin, Manuscrit, p. 42 recto : titre tiré de la visite faite en l'an 1613 par le R. archevêque de Corinthe, abbé de Saint-Vincent de Besançon et commis délégué du pape.

10. Gauthier, Notes archéologiques, p. 23 ; Morey, Discours, p. 5. — C'est du concours de pèlerins à ces cinq fêtes principales de la sainte Vierge à Faverney que furent établies d'abord les 5 foires du 2 février, 25 mars, 14 août, 8 septembre et 8 décembre, qui étaient jadis si fréquentées ; Morey, Notice, p. 28 ; Dom Bebin, Manuscrit, p. 43.

11. Dom Bebin, Manuscrit, pp. 43 et 44 ; Dom Bebin affirme qu'il a vu et lu parmi les papiers du monastère plus de 30 ou 40 montres d'armes par écrits bien signés, soit pour le 14 août 1590 par «honorable Simon Bresillet comme capitaine du château d'Amance, par messire Marc Noirot de Fleurey, notaire et procureur d'office en la justice de Faverney, et enfin par messire Claude Perrier de Menoux, notaire et juge ordinaire en la justice du dit Faverney». — Les halles de Faverney se trouvaient alors, vers l'église abbatiale, au lieu et place du bâtiment de la mairie et du presbytère ainsi que des dépendances de la cure. — Dom Grappin, Mémoires, p. 94 ; Mantelet, Histoire, pp. 160 et 161 ; Bullet, Manuscrit, p. 148 ; Morey, Discours, p. 5 ; Archives de la Haute-Saône, H. 437, n° 51 extraite des archives de M. le marquis du Châtelet, seigneur d'Amance. «Honorable homme Claude Dard-le-Vieux, procureur audit lieu d'Amance, commandant la montre d'armes, 14 août 1572, au nom seigneur et dame d'Amance, comte et comtesse de Charny».

12. Morey, Discours, pp. 5 et 6 ; Morey, Notice, p. 33 ; Dom Bebin, Manuscrit, p. 45.

13. Archives de la Haute-Saône, H. 536, n° 59 ; Dom Bebin, Manuscrit, p. 45 recto ; Morey, Discours, p. 6 ; Morey, Notice, p. 34. — À cette époque on ignorait généralement que l'enfant en naissant a souvent les apparences de la mort et que certains soins, habilement donnés par le médecin ou la sage-femme, peuvent mettre en lui la vie en mouvement et le sauver. — Il est bon de noter que, dans le roolle du sacristain Dom de Gevigney, chaque enfant baptisé a son acte spécial qui mentionne les noms et prénoms ainsi que les pays des personnes lui l'ont apporté à Faverney. On compte 28 actes en 1570, et 15 actes en 1592 ; Dom Grappin, Mémoires, p. 94.

14. Archives de la Haute-Saône, série H. 450 et 451 : dans cet acte nous trouvons en août 1515 comme chapelain sieur Léonard Chollon, en 1547 François Fauvernier, en 1633 Georges Sagey, en 1635 Bénigne de Thomassin, doyen de Dole, et en 1662 Pierre Miredoudez. — Dom Bebin, Manuscrit, p. 44 verso ; Morey, Notice, p. 31 ; Bullet, Manuscrit, p. 150.

15. Morey, Notice, p. 36 ; L'abbé Léopold Loye, Histoire de l'église de Besançon, Besançon, Jacquin, 1903, III, p. 403 ; Dom Grappin, Mémoires, p. 93 ; Mantelet, Histoire, p. 160.

16. Voir ci-dessous à la page 124.

17. Dom Grappin, Mémoires, p. 95 ; Morey, Discours, p. 6 ; Bullet, Manuscrit, pp. 142 et 143 ; Mantelet, Histoire, 240 ; Morey, Notice, p. 35 ; Dom Bebin, Manuscrit, p. 67.


«Faverney, son abbaye et le miracle des Saintes-Hosties» :
Table des Matières ; Lexique ; Carte ; Troisième Partie — Chapitre 1

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]