«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 11


CHAPITRE 11. — Geoffroy II, dit de Pignes, 49e abbé (1311). — Mathieu Cornet, 50e abbé (1312). — Robert VI, dit de Bordeaux, 51e abbé (1327). — Guillaume VII, dit le Jeune, 52e abbé (1330). — Notes de bas de page.


GEOFFROY DE PIGNES, QUARANTE-NEUVIÈME ABBÉ (1311).

On aurait pu donner un successeur à Guillaume Becquet [le quarante-huitième abbé, qui mourut le 17 février 1311] dès le lendemain de ses obsèques. Les religieux de Jumièges y étaient autorisés comme les autres chapitres par le règlement de S. Louis pour la liberté des élections ; mais soit qu'il fut nécessaire d'y appeler tous les religieux de l'abbaye, en quelqu'endroit du royaume qu'ils fussent ; soit que le grand prieur et ceux qui étaient présents fussent bien aises de connaître l'état de la maison, avant que d'en confier le gouvernement à personne, ils différèrent leur assemblée jusqu'à la mi-mars. Quoi qu'il en soit des motifs de leur retardement, il est au moins certain qu'avant de procéder à l'élection, ils firent un inventaire des meubles qui étaient dans l'abbaye, et que le relâchement commençait à s'introduire parmi eux, puisqu'on trouva en argenterie, pour le réfectoire seulement, 70 cuillères, 50 écuelles grandes et petites, 14 aiguières, 53 tasses à pied et couvercle, 10 tasses de madré ou pierre d'onyx, montées sur un pied, 18 couteaux par table, 1 drageoir en vermeil, dans lequel on présentait des dragées avec une cuillère, 6 bassins, grands et petits, pour donner à laver, 2 arbres, ou chandeliers à langue de serpent, dont l'un à cinq branches et l'autre à deux, pour éclairer le réfectoire pendant l'hiver, 32 amarres d'or, et 8 nappes ouvrées pour les tables, au lieu de toile simple. On croit qu'ils tenaient toutes ces superfluités, contraires à la pauvreté évangélique et à la simplicité religieuse, de la libéralité de quelques séculiers. Au moins n'en peut-on douter pour les tasses et les cuillères, puisque le nécrologe fait mention, au 13 juin, d'un service solennel pour ceux qui les avaient donnés. Le grand prieur, accompagné des doyens, visita ensuite les recettes, dont il fit ouvrir tous les comptoirs, et l'on en tira, tant en florins d'or qu'en argent et en monnaie noire ou de billon, 910 livres, qu'on apporta à l'assemblée qui fut tenue pour l'élection d'un nouvel abbé, afin d'en régler la distribution, et de remettre l'excédent entre les mains de celui qui serait élu.

Le sort tomba sur Geoffroy de Pignes. On ne connaît ni sa famille, ni le lieu de sa naissance. On sait seulement qu'il était religieux de Jumièges, qu'il prêta serment d'obéissance à Gilles Aycelin de Montaigu, archevêque de Rouen, et qu'ayant été élevé depuis son entrée en religion dans les exercices de la plus solide piété, par les soins de Robert d'Etelan et de Jean du Tot, on ne le vit jamais s'écarter des exemples de vertu qu'il en avait reçus. Son unique dessein était de faire la volonté de Dieu, d'être toujours prêt à lui obéir et de travailler, autant qu'il était en lui, à le faire honorer. C'est ce qui lui inspira le courage de tenter, au moins par la voie de l'instruction, le rétablissement de la vaisselle d'étain au réfectoire ; mais quel que fut le respect, l'affection et le dévouement de ses religieux, il n'eut pas le bonheur de réussir, et craignant qu'une trop grande sévérité sur ce point ne les irritât, au lieu de les gagner, il toléra l'usage de l'argenterie dans l'espérance qu'ils pourraient se déterminer d'eux-mêmes à en faire le sacrifice. On loue beaucoup sa charité pour les pauvres, sa douceur et son affabilité pour les étrangers, sa fermeté à l'égard des incorrigibles, sa compassion pour les pénitents et son amour vraiment fraternel pour tous ses religieux, dont il avait aussi la confiance et l'estime.

Rien n'était plus beau que ces commencements, et jamais peut être aucun abbé n'avait donné de plus grands exemples de charité, de clémence, d'intégrité, de sagesse et de religion ; mais dans le temps où la communauté était plus prévenue des avantages qu'elle espérait goûter sous la discipline d'un si bon père, il lui fut enlevé, le 14 mai 1312, précisément au bout d'un an et deux mois depuis son élection. La mort ne le surprit point ; il s'y était préparé par toutes les bonnes œuvres qui pouvaient la lui rendre désirable. Il la vit venir sans faiblesse, il en soutint les attaques avec joie et il en reçut le dernier coup avec une soumission digne de sa foi. On l'enterra avec le disciple du bienheureux Guillaume de Dijon, dans la chapelle de Saint-Étienne, où les peuples se trouvèrent en foule pour la cérémonie de ses funérailles. Un de ses religieux fit son épitaphe en ces termes :

Gaufridus Pignes gratus fuit abbas atque probatus
In cunctis semper Domino servire paratus.
Pridem Gaufridis Maii per bis semel idus
Namque fuit placidus monachis fuit et bene fidus.
Semper egentes, esurientesque hic recreavit,
Advenientes undique gentes semper amavit.
Iste vagantes seu male stantes non toleravit
Sed redeuntes nec variantes hos relevavit.
Annum millenum trecentissimum duodenum
Jungas ter plenum dicens caro fœnum.
Hujus figurare fidem valeat et reserare
Omnibus his clare qui gaudeat hinc recitare.
Iste sacerdotum cupiens persolvere votum
Christo devotum se reddidit undique totum.
Non fuit incertus olim de morte repertus
Nam mortem recolens jacet hic de funere certus.
Istius abbatis animam tu fons pietatis
Suscipe cum natis in Christo vere renatis.


MATHIEU CORNET, CINQUANTIÈME ABBÉ (1312).

On n'eut pas plutôt rendu les derniers devoirs à l'abbé Geoffroy, qu'on s'assembla de tous côtés pour lui donner un successeur. Mathieu Cornet, prieur de Longueville, membre dépendant de l'abbaye de Jumièges, vint comme les autres, pour concourir par son suffrage au choix du meilleur sujet, bien éloigné de croire qu'on dût penser à lui, quoique déjà distingué par son attachement à la règle et par d'excellentes qualités d'esprit, dont il avait donné une preuve éclatante, dans le procès de 1305, avec le doyen et les chanoines d'Andely, pour la basse justice de son prieuré. Geoffroy l'avait désigné durant le cours de sa maladie, et la multitude était pour lui. Ainsi, il fut élu et proclamé aux applaudissements de presque tous les religieux, vers le commencement de juin de la même année 1312. À son avènement, le grand prieur, frère Thomas d'Héricourt, lui présenta, suivant l'usage établi depuis quelques années, la mémoire de l'argenterie, qui se trouva la même que deux ans auparavant, si ce n'est qu'il y avait une tasse de plus. Il lui remit ensuite, en or et en argent, 377 livres 8 sols, restants de 1021 livres 14 sols, sur lesquelles la communauté avait employé 644 livres 6 sols, tant pour frais de funérailles que pour ses propres besoins.

Mathieu Cornet, qui n'avait pas été témoin de l'atteinte que ses confrères avaient donnée à leur vœu de pauvreté en introduisant l'argenterie dans leur réfectoire, lut avec douleur l'inventaire que le prieur lui avait remis entre les mains ; mais il n'eut pas la force de remédier à un si déplorable abus, parce qu'il ne prévoyait pas le pouvoir entreprendre sans de grands risques. Son importante affaire, dans laquelle il ne craignait pas moins d'échouer, fut d'affermir ses frères dans les heureuses dispositions où ils savaient qu'ils étaient encore de vivre séparés du monde et de n'avoir aucun commerce avec lui. Pour y réussir plus efficacement, il régla de telle sorte les exercices de la journée, qu'à peine s'y trouvait-il une demi-heure qui ne fût remplie par quelque régularité. Il marchait à leur tête, et fit sentir à tous qu'il fallait se résoudre à suivre son exemple ou que l'on ne s'en écarterait pas impunément. Cette suite d'exercices fit des mécontents, dont il eut à combattre l'opiniâtreté et les murmures ; mais les ayant étonnés dès le commencement par quelques coups de vigueur, il n'en fut plus d'assez indociles pour ne pas faire toutes les actions extérieures qu'il exigeait.

On rapporte aux deux premières années de son gouvernement la reconstruction des murs du cimetière de Hauville, à laquelle il voulut bien contribuer d'une somme de 100 sols tournois, en considération du curé, et la remise de son droit du treizième, et d'indemnité pour quatre pièces de terre que le même, curé avait achetées dans le fief de l'abbaye, au profit de son église, à condition, toutefois, que les curés de Hauville, sans pouvoir mettre ces terres hors de leurs mains, en payeraient les rentes seigneuriales et rempliraient, à l'égard des religieux de Jumièges, comme avaient fait les anciens propriétaires, tous les devoirs de vassaux. Ce dernier acte est daté du 2 février 1313, trois mois et demi après le précédent.

Tandis que l'abbé Mathieu favorisait ainsi un ministre de l'Église par des effets d'une charité toute gratuite, et travaillait à l'avancement spirituel de ses religieux, par la pratique régulière de la plus stricte observance, Philippe de Claire, dont nous avons déjà parlé à l'occasion de la remise faite à l'abbaye par le seigneur d'Yville, médita de nouveau moyens pour troubler leur tranquillité. Son aversion croissait à mesure qu'ils la méritaient moins. Depuis la fatale journée où l'abbé Guillaume lui avait demandé une renonciation à son droit de gîte dans l'abbaye, les moines n'étaient pour lui que des objets de haine. Il ne prenait même pas la précaution de chercher un prétexte pour les persécuter ; tout lui était dû dès qu'il le voulait ; sa volonté valait tous les titres, et l'on ne s'y opposait plus. Il l'avait bien compris, et ce fut sans doute ce qui le détermina, en 1316, à envoyer à Jumièges un domestique avec un cheval, quatre lévriers et huit chiens courants pour y être nourris aux dépens de l'abbaye. Les religieux, ne comprenant pas à quoi devait aboutir cette nouvelle entreprise, donnèrent des ordres pour faire délivrer tout ce qui était nécessaire, en sorte que le domestique demeura assez longtemps en repos, sans déclarer les intentions de son maître ; mais, ayant été interrogé, il répondit sincèrement que le baron de Claire prétendait avoir droit d'user ainsi, et qu'on le verrait bientôt porter encore plus loin ses prétentions. L'abbé Mathieu né se crut pas obligé de souffrir plus longtemps d'un homme qui, une fois livré à sa passion, est incapable d'écouter les remontrances les plus modérées. La manière dont le domestique s'était expliqué le détermina à le renvoyer vers son maître, avec ordre de lui dire qu'on savait à Jumièges ce qui lui était dû, mais qu'on ne lui accorderait rien au-delà.

Ce fut beaucoup, pour un baron de Claire, dur et intraitable, de ne pas chercher d'abord à se faire justice lui-même ; on croyait le voir chaque jour arriver avec ses gens armés, et le bruit s'en répandait ; mais, après bien des malédictions et des injures, il se réduisit à demander que les abbés et religieux de l'abbaye de Jumièges reconnussent que leur moulin de l'Aunay, les dîmes de Varengeville et de Flancourt, avec les manoirs et granges qu'ils avaient, relevaient de sa seigneurie, et, qu'à titre de vassaux, il lui devaient 10 mines d'avoine à la Saint-Michel, une pelisse d'agneaux à la Toussaint, 4 pains blancs, 4 bis-blancs, 4 galons de vin de bouche, c'est-à-dire dire de celui qu'on servait à l'abbé, 4 galons de cervoise et la chair d'un mouton à la Saint-Pierre d'été. Dom Guillaume Lenfant fut envoyé pour reconnaître, au nom des confrères la rente en avoine et les redevances stipulées dans la demande du baron de Claire ; mais voyant qu'on ne faisait aucune mention l'acte de son droit de seigneur dominant, Philippe s'emporta avec tant d'excès qu'on ne put rien conclure, et qu'indubitablement le député de Jumièges eût été la victime de sa fureur, s'il ne se fût retiré, de l'avis de ceux qui étaient présents.

Une retraite si précipitée fit ouvrir les yeux au sieur de Claire. Un moment d'équité prit le dessus ; il condamna ses emportements et voulut les réparer ; mais son cœur n'était pas guéri, et, au moment que ses amis, qui avaient été témoins de ses violences et de son repentir, s'attendaient à le voir rechercher l'amitié des religieux, ils le virent se disposer à exercer contre eux un nouveau genre de persécution. Il ne voulut plus cependant les attaquer par la violence ; il sentait bien que, dans l'état où étaient les choses, il ne gagnerait rien par cette conduite ; mais il s'en consola par l'espérance de faire servir la retraite du cellérier à la condamnation de tous ses confrères. En conséquence, il les fit ajourner devant le bailli de Rouen, pour lui passer titre et reconnaissance de la rente en avoine, de la pelisse, etc., qu'ils lui avaient payées jusqu'à présent, persuadé qu'il les ferait tomber dans les frais, et qu'il aurait au moins la satisfaction de se venger sur leur bourse, sans s'exposer aux reproches. Il eût peut-être raisonné juste, s'il se fût contenté de cette demande, mais il prit malheureusement conseil de sa passion, et, comptant trop sur la faveur de son juge, il ne sut pas se modérer dans ses prétentions. Outre la redevance dont nous venons de parler, il demanda trois choses également absurdes et trop onéreuses pour être accordées. La première était de nourrir, tous les jours, dans l'abbaye, quatre lévriers, huit chiens courants, son valet et un cheval. La seconde, de prendre, quand il voudrait, un cheval dans l'écurie des religieux, pourvu que ce ne fût point celui de l'abbé, et qu'il le ramenât entre deux soleils. L'autre regardait un pré tendu droit de séjour dans l'abbaye, quatre fois par an, pour lui, sa femme, son fils et ses gens, en quelque nombre qu'il les voulût avoir.

L'entreprise était hardie, et il n'y avait pas d'apparence que le bailli de Rouen se prêtât volontiers à la favoriser, quand il verrait le baron sans titres pour l'appuyer, et sans témoins pour justifier de sa possession. Mais le sieur de Claire ne doutait de rien ; il crut que son juge, en considération de l'amitié, pourrait bien trahir la justice, parce qu'en sa place il serait devenu lui-même un mauvais juge ; il fut trompé. Le bailli ne lui dissimula point que son action était téméraire et insensée et qu'il n'en pouvait espérer de succès. Cette déclaration ne le déconcerta point encore ; mais, quand il sut que les religieux, en vertu du privilège de Philippe-le-Bel, avaient évoqué l'affaire au Châtelet, mille raisons humaines se présentèrent à son esprit, et chacune lui parut alors suffisante pour le convaincre que son intérêt, dans la conjoncture présente, était de traiter promptement avec eux. Le démarche était humiliante ; mais, quoi qu'il en dût arriver, elle était nécessaire. Il la fit, malgré l'extrême violence qu'elle lui coûtait, et, ayant trouvé l'abbé et les religieux à la paix, elle fut conclue, le vendredi avant la Saint-André 1320, par une transaction où le baron de Claire reconnaît que l'abbaye de Jumièges est exempte de toute dépendance et même de sujétion envers lui, et même de toute espèce de rente, à la réserve de 10 mines d'avoine, qui lui seront livrées tous les ans, dans la grange de la cour du Mont, 4 pains blancs, 4 bis-blanc, 4 galons de vin commun, 4 galons de cervoise, la chair d'un mouton et une pelisse d'agneaux aux termes accoutumés (
1).

Ce n'était pas l'unique affaire que l'abbé Cornet eût à démêler depuis que la Providence l'avait placé sur le siège abbatial de Jumièges. Le procureur du roi et le maire de la ville de Rouen lui contestèrent presqu'en même temps la haute justice sur le territoire de son abbaye. Mais le procès dura peu et ne lui coûta que les frais d'une enquête devant le bailli de Rouen, qui lui fit rendre aussitôt un malfaiteur que les gens du roi avaient saisi sur son terrain. La sentence est de 1319 et fut confirmée, en 1333, aux assises du bailliage, par un semblable jugement, contre le même procureur du roi, qui avait encore fait arrêter deux voleurs dans le manoir de la Poterne, pour les conduire aux prisons de la ville (2). Les fermiers de la vicomte de l'Eau s'avisèrent aussi de l'inquiéter au sujet des vins du cru de l'abbaye, qu'il faisait vendre à Rouen et à Jumièges, sans payer de droits. Le privilège était trop certain pour souffrir de la difficulté ; mais l'intérêt en trouve partout, aux dépens même de la justice. Les vins de l'abbaye furent arrêtés à la vicomté, au mois de novembre 1324, et les religieux assignés à l'Échiquier de Pâques de l'année suivante. L'assemblée fut tenue à Rouen au temps marqué ; les parties s'y présentèrent ; on écouta les raisons de part et d'autre, et le droit des religieux allait être unanimement confirmé par la cour, lorsque le procureur de la vicomte s'y opposa au nom du roi, prétendant que l'affaire ne pouvait être légitimement décidée que par enquête. L'Échiquier ne se tenant que deux fois par an, tantôt à Rouen, tantôt à Caen ou à Falaise, les juges donnèrent commission au bailli de Rouen de consommer cette affaire dans quatre mois, ce qu'il fit par une sentence du jeudi après la Saint-Gilles 1325, au profit des religieux sans qu'il paraisse que le procureur s'y soit opposé (3).

L'abbé Mathieu n'ayant plus de jaloux qui osassent troubler la paix dont il jouissait, forma le dessein d'agrandir la chapelle de la Vierge, en détruisant celle qui était derrière. Il ne voulut cependant rien déterminer sans avoir pris conseil de ses religieux. Il les assembla pour ce sujet, et la proposition fut reçue avec un applaudissement général ; rien ne leur paraissant plus propre à attirer la protection de cette glorieuse Reine du Ciel, qu'un projet si religieux. Il fut exécuté en 1326. C'est, de toutes les chapelles de Jumièges, la plus remarquable. Elle est longue de 63 pieds, large de 27 et haute de 40.

Il s'en fallait bien que la piété de l'abbé Cornet fut satisfaite par cet acte de dévotion envers la mère de Dieu ; il roulait dans son esprit une entreprise dont il s'occupait avec d'autant plus de complaisance, que cette pensée lui paraissait venir du Ciel. Constant et invariable dans l'amour du bien, quoique faible quelquefois pour le faire exécuter, il forma le plan d'une réforme dans les prieurés dépendants de l'abbaye, où l'on se donnait d'étranges libertés sur l'article de l'office divin, sous prétexte que le nombre des religieux y était trop petit pour le faire chaque jour avec décence. Il commença par demander un état du revenu et des charges des maisons prioriales, afin de régler ensuite la pension de trois religieux qu'il voulait mettre de plus en en chacune. Mais Dieu, qui veut souvent de Ses serviteurs qu'ils se déterminent à agir, ne veut pas toujours qu'ils exécutent. De huit prieurs qui dépendaient de Jumièges, il n'y avait encore, à la mort de l'abbé Cornet, que celui de Saint-Martin de Boafle qui eut envoyé son mémoire. Nous en rapporterons la substance pour donner une idée de la valeur des biens et de l'affaiblissement de nos monnaies, dont la livre de compte vaut à peine, aujourd'hui, deux sols de ce temps-là. Le prieur déclare :

1° qu'il y a trois religieux à Boafle ;

2° que le domaine du prieuré leur fournit, chaque année, 1 muid de froment, évalué à 6 livres ; 5 muids de blé méteil, évalués à 60 sols le muid ; 1 muid de blé provenant de la dîme et 60 setiers de blé commun sur le four, à bon valant 24 livres ; 4 muids d'avoine, évalués à 12 livres ; 4 muids de vin de leur cru, du prix de 8 livres de muid, et 12 muids de vin de dîme, estimés 24 livres ;

3° 40 livres de revenu sur divers parties et 40 sols de rentes seigneuriales, le tout faisant ensemble la somme de 135 livres, qui seraient, de notre monnaie courante, 1350 livres.

La dépense pour la bouche consistait en 1 muid de froment, 3,5 muids de blé méteil, 4 muids de vin et 26 livres pour la bonne chère, en viande, poisson et espèces. Les vêtements du prieur et de ses deux compagnons sont appréciés à 9 livres. L'abbaye leur fournissait l'aumusse, qu'ils avaient permission de porter en hiver, pour se préserver des rhumes et autres semblables incommodités. Ces aumusses ou pelisses étaient d'étoffe noire en dehors et doublées de peaux d'agneaux en dedans. On les portait depuis la Toussaint jusqu'à Pâques. La congrégation de Chezal-Benoît en interdit l'usage à Jumièges en 1514. Les honoraires du sénéchal et gages de domestiques montaient à 15 livres ; les décimes, dans le diocèse de Chartres, à 4 livres 4 sols tournois, et dans le diocèse de Paris, à 52 sols parisis, qui en valaient 65 tournois, la monnaie parisis étant plus forte d'un quart (4). L'évêque de Chartrés avait droit de procuration, tous les ans, dans le prieuré ; l'archevêque de Sens, une fois en deux ans. On employait, aux semences, 4 setiers de froment, 8 setiers de méteil et 1,5 muid d'avoine. Les frais, pour les façons des vignes et la récolte des grains, montaient à 15 livres, la dépense en avoine à 3 muids, et la pension du vicaire perpétuel à 1 muid de blé méteil. Le mémoire est daté du 17 mars 1327.

L'abbé Cornet ne l'eut pas plutôt reçu qu'il commença à faire ses arrangements pour l'exécution du dessein qu'il avait projeté ; mais à peine s'y était-il disposé qu'il fut attaqué d'une maladie de langueur, dont les médecins ne purent jamais deviner la cause, et qui l'enleva du monde le 16 juin de la même année, après avoir tenu le siège abbatial de Jumièges quinze ans accomplis. Il fut universellement regretté de ses religieux, qu'il avait gouvernés bien plus en père qu'en supérieur, et de tous les peuples de la presqu'île et des paroisses voisines, qu'il avait nourris dans une cruelle famine, qui porta partout la désolation durant trois ans de stérilité. Son corps fut déposé dans la chapelle de la Vierge, après que l'on y eut achevé les saints mystères, au milieu d'une troupe de pauvres, auxquels il avait laissé, en mourant, quelques rentes seigneuriales, pour leur être distribuées par les mains de l'aumônier de l'abbaye. Le jour de son anniversaire, un religieux fit en son honneur l'épitaphe suivante :

Hic coram populo Diœcesis Rothomagensis
Qui jacet in tumulo fuit abbas Gemmeticensis,
Matthæus Cornet dictus, sic cœlo sit Benedictus
Qui numquam victas fuit istic nec maledictus.
Temporibus primis et cunctis nos satiavit
Sed nec ferre famem populum tribus toleravit
Istius ante pedes post ecclesiæ super ædes
Struxit. Ob hoc ne des, Deus, huic pœnas, neque lædes ;
Et quia plura bona multis dedit [...] decenter,
Summa sibi dona dominus et det convenienter.
Et multis precibus succurrat Virgo Maria,
Nominet a civibus polorium concio dia.
Annum millesimum trecentesimum duodenum,
Bis jungas septem et semel, hic fuit et caro fænum
Ante dies Julii nocteque quindecimâ
Corporis hæc proprii transivit omnia dura
Christe refrigerium da sibi non minimum.
Amen.

À peine la cérémonie de ses obsèques était finie, que le premier soin de la communauté fut de dresser un inventaire de l'argenterie et des meubles qui pouvaient être dans la maison.


ROBERT VI, DIT DE BORDEAUX, CINQUANTE ET UNIÈME ABBÉ (1327).

Ce détail achevé, on s'assembla pour procéder à l'élection, et l'on choisit pour abbé Robert de Bordeaux, religieux de l'abbaye. Après la prise de possession, le grand prieur, accompagné des dix-sept plus anciens profès, Robert de Miêmes, Nicolas de Hautonne, Richard de la Fresnaïe, Jean du Gruchet, Guillaume Harel, Richard de Caudebec, Guillaume de la Lieue, Pierre de Montreuil, Robert de Lintot, Robert Lohier, Mathieu d'Yville, Guillaume de Croix-Mare, Richard de Bolbec, Pierre Dyel, Robert Durand, Guillaume Lejeune et Jean Morin, mena le nouvel abbé au dortoir, où l'on avait amassé tous les vases et toute la vaisselle d'or et d'argent qui servaient au réfectoire. Le coffre du dépôt fut ouvert, et l'on y trouva 2 arbres ou chandeliers à langue de serpent, 63 tasses d'argent, 20 coupes de madré ou pierre d'onyx, 11 pots et 3 pintes, 59 écuelles, 98 cuillères, 50 saucières ou petits plats de portion ; 2 grands bassins pour donner à laver, 6 coffins ou petites corbeilles qui servaient à mettre le fruit pour les desserts, 2 drageoirs avec leur cuillère, 2 huiliers et 34 amares d'or le plus pur et le plus fin.

À cette vue Robert de Bordeaux ne put retenir ses larmes, quoiqu'il se fut lui-même servi de ces meubles, n'étant encore que particulier ; et sur-le-champ, en présence de l'assemblée, il protesta qu'il ne permettait l'usage de ces vases précieux que jusqu'à ce qu'il en pût faire d'étain en assez grand nombre pour fournir à chacun son couvert. Le pitancier lui présenta alors une somme de 3490 livres en monnaie de Paris et de Tours, qui était la seule reçue en Normandie depuis l'ordonnance de Louis-le-Hutin (
5), et qui ferait de notre monnaie 25634 livres, et le mit en état d'exécuter son dessein ; mais les plaintes de la plupart des religieux, accoutumés dans ces temps de relâchement à ne se servir que de vaisselle de prix, le contraignirent de se conformer au temps et de tolérer ce qu'il ne pouvait abolir. Ainsi l'argenterie fut reportée au réfectoire, et depuis ce jour jusqu'en 1454 on n'entendit plus parler de réforme sur cet article, sinon dans le prieuré de Bû, d'où l'abbé Robert fit enlever l'année suivante 1 drageoir, 4 gobelets, 2 pots-à-eau et 18 cuillères d'argent, qu'on mit dans le coffre du dépôt.

Nos mémoires ne nous apprennent rien autre chose de son administration, qui ne fut que deux ans et neuf mois, ayant été élu le 19 juin 1327 et étant mort le 20 mars 1330.

Il fut enterré le lendemain dans le chœur de l'église de Saint-Pierre, par le vicaire général Guillaume de Durfort, archevêque de Rouen, assisté de l'archidiacre, de plusieurs chanoines de la cathédrale, et d'un grand nombre d'ecclésiastiques que le prieur claustral nommé Richard de Caudebec avait invités pour lui faire rendre les derniers devoirs avec plus de magnificence. On voit en effet, par l'inventaire qui fut dressé quelques jours après sa mort, qu'on n'épargna rien à sa pompe funèbre, dont le luminaire seul était de 162 livres de cire, à raison de 2 sols 6 deniers la livre. La cérémonie fut terminée par un grand festin, que Dom Jean de Montihart avait eu soin de faire préparer dans le réfectoire et dans les salles suivant l'ordre de la communauté, qui lui tint compte de 34 livres 13 sols 4 deniers, pour le poisson et la viande nécessaires ce jour-là à la nourriture des hôtes seulement (6).


GUILLAUME VII, DIT LE JEUNE OU GEMBLET, CINQUANTE-DEUXIÈME ABBÉ (1330).

Le siège abbatial ne vaqua que le moins qu'il fut possible ; c'est-à-dire autant de temps qu'il en fallut pour avoir la permission d'élire, que le roi s'était réservée. Dès qu'elle fut venue, les religieux s'assemblèrent et élurent tout d'une voix Guillaume Gemblet, surnommé Le Jeune, pour le distinguer des trois autres du même nom qui avaient prononcé leurs vœux avant lui dans l'abbaye de Jumièges. S'il se fit par le choix de la communauté et la bénédiction de l'archevêque un grand changement dans la fortune de Guillaume, qui de simple particulier devenait en un instant le père de près de soixante religieux, il ne se fit au moins dans son cœur aucune de ces altérations qui d'un simple religieux font souvent un mauvais supérieur. Il avait l'âme grande, le naturel bon, les inclinations vraiment religieuses. Le zèle et la fidélité à remplir tous les devoirs de son état étaient dans lui des vertus qu'il n'eut jamais besoin d'affecter ou de feindre. L'innocence de ses mœurs surtout le rendit recommandable, et arrêta, autant que ses instructions fréquentes, utiles et savantes, la liberté que quelques moines se donnaient de porter les armes et de chasser dans les plaines et dans les marais, en habits courts et retroussés ; abus si général en Normandie parmi les religieux, que les évêques de la province, assemblés en concile dans le monastère de Notre-Dame-du-Pré au mois de septembre de l'année 1335, furent contraints de renouveler le canon du concile général de Vienne, et d'enjoindre aux abbés et aux prieurs (7), dont la plupart étaient présents, de punir les infracteurs et de dénoncer à l'évêque diocésain ceux qu'ils ne pourraient corriger ni par remontrances ni par châtiments.

L'histoire ne nous apprend point que l'abbé Guillaume ait été obligé de faire de ces sortes de dénonciations ; mais elle ne nous laisse pas ignorer qu'il fut quelquefois forcé, malgré sa modération, de se comporter avec tant de vigueur à l'égard de quelques esprits inquiets, que le sort de ces mutins ôta pour toujours à ceux qui auraient pu les imiter la hardiesse de le tenter sous son gouvernement. Ces exemples de sévérité, dont nous ne savons ni le temps, ni l'occasion, ni les circonstances, ne lui firent rien perdre de l'estime et de l'amitié de ses religieux. Ils ne le voyaient jamais qu'avec une nouvelle admiration et tout transportés de joie. La maison retentissait de ses louanges. Chaque jour on répétait mille fois le nom de Guillaume Le Jeune. C'est un bon abbé, disait-on, c'est le meilleur de tous les pères ; c'est un supérieur accompli : béni soit Dieu que nous l'a fait choisir pour notre pasteur et notre chef. Rien n'était plus glorieux au jeune abbé que ces acclamations publiques de tous ses frères. Il y répondit par toutes les démonstrations d'une bienveillance sincère et d'une charmante modestie, qui le leur rendit encore plus aimable. Pierre Roger, archevêque de Rouen et depuis pape sons le nom de Clément VI, reconnut bientôt qu'il était tel en effet qu'on le disait, bon supérieur et bon père, et en même temps capable des plus grandes entreprises ; dès la première visite qu'il fit à Jumièges comme archevêque, il ne vit dans Guillaume que l'homme du monde le plus digne de son cœur, et il se lia si étroitement à lui, qu'à l'exemple de Jonathas et de David, ce ne fut plus qu'une âme dans deux corps. L'archevêque le venait voir jusqu'à trois et quatre fois par an, et depuis leur attachement réciproque il ne voulut plus qu'il eut d'autre logement que le sien, lorsque les affaires de l'abbaye l'appelleraient à Rouen. Nous verrons dans la suite qu'il ne l'oublia pas dans son élévation même au souverain pontificat.

Cependant l'église de Saint-Pierre, bâtie par S. Filibert en 654 et réparée par Guillaume Longue-Épée, second duc de Normandie en 928, portait depuis longtemps de tristes marques de sa caducité. La voûte du chœur tombait en ruine et les fenêtres étaient presque toutes sans aucun panneau de vitres. Guillaume Le Jeune, à qui l'on avait remis depuis son élection une somme de 1394 livres 13 sols 6 deniers, restant de 4113 livres, sur lesquelles on avait payé 2718 livres 6 sols 6 deniers pour anciennes dettes ; frais de funérailles, décimes et honoraires de perception, entreprit de lui rendre son premier lustre et pressa tellement l'ouvrage, qu'il fut achevé en moins de dix-huit mois. Mais il ne conserva que la partie supérieure de l'ancien édifice, qui n'a maintenant que 18 ou 20 toises de longueur (8). Comme cette église n'a plus d'issue par dehors, le peuple n'y peut entrer que par la grande église au moyen d'un corridor de communication voûté et long de 17 pieds.

Ces ouvrages coûtèrent à Guillaume de grandes dépenses, mais Dieu qui les agréait répandit Ses bénédictions sur l'abbaye, une riche moisson mit l'abondance dans Jumièges en 1334, et dès l'année suivante Guillaume se trouva en état de payer à Richard de Monthiart 1200 livres de la forte monnaie pour la cession qu'il lui fit du fief de Monthiart sur la paroisse de Saint-Paër-sur-Duclair, avec le droit de présenter à la cure de l'Aunay, qui lui avait été abandonnée par les religieux vers le milieu du XIIIe siècle (9). L'abbé se voyant encore des fonds fit une nouvelle acquisition sur Raoul de Periers, d'un huitième de fief, nommé la Marval dans les paroisses de Saint-Paër et de Panneville. L'acte est du mardi après la Pentecôte 1336.

Un mois après ou environ, le pape Benoît XII donna une bulle pour la réforme des moines noirs ; c'est-à-dire de Cluny et des Bénédictins distingués de l'ordre de Cîteaux. Il confirme par cette bulle l'ordonnance du Concile de Latran (10), touchant la convocation des chapitres généraux, tous les trois ans dans chaque royaume, ordonne dans le même terme de trois ans la tenue des chapitres provinciaux, et détermine chaque province en particulier. Celles de Rouen et de Tours avec le monastère de Saint-Florent-le-Vieux, sont comptées pour une et ainsi des autres. Le pape envoya ensuite un rescrit aux abbés de Marmoutier et de Saint-Florent pour la convocation du chapitre provincial, dans l'un des deux monastères du Mans qui leur paraîtrait, plus commode pour la publication de sa bulle. L'assemblée fut indiquée au mois de... (11) de l'année suivante, 1337. L'abbé Guillaume s'y trouva avec près de quatre-vingt-dix abbés des provinces de Rouen et de Tours, et grand nombre de prieurs et autres députés des abbés pour y assister en leur nom et porter leurs excuses. Après la grande messe et le sermon, on fit la lecture de la bulle, dont il est vraisemblable que les abbés de Saint-Florent et de Marmoutier firent faire des copies par des notaires apostoliques pour être distribuées aux assistants, afin que chacun s'y conformât. Au moins il est certain que l'abbé de Jumièges en eut une, qu'il reçut avec joie, et qu'il fit tous ses efforts pour obliger les autres à l'accepter et à s'y soumettre. Il donna encore de temps en temps des marques de son zèle pour le maintien et l'exécution de la bulle de Benoît XII, et en particulier de l'ordonnance des commissaires apostoliques touchant l'évaluation des biens et revenus de chaque abbaye, toutes charges comprises, afin que, conformément à ce qui s'en trouverait, le Saint-Père pût taxer au juste chaque maison à avoir autant de religieux qu'elle pourrait en nourrir et entretenir.

La déclaration de Guillaume pour les biens de l'abbaye de Jumièges est du jeudi dans l'octave de Pâques, 16 avril, indiction sixième, la quatrième année du pontificat de Benoît XII et de Jésus-Christ 1338. Elle fut dressée en chapitre par un notaire apostolique, en présence de la communauté et de plusieurs personnes ecclésiastiques et séculières ; en voici un extrait tiré d'une copie collationnée par le notaire même. Il y est dit, comme on peut le voir dans les Preuves (12) :

1° que l'abbé jouit, année commune dans les paroisses de Jumièges, Duclair et autres, de 1901 livres tournois, dont son chambrier ou chapelain fait la recette et la mise, qui monte ordinairement à 250 livres, pour son vestiaire et celui des religieux particuliers ; 60 livres pour l'habillement des pauvres au temps de la Toussaint ; 160 livres pour les honoraires d'avocats en cour ecclésiastique et séculière ; 130 livres pour trente-trois paires de robes, à un des 7 médecins conseillers ou de quartier, à 2 domengers ou pages gentilshommes, à son cuisinier, à son écuyer, à de pauvres ecclésiastiques, procureurs et clercs d'avocats, aux sommeliers, ouvriers et domestiques de sa chambre ; 60 livres pour toiles, nappes, serviettes, essuie-mains, couteaux, pots, verres et autres ustensiles à son usage et à l'usage des hôtes ; 20 livres pour l'entretien des lampes du dortoir et de l'infirmerie ; 78 livres pour 26 pitances à la communauté, les jours de fêtes solennelles ; 110 livres pour réparations des manoirs, granges, moulins, chancels et autres édifices dans son lot ; 35 livres pour ferrures de chevaux, fournitures et entretien d'équipages ; 28 livres au cordonnier pour la main-d'œuvre seulement ; 60 livres pour gingembre et épices à la communauté et aux hôtes ; 50 livres en aumônes à des religieux mendiants, pauvres écoliers et autres ; 60 livres pour achat et échange de chevaux à son usage et pour ses chapelains et domestiques ; 800 livres pour vaquer aux affaires de la maison et en défendre les libertés et les droits dans les tribunaux ecclésiastiques et séculiers ; 160 livres pour sa dépense dans les conciles provinciaux, synodes, chapitres généraux et visites des prieurés ; 50 livres pour salaires de ses domestiques, et 124 livres 10 sols pour décimes, le cas avenant, sans y comprendre le droit de procuration de l'archidiacre de Rouen, et sa part des pensions que l'abbaye faisait aux maîtres qui enseignaient les sciences primitives, c'est-à-dire la grammaire, la logique et la philosophie dans le monastère, et aux religieux qu'on envoyait ensuite aux universités pour étudier en théologie ou en droit canon ;

2° le cellérier mettait tous les ans dans les greniers de l'abbaye 47 muids de froment, mesure de Rouen, 73 muids de méteil, 3 muids de seigle, 3 muids de pois, 38 muids d'orge et 69 muids d'avoine. Le muid était de 48 mines, la mine de 4 boisseaux et le boisseau de 12 pots ou 36 livres. Le muid de froment et de pois valait année commune 7 livres 4 sols, le muid de méteil 5 livres 8 sols, celui de seigle et d'orge 4 livres 4 sols, et celui d'avoine 4 livres 16 sols. La vendange faisait partie de son office et elle lui produisait ordinairement 140 muids de vin, qui furent évalués par le conseil à 680 livres ; les fermes en argent dépendantes de la cellèrerie à 1501 livres. Ainsi la recette du cellérier était de 3492 livres 8 sols, mais si elle était considérable, la dépense était grande à proportion : le cellérier était chargé de fournir tous les ans pour le pain de la communauté, qui était alors de 55 religieux, des domestiques et des hôtes, 50 muids de blé tant froment que méteil. La dépense en vin était également à sa charge et montait annuellement à 140 muids tant pour les religieux que pour les étrangers et les domestiques. Les aumônes qu'il faisait par lui-même, au nom de la communauté, dans le cours de l'année et aux anniversaires des fondateurs et des abbés, sont estimées à 52,5 de blé méteil et à 7 muids de petit vin ; ce qui ne l'empêchait pas de délivrer chaque année à l'aumônier 4,5 muids de froment et 13 muids de vin pour les pauvres et les malades. Il était chargé en outre de 24 pitances par an et de 3 mets de poisson à la communauté, le mercredi dans l'octave de Pâques, le dimanche de Quasimodo, le jour des Innocents et de l'octave de Noël. Il payait son vestiaire et celui de 5 religieux qu'on lui donnait pour l'aider dans son office ; l'habillement et les gages de 21 domestiques et clercs qui travaillaient sous lui ; les réparations des lieux réguliers et des fermes dépendantes de la cellèrerie, les frais de semence et de récolte, et généralement toute la dépense en foin, en avoine pour les chevaux de la maison et des étrangers, dont on fait monter le nombre jusqu'à 100 par jour, le chemin de «Jumiéges à Rouen et à la mer étant un des plus grands passages de la Normandie, et l'abbaïe d'ailleurs située comme dans un centre, où la noblesse et tout ce qu'il y avoit de personnes les plus qualifiées dans le pays se rendoient pour passer leurs contrats de mariage, célébrer leurs noces et traiter de leurs affaires,» sans doute par un sentiment d'estime pour la droiture et l'équité «des religieux» qui leur donnaient ensuite un repas innocent. Nous ne nous arrêterons point à vouloir entrer dans la connaissance des motifs qui attiraient tant de monde à Jumièges. La vérité est cachée sous des voiles trops obscurs pour être parfaitement pénétrée. Nous ajouterons seulement, pour la gloire de l'abbaye, que ce détail mystérieux fait assez connaître que l'hospitalité y était toujours en honneur, et que la porte des moines n'était jamais fermée aux étrangers. Aussi l'abbé ne fait pas de difficulté de marquer au Saint-Père que son abbaye était comme l'hospice des rois, des comtes, des barons, des grands seigneurs, des nobles, des fondateurs, des prélats, des religieux, du peuple et des pauvres, et que l'on dépensait tous les ans plus de la moitié du revenu à les recevoir (13) ;

3º l'infirmier, le pitancier, le chantre, le sacristain, le jardinier, le prieur claustral et le cuisinier partageaient entre eux le reste du domaine et l'employaient chacun dans leur office aux usages prescrits par la communauté dans l'établissement de ces sortes d'administrations. L'infirmier jouissait de 92 livres 3 deniers de revenu, sur quoi il fournissait la viande selon l'état des malades et 1 pitance aux religieux le 19 décembre. La recette de l'aumônier tant en grains qu'en argent montait à 463 livres 11 sols, sur lesquelles il donnait 4 pitances par an à la communauté, et faisait natter les chambres du dortoir, le chapitre, le cloître et le réfectoire. Mais parmi les différentes charges qu'il devait remplir, une des principales était de distribuer aux pauvres, chaque année, 4 muids de blé tant froment que méteil, 13 muids de vin et la chair de 30 porcs gras, les restes du réfectoire, avec les vieux habits des religieux, 10 nouvelles robes le jour de la Toussaint, et environ 186 livres d'argent en aumônes journalières. Le pitancier avait de revenu 267 livres 3 sols 4 deniers pour nourrir la communauté en gras à l'infirmerie pendant vingt-quatre semaines et pour les soupers de vingt autres semaines depuis Pâques jusqu'à l'Exaltation de la Sainte-Croix. Il était obligé de plus à 115 pitances par an pour toute la communauté, à l'huile et aux épices dans l'Avent et le Carême. Les revenus du cuisinier montaient à 1232 livres, sur lesquelles il était chargé de pourvoir les frères, le reste de l'année, de tout ce qui était nécessaire à leur nourriture, tant en œufs, harengs et autres poissons, qu'en huile, épices, figues et amendes ; outre 160 pitances et les petits repas au réfectoire (les déjeuners sans doute), pendant trois cents jours de l'année. Le jardinier ou surintendant des jardins jouissait de 39 livres 4 sols 6 deniers de revenus, sur lesquelles il payait ses ouvriers et fournissait le dessert chaque jour et les épices le jour qu'on chantait à l'église l'antienne O radix Jesse. Le sacristain possédait encens et rentes, pensions, mortuaires, moulins, terres et vignes, 229 livres 15 sols de revenu, sur quoi il était obligé de faire les menues réparations à la sacristie, et de s'habiller, lui, ses collègues et les enfants qui servaient à l'église. Il fournissait en outre pour 15 francs de gingembre à la communauté, et lui donnait 5 pitances par an. L'achat de la cire était le plus considérable ; il en fallait jusqu'à 1000 livres à 2 sols 6 deniers la livre, tant pour l'église que pour les chambres. Le revenu du prieur claustral ne consistait qu'en 53 livres de rentes que lui faisaient les autres autres officiers et l'abbé ; aussi ses charges y étaient proportionnées ; elles se réduisaient à entretenir les lits d'oreillers et de couvertures, à donner une pitance à la communauté le 8 décembre, jour auquel il devait chanter l'antienne Ô adonai, et à faire garnir les capuchons des moines de peaux d'agneaux, durant l'hiver, pour les préserver des rhumes et autres incommodités, auxquelles plusieurs étaient sujets, parce qu'on était toujours nu-tête à l'office divin. Le chantre avait le soin des livres du chœur, moyennant une redevance de 20 livres, sur laquelle il payait comme les autres sa part de pensions que le pape avait assignées aux religieux qu'on envoyait aux écoles publiques.

Par ce détail si bien circonstancié des charges de l'abbaye, auxquelles on joignit encore le fléau d'une guerre opiniâtre entre la France et l'Angleterre, plusieurs contributions onéreuses dont on l'accablait et la ruine prochaine des bâtiments réguliers, l'abbé Guillaume réussit auprès du souverain pontife à n'avoir dans Jumièges que soixante religieux, comme il paraît assez qu'il le souhaitait lui-même (14) et qu'il le fit en effet peu de temps après. Mais ce n'était pas là l'essentiel. On n'avait pas besoin de cinq religieux d'augmentation dans Jumièges, pour remettre dans le culte divin ce bel ordre et cette admirable économie, qu'il semble que le Saint-Père voulait rétablir, et qui avaient autrefois fait de Jumièges la merveille de la province. Il était bon d'y travailler dans les monastères où l'office était néglige à cause du petit nombre ; mais qui ne voit que c'était assez de cinquante-cinq religieux, dans Jumièges, pour le bien faire, puisque tous étaient obligés d'y assister, et que les abbés les plus complaisants n'en avaient exempté personne sous quelque prétexte que ce pût être. Il y avait d'autres abus à réformer bien plus dignes de l'application du souverain pontife ; le mal était connu, et même arrivé au point qu'on le publiait dans la déclaration adressée aux commissaires du pape, avec autant d'assurance que si l'on eût été convaincu que son intention n'était pas d'y remédier, ou que l'on eût été résolu de mépriser ses ordres. Cette pièce authentique est digne de la curiosité des lecteurs. On y découvre, ce qu'il faut bien remarquer pour être en état de juger, combien les enfants avaient déjà dégénéré de la vertu de leurs pères, que les abbés avaient leurs chapelains, leurs pages, leurs écuyers, et ce qui est encore pis, qu'ils se mêlaient d'intrigues, de mariages et d'affaires. On y voit que les officiers s'appropriaient les émoluments et les profits de leurs charges, et qu'ils disposaient du revenant bon à leur volonté. On y apprend que, contre l'esprit de la règle, les déjeuners étaient permis tous les jours et que les pitances qui n'avaient été établies d'abord que pour les jours de fêtes solennelles, où la fatigue était plus grande, s'étaient tellement multipliées, qu'il n'y avaient que vingt-cinq jours dans l'année où il ne s'en trouvait point. Enfin on y remarque que les religieux, insensiblement accoutumés à la bonne chère par ces soulagements, s'étaient dégoûtés du maigre habituel, et que, pour satisfaire leur sensualité, ils se faisaient servir en gras à l'infirmerie pendant vingt-quatre semaines de l'année (15).

Tels étaient les désordres réels auxquels il convenait que le Saint-Siège remédiât efficacement, mais le pape, qui connaissait la profondeur des plaies de tout l'ordre, n'osa entreprendre d'abolir ces coutumes, toutes contraires qu'elles étaient à l'étroite observance de la règle, parce qu'elles n'étaient pas à beaucoup près d'une aussi grande conséquence que les abus qu'il s'était proposé de réformer dans le corps dans sa bulle du 20 juin 1336, et parce qu'il craignait peut-être de révolter une communauté entière de religieux, dont la conduite était d'ailleurs irréprochable aux yeux du public ; peut-être se croyaient-ils, eux-mêmes irrépréhensibles ; car qui ne sait que quand les abus sont introduits, on s'imagine d'être en droit de les suivre sans crime et de les perpétuer, parce qu'on en est pas l'auteur. Quoi qu'il en soit du motif qui porta le Saint-Père à user de condescendance à cet égard, et les moines à ne se réformer sur aucun de ces articles, il est au moins certain qu'ils ne mangèrent jamais gras au réfectoire commun, et que leurs repas en viande ne passèrent jamais les bornes de la plus scrupuleuse frugalité. C'est ce que nous apprend encore la déclaration de l'abbé Guillaume, où la dépense en chair est réglée par semaine à 40 sols qui ne furent au plus que 28 sols de notre monnaie courante.

On peut conjecturer, sans sortir des bornes de la vraisemblance, que les prieurs et les moines qui résidaient dans les huit prieurés dépendants de l'abbaye, n'étaient pas moins relâchés que ceux de Jumièges sur l'article du maigre ; mais ce serait deviner témérairement que de vouloir en dire autant sur les autres points de la règle, et même sur le temps de leurs vingt-quatre semaines de gras, si l'on ne peut les fixer entre la Pentecôte et l'Avent, à cause des trois mets de poisson que le cellérier leur donnait le mercredi dans l'octave dé Pâques et le dimanche de Quasimodo, ainsi que le jour des Innocents et de l'octave de Noël ; circonstance qui semble assez marquer qu'elle n'avait pas fait choix de ces deux saisons pour se mettre tous ensemble à l'infirmerie ; à juger même par la prudence humaine comme on le doit dans ces rencontres, on ne peut guère douter que ce ne soit le temps d'après la Pentecôte qui leur ait paru le plus propre, à cause des vingt-quatre dimanches qui se trouvent pour l'ordinaire entre cette fête et l'Avent ; auquel cas il faudra dire, pour faire encore plus d'honneur à leur sobriété, qu'ils n'avaient que le dîner en gras ; puisque le pitancier, à qui seul appartenait le soin de faire les provisions de viandes, ne fournissait les soupers que depuis Pâques jusqu'au 14 septembre.

Pendant que les religieux de Jumièges attendaient la réponse à leur déclaration et les nouveaux ordres du pape, le prieur d'Helling passa la mer pour leur annoncer que les officiers d'Edward III, roi d'Angleterre, avaient saisi les biens du prieuré pour êtres payés des décimes ordonnées par le roi. La communauté, voyant où tendaient ces saisies dans un temps de guerre, donna l'argent qu'on avait demandé au prieur, et le renvoya avec un religieux de la maison, chargé de plusieurs titres et d'une requête au roi pour le supplier de défendre les intérêts de l'abbaye de Jumièges, à l'exemple de ses ancêtres, et de confirmer par une charte authentique ses possessions en Angleterre. Edward, qui n'avait point encore été prévenu par ses officiers, eut égard à la requête qu'on lui présentait. Il ratifia la donation du prieuré d'Helling, et quoiqu'il ne possédât rien en Normandie, il confirma en même temps les donations que ses prédécesseurs avaient faites aux religieux de Jumièges dans cette province, dont il avait déjà formé le dessein de se rendre maître, comme il paraît, par le titre chimérique de roi de France qu'il prit dès l'année suivante dans tous les actes publics. Peut-être néanmoins n'en usera-t-il de la sorte que parce que les chartes originales qui lui furent présentées pour justifier les droits de l'abbaye en Angleterre comprenait également tous les biens dont elle jouissait en Normandie. Cette charte est datée de Westminster le 21 mai, la onzième année de son règne, depuis Jésus-Christ, 1338.

À quelques temps de là les habitants de Jumièges ayant bâti des maisons jusqu'à la maladrerie de Saint-Michel, qui était à l'entrée de la campagne, entre les églises paroissiales de Saint-Valentin de Jumièges et de Saint-André d'Yonville, vinrent prier l'abbé Guillaume de démolir cet ancien édifice et de le transférer en tel lieu qu'il jugerait à propos, pourvu qu'il fût plus éloigné d'eux ; alléguant pour prétexte l'infection de la lèpre, et le danger où ils étaient d'en être eux-mêmes attaqués (16). L'abbé fit d'abord quelque difficulté à cause de la redevance de 7 livres de rente qu'il avait à prendre sur l'église de Saint-Michel ; mais ses religieux s'étant joints aux habitants pour obtenir l'effet de leur requête, il permit la démolition de cette chapelle, après en avoir fait retirer et transporter dans une chapelle de l'abbaye, dédiée au Prince des anges, le corps d'un abbé de Jumièges qui se trouva et que nous croyons être Guillaume de Fors, mort au mois d'octobre 1248. Les autres corps demeurèrent en terre au même lieu jusqu'à ce qu'en 1756, le 9 et le 10 avril, on en en leva cinq avec dix-huit têtes, auprès desquels on trouva plusieurs petits pots remplis de charbons et d'encens, suivant l'ancien usage d'enterrer les prêtres et les religieux. Cette découverte servit à faire connaître le lieu de la maladrerie de Saint-Michel ; mais on ne put jamais découvrir si l'endroit où se trouvèrent ces corps avait été le cimetière, ou si c'était l'emplacement de l'église même. La dernière opinion paraît la plus probable, à cause des pots de charbons et d'encens.

La nouvelle léproserie fut construite à l'extrémité du bois, à moitié chemin de Jumièges à Duclair, en un lieu appelé Mont-d'Avilette ou le mont de Saint-Paul, à cause d'une chapelle sous le nom de cet apôtre, qui se communiqua d'abord à la léproserie avec celui de Saint-Nicolas ; mais insensiblement le nom de Saint-Paul demeura à la montagne, et la léproserie en prit un autre. Cependant, selon les archives de l'archevêque de Rouen, en 1544, on lui donnait encore les deux noms de Saint-Nicolas et de Saint-Paul. En 1572 on l'appelait la léproserie de Saint-Nicolas-de-Saint-Paul. Sur les registres de l'archevêché de l'an 1623 elle est citée sous le nom de Saint-Nicolas-du-bout-du-Bosc. Sur ceux de l'an 1629 elle est appelée la chapelle bénédictine de Saint-Paul et de Saint-Julien. En 1665 on lui donnait les noms de Saint-Nicolas, Saint-Julien et Saint-Paul ; mais plus communément, et c'est ce que l'on a suivi dans la nouvelle carte du diocèse, elle est connue sous le nom de Saint-Julien-du-Bout-du-Bois.

Le patronage appartenait à l'abbaye de Jumièges, et elle eut toujours l'attention d'y nommer un religieux, pour ne pas diminuer le bien des pauvres, en y présentant un séculier. Le chapelain prenait son institution de l'archevêque de Rouen, à cause de la cure des âmes qui y étaient annexée, comme il paraît par plusieurs visa du même prélat et de ses grands vicaires, jusqu'à l'an 1687, que le titulaire, du consentement de la communauté, se désista du procès que l'on poursuivait depuis l'an 1672 contre les chevaliers du Mont-Carmel, de Saint-Lazare et de Jérusalem, qui l'ont réunie, sans aucune prestation, aux religieux, quoique l'ancienne chapelle de Saint-Michel leur fit 7 livres de rente ; soit que les moines eussent éteint cette rente en faveur des lépreux, ou que les revenus de la nouvelle léproserie ne fussent pas assez considérables pour exiger une prestation. En effet, si l'on en excepte 15 ou 16 acres de mauvaise terre auprès de la chapelle, elle ne subsistait que des aumônes de l'abbaye et de quelques secours qu'elle obtenait des plus riches habitants de Jumièges et du Mesnil, d'Yainville et du Trait, de Duclair et de Sainte-Marguerite, dont les pauvres étaient admis par le chapelain sur les lettres de l'aumônier de l'abbaye (17).

Vers le même temps on vit paraître à Jumièges quelques fruits de la bulle de Benoît XII, qui nous laissent entrevoir que l'abbé Guillaume ne témoigna pas moins de zèle à la faire observer dans son monastère, qu'il avait fait d'efforts dans le chapitre général du Mans pour obliger les abbés à la recevoir et à s'y soumettre. Le pape s'était beaucoup étendu dans son bref sur l'article des études et avait ordonné qu'en chaque abbaye, il y aurait un maître, qui enseignerait les sciences primitives, c'est-à-dire, comme nous l'avons déjà remarqué, la grammaire, la logique et la philosophie, sans y admettre de séculiers ; après quoi les moines, instruits dans ces premières sciences seraient envoyés aux universités pour étudier en théologie ou en droit canon. Les religieux de Jumièges n'étaient point dans le cas de se réformer sur le premier point de ce règlement, ayant toujours deux maîtres dans l'abbaye depuis qu'ils avaient cessé de s'instruire les uns et les autres, comme il est aisé de le justifier par les deux derniers inventaires, où il est fait mention de petits présents en argenterie accordés par le prieur et la communauté aux précepteurs des jeunes religieux, à la mort de l'abbé (18). Mais on n'envoyait point encore ces jeunes moines aux universités, et l'on ne voit pas que les anciens se piquassent de sciences et d'érudition, ni même qu'ils fussent fort jaloux d'en acquérir ou de conserver le peu qu'ils en avaient, quand ils étaient une fois sortis des mains de leurs maîtres. L'abbé Guillaume remédia à ces abus, capables d'en entraîner une infinité d'autres et de faire périr tout ce qui est le plus édifiant dans une communauté, en envoyant aux écoles publiques, conformément aux statuts du Saint-Père, tous ceux de ses religieux qu'il crut en état de prendre des grades dans les universités, et en occupant les autres à la lecture et à copier des livres sous la conduite et l'inspection du tiers-prieur, nommé Jean de Fort. On conserve encore aujourd'hui dans la bibliothèque un missel de ce temps-là, à l'usage de Jumièges (19 ; 20), deux volumes du dictionnaire de Hugues de Pise, qui furent achevés de transcrire le jeudi avant (21) la Saint-Clair 1339 ; une somme de cas de conscience par frère Barthélemy de Pise, religieux de l'ordre de Saint-Dominique (22), Martiniana in decretum, qui fut donné le 20 janvier 1339 à frère Guillaume Bourdeti, religieux de la maison, par vénérable et discrète personne Maître Jacques Logetier (23).

Le 7 décembre de la même année 1339 mourut au manoir de Bihorel, à une demi-lieue de Rouen, Jean Roussel ou Marc-Dargent, abbé de Saint-Ouen, qui avait jeté les fondements de la nouvelle église et poussé les travaux jusqu'à la croisée. Son corps fut rapporté le 9 à l'abbaye et enterré le lendemain à la prière des religieux, par l'abbé de Jumièges, en présence des abbés de Bec-Hellouin, de Sainte-Catherine-du-Mont, de Saint-Georges-de-Bocherville, et de l'Isle-Dieu, qui firent chantre à la messe et aux funérailles, revêtus en abbé et en crosse à la main, au milieu du chœur, avec le grand chantre de l'abbaye. Plusieurs chanoines de la cathédrale assistèrent à la cérémonie avec les prieurs de la Magdeleine, de Notre-Dame-du-Pré, et de Grandmont, de Saint-Lô, de Baulieu et du Mont-aux-Malades ; les Dominicains, les Frères mineurs, les Augustins et les Carmes s'y trouvèrent en corps, avec un grand nombre de gentilshommes, barons et chevaliers, le maire et les échevins de la ville, et une multitude presqu'infinie d'ecclésiastiques et de bourgeois, dont la plupart fit leur offrande en allant baiser la paix entre les mains du diacre, tandis que l'abbé de Jumièges continuait le sacrifice de l'agneau sans tache pour le repos de l'âme de l'illustre défunt, qui fut ensuite déposé dans la chapelle de Notre-Dame, qu'il avait fait bâtir. Il eut pour successeur Renauld Duquesnay, prieur de la maison, et ce fut encore l'abbé de Jumièges qui l'installa, après que l'archevêque de de Rouen, auquel il le présenta pour confirmer son élection, lui eut donné la bénédiction abbatiale le 15 janvier 1340, dans la chapelle de son hôtel archiépiscopal, à Paris, en présence des évêques de Bayeux et d'Avranches et des abbés de Sainte-Geneviève et de Saint-Magloire (24).

Edward III avait pris pour lors les armes et le titre de Roi de France pour dégager les Flamands, dont il avait un extrême besoin, de leur serment de fidélité envers le roi Philippe, et de la peine à laquelle ils s'étaient soumis de payer deux millions de florins à la chambre apostolique, s'ils prenaient les armes contre lui. Les droits d'Edward étaient sans doute chimériques, puisqu'il avait lui-même renoncé authentiquement à la couronne de France, par l'hommage qu'il avait fait dix ans auparavant à Philippe, comme à son légitime souverain, pour la Guienne et le Poitou, et que d'ailleurs, depuis le commencement de la guerre, il n'avait pas encore gagné un pouce de terre dans le royaume. Mais la chose, toute bizarre qu'elle était, parut suffire aux Flamands qui l'avaient conseillée, et il n'en fallut pas davantage pour les faire entrer dans la ligue après qu'Edward, en sa nouvelle qualité de Roi de France, les eut tenus quittes de leur serment. Le roi Philippe ayant appris leur révolte, et n'ayant pu les regagner, quelques promesses qu'il leur fit, arma sur terre et sur mer pour s'opposer aux injustes prétentions d'un ennemi qui ne voulait pas moins qu'envahir son royaume. Les dépenses qu'il fut obligé de faire furent excessives. L'abbaye de Jumièges fut taxée comme les autres, et paya dans le cours de l'année les 6 deniers pour livres de tous ses revenus. Ce qui n'empêcha pas l'abbé Guillaume de payer au prince Jean, fils aîné du roi Philippe, duc de Normandie, une somme de 787 livres 10 sols, pour être déchargé d'une rente de 26 livres 5 sols, que lui faisait l'abbaye de Jumièges pour les échopes du Pont-Audemer (25). L'argent fut déposé dans le trésor royal et porté sur les registres du trésor le 14 août 1340, comme il paraît par l'extrait que les religieux de Jumièges furent obligés de lever en 1405 à la Chambre des comptes de Paris, pour arrêter les poursuites de celles de Rouen, qui, par une insigne mauvaise foi, voulait être payée de la rente et des arrérages depuis la cession jusqu'alors, quoique la quittance de remboursement qu'on lui représentait fut signée du duc de Normandie, qu'ils supposaient faussement avoir agi sans l'agrément du roi.

On trouva sur les années suivantes peu de choses concernant le temporel qui mérite attention ; nous remarquons seulement que l'abbé et les religieux de Saint-Ouen étant sur le point de susciter un procès à ceux de Jumièges pour la pêche dans la rivière d'Eure, au-dessus du Moulin-Cocherel, dépendant de l'abbaye de Jumièges, les deux partis transigèrent à l'amiable, le 12 mai 1344, pour une rente médiocre que les religieux de Jumièges consentirent de faire à ceux de Saint-Ouen (26).

Le 2 décembre suivant, Clément VI, dont nous avons parlé ailleurs sous le nom de Pierre Roger, archevêque de Rouen, ratifia les bulles d'Eugène III et d'Alexandre III, qui confirmaient en détail tous les biens de l'abbaye (27). Il renouvela les privilèges, grâces et immunités accordées par ses prédécesseurs en général, et en particulier la libre élection des abbés à la mort de Guillaume et de ses successeurs, conformément à la règle de S. Benoît, qu'il entendit y être observée à perpétuité, selon la crainte de Dieu et les coutumes anciennement et raisonnablement reçues et approuvées. Le trait de dîme de Breteville n'est point employé dans cette dernière bulle, non plus que la dîme de Berte ; mais on y trouve l'augmentation de deux fiefs, La Mare et les Côtes. Au reste il ne paraît pas que le mémoire envoyé au pape par l'abbé Guillaume, pour lui servir de modèle, ait été travaillé avec beaucoup d'exactitude, puisqu'on n'y fait aucune mention des biens dont l'abbaye jouissait alors à Sainte-Opportune, à Vatetot, au Torp, à Saint-Mard, à Croix-Mare, à l'Aunay, à Trun, à Omnoi et à Conteville, quoique la communauté en eût fait état dans sa déclaration de 1338.

On travaillait toujours à Jumièges à copier des livres, et l'on s'y portait d'autant plus volontiers, que les religieux qui revenaient des universités apportaient avec eux quelque chose de nouveau ; ceux qui n'avaient pu les suivre, soit à cause de leur âge avancé ou pour quelque autre raison, étaient au moins bien aise de lire ces nouveaux ouvrages et de s'instruire en particulier. Les premiers fruits de cette noble émulation furent quatre copies des œuvres de Nicolas de Lyre (28), dont la première contient ses postilles ou petits commentaires sur la Bible, depuis le Livre de Josué jusqu'à l'Ecclésiaste ; la seconde des Livres de Salomon et de tous les prophètes ; le troisième volume renferme les quatre Évangiles et les Actes des Apôtres, et le quatrième ses Épîtres de S. Paul avec le reste du Nouveau Testament. On garde encore dans la bibliothèque de Jumièges un très grand nombre de manuscrits qui paraissent du même temps. Et en effet, la bibliothèque de l'abbaye était encore estimée une des meilleures, non seulement de la province, mais du royaume. C'est l'idée que nous en donne la réponse d'un cardinal au pape Clément, qui lui avait recommandé d'aller voir les religieux de Jumièges de sa part. À son retour, le pape lui demanda ce qu'il avait vu de beau dans cette célèbre abbaye, et l'on dit que le cardinal lui répondit : «Le lieu où les esprits se remplissent et celui où les corps se vident». Ce qu'il faut nécessairement entendre de la multitude et du choix des livres, plutôt que du vaisseau en lui-même, dont on ne peut pas dire, quelque beau qu'on le suppose, qu'il eût servi à remplir les esprits, s'il eût été vide. Nous ne disconvenons pas néanmoins que le vaisseau de la bibliothèque ne fut beau pour le temps. On pourrait nous convaincre de faux, puisqu'il subsiste encore sur l'espèce de vestibule que l'abbé Guillaume avait fait bâtir entre le cloître et l'église de Saint-Pierre, qu'il avait si fort diminuée dans sa longueur. Quoi qu'il en soit, ce vestibule a porté longtemps le nom de chapitre des grièves coulpes, et sert aujourd'hui de parloir aux religieux dans les récréations accordées par la règle. Le corps d'Ensulbert, doyen de Jumièges et abbé de Saint-Wandrille, y fut rapporté du bas de l'église Saint-Pierre, lorsque l'abbé Guillaume fit les réparations de cette église, vers l'an 1332, et destina une partie considérable de la nef à former le nouveau cloître. On avait gravé son épitaphe (29) sur une table de cuivre du côté du chapitre, mais cette table a été enlevée depuis 1648. On ne marque point en quel temps.

Comme l'abbé Guillaume ne cherchait qu'à procurer à ses religieux toutes les commodités qu'ils pouvaient désirer, il n'eût pas plutôt fini le cloître et le vestibule dont nous venons de parler, qu'il entreprit de bâtir des recettes et des greniers dans l'emplacement de l'ancienne porte de l'église Saint-Pierre, où est aujourd'hui la nouvelle bibliothèque. Ce fut son dernier ouvrage ; il mourut le 16 septembre de l'an 1349, deux ans sept mois et trois jours après la fondation de la chapelle Saint-Nicolas, dans l'église paroissiale de Saint-Pierre d'Autiz, par M. Delahaie, curé du lieu (30). Ce bénéfice a toujours été à la présentation du prieur claustral de Jumièges, conformément à l'intention du fondateur, approuvée par l'abbé Guillaume et confirmée par l'évêque d'Évreux, le 13 février 1347.

L'abbé Guillallme eut sa sépulture dans le sanctuaire de l'église Saint-Pierre, où l'on voit encore son tombeau appuyé contre le mur du côté de l'épître, et éleva de quatre pieds ou environ au-dessus du pavé, avec une épitaphe où son trouvera l'éloge que nous avons fait de lui au commencement de son histoire. Voici ce qu'elle contient :

Anno milleno trecenteno quoque deno
Tricesimo nono moriens abbas bonus imo
Domnus Guillelmi Juvenis, factis qui gessit amœnia
Res disponendas, sexto denoque calendas
Octobris, bellâ jacet hâc de jure capellâ.
Illius extat opus, de corpore jure suo plus
Hancque domum rexit toto pro tempore vitæ.
Sic bene, quod numerum nesciret copia rerum.
In sermone gravis fuit, atque satis meditatus
Abbas prœfatus, mundo multis adamatus.
Hic humili cessit semper tumidosque repressit
Moribus ornatus, sit in altis ipse beatus.
Amen.

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1*.  Archives de Jumièges et Petit Cartulaire de Jumièges, c. 164.

2*.  Archives.

3*.  Archives.

4*.  Archives.

5*.  Manuscrit de Jumièges, sous la lettre D, num. 31.

6*.  Archives.

7*.  Guillaume Bessin, Concilia Rotomagensis provinciæ, Rouen, Vaultier, 1717, part I, p. 177.

8†.  L'église Saint-Pierre n'offre plus aujourd'hui que des ruines, mais elles attestent encore la richesse et le goût de cette belle construction du XIVe siècle. Le chœur, détruit en 1828, se distinguait principalement par la grâce, l'élégance et la légèreté de son architecture. «Toutes les croisés, dit Charles-Antoine Deshayes, Histoire de l'abbaye royale de Jumièges, Rouen, Baudry, 1829, p. 167 et suiv., extrêmement vastes, n'étaient séparées les unes des autres que par une muraille très légère et peu large, composée de la réunion d'un grand nombre de petites colonnes qui se divisaient dans leur partie supérieure pour former les ogives de ces mêmes croisées ; toutes devaient contenir des rosaces à leur sommet, à en juger d'après les débris qui s'y remarquaient. Les corniches des colonnes et les murailles étaient surchargées d'ornements singuliers qui n'auraient pas dû se trouver dans un édifice de ce genre.» Il s'agit des grotesques, des monstres et des scènes burlesques ou libres que les sculpteurs du Moyen Âge se permettaient jusque dans les églises. On remarquait dans l'église Saint-Pierre une pierre sculptée en filigrane «dont le travail avait dû coûter un temps infini.» Elle a été enlevée en 1821 et portée en Angleterre. Un bon nombre de chapiteaux décorés de représentations singulières, ainsi que les stalles en pierre, surmontées de dais, sculptées à jour et offre les mêmes bizarreries d'ornementation, ont été achetés par des Anglais.

9*.  Archives.

10*. [Source non identifiée ici] Bulle Const. V, t. I, p. 241.

11†. Au mois de [...] : manque dans le manuscrit.

12*. Preuves de Jumièges, art. 39.

13*. Preuves, art. 39 (vers la fin).

14*. Preuves, art. 39.

15†. Ce passage et plusieurs autres de la présente histoire prouvent que l'auteur a fait une œuvre sérieuse. Il n'a pas eu en vue une apologie, mais une narration fidèle des faits, même les plus défavorables à son monastère. C'est ainsi, d'ailleurs, que les Bénédictins ont toujours compris l'histoire. Nul n'a été plus sévère qu'eux-mêmes pour les fautes et les défaillances de leurs frères. Cette impartialité est une garantie de leur sincérité et n'a pas peu contribué à leur mériter la confiance des érudits.

16*. Preuves, art. 40.

17*. Archives.

18*. Archives.

19*. Manuscrit, sous la lettre R, num. 8.

20†. Missel à l'usage de Jumièges : Bibliothèque de Rouen. Catalogue des manuscrits relatifs à la Normandie dressé par M. Frère, n° 23 ; prov. Jumièges K. 8. Il avait été copié, suivant M. Pottier, sous l'abbé Guillaume VII, de 1330 à 1349, celui dont nous nous occupons. On lit à la fin, sur le recto du dernier folio : Istum librum fecit scribi fratrer Johannes de Rothomago, tempore quo erat tertium prior. C'est un in-folio orné d'une peinture au canon et d'initiales dorées et en couleur, un peu fatigué.

21*. Manuscrit, sous la lettre J, num. 4-5.

22*. Manuscrit, sous la lettre E, num. 24.

23*. Manuscrit, sous la lettre D, num. 17†. [† Martinana in decretum : il s'agit probablement ici de la collection des canons de S. Martin, archevêque de Brague.]

24*. Jean-François Pommeraye, Histoire de l'abbaye royale de Saint-Ouen de Rouen, Rouen, Lallemant, 1662, p. 301 et suiv.

25*. Archives.

26*. Archives.

27*. Preuves, art. 141.

28*. Manuscrit, sous la lettre J, num. 54-57.

29*. [Voici l'épitaphe de Ensulbert] :

Hic humatus in tumulo requiescit devotus
Deo pio : qui nomine vocatur Engelbertus.
Hic sub normâ almi Benedicti sanctam expetiit
Ducere vitam in sacri cœnobii Gemmeticensis
Loco, qui ejusdem cœnobii piissimus extitit Decanus ;
Pio disponente Deo, insignis claruit abbas
In sacro cœnobio, quod vocatur Fontinella,
Ubi excellentissima Beati Vandregelisi
Clarescunt digna merita. Igitur
Supra dictus Abbas sacrum nutriens
Clerum et Basilicas Dei restaurans,
Atque ornans hospitalitatem cum
Eleemosinarum largitione præcipuè,
Sectans jejuniis atque orationibus,
Cum sanctarum meditatione Scripturarum,
Assiduè vacans feliciter ab hujus
Ærumnis sæculi migravit ad astra
Poli decimo calendas octobris
Anno ab Incarnatione Domini
Nongentesimo nonagesimo tertio atque
Anno sexto decenno vernali luna exeunte.

Secunda
Qui legis hunc titulum mortis reminiscere casum,
Supplex exora Deum ut sit propitius per ævum.
Ergo perfrautur anima ipsius gloria
Sempiterna in choro Angelorum. Amen.

30*. Archives.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 12

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]