LE CAFÉ BORGNE :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
Mme LAVADE, maîtresse du café de l'Abondance.
TROTIN, son garçon de boutique.
M. TRÉPANILLAC, Gascon et chirurgien-chambellan.
M. FRAC, maître tailleur.
M. TRESSANT, maître perruquier.

La scène se passe dans un de ces petits cafés qui
ne sont guère fréquentés que par des artisans qui
vont le soir y boire de la bière et jouer aux dames.


SCÈNE I.
Mme LAVADE, M. TRÉPANILLAC ET M. FRAC,
jouant aux dames auprès du poêle.

M. TRÉPANILLAC.
Jé bous bouffle, M. Frac.

M. FRAC.
Oh ! je vous souffle, je vous souffle : un moment, ma dame n'est pas jouée.

M. TRÉPANILLAC.
Eh bien ! réposez en paix votre dame, et prenez, c'est votre métier... non pas celle-la... justement, nécessité pour ce côté.

M. FRAC.
Eh bien ! j'en prends deux... Ah ! misérable ! j'en donne trois.

M. TRÉPANILLAC.
Moins qué cela, M. Frac... Jé n'en prends qué cinq d'une main... Prenez encore cellé-ci... Bon, et moi jé mé contente dé ces deux seulettes... Un moment, M. Frac, un moment de réflétion, uné fontange à cetté dame pour qu'ellé sé promène.

M. FRAC.
J'ai perdu ! j'ai perdu !

M. TRÉPANILLAC.
Vous avéz dé grandes résources, M. Frac : rétournéz-vous du côté de la lisière.

M. FRAC.
Oh ! vous avez beau plaisanter : si j'avais pris garde à mon jeu...

M. TRÉPANILLAC, chantant.
Cé qué je dis est la vérité même.

M. FRAC.
Oh ! vous avez beau gasconner, si j'étais à mon jeu, vous dis-je...

M. TRÉPANILLAC.
Lé fait est constant, vous êtes plus fort, mais bous avéz la distration contre vous, car, pour lé fond du jeu, qué je quitte la vie tout à l'heure si mortel lé posséde comme vous. (Arrangeant les dames.) Allons, le tout d'aujourd'hui.

M. FRAC.
Non, je ne suis pas en train, j'ai la tête trop occupée : il faut que je coupe deux habits écarlates, et je n'ai que treize aunes d'étoffe.

M. TRÉPANILLAC.
Miséricorde ! c'est donc pour le colosse de Rhodes ; ah ! M. Frac, jé suppose que bous pouvéz, sur cette coupe, mé léver largement une ligature.

M. FRAC.
Ah ! ah ! chacun sait son métier, M. Trépanillac.

M. TRÉPANILLAC.
Malepeste ! je consens qué vous possédéz lé vôtre : lé ciseau se joue dans votre main... Allons, encore uné partie.

M. FRAC.
Non, pas davantage.

M. TRÉPANILLAC.
Mme Lavade, écrivéz donc, si c'est votre bonté, trente-quatre tasses de café et vingt-neuf vabaroises pour le compté de M. Frac, et au profit de botre serbiteur.

TROTIN, en essuyant une table à côté.
Vous voilà nourri pour quinze jours.

M. TRÉPANILLAC.
Un moment, garçon, ne perdons pas la tête, une bûche au poêle.

Mme LAVADE, d'un air revêche.
Un verre d'eau et la gazette, n'est-ce pas ?

M. TRÉPANILLAC.
Je vous apporterai demain, sans faute, cetté chanson qué je vous ai promise.

Mme LAVADE.
Oh ! pour des chansons, on n'en manque pas avec vous.

M. TRÉPANILLAC.
Et le billet dé comédie, cé sera pour dimanche, sans faute.

Mme LAVADE.
Après la grand...

M. TRÉPANILLAC.
Que jé fondé près dé ce poêle comme la glace, si jé manque d'une seconde : quand jé vous dis qué jé lé dois recevoir de Mlle Sautreda, la première figurante de la comédie, qué j'ai guérie récemment, et qui doit lé demander à M. Pirouette, premier figurant, qui s'est chargé de l'obtenir à M. Piano, troisième violon dé l'orchestre, qui n'attend qué lé moment favorable pour lé réquérir dé la femme de chambre dé Mlle Camille.

Mme LAVADE.
Oh ! je vois que c'est immanquable.

M. TRÉPANILLAC, en montrant le damier à M. Frac.
Eh bien ! qué dit lé cœur ?

M. FRAC.
Non, je suis trop distrait : je sens que je perdrais aujourd'hui jusqu'à ma perruque.

Mme LAVADE.
Peste ! vous jouez gros jeu.

M. FRAC.
Il est vrai que je ne saurais trouver un perruquier qui me coiffe à l'air de mon visage.

M. TRÉPANILLAC.
Mme Frac ne s'en mêle donc pas ?

Mme LAVADE.
Taisez-vous, mauvais plaisant.

M. TRÉPANILLAC.
Sérieusement, jé suis caution pour cette affaire ; si vous voulez, jé parlerai au meilleur coiffeur de Paris ; jé fus garçon major dans sa boutique tandis que j'étudiais à Saint-Côme. Madame le connaît, c'est M. Tressant, lé voisin.

Mme LAVADE.
C'est la vérité. Oh ! pour celui-là, c'est un habile homme, mais c'est à savoir s'il voudra : il est si occupé !

M. TRÉPANILLAC.
Jé mé charge de la négociation. Il vient ici cé soir. S'il vous prend en amitié, votre affaire est bonne ; il faut lé flatter, entendez-vous ? né l'a pas qui veut ; tenéz, lé voilà : il vient peut-être ici... Justement.

SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, M. TRESSANT.

(M. Tressant est coiffé avec un petit bonnet sur lequel il y a peu de poudre, mais peigné avec le plus grand soin ; son habillement est un surtout de drap gris, une veste et une culotte de satin de pareille couleur, des bas de soie à côtes, assortis au reste, et une très petite canne à pomme d'or avec laquelle il se joue : tout le monde se lève quand il entre.)

M. TRESSANT, sans regarder Trépanillac ni Frac qui se tiennent debout.
Bonjour à la dame de céans : toujours charmante, quoiqu'un peu mal coiffée.

Mme LAVADE.
Ah ! M. Tressant, quand vous voulez bien en prendre la peine, cela allait mieux.

M. TRESSANT.
Il y a longtemps, Mme Lavade, il y a longtemps de cela, mais je dis envoyez-moi votre coiffeur, je lui donnerai des conseils, si je puis en trouver le moment... Pas la minute à moi, ma chère, pas la minute : je sors un instant de mon atelier pour me dissiper, je ne sais auquel entendre : sept garçons, quatre apprentis, dix tresseuses ; trente perruqes à rendre toutes les semaines pour tous les ordres de l'État, sans compter les étrangers qui me persécutent, je dis ; c'est Vienne en Autriche, c'est Londres en Angleterre, c'est Madrid en Espagne : de tous les coins et recoins des quatre parties du monde ! si j'avais voulu la pratique du Grand Seigneur de Constantinople... mais je n'ai pas voulu de ces huguenots-là : pour la province, il y a longtemps que je l'ai remerciée, je n'y aurais pas suffi ; et puis, je dis, on voit tomber son ouvrage dans les mains d'un misérable barbier qui vous l'arrange en deux coups de peigne, cela ne fait aucun honneur.

Mme LAVADE.
Voilà ce que c'est que la réputation ! Je voudrais bien que ma boutique fût achalandée comme la vôtre. (Au mot de boutique, M. Tressant fronce le sourcil.)

M. TRÉPANILLAC.
Voilà M. Frac qui né manque pas dé talent, et qui, sur la renommée dé votre réputation, M. de Tressant, désire cultiver votré connaissance.

M. TRESSANT, regardant M. Frac avec protection.
Monsieur est artiste aussi, apparemment ?

M. FRAC.
Je me pique d'habiller ce qu'il y a de mieux à la Cour.

M. TRESSANT.
Monsieur est tailleur ; mais c'est z'un métier z'assez honnête, quoiqu'on en dise ; surtout, je dis, quand on z'y a de la réputation.

M. FRAC, à M. Tressant.
Monsieur, souhaiterait-il me faire l'honneur d'accepter un doigt de bière ?

M. TRÉPANILLAC.
Oui, M. Tressant l'aime beaucoup ; holà ! garçon ! n'entendéz-vous pas ? Monsieur démande dé la bière.

M. FRAC, au garçon.
Vous monterez tout de suite deux bouteilles, des échaudés.

Mme LAVADE, au garçon.
Prenez la corbeille, allez-en chercher, et vous diminuerez ceux qu'on a reportés ce matin.

M. TRESSANT.
Ce n'est pas la peine, je boirai z'un verre de bière seulement.

M. TRÉPANILLAC.
Vous avez raison, et moi j'aime mieux uné croûte de votre pain dé ménage.

TROTIN, en versant la bière.
Cela est plus solide.

M. TRÉPANILLAC, au garçon.
Holà ! ne faités pas tant mousser.

M. FRAC.
Si M. de Tressant voulait bien me permettre d'avoir l'honneur... (M. Tressant approche son verre d'un air distrait, et Frac, après avoir bu, fait signe à Trépanillac de proposer la perruque.)

M. TRÉPANILLAC.
Sur ma foi, d'honneur, jé né me lasse point d'admirer la grâce dé cetté coiffure dé M. dé Tressant : c'est une simplicité, une élégance, un jé né sais quoi...

M. TRESSANT.
C'est ce que me disait ce matin le prince de... qui se plaignait que les siennes n'allaient jamais bien ; mais, Monseigneur, je dis, c'est que vous autres grands, vous ne savez pas porter une perruque : il faut connaître la marche de cela, je dis : il y a un art à faire une coiffure, il n'y en a pas moins à la porter : c'est une tournure, un effet pittoresque, là, je dis...

M. TRÉPANILLAC.
Eh ! M. Tressant, comme vous avez un goût délicat, c'est ce que me disait tout à l'heure M. Frac, Monsieur voudrait pour tout au monde que vous lui fissiez...

M. TRESSANT.
Et le duc de... avec qui je déjeunais avant-hier, il me jurait qu'il n'avait jamais vu personne raisonner son art aussi... là...

M. FRAC, très affectueusement.
Si c'était la bonté de Monsieur...

M. TRESSANT.
Il est vrai que cela ne paye pas : il me doit dix-huit cents livres.

M. TRÉPANILLAC.
Uné petite requête de la part de M. Frac, quatre cheveux seulement arrangés dé votre main...

M. TRESSANT.
Et le président de... Oh ! il a du goût celui-là pour sa coiffure : il a profité des principes que je lui ai donnés, mais on n'en peut tirer un sou : il me doit près de mille écus.

M. FRAC.
Moi, je suis dans le même cas ; mais cela n'empêche pas que je paye comptant, et sans marchander, quand une chose me plaît : si, par votre moyen, je pouvais espérer...

M. TRESSANT, souriant.
Je vous vois venir, M. Frac, je vous vois venir ; mais je vous préviens que cela serait long : je n'ai plus guère, pour cette année, que six cents coiffures à fournir, et vous voyez que je n'ai pas trop de marge.

M. FRAC.
Eh bien ! pour le nouvel an.

M. TRESSANT.
Nous verrons, dans le temps comme dans le temps.

M. FRAC.
Si vous vouliez toujours avoir la complaisance de me prendre une mesure, cela vous engagerait peut-être plus tôt.

M. TRESSANT, éclatant de rire.
Une mesure ! ah ! ah ! ah ! une mesure ! est-ce que le génie a besoin de mesure ? oh ! cela ne se traite pas comme une culotte, M. Frac.

M. FRAC.
Le génie n'a pas besoin de mesure, mais la tête est, je crois, comme le corps : il faut bien, pour connaître la proportion...

M. TRESSANT.
Point du tout, je dis ; j'envisage une figure, je fixe les traits d'une physionomie, et je vois d'un coup d'œil ce qui convient au caractère du visage.

M. FRAC, à M. Trépanillac.
Tous nos compliments sont inutiles ; ceux qu'il se fait lui-même ne lui laissent seulement pas le temps de nous écouter.

M. TRÉPANILLAC, bas.
Laissez-moi faire. (Haut.) Ah ! Monsieur ; si M. l'ambassadeur, pour qui vous faites cet habit ponceau brodé d'or, entendait raisonner M. Tressant, qu'il serait content ! C'est un amateur de coiffure, c'est un curieux, celui-là ; né vous disait-il pas hier qu'il né trouvait qué des cruches pour lui faire des perruques ? En lui portant son habit, il faut lui dire qué vous avez trouvé son affaire : s'il sé coiffait une fois de M. Tressant, M. Tressant coifferait bientôt tous les étrangers. (M. Tressant regarde avec attention M. Frac.) Oh ! je connais M. Frac, vous n'avez pas besoin dé lé regarder : il est l'homme à lé faire, jé né connais personne au monde dé plus serviable.

M. TRESSANT, plus affectueusement.
Ce n'est pas cela que j'examine : je regarde que M. Frac porte une figure qui invite à le coiffer.

M. FRAC.
C'est ce que me dit tous les jours Mme Frac.

M. TRESSANT, portant la pomme de sa canne sous le menton de M. Frac.
Regardez-moi z'en face.. là.. pas tout à fait bien... tournez à présent la tête de trois-quarts.

M. FRAC.
Comment dites-vous ? vous trouvez que ma figure a trois-quarts de long ?

M. TRESSANT, regardant Mme Lavade avec un sourire de pitié qui retombe sur M. Frac.
Eh ! non, mon cher ami ! que l'on voie les trois quarts de votre figure... bon !... de profil à présent ; vous savez ce que c'est qu'un profil, peut-être... Fort bien ! à merveille ! je dis, votre tête est là (en mettant le doigt sur le front). Je vous ferais mille coiffures sans en manquer une.

M. FRAC.
Cela serait bien long.

M. TRESSANT.
Pas tant que vous croyez, un instant, je dis, un instant. (Il réfléchit de l'air d'un homme occupé du plus grand projet.) Tout juste. Holà ! Trotin, allez-vous-en à la maison, dites à mon premier commis qu'il m'apporte, là... ce petit bonnet indécis, commandé pour M. l'abbé C... lorsqu'il sort à pied le soir... Il sait bien ce que c'est... Au surplus... oui, justement, c'est le numéro 784. Il faut avoir tout cela dans la tête, je dis ; si l'on n'avait pas un certain ordre, on n'y tiendrait pas.

M. FRAC.
Ah ! Monsieur, vous me faites le plus grand plaisir ; dites-moi, s'il vous plaît...

M. TRESSANT.
Eh ! non, ce n'est pas la question ; c'est qu'il fallait m'apprivoiser avec votre figure : il fallait saisir, vous comprenez bien ; z'à présent, c'est la plus petite chose du monde et je me flatte que vous allez convenir que j'ai mon coup d'œil juste. Oh ! pour cela, c'est mon fort que le coup d'œil, et le coup de peigne : voila tout mon secret.

M. TRÉPANILLAC.
Oh ! vous né dités pas tous vos autrés coups.

SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, UN GARÇON PERRUQUIER, avec une veste blanche croisée,
les cheveux relevés avec un peigne et un grand linge autour de lui.

M. TRESSANT, à M. Frac.
Dépouillez cette infamie. (Après que M. Frac a ôté sa vieille perruque, M. Tressant s'assied et le fait mettre à genoux entre ses jambes.) Point de façon, je dis, c'est mon usage, je ne coiffe pas autrement tous nos seigneurs. (Il pose la perruque, la serre et rejette le peigne que son garçon lui présente ; il appuie légèrement la main, relève quelques cheveux avec une grosse épingle et dit du ton le plus grave.) Levez-vous et regardez dans cette glace. (Toute l'assemblée bat des mains, et il se promène dans le café d'un air satisfait.)

M. FRAC.
Eh ! Monsieur, si vous voulez m'en faire une, il n'y a rien que...

M. TRESSANT, toujours plus digne.
Fi donc ! je ne travaille point par intérêt ; j'aime mon art, et je suis charmé qu'il soit utile à un galant homme. (Frac veut ôter la perruque...) Eh bien ! le malheureux, qu'est-ce qu'il veut faire ?

M. FRAC.
Mais votre garçon attend pour la remporter.

M. TRESSANT.
Eh ! non, vous dis-je, elle est sur votre tête, elle y va passablement, il faut qu'elle y reste : on en fera une autre.

M. FRAC, transporté, saute au cou de M. Tressant.
Ah ! M. Tressant, il faut que je vous embrasse : tenez, mon ami (il donne un petit écu au garçon), voilà pour avoir des aiguilles ; Trotin, garçon, Mme Lavade, vite une topette d'eau des Barbades, de Scubac, d'huile de Vénus, ce qui fera le plus de plaisir à M. Tressant. (Il se regarde dans la glace.) Allons donc, garçon, des biscuits, des massepains, des macarons, ce que M. Tressant aime le mieux... Ma femme va être bien contente, car nous avions toujours querelle sur ma coiffure : oh ! elle ne me connaîtra pas.

M. TRÉPANILLAC, en prenant la vieille perruque de M. Frac du bout des doigts.
Et cetté rélique, où l'enchâsserons-nous ?

M. FRAC.
Ma foi, où il vous plaira.

M. TRÉPANILLAC, à Trotin.
Tiens, garçon, tu né diras pas qué jé né té donne jamais rien.

TROTIN.
Bien obligé, gardez-la pour vous.

M. TRÉPANILLAC.
Mon avis est qu'on en fasse un sacrifice en l'honneur dé la gloire de M. Tressant : allons, un holocauste. (Il la prend avec les pincettes, la met dans le poêle, et tandis qu'elle grille, il veut faire danser M. Frac, M. Tressant et Mme Lavade autour du poêle ; mais la gravité de M. Tressant s'y oppose.)

M. FRAC, en mettant la main à la poche.
Voilà qui est fort bien, mais parlons d'affaires.

M. TRESSANT.
Fi donc ! vous dis-je, fi donc ! c'est une misère.

M. FRAC.
Mais, Monsieur, encore faut-il...

M. TRESSANT.
Eh bien ! nous arrangerons cela ; la plus petite chose du monde, un rien : vous me ferez une culotte de velours noir.

M. FRAC, avec embarras.
Pardonnez-moi, c'est que...

M. TRESSANT.
Oh ! j'entends : c'est qu'il faut que vous me preniez la mesure, vous, n'est-ce pas ?

M. FRAC.
Non, monsieur, c'est que...

M. TRESSANT.
Vous êtes pressé d'ouvrage, tant mieux ; je ne le suis pas moins ; à votre aise, M. Frac, à votre aise.

M. FRAC.
Ce n'est pas tout à fait cela, c'est que...

M. TRESSANT.
C'est que vous trouvez que ce serait trop cher peut-être ; mais je vous avertis qu'il ne sort point de coiffure de chez moi à moins de quatre louis, et je vous traite, comme vous voyez, en ami, en artiste.

M. FRAC.
Oh ! Monsieur, bien de l'honneur à moi, je n'y regarde pas de si près ; c'est seulement...

M. TRESSANT.
C'est que, c'est que ; expliquez-vous donc.

M. FRAC.
Excusez-moi, Monsieur, si je prends la liberté de vous dire..., mais c'est que je vous dirai que je ne travaille que pour des seigneurs.

M. TRESSANT est d'abord indigné de cette insolence, puis il éclate tout d'un coup.
Comment, M. Frac ! que pour des seigneurs ! et moi, jamais pour un manant de tailleur.

(Il lui arrache sa perruque de dessus la tête. Frac est d'abord tout interdit de se trouver sans perruque ; mais il prend son parti et en lève celle de Tressant, qui métamorphose à son tour en enfant de chœur ; et il se sauve en se coiffant avec. Les bras tombent au sublime M. Tressant, et Mme Lavade et le garçon de boutique étouffent de rire de voir cette tête pelée et cette figure stupidement étonnée ne pas songer seulement à se couvrir de celle qu'il vient d'ôter au tailleur, et qu'il tient encore dans sa main.)

M. TRÉPANILLAC.
Vous allez faire un rhume, M. Tressant, et puis il faudra qué jé vous guérisse : mettez dessus sans façon, point dé cérémonie.

M. TRESSANT sort furieux.
L'insolent me le payera quelque jour, tôt z'ou tard.

M. FRAC.
Un instant, permettez : je suppose en cette occurrence que c'est vous qui avez tort, car vous ne pouvez ignorer le proverbe.

FIN.

[Scubac, liqueur spiritueuse dont le safran est la base ; topette, petite carafe graduée d'absinthe.]


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]