LE CHANOINE DE REIMS :

proverbe dramatique de Louis Carrogis, dit Carmontelle.

PERSONNAGES
L'ABBÉ DE LA CRAIE, chanoine de Reims.
M. COLLIGER, auteur.
M. FESTONS, décorateur des Menus-Plaisirs.
Mme MONIQUE, gouvernante de l'abbé de La Craie.
SAINT-PIERRE, laquais de M. Festons.

La scène est chez l'abbé de La Craie, à Reims.


SCÈNE I.
M. FESTONS, M. COLLIGER, Mme MONIQUE.

Mme MONIQUE.
Messieurs, donnez-vous la peine d'entrer et de vous asseoir.

M. FESTONS.
Et pourquoi faire ?

Mme MONIQUE.
M. le chanoine de La Craie va revenir.

M. COLLIGER.
Mais il y a huit jours que vous dites qu'il va arriver : nous venons ici tous les jours et il n'arrive jamais.

Mme MONIQUE.
Ah ! dame ! c'est qu'il a eu bien des affaires à ses vignes, mais il est revenu.

M. COLLIGER.
Quoi ! il est à Reims !

Mme MONIQUE.
Oui, Monsieur, et je lui ai dit que ces messieurs étaient venus le demander bien des fois. Il est allé voir un de ces MM. les chanoines et il m'a recommandé de l'aller chercher si par hasard ces messieurs revenaient : ainsi asseyez-vous.

M. FESTONS.
Eh bien ! ne soyez donc pas longtemps.

Mme MONIQUE.
Ah ! c'est ici tout près, dans la rue Pavée-d'Andouilles. C'est que M. le chanoine, chez qui est le nôtre, a des vignes dans le même canton, qui ne sont pas si bonnes tout à fait, mais le vin en est pourtant bien bon.

M. COLLIGER.
Allez donc.

Mme MONIQUE.
Je vous dis cela parce que, si vous aviez envie d'en acheter, il y en a encore à vendre, et que M. le chanoine vous en ferait avoir, parce que c'est son ami depuis longtemps.

M. FESTONS.
Fort bien.

Mme MONIQUE.
Il n'est pourtant pas aussi âgé, car il n'était pas encore chanoine du temps du sacre de 1722.

M. COLLIGER.
C'est assez.

Mme MONIQUE.
J'y étais moi, à ce sacre, c'est-à-dire à Reims. Eh ! mon Dieu ! tenez, nous avions chez nous un beau monsieur qui y était logé, qui me trouvait bien gentille. Ah ! dame ! J'étais plus jeune que je ne suis, mais c'est qu'on a tous les ans douze mois, comme vous savez. M. le chanoine vous contera tout cela, car il a plus de mémoire que moi.

M. FESTONS.
Mais si vous n'allez pas le chercher nous nous en allons.

Mme MONIQUE.
J'en serais bien fâchée : ne vous impatientez pas.

SCÈNE II.
M. FESTONS, M. COLLIGER.

M. COLLIGER.
C'est une terrible chose que les vieilles gens avec tous leurs bavardages !

M. FESTONS.
J'aime bien que tu me dises cela, quand tu n'es venu à Reims avec moi que pour causer avec cet abbé de La Craie, et que tu m'as retenu deux jours de plus que je ne voulais pour l'attendre !

M. COLLIGER.
Mais c'est qu'il m'est important de voir un homme qu'on m'a dit qui était au sacre pour faire mon livre du Recueil des cérémonies.

M. FESTONS.
Et tu crois qu'à cet âge-là il se souviendra de tout ce qu'il aura vu ?

M. COLLIGER.
J'en suis sûr : les vieillards n'ont de la mémoire que pour les choses anciennes et ils se plaisent à se les rappeler ; ils n'oublient pas la moindre circonstance, ce que les auteurs contemporains négligent trop souvent.

M. FESTONS.
Oui, mais s'il te tient trop longtemps je t'avertis que je partirai : je dois rendre compte demain matin de ma besogne à Paris ; je t'ai attendu assez.

M. COLLIGER.
Je compte, après cette conversation, de faire un livre unique sur cette matière et qui fera tomber tous les autres.

M. FESTONS.
Tu ne suis que tes idées et tu ne m'écoutes pas.

M. COLLIGER.
Je t'ai entendu de reste : je ne te ferai pas attendre.

M. FESTONS.
À la bonne heure.

M. COLLIGER.
Tu sais bien que je n'ai pas le sou, ainsi je n'ai pas envie de rester ici sans toi.

M. FESTONS.
Ma foi, je n'ai que ce qu'il me faut pour la poste et pour payer la dépense de notre auberge.

M. COLLIGER.
Tiens, nous allons avoir des nouvelles du chanoine.

SCÈNE III.
M. FESTONS, M. COLLIGER, Mme MONIQUE.

M. COLLIGER.
Eh bien ! va-t-il venir M. le chanoine ?

Mme MONIQUE.
Oui, oui.

M. FESTONS.
Mais quand ?

Mme MONIQUE.
Tout à l'heure, tout à l'heure.

M. FESTONS.
Avec tout cela le temps se perd : vois si tu veux revenir avec moi ou si tu veux rester ici.

M. COLLIGER.
Je ne te demande qu'un quart d'heure.

M. FESTONS.
Eh bien ! je m'en vais toujours faire préparer les chevaux, mais après cela je ne retarde plus, je t'en avertis.

SCÈNE IV.
M. COLLIGER, Mme MONIQUE.

M. COLLIGER.
Il se fait bien attendre M. le chanoine.

Mme MONIQUE.
Dame, il n'a pas de si bonnes jambes que vous : il ne peut pas aller aussi vite, quoiqu'il se porte bien.

M. COLLIGER.
Et il a une bonne mémoire ?

Mm. MONIQUE.
Oh ! il se souvient de tout, de tout ce qu'il a vu comme si c'était d'hier ; mais j'entends quelqu'un.

M. COLLIGER.
On n'a pas sonné.

Mme MONIQUE.
Est-ce qu'il n'a pas sa clef ! Tenez le voilà, c'est lui-même.

SCÈNE V.
L'ABBÉ, M. COLLIGER, Mme MONIQUE.

L'ABBÉ.
Messieurs, j'ai bien l'honneur de vous souhaiter le bonjour.

Mme MONIQUE.
Il n'y en a qu'un, l'autre s'en est allé.

L'ABBÉ.
Ah ! je suis bien fâché de ne l'avoir pas vu.

M. COLLIGER.
Monsieur...

L'ABBÉ.
Asseyez-vous donc, je vous prie : on m'a dit que vous m'attendiez depuis huit jours, je n'en savais rien, et puis quand on a des affaires on ne sait pas le temps qu'elles vous tiendront.

M. COLLIGER.
J'en ai de bien pressées, et je voudrais vous demander si vous ne pourriez pas me rendre un service intéressant ?

L'ABBÉ.
Je ferai tout ce que vous voudrez ou plutôt tout ce que je pourrai, car...

Mme MONIQUE.
Monsieur, je m'en vais chercher votre robe de chambre.

L'ABBÉ.
Vous ferez bien, Mme Monique.

SCÈNE VI.
L'ABBÉ, M. COLLIGER.

L'ABBÉ.
Monsieur, je vous demande bien pardon, mais c'est qu'à mon âge il faut se mettre un peu à son aise.

M. COLLIGER.
Je ne veux pas vous déranger : on m'a dit, Monsieur, que vous étiez au sacre de 1722.

L'ABBÉ.
Ah ! mon Dieu oui, j'y étais, et je puis vous en parler savamment, car il me semble que j'y suis encore : cela m'est aussi présent que de vous voir là.

M. COLLIGER.
Vous avez une heureuse mémoire et vous pourriez m'aider prodigieusement dans un ouvrage que je veux faire sur le sacre.

L'ABBÉ.
Vous ne pouvez pas mieux vous adresser.

M. COLLIGER.
On me l'a bien dit à Paris, que si je pouvais causer un peu avec vous, je saurais les choses très exactement, et c'est ce qui m'a fait venir.

L'ABBÉ.
Qu'est-ce qui peut vous avoir dit cela ?

M. COLLIGER.
M. l'abbé Dubreuil.

L'ABBÉ.
L'abbé Dubreuil ? Je ne me rappelle pas bien...

M. COLLIGER.
Cela n'est pas nécessaire, je suis très pressé...

L'ABBÉ.
Attendez, attendez, j'y suis. J'étais étonné de ne me pas souvenir de l'abbé : oui, c'est cela, je me rappelle à présent... Eh ! tenez, mon frère avait été fort amoureux de sa grande-mère : il a même pensé à l'épouser.

M. COLLIGER.
Tout cela ne fait rien.

L'ABBÉ.
Pardonnez-moi, je voulais vous faire voir que je ne l'avais pas oublié.

SCÈNE VII.
L'ABBÉ, M. COLLIGER, Mme MONIQUE.

Mme MONIQUE, apportant la robe de chambre de l'abbé.
Allons, M. le chanoine, voulez-vous mettre votre robe de chambre !

L'ABBÉ.
Sans doute, sans doute. Vous permettez, Monsieur ? (Il met sa robe de chambre.)

M. COLLIGER, à part.
Je n'aurai jamais le temps de rien savoir de ce que je veux.

Mme MONIQUE.
Bon, j'ai oublié votre bonnet de nuit...

L'ABBÉ.
Je n'en ai que faire.

Mme MONIQUE.
Vous ne voulez donc plus rien ?

L'ABBÉ.
Non, non.

Mme MONIQUE.
Alors, je m'en vais penser à mon dîner.

SCÈNE VIII.
L'ABBÉ, M. COLLIGER.

M. COLLIGER, à part.
Je meurs d'impatience.

L'ABBÉ.
Vous devriez dîner avec moi, Monsieur, on cause mieux le verre à la main.

M. COLLIGER.
Je ne le puis pas : je suis très pressé de partir pour Paris.

L'ABBÉ.
Je vous aurais fait boire du vin de 1743 : je ne crois pas qu'il y en ait de pareil.

M. COLLIGER.
Je vous suis très obligé, M. l'abbé, mais je vous en prie, allons au fait.

L'ABBÉ.
C'est tout ce qui s'est passé au sacre que vous voulez savoir ?

M. COLLIGER.
Oui, Monsieur.

L'ABBÉ.
Tenez, il me semble que j'y suis : vous savez que cela dura plusieurs jours ?

M. COLLIGER.
Oui, oui.

L'ABBÉ.
Attendez, reprenons de la veille du premier jour. Qu'est-ce que nous fîmes ?... Qu'est-ce que nous fîmes ? Ah ! nous nous assemblâmes tout ce que nous étions de chanoines.

M. COLLIGER.
Fort bien.

SCÈNE IX.
L'ABBÉ, M. COLLIGER, Mme MONIQUE, SAINT-PIERRE, en bottes.

Mme MONIQUE, à M. Colliger.
C'est vous, Monsieur, qu'on demande.

M. COLLIGER.
Ah ! Saint-Pierre, je m'en vais dans un moment ; prie M. Festons de m'attendre encore un instant.

SAINT-PIERRE.
Monsieur, il m'a dit de vous dire que si je ne vous ramenais pas avec moi il partirait sur-le-champ.

L'ABBÉ.
Où voulez-vous donc aller ?

M. COLLIGER.
À Paris avec un monsieur qui m'a amené ici seulement pour vous voir.

L'ABBÉ.
Cela est bien honnête.

M. COLLIGER.
Et pour m'instruire de ce que je viens de vous demander.

L'ABBÉ.
Mais si vous partez vous ne le saurez pas.

M. COLLIGER.
Eh ! vraiment, non ! c'est là ce qui me désespère.

L'ABBÉ.
Il ne faut pas vous désespérer pour cela, nous trouverons quelque occasion plus favorable.

M. COLLIGER.
Il n'y en a pas dont je puisse mieux profiter pour des raisons que je ne peux pas vous dire.

L'ABBÉ.
Attendez, attendez : laissez partir M. votre ami...

M. COLLIGER.
Comment ! cela ne se peut pas.

L'ABBÉ.
Pardonnez-moi : le doyen part à trois heures après midi, il cherchait quelqu'un pour lui tenir compagnie ; il sera charmé de voyager avec vous.

M. COLLIGER.
Vous le croyez ?

L'ABBÉ.
J'en suis sûr.

M. COLLIGER.
Il n'a personne ?

L'ABBÉ.
Non, je le quitte, et je vais lui envoyer dame Monique pour lui dire que je lui ai trouvé un compagnon de voyage.

M. COLLIGER.
Mais c'est que...

L'ABBÉ.
Il ne vous en coûtera pas un sou, encore : voilà le meilleur.

M. COLLIGER.
Vous m'en répondez ?

L'ABBÉ.
Sûrement.

M. COLLIGER.
Allons, Saint-Pierre, dis à M. Festons qu'il peut s'en aller.

SAINT-PIERRE.
Je m'en vais le lui dire : vous n'avez pas besoin que je vous laisse votre sac de nuit ?

L'ABBÉ.
Non, non, le doyen va tout de suite sans s'arrêter.

SAINT-PIERRE.
En ce cas-là, j'aurai soin de toute vos affaires.

M. COLLIGER.
Je t'en serai obligé, Saint-Pierre.

SCÈNE X.
L'ABBÉ, M. COLLIGER, Mme MONIQUE.

L'ABBÉ.
Écoutez, Mme Monique.

Mme MONIQUE.
Oui, M. le chanoine.

L'ABBÉ.
Allez-vous-en de ma part chez le doyen : vous lui direz que j'ai un compagnon de voyage à lui donner que je le prie de le prendre ici en passant ; c'est son chemin.

Mme MONIQUE.
Est-ce aujourd'hui ?

L'ABBÉ.
Oui, c'est monsieur qui s'en va à Paris avec le doyen.

Mme MONIQUE.
Ah ! j'entends : allons, j'y vais.

SCÈNE XI.
L'ABBÉ, M. COLLIGER.

M. COLLIGER, à part.
J'apprendrai enfin ce que je veux savoir.

L'ABBÉ.
Ah ça, où en étions-nous ?

M. COLLIGER.
À la veille du sacre.

L'ABBÉ.
Ah ! oui : nous nous assemblâmes tous chez le doyen, la veille, pour délibérer sur ce que nous avions à faire : ce n'était pas le doyen d'à présent, mais c'était un bon vivant, qui faisait la meilleure chère du monde : je m'en souviens comme si j'y étais, il nous donna un dîner excellent.

M. COLLIGER.
Supposons le dîner fini.

L'ABBÉ.
Un moment. Tenez, il me semble que je vois le dîner : nous avions deux potages succulents : le doyen aimait le potage, il me semble que je le vois là à le manger, car c'était ici, cette maison lui appartenait. Il y avait à côté de lui le chanoine Long-Brun, qui était maigre et sec, mais qui buvait bien du vin.

M. COLLIGER.
Cela n'est pas nécessaire à savoir pour...

L'ABBÉ.
Pardonnez-moi, c'est pour vous prouver que ma mémoire est fidèle. À chaque bout de la table il y avait des côtelettes de veau : le chanoine Gobart en mangea sept à lui seul, et Raclart onze ; il me semble que je les vois tous les deux boire et manger. Gobart avait une bonne trogne, et comme il riait toujours quand il avait la bouche pleine, et qu'il parlait, il ne faisait pas bon être de ses voisins. Ce même jour, le chanoine Blondinau s'en plaignit beaucoup, il était dans une colère qui nous fit bien rire : il me semble que je le vois. (Il rit longtemps.)

M.COLLIGER, à part.
Quel homme ! quel homme ! Il ne finira jamais !

L'ABBÉ.
Je vais par ordre, comme vous voyez.

M. COLLIGER.
Que trop.

L'ABBÉ.
Enfin le dîner fut très gai, et nous bûmes que c'était un plaisir ! Je me souviens d'un vin blanc dont les vignes ont été gelées depuis ; il me semble que je le bois encore : ce qui nous fâcha beaucoup, c'est que Gobart en cassa une bouteille avec un tire-bouchon qu'il avait acheté la veille à Montmirel.

M. COLLIGER.
Mais, M. l'abbé...

L'ABBÉ.
Vous voyez si j'ai la mémoire bien présente.

M. COLLIGER.
Oui, mais passons à ce qui m'amène.

L'ABBÉ.
Ah ! oui, cela est juste : j'y viens. Je ne sais si je vous ai dit tout ce que nous avions à dîner ?

M. COLLIGER.
Oui, tout.

L'ABBÉ.
Bien exactement ?

M. COLLIGER.
Je vous dis que oui.

L'ABBÉ.
Je ne vous ai pas parlé d'un mouton de Beauvais, qui était excellent, et que mon frère m'avait envoyé. Il était chanoine à Beauvais et d'une taille ! Il avait près de six pieds, et comme il atteignait à tout facilement, on l'appelait le chanoine Longbras.

M. COLLIGER.
Mais vous voyez bien que vous me menez à Beauvais quand il n'est question que de ce qui s'est passé à Reims.

L'ABBÉ.
C'est pour vous prouver ma mémoire et mon exactitude.

M. COLLIGER.
Oui, mais je ne sais encore rien : passez à la fin du repas.

L'ABBÉ.
Cela est bien aisé à dire ; je n'ai pas encore eu le temps de rien manger. J'avais pourtant une bonne perdrix sur mon assiette, il me semble que je la vois encore, mais puisque vous le voulez, il n'y avait que six heures que nous étions à table, lorsque l'on servit le dessert. Il était beau ! dans le milieu il y avait un jambon...

M. COLLIGER.
Ah ! je vous en prie...

L'ABBÉ.
Vous serez étonné du jambon au dessert, mais c'était notre usage dans ce temps-là, parce que cela fait boire : celui-là était bien salé ; il me semble que je le vois encore.

M.. COLLIGER.
Ah ! je vous en prie, sortez de table.

L'ABBÉ.
Bon ! vous n'y êtes pas. Tout en buvant, le doyen dit : Messieurs, si nous parlions un peu de nos affaires, nous n'avons pas beaucoup de temps, c'est demain, et nous n'avons encore rien délibéré. Eh bien ! buvons un coup, dit le chanoine Ventrin. Je ne vous ai pas encore parlé de lui, je crois ? Il était gros comme un orme qu'il y avait dans la cour du doyen, qui était vieux comme le monde : c'est moi-même qui l'ai mesuré, il me semble que j'y suis encore.

M. COLLIGER.
Dites, enfin que fîtes-vous ?

L'ABBÉ.
Nous délibérâmes que nous nous rendrions à l'église le lendemain à cinq heures du matin. Gobart dit : Messieurs, le temps avance ; si vous m'en croyez, nous souperons ensemble, et tout en buvant nous arriverons à cinq heures du matin ; je l'entends encore : nous ordonnons le souper.

M. COLLIGER.
J'espère que vous m'en ferez grâce.

L'ABBÉ.
Il était pourtant bien bon ! il me semble que j'y suis encore. Nous envoyons chercher nos aumusses. La mienne se trouva brûlée d'un côté, parce que ma gouvernante, qui était endormie, la laissa tomber dans le feu, mais en mettant le brûlé en dedans, cela ne s'apercevait pas. Vous voyez que je me souviens de tout.

M. COLLIGER.
De tout ce qui est inutile.

L'ABBÉ.
Cinq heures sonnent, nous buvons un coup, et nous nous mettons en marche : nous arrivons à l'église. Nous trouvons à la porte un cent-suisse qui avait une belle moustache, il me semble que je le vois encore : Où allez-vous, Messieurs, nous dit-il ? Nous allons dans l'église. Vous n'avez point de place ici, Messieurs... Ah ! ah ! celui-là est plaisant ! Vous ne nous connaissez pas, apparemment ? Vous n'entrerez pas par ici. Allons, marche.

M. COLLIGER.
Comment ! Vous ne pûtes pas entrer ?

L'ABBÉ.
Attendez donc: nous nous regardâmes tous en riant, il me semble que j'y suis encore. Ventrin dit : Messieurs, si vous m'en croyez, nous irons nous coucher, si l'on a besoin de nous, on viendra nous chercher.

M. COLLIGER.
Quoi ! les chanoines ne sont pas entrés ?

L'ABBÉ.
Pardonnez-moi, par une autre porte : il me semble que j'y suis encore.

M. COLLIGER.
Allons, vous allez donc me dire ?...

L'ABBÉ.
J'eus une indigestion qui m'obligea de retourner chez moi, et j'ai été malade pendant huit jours, je m'en souviens comme si j'y étais encore.

M. COLLIGER.
Et vous m'avez retenu pour ne m'apprendre que cela ?

L'ABBÉ.
Écoutez donc : si vous n'admirez pas ma mémoire au bout d'un temps si considérable, je ne sais pas ce que vous voulez.

M. COLLIGER.
Je serais parti.

L 'ABBÉ.
Et vous partirez tout de même. Tenez, voilà Mme Monique.

SCÈNE XII.
L'ABBÉ, M. COLLIGER, Mme MONIQUE.

L'ABBÉ.
Eh bien ! Mme Monique, le doyen ?

Mme MONIQUE.
Il est parti, M. le chanoine.

M. COLLIGER.
Il est parti ?

Mme MONIQUE.
Oui, avec un autre monsieur : je l'ai vu monter en chaise.

M. COLLIGER.
Il faut que je sois bien malheureux ! M. l'abbé, vous êtes cause que je suis dans le plus grand embarras.

L'ABBÉ.
Mais nous trouverons peut-être une autre occasion.

M. COLLIGER.
Eh ! Non, Monsieur, je vous remercie ; je vais voir moi-même ce que je pourrai devenir.

L'ABBÉ.
Attendez donc.

M. COLLIGER.
Adieu, adieu.

SCÈNE XIII, et dernière.
L'ABBÉ, Mme MONIQUE.

Mme MONIQUE.
Pourquoi donc est-il si fort en colère, ce monsieur ?

L'ABBÉ.
Je n'en sais rien : j'admire pourtant ma mémoire ; je l'ai entretenu pendant plus d'une heure, j'ai besoin de boire un coup.

Mme MONIQUE.
Allons, venez, M. le chanoine ; mais une autre fois ne parlez pas tant sans boire.

L'ABBÉ.
C'est ce que je ferai, je vous en réponds bien. Promettre est un, et tenir est un autre.

FIN.

[Le sacre de Louis XV s'est passé à Reims le 25 octobre 1722.]


[Notes]

1. Source : Carmontelle, Vingt-Cinq Proverbes Dramatiques, Paris, Rion, 1878 ; par erreur, l'éditeur y attribua cinq de ces proverbes à d'autres auteurs, dont Louis-François Archambault, dit Dorvigny.

2. Transcription par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Février 2008]