«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 1


CHAPITRE 1.Description de Jumièges. — Commencements de Saint Filibert. — Fondation de l'abbaye de Jumièges. — Notes de bas de page.


DESCRIPTION DE JUMIÈGES.

Jumièges, que l'on appelait de ce nom (1) longtemps avant que l'abbaye y fut bâtie (2), est une presqu'île dans la province de Normandie, à 5 lieues de Rouen et à 3 lieues ou environ de la ville de Caudebec. L'enceinte en est peu considérable, n'étant que de 5 lieues sur un quart et demi de traverse, ce qui n'empêche pas qu'elle ne puisse se suffire à elle-même pour la plus grande partie des commodités de la vie. Sa situation sur la rivière de Seine, qui en arrose les abords du côté du levant, du midi et du couchant, contribue beaucoup à la rendre fertile ; et ce qui se voit peu dans les meilleurs pays de la France, une acre de terre de 160 perches y est affermée dans certains cantons jusqu'à 36 livres de notre monnaie. Les seigles, avoines, vesces, lins, chanvres et autres menus grains y viennent à proportion du froment. Les foins et pâturages y sont abondants, et passent même pour bons ; aussi y élève-t-on beaucoup de bestiaux.

Les arbres fruitiers de toute espèce y sont en grand nombre, et les fruits qu'on appelle à noyau et à pépin, n'y flattent pas moins le goût par la délicatesse de leur chair, que ceux qui sont destinés à faire du cidre, par l'excellence de leur liqueur. Plusieurs aveux du XVe siècle font mention d'un vignoble dans Jumièges, et le nom de vigne, qu'on conserve encore aujourd'hui à une pommeraie de 13,5 acres dans l'enclos du monastère, fait bien voir que le froid des hivers ne prévenait pas dans ces temps-là celui de la vendange, et que Jumièges avait ses vins. C'est un point de notre histoire dont il n'est plus permis de douter après l'arrêt du Parlement de Normandie rendu en 1572 en faveur des religieux contre un abbé commendataire qui leur disputait la propriété de cet enclos. Un auteur d'ailleurs très ancien parle ainsi en général des vignes de Jumièges : «Videas illic botris gravidas vites (3).» (4)

Il est peu de terrain inutile dans la péninsule. De grands et magnifiques bois y remplissent les espaces que l'industrie humaine aurait peut être été contrainte de laisser incultes. Ces bois, contiguës à beaucoup d'autres du côté du Nord, et séparés seulement par la Seine du côté du midi de la forêt de Brotonne, procurent le divertissement de la chasse à la noblesse, forment un des plus agréables points de vue dont l'œil puisse jouir, et font subsister au moins un quart des habitants, qui, outre l'avantage de pouvoir gagner leur vie à les exploiter, ont encore celui d'avoir un quai sur la rivière, où ils les chargent sur des bateaux plats pour être exportés et consommés à Rouen et à Paris.

La pêche tient lieu de fortune à une autre partie de ces peuples, qui ne s'y employent jamais inutilement, car quoiqu'elle soit moins heureuse en nos siècles qu'au temps de S. Filibert et de S. Aycadre, où, par un effet de la divine Providence, toujours attentive aux besoins de ses serviteurs plutôt que par une rencontre ordinaire, on prenait des monstres marins de cent cinquante pieds de longueur (5), dont la chaire servait à la nourriture des religieux et l'huile à l'entretien des lampes, on y prend encore aujourd'hui l'esturgeon, le saumon, l'alose, le brochet, la carpe, l'éperlan, chacun dans leur saison, outre une quantité prodigieuse de poissonnailles que les particuliers achètent et dont les pêcheurs vivent eux-mêmes.


COMMENCEMENTS DE SAINT FILIBERT.

Ce fut en ce lieu que S. Filibert, qui y avait autrefois couru la chasse avec Dagobert I, fonda la célèbre abbaye dont nous écrivons l'histoire (6). Il était fils unique de Filibaud, premier magistrat de Vic (7), dont il fut depuis évêque. Il vint au monde dans l'ancienne ville d'Eause (8), assez près de la ville d'Aire, en Guienne, vers l'an 617 ou 618 ; il fut élevé à Vic sous les yeux de son père. D'excellents maîtres l'instruisirent aux sciences et le formèrent à tout ce qui était d'usage parmi la nation : ce qui est dire en peu de mots que leur élève acquit par leurs soins toutes les connaissances capables de former l'homme pour l'esprit et pour le cœur, pour le monde et pour la religion. C'est au moins l'idée que nous en donne l'auteur de sa vie, contemporain de ses disciples, et qui avait comme touché de la main les événements qu'il rapporte. Dès que Filibert fut en état d'être produit dans le monde, son père, qui était en grande recommandation auprès du roi Dagobert, lui ménagea une place à la Cour ; il eut le bonheur d'y connaître S. Ouen et de mériter son estime. Il s'y attacha par inclination jusqu'à le faire dépositaire des secrets mouvements de son cœur ; ce qui a donné lieu de croire que S. Ouen, qui portait dès lors le cilice sous l'or et la soie, et qui vivait dans le monde comme n'en étant pas, contribua beaucoup à le préserver de l'amour du siècle, et à lui faire prendre la résolution de l'abandonner. Quoi qu'il en soit, avant d'en venir là, et peut-être même avant d'y penser, Filibert régla de telle sorte sa conduite, qu'il ne fit jamais rien paraître dans toutes ses actions qui tînt de l'enfance.

Dieu était connu à la Cour, mais mal servi ; le culte extérieur qu'on lui rendait ne passait presque pas les lèvres; le cœur n'y avait point de part ; on y adorait tous les objets de la cupidité ; on y suivait toutes les inclinations corrompues ; on espérait d'être heureux à proportion de ce qu'on s'élevait, et comme il arrive d'ordinaire dans les lieux de délices, on mettait sa félicité à jouir d'une paix mondaine, qui ne fût troublée ni au dedans par aucun déplaisir ni au dehors par aucun fâcheux accident. Filibert, dont on avait admiré plus d'une fois la justesse et la vivacité de l'esprit, en fit usage fort à propos. Dans toutes les occasions, il découvrit sans peine les différentes passions dont chacun était animé ; et bien loin de se laisser emporter au torrent, comme les autres il prit occasion de l'ambition des uns pour n'avoir que des désirs modérés, et des dérèglements des autres pour s'attacher plus fortement, plus tendrement à Dieu. Il aima peu de choses et il les aima peu ; persuadé avec l'apôtre S. Jacques que l'amitié de ce monde est une inimitié contre Dieu (9), et que l'esprit qui habite en nous, nous aimant d'un amour de jalousie, nous devons l'aimer d'un amour de préférence.

Ce n'était point assez pour notre jeune courtisan de n'aimer ni le monde ni les choses qui sont dans le monde, il travaillait encore, à l'exemple de S. Ouen, à répandre dans tous les cœurs la semence précieuse de l'évangile, dont ce respectable ami lui donnait des leçons dans les entretiens particuliers qu'ils avaient ensemble ; ses remontrances s'étendaient à tous sans distinction d'âge ni de condition. Les courtisans néanmoins y avaient toujours la meilleure part, il s'était acquis le droit de leur parler librement, et de les contredire sans leur déplaire ; il leur faisait voir, non par une fausse sagesse couverte du nom de philosophie, dont son âge ne le rendait pas capable, mais par des discours pleins de grâce et d'onction, que le véritable bonheur consiste à vivre sans ambition, sans avarice, et à se préparer par un généreux mépris des biens présents à quitter de bon cœur dans l'occasion ce que des hommes encore plus puissants qu'eux pouvaient leur enlever. Il ne leur dissimulait point que leurs efforts pour parvenir aux emplois, ou pour satisfaire leurs passions, les déshonoraient, et que devant finir avec la vie, ils n'étaient, au plus, dignes que du monde réprouvé qui ne craint et n'espère rien après la mort.

Ces instructions simples et naïves dans une cour où régnait le mauvais exemple, loin de lui faire des ennemis, lui concilièrent la bienveillance et l'affection des seigneurs. Chacun voulait avoir part à son amitié et recherchait avec empressement sa compagnie. Le roi lui-même voulut se l'attacher, moins en considération des services que Filibert lui avait rendus dans le gouvernement de sa province qu'en vue d'en tirer d'aussi réels des rares talents qu'il admirait dans le fils, et d'honorer la religion en élevant aux charges un jeune seigneur, dont les dispositions actuelles lui promettaient qu'il n'en ferait usage que pour la faire respecter partout où il serait. Plusieurs emplois se présentèrent, tant pour la Cour que pour la Robe ; mais Filibert, qui n'avait pas de plus grande ambition que d'être réuni à celui dont le règne n'avait pas été de ce monde, quoique souverain maître de toute la terre, ne voulut s'engager dans aucun.

Le temps était venu, que l'esprit qui souffle où il veut, le devait séparer du monde pour le préparer à l'œuvre à laquelle il l'appelait ; il lui inspira tant de dégoût de tous les objets dont la cupidité est idolâtre, que pour ne pas laisser éteindre par sa négligence le feu céleste dont son cœur était embrasé, Filibert résolut de crucifier sa chair avec tous ses désirs dans quelqu'un de ces asiles sacrés où l'on ne vit que pour Jésus-Christ. Ayant formé ce dessein à l'âge de vingt ans, et l'ayant fait approuver du roi, dont le consentement était nécessaire, il vendit tous ses biens et en distribua le prix aux pauvres et aux monastères. S'il préféra celui de Rebais, nouvellement fondé dans la Brie au diocèse de Meaux, ce fut moins à cause des grands biens qu'il y avait donnés, que parce qu'il connaissait S. Agile, que son ami S. Ouen y avait établi premier abbé. Il n'eut pas à se repentir de l'avoir choisi pour guide dans une route où les premiers pas décident assez souvent de tous les autres. Épris des charmes de la vie solitaire et touché du zèle et de la vigilance du pasteur qui présidait à tous les exercices de jour et de nuit, il commença sa vie nouvelle d'une manière si parfaite que ces commencements allaient au-delà de la perfection où beaucoup de saints religieux ont achevé leur carrière. Aussi le vit-on en très peu de temps si fort élevé au-dessus des autres par la sublimité de ses vertus, qu'on avait peine à croire ce qu'on voyait ; jeunes et vieux, tous étaient également étonnés de trouver en lui un modèle à admirer plutôt qu'à imiter.

Mais cette rapidité avec laquelle il courait dans la voie des commandements de Dieu, jointe à la pratique exacte des observances régulières, lui attira bientôt la persécution du démon, cet ancien et perpétuel ennemi du salut des hommes, dont toute l'application ne tend qu'à les rendre compagnons de sa disgrâce. Cet esprit fourbe et séducteur eut d'abord recours aux artifices de la tentation, pour tâcher de le renverser dès le commencement de sa glorieuse carrière. Il l'attaquer diversement, mais surtout du côté de l'abstinence, qu'il s'était obligé de pratiquer avec une rigueur extraordinaire. Il lui mit dans l'esprit que ses jeûnes étaient excessifs, qu'ils diminueraient ses forces et altèreraient sa santé, qu'il y avait de l'imprudence à se ménager si peu dans un âge où n'ayant encore rendu aucun service à la religion, il tomberait dans des infirmités qui le rendraient insupportable à lui-même et aux autres, au lieu de se mettre en état de les servir longtemps ; en donnant à son corps ce que d'aussi saints religieux que lui ne croyaient pas devoir lui refuser. Quelques-uns de ses frères ayant achevé de le convaincre, il se crut obligé d'apporter quelqu'adoucissement à ses mortifications ; mais Dieu ne le laissa pas longtemps dans l'erreur. Ses actes rapportent à ce sujet un événement qu'un ancien maître de la vie spirituelle a inséré dans son ouvrage, et que nous ne croyons pas devoir omettre. Saint Filibert ayant un jour pris quelque nourriture plus qu'à l'ordinaire, sans néanmoins faire d'excès, Dieu permit, pour lui faire connaître la suggestion de l'ennemi de son salut, que cet artificieux adversaire lui apparût en songe la nuit suivante et lui dit d'un ton railleur en le pressant un peu de la main sur le ventre : «Vous voilà maintenant fort bien». Cette fade raillerie d'un ennemi qui présumait déjà de sa victoire, ouvrit les yeux de notre jeune combattant, qui pour le confondre et se vaincre lui-même s'imposa durant quelques jours une abstinence trois fois plus rigoureuse que celle qu'il avait pratiquée auparavant, il la porta si loin et la soutint avec tant de constance, que le tentateur désespérant de le pouvoir entamer une seconde fois de ce côté-là, résolut de prendre de nouvelles voies pour réussir à l'abattre en quelque manière que ce pût être. Il se travestit premièrement en ours, pour l'épouvanter lorsqu'il allait à l'église ; puis en géant armé d'un chandelier de fer, dont il lui présentait la pointe, comme pour le percer ; une troisième fois enfin il s'empara de la porte du chœur pour lui en défendre l'entrée, mais inutilement. Filibert comme un autre David terrassa cet ours et renversa ce philistin, sans autres armes que le signe de la croix, par lequel Dieu le fit triompher en toutes rencontres de cet infatigable ennemi. Tant de victoires ne servirent qu'à rendre notre jeune religieux plus humble, plus vigilant sur soi-même, plus fidèle à Dieu et plus exact à ses devoirs.

Il vivait ainsi dans la pratique de toutes les vertus depuis environ douze ans, sous la discipline du bienheureux Agile, qui l'avait fait ordonner prêtre, lorsqu'il plût à Dieu d'attirer à lui ce saint abbé, pour couronner ses travaux. Il mourut le 30 août, vers l'an 650, âgé de 66 ou 67 ans au plus, puisqu'il n'en avait que sept lorsqu'il fut mis à Luxeu (10), qui ne fut bâti qu'en 590.

Saint Filibert fut élu d'un consentement universel des religieux de Rebais pour le remplacer. Sa nouvelle dignité dans laquelle il fut confirmé par S. Ouen, alors archevêque de Rouen, ne lui enfla point le cœur. Il se regarda toujours comme le dernier, quoique par sa charge et l'excellence de ses mérites il fut en effet élevé au-dessus de tous. Il fit paraître dans son gouvernement beaucoup de prudence et de zèle pour l'extirpation des vices, dès qu'il les connaissait, pour le maintien de la discipline qu'il avait trouvée si bien établie ; pour les exercices de la charité tant à l'égard de sa religieuse famille qu'envers les pauvres du dehors, et de l'hospitalité envers les étrangers. Il s'acquittait de toutes les obligations de son ministère avec une integrité si égale et si uniforme qu'il ne faisait aucune acception des personnes. Il ne voulut employer dans les diverses fonctions du monastère, soit pour le spirituel, soit pour le temporel, que ceux en qui il remarqua plus de capacité et d'amour pour le bon ordre ; ce qui lui attira sans doute la haine de quelques mécontents, qui ne cherchèrent dès lors qu'à le décrier, traitant toutes ses vertus d'hypocrisie, et son zèle d'une indiscrétion impérieuse que l'on verrait bientôt dégénérer en tyrannie, si l'obéissance aveugle de ses religieux la laissait affermir. Ces murmures ne produisant aucun effet sur l'esprit de ceux qu'ils s'efforçaient de corrompre, ils se soulevèrent contre lui jusqu'à vouloir le chasser de son église ; mais cet attentat ne demeura pas impuni : Dieu prit Lui-même la défense de Son serviteur injustement opprimé, et arma les créatures pour le venger de Ses ennemis. Un d'entre eux périt par la foudre dont il fut écrasé ; un second se sentant pressé de quelque nécessité naturelle, entra dans un lieu destiné à se soulager, et y finit sa malheureuse vie par une mort tout à fait semblable à celle du traître Judas (11) et du perfide Arius.

Filibert n'eut pas de peine à gouverner ensuite sa communauté. Ses religieux épouvantés de l'effroyable punition de leurs confrères rebelles, lui promirent de nouveau et lui rendirent en effet une entière et parfaite obéissance. L'abbaye de Rebais devint en peu de temps un paradis terrestre sous la conduite d'un si bon père ; mais l'idée de la justice divine sur les deux malheureux dont nous venons de parler l'importuna si fort, qu'attribuant leur perte à son indignité, il crut que Dieu ne l'avait pas appelé à une charge dont les commencements avaient été marqués par un événement si tragique. Il parait néanmoins par l'auteur de sa vie, que le désir d'une plus grande perfection fut la seule cause de la démission qu'il en fit peu de temps après, au grand étonnement de ses frères, qui pour le mettre dans la nécessité de reprendre sa place après ses courses, ne voulurent point lui donner de successeur. Quoi qu'il en soit, il abandonna le monastère de Rebais pour suivre l'esprit de Dieu partout où il voudrait le conduire. Il alla visiter l'abbaye de Luxeuil (12), celle de Bobbio (13), et la plus part des autres monastères de la France, de la Bourgogne et de l'Italie, surtout ceux que S. Colomban avait fondés ou qui avaient embrassé son institut. Son dessein était d'observer par lui-même quelle en était la discipline, et de recueillir à l'exemple des abeilles, ce qu'il y remarquerait de plus louable et de plus parfait, pour l'imiter. C'était dans la même vue qu'il lisait assidûment les règles de S. Basile, de S. Macaire, de S. Benoît et de S. Colomban.

Après s'être ainsi rempli du suc de tant de fleurs, il revint dans son abbaye de Rebais, pour y former ces rayons de miel, que goûtèrent d'abord ses premiers disciples, avec lesquels il demeura encore quelque temps ; et ensuite un nombre presqu'infini de personnes de l'un et de l'autre sexe, dans les abbayes de Jumièges, de Noirmoutier (14) et de Quinçay (15), qu'il fonda pour les hommes ; dans celles de Pavilly et de Montivilliers, qu'il bâtit pour des filles, et en beaucoup d'autres monastères, dont on lui confia le gouvernement.


FONDATION DE L'ABBAYE DE JUMIÈGES.

Il y avait près de six mois que de retour des voyages, Filibert, devenu l'objet de la consolation de ses religieux, les instruisait familièrement sur leurs devoirs, lorsqu'une voix du Ciel le leur enleva une seconde fois, pour établir ailleurs la même forme de vie qu'il leur avait prescrite. Cette voix fut entendue avec plaisir et reçue avec soumission de la part du serviteur, mais quelque grand que fût le désir qu'il avait d'y répondre, il se trouva fort embarrassé sur les moyens d'exécuter un ordre, qui, à n'en juger qu'humainement, lui paraissait impossible.

L'an 654. — Plein de ces pensées il se souvint d'avoir vu dans les bois de Jumièges un vieux château, dont l'assiette lui parut propre à son dessein. Il l'obtint du roi Clovis II et de la reine Bathilde qui tenait alors plus que le roi le timon des affaires, et il y jeta les fondements de l'abbaye, en 654, selon l'opinion la plus communément reçue et la plus vraisemblable, quoique nos manuscrits par trop de respect pour quelques anciennes légendes, contredites même par d'autres non moins anciennes, mettent son commencement en l'an 638, sous Dagobert I qu'ils prétendent en être le fondateur. Nous ne répéterons point ce que nous avons dit dans la préface pour détruire ce sentiment. Ceux qui ne liront que pour s'instruire pourront y recourir, s'ils ont négligé de la lire.

Le plus ancien auteur qui favorise notre opinion touchant la fondation de l'abbaye de Jumièges sous le règne de Clovis II, était religieux de l'abbaye même, et ne vivait que vingt ou vingt-cinq ans après la mort de S. Filibert, dont l'abbé Cochin lui commanda d'écrire la vie. Il la composa dans un style simple, mais vrai, dit Harcufle, moine de Saint-Riquier, dans la chronique de son abbaye (16). Son témoignage ne doit donc pas être suspect. Le voici rendu en abrégé du latin en notre langue (17) : «Dieu voulant élever S. Filibert sur le chandelier de son église, pour éclairer les peuples par l'éclat de sa sainteté, lui inspira le désir de bâtir un monastère, et le serviteur fidèle, pour l'exécution de ce dessein, obtint du roi Clovis et de la reine Bathilde le lieu appelé anciennement Jumièges au diocèse de Rouen (18)».

Je trouve dans la vie de cette sainte reine, écrite par un auteur contemporain, à la suite d'une longue énumération des biens que cette princesse avait faits à l'Église, qu'elle donna aussi S. Filibert de grosses sommes d'argent avec plusieurs bois et prairies dépendantes de son domaine, pour y bâtir un monastère ; à la vérité il n'y est point fait mention de Clovis, comme dans la vie de S. Filibert ; ce qui pourrait donner lieu de croire que Sainte Bathilde serait seule fondatrice de l'abbaye de Jumièges ; auquel cas il faudrait reculer la fondation jusqu'en 656, qui fut l'année de la mort de Clovis. Mais on répond à cette objection que l'auteur de la vie de Sainte Bathilde ne s'étant proposé qu'a d'écrire les actions de cette sainte, n'a rapporté qu'à elle ce qui lui était commun avec le roi son mari ; peut-être, dit le Père Mabillon (19), parce que cette donation n'avait été faite que sur les instances et à la sollicitation de la reine.

Un de nos manuscrits, ancien de plus de sept cents ans, lève ainsi la difficulté : «Après que S. Filbert eut obtenu du roi Clovis et de la reine Bathilde la terre de Jumièges, il y bâtit un monastère, où il mit d'abord jusqu'à soixante-dix religieux.» Ce que Guillaume de Jumièges, qui vivait vers le XIIIe siècle, confirme en ces termes: «L'abbaïe de Jumièges fut bâtie par S. Filbert du temps de Clovis, à la sollicitation de la reine Bathilde». Gabriel du Moulin, dans son Histoire de Normandie (20) est du même sentiment, ainsi que le sieur de Bourgueville, page 31 des «Recherches et antiquités de la province de Neustrie,» où il assure sans hésiter que l'abbaye de Jumièges fut fondée par Clovis II en 654. Dom Mabillon (21), M. Fleury (22), M. Baillet (23), et Dom Bouquet (24) n'en ont pas écrit autrement. Meyer, que tout le monde sait avoir été partisan de nos légendaires touchant les années de Dagobert, n'attribue qu'à Clovis seul et à Sainte Bathilde la fondation de Jumièges ; en quoi nous voyons qu'il a été précédé et suivi par Orderic Vital, dans son Histoire ecclésiastique (25) ; S. Antonin, archevêque de Florence et religieux de Saint-Dominique (26) ; Vincent de Beauvais (27) ; Guillaume Gazét (28) et le célèbre Adrien Le Valois dans sa notice des Gaules, que l'on sait être un des plus précieux fruits de ses veilles.

Il y avait dans la presqu'île de Jumièges, avant la fondation de l'abbaye, un vieux château presque ruiné (29), depuis que nos rois avaient cessé d'y faire faire garde pour défendre la France contre les peuples de la Grande-Bretagne qui avaient longtemps désolé ces contrées dans les siècles précédents. Clovis et Sainte Bathilde ne donnèrent pas seulement les matériaux à S. Filibert pour bâtir son monastère, ils lui donnèrent encore, avec des sommes considérables, le fief, terre et seigneurie du lieu, sans se rien réserver de tout ce qu'ils y avaient possédé, soit en terre, soit en bois. C'est ce que nous apprenons de l'auteur de la vie de Sainte Bathilde, dont nous avons déjà parlé, et de Dom Jacques Flament, qu'il faut entendre de Clovis tout ce qu'il rapporte des donations de Dagobert à l'abbaye de Jumièges.

Après que S. Filibert eut obtenu du roi des lettres de concession, il vint aussitôt se rendre auprès de S. Ouen, son ancien ami, et de là à Jumièges, où la divine Providence l'appelait si visiblement. Il en choisit le lieu le plus propre pour l'habitation et pour le pâturage sur le bord de la Seine, et il y bâtit avec une diligence extraordinaire trois églises de différente grandeur. La première en forme de croix fut dédiée à la Sainte Vierge ; un autel enrichi d'or et d'argent, et relevé par l'éclat de plusieurs pierres précieuses dont la reine avait fait présent à S. Filibert, fit l'ornement sensible de la partie supérieure. Chaque aile du milieu eut aussi son autel ; l'un sous le nom de Saint-Jean-Baptiste, l'autre sous le titre de Saint-Colomban. La seconde basilique, du côté du septentrion, n'avait qu'un autel dédié au martyr Saint-Denis et à Saint-Germain. La troisième au midi, sous l'invocation du prince des apôtres, renfermait à main droite, dans l'enceinte du chœur même, une petite chapelle en l'honneur de Saint-Martin, sur laquelle le saint abbé fit pratiquer une chambre et un escalier qui subsistent encore aujourd'hui, afin de pouvoir plus facilement et plus librement, dans le secret de la nuit, satisfaire sa dévotion au très saint sacrement et aux saints particuliers qu'il avait choisis pour les anges tutélaires de sa nouvelle abbaye.

Pendant qu'on travaillait à l'église et aux deux oratoires de Saint-Pierre et de Saint-Denis, S. Filibert qui n'avait pas moins à cœur de voir finir en même temps les murs de clôture et le logement des religieux, qu'il destinait à louer Dieu dans cette paisible retraite, donna tant de soins à l'un et à l'autre, qu'on vit en fort peu de temps élever, du côté du midi, dans une enceinte prodigieuse de murs de pierre (30) flanquée de petites tours de distance en distance, deux dortoirs de 290 pieds de longueur sur 50 de largeur. Il les rendit commodes autant qu'il fut possible. Chaque lit avait sa fenêtre et était éclairé durant la nuit d'une lampe qui n'éteignait qu'au jour, pour la commodité de ceux qui voulaient lire. Il fit divers retranchements dans le bas, pour servir de réfectoire, cellier et autres officines, où l'on préparait tout ce qui pouvait être nécessaire à la vie, sans que l'on fut jamais obligé de sortir du monastère pour y pourvoir.

Les basiliques achevées et le monastère rendu habitable (31), le saint architecte ne pensa plus qu'à le peupler de religieux capables d'entrer dans le dessein qu'il avait d'y servir Dieu dans la plus sublime et la plus éminente piété. Il en trouva d'abord jusqu'à soixante-dix qu'il tira, selon l'opinion commune, des abbayes qu'il avait été visiter peu de temps auparavant. Il leur proposa la règle de S. Benoît qu'ils embrassèrent volontiers, et qu'ils observèrent toujours avec d'autant plus de zèle qu'il ne leur prescrivait jamais rien, dont il ne fut le premier à leur donner l'exemple. Tous à l'envi s'efforçaient de marcher sur ses traces et d'imiter sa ferveur et sa pénitence. Leur détachement de toutes les choses de la terre, et leur amour pour la pauvreté étaient si grands, que quand il leur manquait quelque chose, c'était alors que ces serviteurs de Dieu étaient les plus satisfaits et les plus contents. Leur unique soin consistait à le servir et à Lui plaire. Ils regardaient comme perdu tout le temps qui n'était pas employé à quelqu'acte d'obéissance, à l'office divin, à la prière, à l'action de grâces, à la contemplation ou à l'étude. Ils trouvaient tant de douceur dans la retraite qu'ils ne se lassaient jamais d'être seuls, et ceux là s'estimaient les plus heureux qui avaient plus de loisir de demeurer dans leurs cellules.

Telle était la ferveur et la gloire de cette maison naissante, que l'auteur de la vie de S. Filibert loue singulièrement sa charité, son abstinence, son humilité, sa chasteté : «Charitas ibidem fulget mira, abstinentia magna, humilitas summa, castitas per omnia». Lorsque Dieu fit connaître au saint abbé qu'il Lui serait agréable de voir travailler ses religieux à la conversion des peuples, dont plusieurs se perdaient pour n'être pas suffisamment instruits des vérités de l'Évangile (les longues incursions des peuples barbares avaient occasionné cette ignorance), S. Filibert y remédia par la prédication, à laquelle il employa plusieurs de ses religieux sous le bon plaisir de S. Ouen, sans l'agrément duquel il ne faisait jamais rien. Leur mission fut le salut de la Neustrie. La province retentit de la voix de ces hommes apostoliques, qui jusque-là n'avaient été attentifs qu'à travailler à leur propre sanctification, et le tout Puissant répandit tant de bénédictions sur leurs travaux spirituels, qu'en moins de dix ans ils eurent la consolation non seulement d'annoncer Jésus-Christ dans la Neustrie et aux environs, mais de voir augmenter leur communauté de 800 religieux, tous convertis par la force de leurs discours et par la sainteté de leur vie.

Les plus riches d'entre eux qui se convertissaient, donnaient leurs biens au monastère, ou en apportaient le prix aux pieds de S. Filibert, qui se servait d'eux et de leurs aumônes pour racheter des troupes de captifs dans les pays étrangers et barbares, où il les envoyait tantôt sur des vaisseaux marchands, tantôt sur des vaisseaux équipés aux dépens de l'abbaye, travailler à une si bonne œuvre (32). Ils ne délivrèrent pas seulement de ces malheureux esclaves qui étaient vendus souvent pour être remis à la boucherie et mangés, comme le porc et le bœuf ; ils firent encore passer à la liberté des enfants de Dieu un grand nombre de personnes libres selon le monde, mais esclaves du péché et du démon, sur qui l'exemple d'une charité si rare et leurs discours édifiants firent une impression très vive pour leur salut. La plus illustre de leurs conquêtes fut celle de S. Saëns, qu'ils amenèrent d'Irlande à Jumièges (33). Saint Filibert le reçut avec bonté, et sachant qu'il avait été élevé dans les principes de la religion et les exercices de la piété chrétienne, il lui accorda volontiers la grâce qu'il lui demanda d'être admis au rang des frères. Dès que Saëns en eût pris l'habit, il se montra si exact et si zélé dans l'observance de la règle, qu'il devint en peu de temps un modèle de régularité pour cette grande communauté. Personne ne paraissait plus humble ni plus mortifié que lui. Il mangeait peu, macérait son corps par diverses austérités, et lui laissait prendre peu de repos la nuit. Il veillait continuellement sur lui-même pour conserver une pureté parfaite dans la chasteté dont il faisait profession. Tant de vertus déterminèrent S. Filibert à lui donner l'office de cellérier, dont il s'acquitta dignement jusqu'en 678, que S. Ouen, qui l'honorait de son amitié et de sa confiance, l'établit abbé d'un monastère de son diocèse bâti par le roi Thierry III dans le pays de Caux, à 8 lieues de Rouen, où il mourut en odeur de sainteté vers l'an 689.

Les sciences sont cultivées à Jumièges. — On ne saurait douter après ce que nous venons de dire de la conversion des peuples de Neustrie et du soin de S. Filibert pour la rédemption des captifs dans les pays étrangers et barbares, qu'on ne cultivât les lettres à Jumièges avec un soin particulier. Autrement on n'aurait pu y former des prédicateurs pour annoncer la parole de Dieu non seulement aux gens du pays, mais dans des royaumes dont la langue sans ce secours leur aurait été inconnue. On peut même assurer, et je ne l'avance que sur le témoignage des auteurs qui nous ont donné l'état des lettres dans les Gaules au VIIe siècle, qu'il n'y avait guère que cette école et celle de Fontenelle en réputation dans toute la Neustrie. Nous aurons occasion de parler dans la suite des grands hommes qu'elle a produits, tels qu'ont été S. Saëns, S. Eucher évêque d'Orléans, S. Hugues archevêque de Rouen, S. Thierry, S. Gontard, et les auteurs des vies de S. Filibert, de S. Aycadre, de Sainte Austreberte, et autres écrivains à la fin du VIIe siècle et dans les suivants.

Après la mort de Clovis, qui arriva, comme nous l'avons dit, en 656, Sainte Bathilde gouverna le royaume durant la minorité de Clotaire III, et n'oublia pas dans les aumônes qu'elle fit abondamment couler dans le sein de plusieurs eglises, l'abbaye de Jumièges qu'elle avait toujours affectionnée. Le malheur des temps ne nous permet pas de mettre au jour les titres originaux des donations qu'elle y fit pendant les neuf années de sa régence ; mais deux chartes très anciennes nous ont conservé la mémoire de quelques-unes de ses libéralités, qui serviront au moins à entretenir jusqu'à la fin notre reconnaissance et notre vénération pour cette pieuse princesse. La première est de Drogon ou Dreux, comte d'Amiens, donnée à Meulant en 1030, la 42e année du roi Robert à compter du 1er janvier 988, où il fut sacré à Orléans et associé à Hugues Capet son père dans le gouvernement de la monarchie française. Dreux reconnaît par cette charte que Sainte Bathilde avait autrefois donné à l'abbaye de Jumiège la terre de Genèsville avec toutes ses appartenances, maisons, églises, moulins, etc., et qu'injustement Gautier son aïeul, sous la sauvegarde duquel l'abbé Robert avait mis cette terre dans des temps de troubles, avait abusé du titre d'avoué ou protecteur pour imposer aux vassaux, à son profit, des charges indues qu'ils ne pouvaient porter (34). Nous expliquerons cette charte plus en détail en parlant de l'abbé Thierry qui l'avait sollicitée trois ou quatre ans plutôt qu'elle n'est datée, et qui mourut avant de l'avoir pu obtenir. La seconde est du roi Robert en 1028, comme il paraît par la signature de Henri Ier son fils, qui ne fut couronné qu'en 1027, et de Richard III, duc de Normandie, que l'on sait n'avoir gouverné cette province que dans l'espace de deux années, 1027 et 1028. Ce qui rend cette date incontestable, c'est le nom de l'abbé Guillaume employé dans la charte, personne n'ignorant qu'il ne fut élu qu'à la fin de mai de l'an 1028. Quoi qu'il en soit de la date et des signatures de cette charte, elle ne sert pas moins à justifier les libéralités de Sainte Bathilde envers l'abbaye de Jumièges. En voici le sujet. L'abbaye possédait dès le temps de Sainte Bathilde (ce sont les termes de la charte) un bien dans le Beauvaisis nommé Montaterre. Ce bien passa en main séculière vers la fin du Xe siècle, par la faute d'un moine de la maison qui l'afferma à un chevalier nommé Hermann ; et le temps de la ferme étant expiré, Albert seigneur de Criel en Valois s'en empara à force ouverte. Guillaume alors abbé de Jumièges et ses moines en portèrent leurs plaintes au roi Robert, qui cita Albert à comparaître dans la ville de Senlis, où ayant reconnu l'injustice commise par ce seigneur, il le condamna à restituer la terre, et en resaisit l'abbé par cette charte (35).

Jumièges devenait de jour en jour plus florissant. La vie admirable qu'on y menait, répandait une odeur de sainteté dans tous les lieux, qui enlevait l'estime et les louanges de tous les peuples ; mais rien ne contribuait davantage à sa réputation que S. Filibert, que ses grandes lumières, sa sagesse et sa prudence, enfin le don des miracles et de prophétie le faisaient plutôt regarder comme un ange, que comme un homme revêtu d'un corps mortel (36). Saint Ouen l'honorait de son amitié, et venait souvent s'entretenir avec lui et S. Wandrille dans un hospice dépendant de Fontenelle (37) où l'on voyait encore avant la destruction de cette abbaye par les Danois, les chaises et les lits qui avaient servi à ces grands hommes dans leurs conférences (38). Saint Lambert successeur de S. Wandrille le respectait comme son père, malgré le différend qui s'éleva entre eux touchant ce partage de la forêt de Jumièges, où leurs abbayes étaient bâties. Saint Ouen qui avait été chargé de leur partager par moitié (39) ne l'avait pas fait avec une égalité si parfaite, que S. Filibert n'eut quelque lieu de se plaindre ; mais pour assoupir dans sa naissance cette division, qui aurait pu avoir des suites odieuses, S. Ouen transféra à l'abbaye de Duclair ce qu'il avait donné de trop au monastère de S. Wandrille, et moyennant ce nouveau partage, la paix fut rétablie entre les deux saints abbés. L'abbaye de Duclair (40), que nous ne connaissons que par cette dispute, était dédiée sous l'invocation de S. Denis, et c'est encore l'église paroissiale du bourg, à laquelle l'abbaye de Jumièges présente (41). Saint Lambert n'était pas le seul qui eut de la vénération pour la vertu de S. Filibert : plusieurs abbés non seulement de Normandie (42), mais aussi des autres provinces le regardaient comme l'oracle de leur siècle, et venaient eux-mêmes, ou envoyaient sous sa direction des religieux ou des prêtres, qui retournant ensuite dans leur cloîtres y établissaient la même observance et la même forme de vie qu'il leur avait enseignée.

Tandis que S. Filibert donnait à ceux qui le venaient voir des instructions utiles pour leur salut et pour l'avancement de ceux qui leur étaient confiés, ses soins et sa vigilance pour son troupeau ne faisaient qu'augmenter. Les jours paraissaient à peine suffire pour remplir à son égard tous les devoirs de sa charge. Les exercices publics n'étaient pas plutôt finis, qu'il fallait éclaircir les doutes de l'un, calmer les inquiétudes de l'autre, lever les scrupules de celui-ci, adoucir les peines de celui-là, et comme il avait un don particulier pour bien entendre l'Écriture sainte, et en faire l'application à son usage et à celui des autres, avec une sagesse admirable, il fournissait à tout sans paraître embarrassé, au point que lorsqu'on le croyait surchargé de tant d'occupations, sa charité s'étendait encore aux personnes du dehors, dont il était devenu l'arbitre dans toutes leurs contestations. Il n'y avait ni procès qu'il ne terminât, ni division qu'il n'apaisât. Il semblait dans ces occasions qu'il ne vivait que pour le prochain ; et c'est peut-être en effet l'idée qu'on en aurait eu et à laquelle on se serait trop étroitement borné, si l'on n'avait découvert qu'à l'exemple du Sauveur, après les travaux de la journée, il passait la plus grande partie des nuits en prières et en adoration.

Il n'est pas possible de rapporter toutes les faveurs qu'il plut à Dieu d'accorder à son serviteur dans ses communications avec lui ; mais on ne doit pas non plus les dissimuler toutes. Un jour qu'il faisait oraison dans la basilique de Saint-Pierre avant matines, un religieux qu'un semblable motif y avait arrêté, vit tout à coup l'église éclairée d'une si grande lumière qu'il jugea d'abord qu'on y avait allumé plusieurs flambeaux. Surpris de cette nouveauté, il tourne la tête, regarde de tous côtés et aperçoit le saint abbé, le corps immobile, le visage brillant comme un éclair et les yeux baignés de larmes, mais étincelants comme deux lampes ardentes. On l'a vu plusieurs fois depuis au chœur avoir des ravissements, dans lesquels son âme semblait avoir rompu toute union avec la matière et posséder Dieu, comme les bienheureux, par la claire vision, mais une grâce que le Seigneur se plaisait davantage à verser dans cette âme fut le don des larmes, dont le saint paraissait absolument le maître de les exciter à son gré, dès qu'il se disposait à quelqu'action, particulièrement lorsque la nécessité le contraignait à donner à son corps les soulagements dont l'humanité et le loi même ne lui permettaient pas de le priver.

L'an 662. — Tel était S. Filibert, un homme de prière, de mortification, de charité, uniquement occupé des intérêts de Dieu et du salut des âmes. Lorsqu'il forma le dessein de bâtir un monastère de filles, où il pût mettre à couvert de la corruption du siècle les premières conquêtes qu'il avait faites à la religion, parmi les personnes du sexe, et présenter un port assure à celles qu'il pourrait faire dans la suite, il en jeta les fondements à Pavilly, dans le pays de Caux, à 3,5 lieues de Rouen, vers le nord-ouest, et à une égale distance de Jumièges, sur un fonds qu'Amalbert Ketelbutre lui abandonna en 662. Il y reçut dès la fin de l'année suivante la fille de ce seigneur, nommée Anne, avec quelques jeunes filles de la province, et leur donna pour supérieure l'illustre vierge, Sainte Austreberte, qui était alors prieure de l'abbaye de Port, sur la Somme, au-dessous d'Abbeville, et qui souhaitait depuis longtemps être sous la direction de ce grand serviteur de Dieu (43). Il y avait trois églises dans l'enceinte de l'abbaye de Pavilly : la première sous le nom de la Sainte-Vierge ; la seconde sons le nom de Saint-Pierre, la troisième sous le nom de Saint-Martin. Cette sainte maison ayant été détruite pendant les horreurs du IXe siècle, fut rétablie seulement en forme de prieuré pour quatre religieux vers l'an 1090, et soumise en même temps à l'abbaye de Sainte-Catherine de Rouen. Le prieuré a été converti depuis en bénéfice simple, et est maintenant uni à la mense des Chartreux de Rouen, qui vinrent à bout en 1717 d'en faire prononcer la suppression en leur faveur.

On admirait la promptitude avec laquelle S. Filibert avait construit le monastère de Pavilly, et l'on ne pouvait considérer sans étonnement le grand nombre de filles qui embrassèrent l'état monastique sous sa direction. Il les conduisit pendant près de huit ans avec une sagesse qui ne fit qu'étendre sa réputation. Il s'appliqua surtout à y maintenir la même régularité qu'il faisait observer à Jumièges ; mais par malheur pour ces deux saintes communautés, l'impie Ébroïn, qui avait été renfermé à Luxeu lors de l'avènement de Childéric II à la couronne, trouva moyen d'en sortir quatre ans après sous Thierry, et de se faire rétablir dans sa charge de maire du Palais, par les seigneurs mêmes qui l'en avaient si justement dépouillé pour ses crimes et ses cruautés. Devenu plus furieux par le souvenir d'un châtiment qui lui aurait été salutaire, s'il l'avait reçu dans un esprit de soumission et de pénitence, il ne songea qu'à se venger de ceux qu'il crut avoir été les auteurs de sa disgrâce et les principaux obstacles de sa fortune. Le comte Guérin et S. Léger, évêque d'Autun furent les premières victimes de sa haine, sans qu'aucun prélat du royaume osât prendre sa défense, ni même paraître communiquer avec lui, de peur qu'on ne lui en fit un crime et qu'on ne le chassât de son siège. La plupart même des évêques flattaient le tyran dans ses injustices, parce qu'ils le craignaient ou qu'ils y avaient part (44).

L'an 674. — S. Filibert fut le seul qui entreprit de lui faire des remonstrances. Prêt à faire à Jésus-Christ le sacrifice de son repos, de sa liberté et de sa vie, il alla trouver Ébroïn, et l'aborda avec cette noble hardiesse qu'inspire la piété ; également respectueux et intrépide, il lui reprocha son irréligion et ses violences, et lui remit devant les yeux les justes et terribles jugements de Dieu, s'il n'expiait par de dignes fruits de pénitence sa désertion de Luxeu et les violences dont elle avait été suivie. Il le conjura même avec larmes de faire cesser la persécution et de rentrer dans son monastère (45).

Un homme altéré de sang, et qui n'avait à la bouche que des menaces contre ceux qui ne l'approuvaient pas, dut souffrir bien impatiemment une remontrance si vive ; et celui qui la faisait devait s'attendre à n'être pas écouté favorablement. Saint Filibert l'avait pensé de même ; mais le désir de ramener cet homme à récipiscence, ou de mériter auprès de lui le sort de S. Léger, l'empêcha de faire attention aux suites fâcheuses d'une démarche aussi délicate. Cependant Ébroïn, qui tout peu mesuré qu'il était dans ses procédés, ne laissait pas d'affecter encore quelques dehors de religion, n'osa le faire arrêter ; il feignit même de ne point s'offenser de ce que ce saint homme lui avait dit, et il le laissa retourner en paix après l'avoir inutilement tenté par des présents, bien résolu de le perdre aussitôt qu'il pourrait en trouver le spécieux prétexte. Son imagination féconde en toute sorte de malices, ne tarda guère à lui en fournir une dont le mystère le mit d'abord à l'abri du soupçon, mais qui ne servit ensuite qu'à faire mieux connaître la noirceur de son procédé. Il se servit de quelques clercs de l'Église de Rouen qui décrièrent le saint abbé dans l'esprit de son archevêque. Filibert assure même (46) qu'il le chargea d'une lettre qu'il supposait avoir été écrite par notre saint au roi Thierry par laquelle il accusait S. Ouen de le trahir, et priait le roi de le mettre à sa place sur le siège épiscopal de Rouen, lui offrant pour cela une somme considérable, qu'il avait recueillie des aumônes de plusieurs seigneurs du royaume. Si cette fausse lettre fut jamais écrite par Ébroïn et remise à S. Ouen par les ecclésiastiques qu'il avait subornés, et qui s'étaient rendus les instruments de sa vengeance et de sa perfidie, c'est ce que nous n'osons assurer ; mais il est constant que ces indignes ministres surprirent tellement la religion du saint archevêque par leurs calomnies, que tout ami qu'il était de S. Filibert, et tout persuadé qu'il devait être de son innocence et de sa sainteté, il le fit arrêter et conduire dans une noire prison de la ville de Rouen, en un lieu appelé aujourd'hui la Poterne, où l'on a depuis bâti une chapelle en l'honneur du saint, dans laquelle tous les ans au jour de sa fête on célèbre une messe solennelle pour faire réparation à son innocence (47).

L'horreur de la prison ne parut à S. Filibert ni plus déshonorant pour lui, ni plus insupportable qu'elle n'avait paru aux martyrs et aux confesseurs du nom de Jésus-Christ dans les premiers siècles de l'Église. Il y entra comme eux avec la joie du Saint-Esprit, et chantant des psaumes. La divine sagesse descendit avec lui dans ce lieu d'obscurité, et remplit son âme de tant de consolations célestes, qu'il n'apprit qu'avec peine les ordres de S. Ouen pour le mettre en liberté. Nous n'avons aucuns mémoires qui nous marquent précisément en quel temps elle lui fut rendue, ni comment le saint archevêque de Rouen reconnut son innocence et la part qu'Ébroïn avait eue à la flétrir. Fulbert (48) dit seulement que le saint abbé fut quelque temps en prison, et que S. Ouen ayant su les motifs de la haine d'Ébroïn contre le saint n'eut pas plutôt découvert que l'accusation intentée contre lui n'avait d'autre principe que cette injuste haine, qu'il conçut un extrême regret d'avoir persécuté un innocent et que l'ayant fait sortir avec honneur, il le rétablit dans son monastère.

Mais en adoptant les conjectures de Fulbert sur la détention de notre saint pendant quelque temps, per aliquod tempus, nous ne pouvons souscrire à ce qu'il ajoute que S. Ouen le fit sortir avec honneur et le rétablit dans sa dignité. Qu'il l'ait dû faire, c'est ce qu'on a droit de penser ; mais qu'il l'ait fait, c'est ce que Fulbert a supposé gratuitement et ce que nous ne pourrions croire que par le même esprit qui l'a porté lui même à l'avancer. Quel que soit donc notre respect pour S. Ouen, nous ne croyons pas y manquer en préférant à l'autorité du panégyriste de ses miracles, qui ne vivait qu'à la fin du XIe siècle, celle de l'anonyme qui écrivait la vie du saint fondateur de Jumièges à la fin du VIIe siècle, quinze ans au plus après sa mort. Or, nous apprenons de cet auteur que S. Filibert ayant été mis hors de prison sur une lettre de l'archevêque, s'en alla dans l'Aquitaine, vers Ansoald, évêque de Poitiers, sans avoir pu obtenir de S. Ouen selon le Père Martin, Minime, dans la vie de Sainte Austrebert, la permission de retourner à Jumièges, ni de voir l'abbesse de Pavilly, avec laquelle on l'avait accusé, dit le Père Pommeraye, d'avoir de secrètes intelligences, et de n'être pas l'un et l'autre aussi saints qu'ils le faisaient accroire.

Ceux qui auront quelque connaissance des liaisons de S. Ouen avec Ébroïn jusqu'au dernier moment de la vie de celui-ci, n'auront aucune difficulté à croire ce que nous disons sa conduite à l'égard de S. Filibert, lorsqu'il le fit délivrer de la prison. Ils déploreront avec nous, comme fit depuis cet illustre prélat, la misère de l'homme ; mais ils reconnaîtront en même temps que l'amitié du tyran, dont il se servit à la vérité dans plus d'une rencontre pour exécuter quelques entreprises de piété, pour empêcher de funestes divisions, et pour procurer la paix tant au dedans qu'au dehors du royaume, lui fit porter trop loin la complaisance, et le rendit coupable d'une injustice, qui ne peut être excusée que par le désir d'arrêter les violences d'Ébroïn, qui avait juré la ruine de l'abbé et de l'abbaye de Jumièges, dont il ne cessa pendant huit ans d'outrager les domestiques, battre les fermiers et ravager les terres, en sorte qu'il ne tint pas à lui que cette religieuse famille ne fût dispersée, ou qu'elle ne trouvât la mort dans son berceau.

Ce fut donc incontinent après être sorti de prison que S. Filibert se retira par forme d'exil auprès d'Ansoald, qui le reçut avec beaucoup d'humanité. Comme il n'ignorait pas l'injustice de la persécution que le saint abbé souffrait, et qu'il n'avait d'ailleurs rien à craindre d'Ébroïn dans une ville où la domination de son maître n'étendait pas, il traita le serviteur de Dieu, non comme un banni, mais comme un juste pour lequel il avait beaucoup de respect, et qu'il était bien aise d'entendre. Ansoald vivait alors dans un luxe et une mollesse peu conformes au ministère épiscopal ; il en fut repris par son saint hôte, et ayant reconnu par l'événement que l'esprit de prophétie était en lui, il renonça de bon cœur et sincèrement aux vanités du siècle et ne suivit plus que ses avis. Il eut souhaité le retenir auprès de lui, mais ses représentations et ses instances à cet effet furent inutiles. Tout ce qu'il put faire pour l'avoir au moins dans son diocèse, fut de l'engager lui-même à se charger de la construction d'un nouveau monastère, où il pût vivre en paix le reste de ses jours, et lui procurer la consolation de le voir de temps en temps. On choisit pour l'exécution de ce dessein l'île de Her ou Héria aux extrémités du Poitou et de la Bretagne, vers le midi de l'embouchure de la Loire, dans la mer de Gascogne. Saint Filibert la trouva plus propre encore que Jumièges au désir qu'il avait de jouir des avantages de la vie solitaire, et par les libéralités d'Ansoald il y bâtit l'abbaye qui porte aujourd'hui le nom de Noirmoutier. Il en fit le lieu de son exil, après que l'évêque de Poitiers lui en eût donné la conduite, et qu'il y eût fait venir des religieux de Jumièges pour y établir plus facilement l'observance et la pureté de la discipline. La fondation de cette nouvelle abbaye fut suivie peu de temps après de celle de Saint-Michel en l'Herm (49) et de la réforme des monastères de Saint-Benoît de Quinçay et de Notre-Dame de Luçon, que le saint abbé gouverna jusqu'à la mort.

Cependant S. Ouen, toujours prévenu contre lui, résolut de lui donner un successeur à Jumièges. La difficulté était de trouver un religieux qui voulût accepter sa dignité. Les conjonctures n'étaient pas favorables. La régularité s'y soutenait et l'exil du saint abbé n'avait pas ralenti le zèle de ses disciples. Le souvenir de la promesse qu'il leur avait faite de les revoir dans huit ans, les fortifiait de plus en plus dans la fidélité qu'ils lui avaient jurée, et modérait la douleur que leur causait son absence. Ils ne s'étonnèrent ni des menaces, ni des caresses qu'on leur fit : ils protestèrent toujours avec fermeté qu'ils ne recevraient qui que ce fût pour les gouverner, que de l'agrément de leur père spirituel.

Plusieurs croient que ce fût pendant ces contestations que S. Filibert envoya S. Aycadre pour tenir sa place, mais que S. Ouen ne voulut pas le recevoir. Son embarras néanmoins était grand, mais il ne fut pas long. Un misérable moine nommé Chrodobert qui étant encore dans le monde avait eu un fils, dont S. Filibert avait été le parrain, et qui depuis avait été reçu par le saint abbé à la profession religieuse, n'eut point honte de s'offrir pour commander à des hommes, dont il n'était pas même digne de la compagnie. Le besoin rendit ses offres nécessaires. Le saint archevêque les agréa ; mais Dieu pour venger l'injure faite à son serviteur punit sans délai l'ambition du téméraire, qui fut frappé de peste le jour même et mourut dans de si étranges douleurs, que ses os se séparèrent les uns des autres par la violence du mal.

Sans doute que S. Ouen ne fut pas instruit des circonstances d'une mort si terrible ; il est à présumer qu'il y eût reconnu le doigt de Dieu, et qu'il n'aurait osé donner un successeur au malheureux Chrodobert, dont le châtiment effroyable était une preuve bien évidente que S. Filibert n'était pas véritablement déposé, comme il paraît que le saint archevêque se l'était imaginé. Quoi qu'il en soit, il mit à sa place, pour gouverner la maison de Jumièges, Ragentran archidiacre de sa cathédrale ; mais celui-ci ayant été fort à propos et presque en même temps pourvu de l'évêché d'Avranches, il sortit de Rouen sans avoir voulu prendre possession de son abbaye.

L'an 681. - Ainsi le prieur claustral demeura chargé de son administration jusqu'à ce qu'enfin l'impie Ébroïn ayant été assassiné l'an 681 par un seigneur français nommé Ermenride, qu'il menaçait de mort après l'avoir dépouillé de tous ses biens, S. Filibert revint à Jumièges à la prière de S. Ouen même, qu'une charité plus éclairée avait entièrement désabusé.

Nous savons, et ce n'est pas la première fois que nous en avertissons, que quelques auteurs excessivement indulgents et touchés d'un respect religieux pour ce saint prélat, ont prétendu que sa réconciliation avec S. Filibert, et le rétablissement de celui-ci dans son abbaye avaient immédiatement suivi sa sortie de prison ; mais ce tour plus favorable et moins odieux ne convient point à la vérité de l'histoire. «Après le massacre de l'apostat Ebroïn, le Saint-Esprit commença d'éclairer l'âme du bienheureux Ouen, et lui pénétra le cœur d'une charité si tendre pour le bienheureux Filibert, qu'il l'envoia aussitôt prier de revenir incessamment à son abbaïe, et de lui donner la consolation de le voir et de renouveller ensemble leur ancienne amitié». Ce sont les propres expressions de l'auteur anonyme de la vie de notre saint, qui l'écrivait à Jumièges sous les yeux de l'abbé Cochin et les autres disciples de S. Filibert, de la bouche desquels il est vraisemblable qu'il avait appris ces faits, puisqu'il osait les publier de leur vivant avec tant d'assurance.

Saint Ouen lui-même désavoue ses apologistes, et oppose à la fausseté de leur témoignage la sincérité de son repentir. «Il déplora, dit l'auteur déjà cité, la misère de l'homme, qui est capable des plus grandes fautes avec les meilleures intentions. Ils s'embrassèrent l'un et l'autre, et s'étant pardonné réciproquement, ils firent connoitre à tous les assistants par la joie mutuelle qui éclatoit sur leurs visages que si le feu de la vraie charité peut être couvert de quelques cendres, il n'est pas éteint pour cela». Veut-on d'ailleurs, pour excuser S. Ouen d'une faute que ses larmes ont expiée, affaiblir la vérité de la prédiction de S. Filibert, qui, à l'occasion du vol de la croix de son église, qui ne fut retrouvée que le matin du neuvième jour, dit à quelques-uns de ses religieux que l'abbaye serait autant d'années sans son pasteur qu'elle avait été de jours sans croix : ce que l'événement confirma, puisqu'en effet il y avait huit ans entiers et le neuvième commencé que le saint abbé en était sorti quand S. Ouen lui envoya ses députés pour le prier de revenir.

Le lieu de leur entrevue nous est entièrement inconnu. Toutefois le préjugé est pour la ville de Rouen. Le silence de l'anonyme sur ce point, l'âge et la dignité de S. Ouen, qui le rendaient comme le père et le supérieur de S. Filibert, semblent autoriser cette conjecture. Il paraît d'ailleurs que ce ne fut que sur le bruit de l'arrivée du saint abbé dans cette capitale, que les religieux de Jumièges, ses chers et fidèles disciples, accompagnés d'une multitude prodigieuse de peuple, que la joie de son retour y avait attiré, prirent la résolution d'aller au devant de lui avec tout ce qu'ils avaient de saintes reliques dans leur monastère. Mais la divine Providence, qui lui accordait ce triomphe pour le récompenser de sa patience dans une longue et injuste persécution, ne permit pas qu'ils eussent le temps d'aller jusque-là. Ils le rencontrèrent en chemin avec S. Ouen, et les conduisirent l'un et l'autre, au chant des psaumes et des hymnes et aux applaudissements de tout le peuple jusqu'à Jumièges, où le saint archevêque voulut lui-même l'installer de nouveau.

Presqu'en même temps l'évêque de Poitiers vint à Jumièges dans le dessein de faire valoir ses droits sur S. Filibert et de le ramener en Poitou. Saint Ouen y était encore, suivant le Père Mabillon, qui croit que ce fut alors que l'option fut donnée au saint abbé de demeurer à Jumièges, ou de retourner à Noirmoutier, qu'il ne pouvait gouverner en même temps, vu la distance des lieux et son grand âge. L'amour de la solitude que S. Filibert avait goûté à Noirmoutier durant son exil le détermina au choix de ce monastère pour y finir jours, et il serait parti dès le moment avec les deux prélats, que le devoir de pasteur rappelait à leur troupeau, si Varaton, qui avait succédé au maire Ébroïn, n'eût dérangé le projet par la donation qu'il fit au saint abbé de sa terre de Villiers, au pays de Caux, à l'embouchure de la Seine, pour y bâtir un monastère de filles (50). C'est celui qu'on a appelé depuis Montivilliers, et qui subsiste encore aujourd'hui avec éclat et titre d'exemption.

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1*.  Luc d'Archery, Spicilegium, Paris, 1675, t. III, p. 190.¹ [¹ Cf., Edmond Martène et al., Spicilegium... Nova Editio..., Paris, Montalant, 3 volumes, 1723.]

2†.  M. l'abbé Cochet fait remonter Jumièges à l'époque romaine, et même à l'époque gauloise. Dans la vie de S. Filibert on rapporte que ce saint abbé fonda son monastère dans un lieu où les anciens avaient établi un castrum. «Ibidem castrum considarant antiqui.» On a trouvé en 1857, en abattant un chêne dans le bois de Jumièges, un vase contenant des bronzes de l'époque gallo-romaine. On remarque, comme de la plus haute antiquité, le long terrassemente de l'isthme qui isole toute la presqu'île, composé d'un creux et d'un rejet de terre que les temps n'ont pu combler ni abattre.

Une preuve plus curieuse nous paraît pouvoir être tirée du ms. Y 127 de la Bibliothèque de Rouen. Les découvertes d'antiquités étaient si fréquentes dans la presqu'île Gémétique que dans le Rituel à l'usage de l'abbaye, écrit dans les premières années du XIe siècle (1000 à 1034), on trouve une oraison spéciale pour la purification des antiques, ORATIO SUPER VASA IN LOCO ANTICO REPERTA : Omnipotens sempiterne Deus, insere te officiis nostris et hæc vascula ARTE FABRICATA GENTILIUM, sublimitatus tuæ potentiâ ita emundare digneris, ut, omni immundiciâ depulsâ, sint tuis fidelibus tempore pacis atque tranquilitatis utenda ; per ...

Les moines du XIe siècle en savaient plus sur l'origine de ces vases que ce docteur qui faisait graver au XVIIe siècle le portrait d'un pot de terre qui croist naturellement en terre avec d'autre vaiselle.

3*.  Anonyme, Vita Filiberti, Jumièges, VIIIe siècle¹, apud Jean Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris. [¹ Un manuscrit est conservé à Tournus et aux archives du Vatican.]

4†.  La queue de vin de Haute-feuille, provenant de Jumièges, se vendait en 1405 et 1406 le prix de 4 livres ; voir Charles de Beaurepaire, Notes et documents concernant l'état des campagnes de la Haute-Normandie, dans les derniers temps du moyen-âge, Rouen, Hérissey, 1865, p. 362.

On exportait encore au XVIIIe siècle des vins de Conihout, les plus estimés de la presqu'île ; ils étaient exempts de droits, de musson et de choix, et payaient seulement 16 deniers par queue pour la coutume à la vicomté de l'Eau de Rouen ; voir Charles de Beaurepaire, De la Vicomté de l'Eau de Rouen, Évreux, Hérissey, 1856, pp. 24, 298 et 299.

Deux clos, l'un dans l'enceinte même de l'abbaye de Jumièges, l'autre au manoir de la Belle-Agnès, au Mesnil, portent encore sur le cadastre le nom de Clos de Vigne ; voir Émile Savalle, Les Derniers Moines de l'abbaye de Jumièges, Rouen, Brière, 1867, p. 18 et aussi l'abbé Cochet, Les Anciens vignobles de la Normandie, Rouen, Boissel, 1866, passim. [¹ Voir section I de l'Annexe au chapitre 20.]

5*.  Jean Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, 1703-1739, t. XIV, p. 431. Il doit y avoir ici une singulière exagération. La vie de S. Filibert parle seulement de poissons de cinquante pieds de longueur, pisces marini quinquagenis pedibus longi ; voir Société des Bollandistes, Acta Sanctorum, Augusti, 1733, p. 76 ; Jean Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris, 1669, t. II, p. 320.

6†.  Tous les détails qui vont suivre sont extraits de la seule vie ancienne de S. Filibert qui nous resta et qui a été publiée d'abord par Dom Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris, 1669, t. II, pp. 816-825 ; puis, avec d'excellentes annotations de Guillaume Cuypers, par la Société des Bollandistes, Acta sanctorum, Augusti, Antwerp, 1733, pp. 66-95.

Pierre-François Chifflet, Histoire de l'Abbaye de Tournus, Dijon, Chavance, 1664, pp. 70 et suiv., l'avait déjà donnée dans les preuves. Cette vie fut écrite par ordre de Cochin, troisième abbé de Jumièges, mais on doit conclure d'un passage des actes de Sainte Austreberte, qu'il existait une vie plus ancienne, aujourd'hui perdue pour nous ; voir Société des Bollandistes, Acta Sanctorum, Februarii, p. 429. Les anciens ont généralement écrit avec un F le nom de notre saint (Filibert) ; cependant l'orthographe moderne Philibert a prévalu.

7†.  Vic ou Vic-Jour, en latin Vicus-Julius : aujourd'hui Vic-Fézensac (Gers). Le siège épiscopal de Vic fut transféré à Aire (Landes) ; voir Jean-François Godescard, Abrégé des vies des Pères, des martyrs et des autres principaux saints, Paris, Warée, 1802, «20 août».

8†.  Eause : aujourd'hui Eauze (Gers), chef-lieu de canton de l'arrondissement de Condom, ancienne Elusa, capitale des Elusates, et métropole de la Novempopulanie ; voir Jacques-Paul Migne, Dictionnaire de géographie sacrée et ecclésiastique, Paris, 1852.

De fréquentes découvertes d'antiquités chrétiennes ont récemment encore démontré l'importance de cette cité et le développement du christianisme dans la région dès les premiers siècles de notre ère ; voir Mémoires de la Société des Antiquaires de France, 1880, t. XLI, pp. 103, 133 et 209.

9†.  Cf., Epistola Catholica B. Jacobi Apostoli, (IV) : «... Amicitia hujus inimica est Dei».

10†. Luxeu, en latin Luxovium : aujourd'hui Luxeuil (Haute-Saône). Saint Colomban y fonda un célèbre monastère en 590, où Ébroïn, en 670, et S. Léger, évêque d'Autun, en 673, furent tour à tour emprisonnés. L'abbaye subsista jusqu'à la Révolution. Elle sert aujourd'hui de séminaire.

11†. Allusion à ce passage des Actes des Apôtres (1:18) : «... et suspensus crepuit medius et diffusa sunt omnia viscera ejus.»¹ [¹ «... ; son corps s'est ouvert par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues.»]

12†. Abbaye de Luxeil : Luxeuil faisait partie de la Franche-Comté, au pied du mont de Vauge.

13†. Abbaye de Bobbio : dans le Milanais, situé sur une colline des Apennins. C'est là aussi que S. Wandrille, l'émule et l'ami de S. Filibert, alla se former à l'esprit monastique.

14†. Abbaye de Noirmoutier : dans une île de l'Océan atlantique, près de la côte de Vendée.

15†. Abbaye de Quinçay : près de Poitiers (Vienne).

16*. Hariulf d'Oudenbourg, Chronicon centulense¹, vers 1110, t. I, ch. 26.¹ [¹ «Chronique de l'abbaye de Saint-Riquier» ; voir Ernest Prarond, op. cit., Abbeville, Fourdrinier, 1899.]

17*. Anonyme, Vita Filiberti, apud. Mabillon, op. cit.

18*. On voit par cette ancienne dénomination du pays que l'étymologie de Jumièges ne vient pas, comme quelque-uns l'ont prétendu, des gémissements des moines de ce saint lieu ni de l'histoire des jumeaux de France, fils de Clovis et de Sainte Bathilde, dont nous aurons occasion de parler dans la suite.

19*. Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, t. XIV, p. 430.

20*. Gabriel Du Moulin, Histoire générale de Normandie, Rouen, Osmont, 1631, p. 7.

21*. Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, t. XIV.

22*. Claude Fleury, Histoire ecclésiastique, Bruxelles, Fricx, 1716-1740, t. VIII, p. 494.

23*. Adrien Baillet, Chronologie des saints, Paris, Roulland, 1703, «Vie. de S. Filibert».

24*. Martin Bouquet, Scriptores rerum Gallicarum et Francicarum¹, Paris, t. III, p. 598. [¹ «Recueil des historiens des Gaules et de la France».]

25*. Orderic Vital, Histoire ecclésiastique, t. V., ad anno 1080.

26*. Saint Antonin de Florence, Summa Theologica Moralis, Venise, 1477, t. II.

27*. Vincent de Beauvais, Speculum majus ; Speculum historiale, XIIIe siècle, t. IV, ch. 94.

28*. Guillaume Gazét ; voir Godescard, op. cit., «20 août».

29*. Anonyme, Vita Filiberti, apud Mabillon, op. cit., t. XIV, ad anno 655 ; Antonio de Yepes, Coronica general de la Orden de San Benito, Valladolid, 1617, t. II, anno 684.

30*. Cela fait assez sentir l'illusion de ceux qui jugent de l'état ancien de Jumièges par son état moderne.

31*. Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris, 1669, t. II, p. 691.

32*. ibid.

33*. Anonyme, Vita S. Sidonius, vers 1150, apud Hugo Menardus, Martyrologium sanctorum ordinis divi Benedicti, Paris, 1629, pp. 747-749¹. [¹ Voir aussi : Congrégation de Saint-Maur, Gallia christiana, Paris, 1874, p. 122 ; Albert Tougard, Vie de saint Saens, Paris, Dumont, 1890 ; Bernardin de Mathan, Saint Saën : le moine, l'abbé, le fondateur, Neufchâtel-en-Bray, Radiguet, 1979.]

34*. Antoine Du Moustier, Neustria Pia, Rouen, Berthelin, 1663, p. 331 ; voir aussi les preuves justificatives art. Ier, et Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris, 1669, t. II, p. 909.

35*. Gian Domenico Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Venise, Zatta, 1759, t. I, col. 389 ; et Preuves, art. 2.

36*. Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris, 1669, t. II, p. 820 et seq.

37*. D'Archery, op. cit., t. III, p. 193.

38†. Il s'agit probablement ici de la chapelle de Saint-Amand, sise au hameau de Gôville ou Gauville (paroisse de Saint-Wandrille), chapelle qui subsistait encore au commencement de XIXe siècle, puisque M. Lesage a pu la dessiner en 1828 dans des Monuments civiles ou religieux de la ville de Caudebac-en-Caux (Bibliothèque de Rouen, ms Y).

39*. Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, 1703, t. I, p. 506.

40†. L'abbaye de Duclair : tous les historiens de la Normandie font mention de cette abbaye au VIIe siècle, elle se composait de moines et a été gouvernée par un abbé du nom de Lidoald, mais aucun ne donne sur ce monastère des renseignements précis. On conjecture qu'il aura été détruit lors de l'invasion des Normands au IXe siècle.

41†. On conserve au grand séminaire de Rouen un curieux recueil de pièces provenant de l'abbaye de Jumièges où se trouvent des mémoires judiciaires relatifs aux droits des moines dans l'église de Duclair. Cet édifice offre encore deux chapiteaux fort curieux, contemporains peut-être de S. Filibert.

42*. Mabillon, Acta sanctorum ordinis S. Benedicti, Paris, 1669, t. II. p. 822.

43*. Mabillon, Annales ordinis S. Benedicti, Paris, 1703, t. I, p. 469.

44†. À ce sujet, on peut consulter Dom Jean-Baptise Pitra, Histoire de Saint Léger, Paris, Waille, 1846.

45*. Anonyme, Vita Filiberti, apud Mabillon, op. cit.

46*. Anonyme, Vita S. Aicadri, apud Laurentius Surius, De probatis sanctorum historiis, Cologne, 1570-1575.

47†. La chapelle de Saint-Filibert ou Philibert avait été construite en 1218, sur l'emplacement d'une tour, appelée au 11e siècle, tour Alvarède, qui dépendait des anciennes fortifications. Elle subsiste jusqu'en 1791. Une maison de la rue de la Poterne qui portait avant la Révolution le nom d'hôtel de Jumièges, conserve encore des vestiges de la tour d'Alvarède qui aurait servi de prison à S. Filibert. On voyait encore, en 1840, des traces de la chapelle Saint-Filibert dans deux maisons qui ont été démolies. Il y avait dans cette chapelle un tableau représentant la délivrance de ce saint. L'hôtel de Jumièges appelé autrefois le manoir de la chapelle de Saint-Filibert ou de la tour d'Alvarède était un hospice de l'abbaye de Jumièges, à laquelle appartenait tous le terrain qui s'étendait depuis cette tour presque vis-à-vis du Marché-Neuf, et qui formait alors une grande place vide, sur laquelle fut bâti plus tard l'hôtel de la Présidence. L'hôtel de l'abbaye de Jumièges figure dans les plans de 1655 et de 1724 ; voir Pierre Périaux, Dictionnaire indicateur des rues et places de Rouen, Rouen, Périaux, 1819, p. 492.

48†. Fulbert : moine de Saint-Ouen de Rouen vers la fin du XIe siècle retoucha la vie de S. Achard (ou Aycadre) ; voir Congrégation de Saint Maur, Histoire littéraire de la France, Paris, Palmé, 1868, t. VIII, pp. 379-385.

49†. Saint-Michel en l'Herm : petit port dans le département de la Vendée, sur le canal de Fontenelle, affluent dans la baie d'Aiguillon.

50*. Anonyme, Vita Filiberti, apud Mabillon, op. cit.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 2

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]