«HISTOIRE DE L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-PIERRE DE JUMIÈGES» ; 16


CHAPITRE 16. — Hippolyte d'Est, 68e abbé (1539). — Gabriel Le Veneur, 69e abbé (1549). — Charles de Bourbon, 70e abbé (1574). — Charles de Bourbon-Vendôme, 71e abbé (1590). — René de Courtenay, 72e abbé (1594). — Notes de bas de page.


HIPPOLYTE D'EST, SOIXANTE-HUITIÈME ABBÉ (1539).

Les religieux de Jumièges s'étant assemblés pour l'élection d'un abbé, élurent d'une commune voix le neveu de François de Fontenai [le soixante-septième abbé, qui mourut le 23 août 1539], et firent confirmer son élection par le pape. Elle leur appartenait de droit par la réunion de leur abbaye à la congrégation de Chezal-Benoît ; mais le roi, ayant appris le départ de leur envoyé en Cour de Rome, prétendit faire valoir le droit qu'il avait acquis par le concordat de 1516, et leur ayant fait défense d'avoir aucun égard aux bulles qu'ils pourraient recevoir, il nomma de son côté Hippolyte d'Est, cardinal de Ferrare, fils d'Alphonse Ier et de Lucrèce Borgia, qui obtint des bulles de Paul III le 8 novembre de la même année, et envoya prendre possession le 20 mars 1540, en vertu d'une commission du roi adressée au bailli de Rouen le 27 décembre de l'année précédente ; mais les religieux s'y étant opposés, il ne fut mis en possession que le 8 juillet suivant, après que le roi eut nommé le neveu de François de Fontenai à l'abbaye de Notre-Dame de Valmont, qui vint aussi à vaquer par la démission de Dom Jean Ribaud, son réformateur (1).

On lit dans l'acte de prise de possession par un Italien, Thomas Delvuchio, vicaire et procureur général du cardinal de Ferrare, que les religieux protestèrent contre l'infraction du privilège qui leur avait été accordé par le Saint-Siège et par le roi d'élire leur abbé ; mais cette protestation n'empêcha pas Thomas Delvuchio d'exécuter sa commission, ni les religieux de l'accompagner à l'église au son des cloches, et au chapitre, où il prêta le serment accoutumé et reçut celui des religieux aux conditions maintenues dans leurs libertés et franchises, ainsi qu'ils l'avaient été sous les abbés précédents (2).

Thomas Delvuchio promit tout ce qu'on lui demanda, bien résolu néanmoins de ne tenir que ce qu'il ne pourrait refuser ; et, en effet, dès le lendemain de la prise de possession, il déclara ses prétentions sur les prieurés et offices claustraux, qu'il se mit en devoir de mettre sous la main du cardinal (3) ; mais les religieux, voyant qu'il ne tendait à rien de moins qu'à les dépouiller entièrement, l'arrêtèrent dans son entreprise par une clameur de haro, et le citèrent au Parlement, qui envoya un commissaire sur les lieux pour examiner l'affaire et pacifier les troubles dans leur naissance (4). Cette démarche n'aboutit à rien. Le commissaire, qui ne cherchait qu'à amuser les moines, dans la crainte de s'attirer la haine du cardinal, ne voulut rien décider, quoiqu'on l'eût suffisamment instruit, par les titres qui lui furent mis entre les mains, que la mense abbatiale avait toujours été séparée de celles des religieux, et que les abbés n'avaient jamais eu d'autre part aux prieurés et offices claustraux que la nomination à ces mêmes offices. On convint seulement de laisser les choses en l'état où elles étaient jusqu'à l'arrivée du cardinal, qui, n'ayant pu venir à Jumièges, écrivit aux religieux pour les engager à choisir des arbitres qui pussent terminer à l'amiable les différends que son vicaire général avait avec eu, touchant le partage des biens, ou une pension honnête pour leur nourriture et leur entretien. Les religieux, déjà las de ce commencement de contestation, consentirent à la proposition de leur abbé, et l'on choisit de part et d'autre le cardinal de Bourbon, avec le prieur de Saint-Martin-des-Champs, Denis Maréchal, docteur en théologie et prieur du collège de Cluny, le prieur de Saint-Victor de Paris et le sous-prieur de Ferrières en Gatinois, pour finir cette grande affaire. L'assemblée se tint à l'hôtel de Bourbon le 3 de novembre de la même année 1540, et les arbitres s'étant trouvés d'un même avis, ils rendirent une sentence arbitrale, par laquelle ils abandonnèrent tout le revenu de l'abbaye au cardinal de Ferrare, moyennant une redevance de 48 mines de blé froment, mesure de Jumièges, pour le pain des religieux, dont le nombre fut fixé à quarante, 130 muids de vin de Longueville et de Vaux, 200 cordes de bois, 400 fagots et bourrées, 2600 livres d'argent pour la dépense du réfectoire commun, pour la chandelle et le vestiaire ; 350 livres pour l'infirmerie, gages et honoraires du médecin, chirurgien, apothicaire et barbier ; 120 livres pour la table des hôtes ; les frais de réception d'un président, conseiller, gentilhomme ou autre personne considérable, réservés à l'abbé ; 120 livres pour les gages de domestiques, avec 3 muids de blé méteil ; 10 muids de vin de Conihout et 20 muids de cidre pour leur nourriture et leur boisson ; 50 livres pour l'entretien du linge et des meubles dans les chambres, réfectoire, infirmerie et autres lieux ; 140 livres pour le luminaire de l'église et du dortoir ; la nourriture de trois chevaux à l'usage des religieux, et 25 livres pour le blanchissage du linge de la sacristie. La fourniture et réparations d'ornements demeurent à la charge de l'abbé, ainsi que les aumônes, les gages des officiers de justice et le pain et le vin dus aux curés dans le temps pascal (5).

On peut conclure de tout ce détail que les offices claustraux furent abandonnés à l'abbé ; au moins ne voyons-nous pas que les arbitres en aient fait exception ; ce qu'ils ne firent pas pour les prieurés, sur lesquels ils déclarèrent ne vouloir rien ordonner, malgré les instances de Thomas Delvuchio, qui les voulait faire passer en diminution de 2600 livres qu'ils avaient assignées aux religieux pour leur nourriture et autres besoins. Au reste, les moines ne s'obligèrent à observer ce traité qu'autant de temps que le cardinal de Ferrare serait leur abbé ; il ne subsista pas même jusqu'à sa démission, comme nous le verrons dans la suite (6). Thomas Delvuchio, à son retour de Paris, voulut se faire remettre les clefs du trésor, en vertu de la sentence arbitrale qui chargeait le cardinal de Férrare de la fourniture des ornements de l'église ; mais le Parlement le débouta de ses prétentions et commit sa garde frère Pierre Le Sec, prieur claustral, dont nous avons parlé à l'occasion du traité que Jacques d'Amboise et les religieux firent en 1499 avec les prieurs de Croutes et de Dame-Marie. En conséquence de cette commission, le prieur claustral se fit donner, en 1541, un inventaire des saintes reliques, dans lequel nous trouvons, plus que dans les précédents, un tabernacle d'argent doré, dans lequel il y avait de la terre de S. Laurent et quelques ossements d'autres saints ; une châsse d'argent soutenue par deux anges, dans laquelle était renfermée une côte de S. Filibert, fondateur de l'abbaye ; la fierté de S. Aidan, autour de laquelle étaient huit images de vermeil ; la pointe d'un clou de Notre Seigneur, enchâssée en argent ; deux dents de S. Jean-Baptiste dans un cristal porté par deux anges d'argent doré ; un reliquaire des trois Maries, un reliquaire de Sainte Madeleine, un bras de S. Léonard, un reliquaire de Sainte Austreberte, une main de S. Paul, enchâssée en argent, et son épée gardée dans un coffre avec quelques pierres du martyre de S. Étienne. Nous ne parlerons pas des ossements, parce que le détail en serait trop long et peut-être ennuyeux. Le reste de l'argenterie consistait en 19 calices, 1 boîte pour le pain à chanter, 1 soleil, 2 encensoirs avec leurs navettes, 8 chandeliers, 3 croix, 2 crosses, 2 anneaux pontificaux et 2 mitres enrichies de plusieurs pierres précieuses. Les non-prêtres se servaient pour la communion d'un long voile rouge, et le chœur était encore séparé du sanctuaire, en Carême, par une grande courtine de satin incarnat.

Cette même année 1541 et la suivante, le cardinal de Ferrare obtint deux coupes de bois dans la forêt de Jumièges, dont le prix monta à 75000 livres. Il en employa 12000 à la construction d'un vaisseau pour le roi, et 3000 pour la fonte des cloches et pour quelques réparations aux lieux réguliers et à l'église paroissiale (7). On ignora l'emploi des 60000 livres restant, parce que le roi fit défense aux religieux et au Parlement de Normandie d'en faire aucune information, attendu que les deniers provenant de ces deux ventes ayant été employés aux besoins de l'État, conformément aux ordres qu'il en avait donnés au cardinal, ce n'était ni à eux ni à son Parlement à vouloir connaître sa volonté souveraine (8). Le Parlement, n'osant passer outre, enregistra les lettres du roi le 25 septembre 1543, et les religieux s'y soumirent par respect.

Cependant ils se plaignirent beaucoup, dans une requête au cardinal, de la désolation de leur forêt et du peu d'exactitude de ses receveurs à leur fournir les blés qu'on devait leur livrer en certains temps. Ils lui représentèrent que la sentence arbitrale de 1540 leur était extrêmement préjudiciable ; qu'il n'y avait pas moyen de la laisser subsister, et le prièrent, en conséquence, de consentir à la suppression de ce traité. Leurs instances pour cela furent si vives et si souvent réitérées, que le cardinal crut devoir se rendre à leurs sollicitations. Il leur permit de faire des partages de concert avec ses agents ; mais, si nous en croyons nos mémoires, ces mauvais serviteurs usèrent de tant d'artifices et de menaces, que les religieux ne furent pas libres de dire seulement leur avis, ni de faire aucune remontrance sur les articles qu'on voulait leur accorder. Tous furent séduits ou intimidés. Dom Laurent Gauvin, que son mérite fit élever depuis à la dignité abbatiale de Saint-Martin de Séez, fut le seul assez généreux pour leur résister et pour s'opposer à la ratification du traité. Sa résistance fut punie de prison, où l'on remarque que les nécessités de la vie lui furent données avec moins de soin qu'aux chiens de l'abbaye ; mais, plus on fit d'efforts pour le déterminer à signer, plus il marqua de résolution de s'exposer plutôt à la mort que de trahir les intérêts de son monastère.

Sur ces entrefaites, le cardinal de Ferrare vint à Jumièges et se fit amener le prisonnier. Il l'entretint quelque temps en présence des seigneurs qui l'accompagnaient, et il fut si édifié de sa vertu qu'il l'embrassa plusieurs fois et le voulut retenir à souper ; mais l'humble religieux s'en excusa en disant agréablement que l'obscurité de sa prison ne lui avait point fait oublier qu'il était jeûne de règle, et que, puisqu'on lui rendait la liberté, il en profiterait pour aller faire la collation avec ses frères. Le cardinal n'insista pas davantage ; mais le lendemain il vint au chapitre, où, après avoir blâmé la violence de ses agents et la lâcheté des moines, il loua hautement la piété et le courage de Dom Gauvin, et s'étant fait apporter une plume et de l'encre, il lui donna pouvoir de dresser lui-même les articles du concordat et lui promit d'agréer tout ce qu'il aurait réglé. Les religieux pressèrent Dom Gauvin de profiter de la confiance que lui témoignait le cardinal ; mais il refusa cette marque de distinction, voulant que ses frères eussent part à tout ce qui serait arrêté, ce que le cardinal leur accorda la veille de son départ.

Dès le lendemain, qui était le 21 février 1544, les religieux de Jumièges s'assemblèrent au nombre de trente-trois, et étant convenus ensemble, à la pluralité des suffrages, de choisir les biens qui seraient plus à leur bienséance, ils dressèrent les articles du traité et l'envoyèrent au cardinal par Dom Gauvin et deux députés d'entre eux pour le prier de le ratifier. Le cardinal voulait le signer sans examen ; mais Dom Gauvin ne l'ayant pas voulu, le traité fut mis aux mains d'officiers du conseil, et, sur leur rapport, il fut conclu que, pour éviter tout sujet de plainte et de contestation entre le chef et les membres, le cardinal de Ferrare, dérogeant à la sentence arbitrale de Louis de Bourbon et au concordat de ses vicaires généraux, abandonnait pour lui et ses successeurs aux religieux de Jumièges présents et acceptants, sains et malades, au nombre de quarante, pour leur nourriture, vêtement, et autres nécessités :

1° le domaine en terres, prés, pâturages, jardins, vignes, dîmes de tous grains et de vins, droits seigneuriaux utiles et honorifiques, cens et rentes dans les paroisses de Jumièges, d'Yainville et du Mesnil, avec l'eau et la pêche dans la rivière de Seine, depuis le Rouge-Saule jusqu'à l'Anerie, le port et passage de Jumièges et du Trait, 20 livres tournois, quatre chapons et un porc de rente sur les fruits et revenus de l'église de Jumièges, les mortuaires de la même église et de celle du Mesnil, 6 livres tournois de pension annuelle sur les églises d'Yainville et du Trait, et généralement tous les revenus de ces trois paroisses, à la réserve des bois et des amendes de la forêt de Jumièges ;

2° le domaine de Duclair en terres, prés, pâturages, les deux tiers de la dîme, 20 livres de pension sur l'église, les deux parts des oblations, aux jours de Pâques, Noël et Purification de la Saint Vierge, les droits du marché, le port, les moulins et les cens et rentes tant audit lieu qu'à Épinay, Varengeville et Saint-Paër ;

3° le moulin de l'Aunay, avec la dîme de Saint-Martin et de Saint-Nicolas du Trait, appelée la dîme du sacristain ;

4° la ferme et traits seigneuriaux de Hauville et lieux en dépendant, avec le moulin à vent de la dite paroisse, et les cens et rentes de Neuvilette ;

5° la terre et fief de Guisiniers, avec les dîmes, oblations, sépultures, et la dixième semaine du moulin Thorel à Andelis ;

6° une maison, étable et pressoir à Saint-Pierre de Longueville, avec 5,5 arpents de vignes, 11 acres de terre, les deux tiers de la dîme de tous grains, la dîme des vins et les cens et rentes audit lieu et à l'entour ;

7° une terre et 8 arpents de vignes à Vaux, proche Meulant ;

8° 16 livres tournois et 60 mines de blé froment sur la ferme de Saint-Paër ;

9° 2 muids, 2 mines et 4 boisseaux d'avoine sur la baronnie de Norville ;

10° 13 porcs sur les baronnies de Vimoutiers et de Coulonces ;

11° les maisons, jardins et vergers de la Poterne ;

12° enfin 200 cordes de bois et 4,000 fagots dans la forêt de Jumièges ou de Brotonne.

De toutes lesquelles choses le cardinal s'engagea de faire jouir les religieux, ou de les dédommager par des fonds de même nature et d'égale valeur, si dans la suite, par procès, guerres ou autrement, ils s'étaient troublés dans leur possession. Il s'engagea de plus de les indemniser des décimes ordinaires et extraordinaires, dons gratuits, subsides, impositions, collectes, ban et arrière-ban, contributions et frais de procédures mues ou à mouvoir à raison des articles cédés, dont les réparations mêmes demeureront à sa charge, ainsi que des lieux reguliers.

Les choses ainsi réglées pour la mense conventuelle, les religieux, de leur côté, renoncèrent, en faveur du cardinal, au reste du domaine de l'abbaye, et s'obligèrent à lui fournir, ou à ses receveurs, 2000 bottes de foin par an ; 14 brinchets ou pains de seigle, avec 6 pots de boisson par semaine à la léproserie de Saint-Nicolas-du-Bout-du-Bosc, et 8 livres tournois par chacun an au chapelain, et 14 pains aussi par semaine au prévôt de Jumièges, et, en l'absence de l'abbé ou de ses receveurs, un dîner ou un souper au sénéchal, sous-sénéchal, procureur et greffier de la justice, outre les honoraires de 100 sols au sénéchal, 4 livres au sous-sénéchal, 25 sols de rente au sieur de Clères, 20 sols aux religieux du Valasse, 15 sols 6 deniers à M. de Berville ou à son prévôt, 20 sols au verdier de la forêt de Brotonne, en leur livrant le bois de leur chauffage, et le pain et le vin de la Pâques aux curés de la dépendance de l'abbaye. Après la conclusion de ces articles, il ne restait rien à désirer aux parties que la confirmation de leur traité par le pape et par le roi. Elle était nécessaire pour le rendre irrévocable ; mais on ne fut pas d'accord sur le paiement des frais qu'il fallait faire pour en venir à bout. Le sentiment de Dom Gauvin prévalut encore en cette occasion. Le cardinal, à sa persuasion, se chargea de toute la dépense, et voulut même qu'il en fût fait mention dans le concordat qu'il fit effectivement approuver par le pape Paul III, le 9 mars 1546, confirmer par le roi et homologuer au Parlement de Paris, le 18 janvier 1549, et à celui de Rouen, le 16 février de la même année, qui fut aussi celle de sa démission en faveur de l'évêque d'Évreux. Sa mémoire est encore aujourd'hui en bénédiction dans l'église paroissiale de Jumièges, dont il fit relever la tour, et dans l'abbaye qu'il fit exempter d'aller à l'arrière-ban, et d'y contribuer, comme il paraît par les lettres du roi, données à Paris le 27 et le 28 juin des années 1542 et 1544. L'Arioste et Muret ont parlé de lui avec éloge et lui ont dédié plusieurs de leurs ouvrages (9).


GABRIEL LE VENEUR, SOIXANTE-NEUVIÈME ABBÉ (1549).

Paul III, ayant reçu la démission du cardinal de Ferrare, envoya des bulles à Gabriel Le Veneur, évêque d'Évreux, pour prendre possession de l'abbaye de Jumièges (10). La cérémonie s'en fit le 25 novembre 1549, en présence des religieux, qui le conduisirent à l'église, au chapitre, où il ratifia devant, notaires le traité fait entre eux et son prédécesseur, et fit serment sur les Saints Évangiles de défendre de tout son pouvoir les personnes et les biens de son église, d'en conserver fidèlement les droits, libertés, privilèges, statuts et coutumes approuvés, de ne jamais aliéner aucune portion de ses revenus, et même de faire tous ses efforts pour faire rentrer ceux qui auraient pu être aliénés avant lui. Après quoi les religieux lui promirent obéissance selon la règle et lui en délivrèrent un acte. Il fut fidèle à sa promesse durant les sept premières années de sa commende, pendant lesquelles on trouve plusieurs affaires heureusement terminées par ses soins, en faveur des religieux : 1° leur droit de pêche dans la rivière de Seine du côté du Lendin, conservé contre le sieur Jean Garin, seigneur du lieu, par une sentence du lieutenant de la vicomté du Pont-Audemer, datée du 15 juillet 1553 ; 2° le même droit de pêche depuis Jumièges jusqu'à Yville, reconnu et confirmé par Claude de Lorraine, duc d'Aumale et baron de Mauny, à cause de Louise de Brezé, sa femme ; 3° le recouvrement d'une rente de 35 livres sur le fief des côtes, aliéné quelque temps auparavant, dans une nécessité de l'état semblable à celle de 1551, où les religieux de Jumièges vendirent quelques images de la fierté de S. Pérégrin pour payer une somme de 20 livres que le roi avait imposée sur chaque clocher de son royaume ; 4° enfin une commission de Paul IV, adressée sur sa requête à l'official de Rouen, pour frapper d'excommunication les détenteurs des titres, biens et meubles de l'abbaye, s'ils ne les restituaient après la publication de sa bulle (11).

Par ces bons offices, joints à beaucoup de caresses, le nouvel abbé tint ses religieux dans une espèce d'enchantement qui leur cacha la vue du piège dans lequel ils tombèrent en 1557 (12). Il s'agissait alors de faire les réparations de la grosse tour, dont la chute menaçait le chœur et le cloître. L'ingénieux prélat, ne pouvant s'en défendre, usa d'artifice pour persuader aux moines de la faire abattre et de vendre le plomb dont elle était couverte pour enrichir leur église d'ornements, qui leur seraient beaucoup plus utiles. Les religieux firent d'abord quelques difficultés ; mais elles s'évanouirent à la vue d'un tapis de Turquie, de quelques chasubles de damas et de douze parements d'autel que le subtil Le Veneur avait fait apporter avec lui pour avoir plus facilement leurs suffrages. Il les gagna, en effet, par ces fausses apparences de générosité (13). La tour fut abattue (14), le plomb vendu et l'argent mis dans les coffres du prélat, qui comptait bien en faire son profit, lorsque les religieux, s'apercevant qu'il les avait trompés, le firent assigner pour avoir au moins leur part d'un bien qui était à eux, s'ils avaient su le conserver. Il leur en revint 2000 livres ; c'est ce que nous apprend la lettre que François II leur écrivit le 7 octobre 1560 pour les prier de lui remettre cette somme, afin de l'aider à soutenir la guerre contre les Calvinistes, qui s'étaient révoltés dans différentes provinces du royaume.

Deux ans auparavant, les religieux de Jumièges avaient gagné un procès contre le cardinal de Vendôme, archevêque de Rouen, dont il faut prendre l'origine de plus haut. L'archevêque de Rouen, ayant voulu, au droit de sa châtellenie de Gaillon, exercer quelques droits de féodalité en 1549 dans la paroisse de Saint-Pierre d'Autiz, les religieux, auxquels elle avait été cédée par le concordat, prirent une clameur de gage plége, et après une procédure de huit ans dans le cours de laquelle ils avaient produit leurs titres et plusieurs jugements définitifs tant des cours souveraines que d'autres tribunaux, par lequels la seigneurie et féodalité de cette paroisse leur était adjugée, même vis-à-vis des receveurs du domaine, ils firent faire une enquête, dans laquelle quatorze témoins, tous âgés de soixante-quinze ou quatre-vingts ans, furent entendus, et déposèrent avoir toujours ouï dire à leurs anciens et avoir eux-mêmes toujours vu les religieux de Jumièges être reconnus comme seuls seigneurs spirituels et temporels de Saint-Pierre d'Autiz, y faire tenir tous les ans leurs plaids, et faire sonner la grosse cloche pour appeler leurs vassaux (15). L'archevêque de Rouen, qui avait envie d'envahir la seigneurie de Saint-Pierre, ne crut pas l'enquête suffisante pour lui faire abandonner son dessein ; il continua d'y exercer ses prétendus droits jusqu'à ce qu'enfin, par sentence du lieutenant-général de Vernon, datée du 9 juillet 1558, il fut débouté de ses prétentions, et les religieux de Jumièges conservés dans leur qualité de seuls seigneurs temporels et spirituels de ladite paroisse et seigneurie d'Autiz (16).

L'année suivante, les religieux de Jumièges créèrent un nouveau sénéchal pour leurs baronnies de Duclair et de Jumièges ; mais leur abbé, qui avait déjà quelque mécontentement contre eux, le révoqua en 1560 et donna des provisions à un autre. Les religieux, voulant soutenir leur droit, lui intentèrent procès au Parlement. La contestation dura dix-huit mois, et enfin le Parlement confirma la nomination des religieux, attendu le privilège d'élire leurs officiers dans tous les lieux qui leur avaient été cédés par le concordat. C'était assez faire connaître à M. Le Veneur que le Parlement ne dérogerait pas volontiers à ce traité. Il fit néanmoins des efforts pour le faire abolir, tantôt par des requêtes secrètes au Parlement, tantôt par des entreprises ouvertes sur la portion des religieux, qu'il se flattait de réduire par l'autorité du sieur de Carrouge, son frère, qui etait gouverneur du vieux palais de Rouen. Mais toutes ses tentatives n'eurent aucun succès, comme il est aise de le voir par l'arrêt de 1561, qui le débouté de ses prétentions sur 18 ou 20 arpents de vignes dans l'enclos de l'abbaye, et par plusieurs autres dont nous parlerons dans la suite (17).

Cependant la guerre civile commençait à s'allumer dans tout le royaume. L'accident arrive le 1er mars à Vassy, petite ville de Champagne, en fut comme le signal. Les Huguenots couraient aux armes dans toutes les provinces. Déjà Orléans, Blois, Tours, Poitiers, Angers et La Rochelle avaient été prises et livrées au pillage. Rouen, Dieppe, le Havre-de-Grâce et Caudebec avaient subi le même sort vers le commencement de mai de l'an 1562. Les religieux de Jumièges s'assemblèrent alors pour délibérer sur ce qu'ils avaient à faire, et il fut conclu qu'on enverrait vers M. Le Veneur pour le consulter. Mais les deux députés ayant été arrêtés par les Calvinistes et si maltraités, que l'un d'eux en mourut quelques semaines après, ils ne purent aller jusqu'à Évreux ni revenir a Jumièges pour informer leurs frères de ce qui leur était arrivé et du danger qu'ils courraient en demeurant plus longtemps dans l'abbaye. Il est vraisemblable qu'ils le prévinrent eux-mêmes ou qu'ils en furent avertis ; au moins est-il certain qu'ils l'évitèrent par la fuite, après avoir caché leur trésor au bout du dortoir et au bas du courtil, et que les Calvinistes ne trouvèrent qu'un bon vieillard et un frère convers lorsqu'ils partirent de Caudebec le 8 mai de la même année, pour exercer leur fureur contre eux et piller le monastère. Mais leur précaution fut inutile. Les Huguenots, ayant enfoncé les portes et rompu les barricades qu'on y avait mises, se répandirent dans la maison, et contraignirent, à force de tourments, le frère convers, non seulement à leur ouvrir les armoires de l'église et des salles, mais à leur découvrir les richesses qui avaient été cachées en terre. Les autels furent renversés, les vases sacrés pillés, les images brisées et les saintes reliques foulées aux pieds. Peu satisfaits de cette impiété, ils enlevèrent les châsses, les chapes, les chasubles, les parements d'autel, les aubes, le linge, l'argenterie, les meubles précieux et de quelque valeur, le plomb dont l'église et le cloître étaient couverts, l'étain, le cuivre, le blé, le vin, les bestiaux, les livres de la bibliothèque, les titres du chartrier, et jusqu'à dix pièces d'artillerie (18). Un religieux contemporain, dont nous avons vu le mémoire, fait monter l'argenterie, tant en châsses que calices, burettes, chandeliers, encensoirs, croix, crosses, mitres et anneaux à 154,5 marcs évalués à 2176 livres qui feraient, de notre monnaie, 7616 livres. La perte des ornements et autres effets montait à 14800 livres 5 sols, qui, suivant l'évaluation précédente, feraient aujourd'hui une somme de 49028 livres 17 sols 6 deniers, non compris les châsses de S. Valentin et de S. Filibert, qui valaient plus de 25000 livres, et une chape de drap d'or, si riche, que la duchesse de Valentinois avait offert de la couvrir de ducats, si on eût voulu la vendre. L'auteur du mémoire déjà cité ajoute qu'elle fut enlevée par un bourgeois de Dieppe, qui en fit un tour de lit, et que bientôt après il fut réduit à la mendicité par un revers de fortune. Suivant le même auteur, le religieux qui était demeuré avec le frère convers, parce qu'il n'avait pu suivre les autres, se retira dans la chapelle de la Vierge et y passa trois jours, et trois nuits en oraison. Le troisième jour, un homme se présenta à lui, et lui ayant fait plusieurs questions auxquelles le bon vieillard ne répondit point, il lui déchargea un coup de coutelas sur l'épaule, et l'allait tuer sur la place, si l'un de sa secte, par compassion, n'avait arrêté le second coup qui lui était porté.

Vers le même temps les Huguenots appelèrent les Anglais à leur secours et leur livrèrent le Havre-de-Grâce, ce qui fit prendre le parti d'assiéger Rouen, dans la crainte que les ennemis de la France ne s'établissent de nouveau en Normandie, où les Calvinistes étaient presqu'entièrement les maîtres. Le ville fut assiégée le 25 septembre (19), et, ayant été prise le 26 octobre, la plupart des autres se soumirent au roi, qui, pour pacifier les troubles de religion, donna un édit daté d'Amboise, le 19 mars de l'année suivante, par lequel il accorda la liberté de conscience aux Calvinistes et le libre exercice de leur religion, dans les faubourgs des villes et dans les maisons des gentilshommes qui avaient haute justice ou fief de haubert. Cet édit donna un peu de répit aux Catholiques, en arrêtant la guerre civile pour quelque temps.

Les Cazalistes en profitèrent pour revenir à Jumièges ; mais les anciens, les ayant prévenus dès le mois de juillet, refusèrent de les recevoir, et se contentèrent de garder leur habit. Le monastère était dans une désolation universelle, qui ne contribua pas peu à leur faire prendre la résolution de se réfugier dans les abbayes de leur congrégation, En effet, les religieux anciens n'avaient ni ornements pour célébrer les saints mystères, ni provisions pour subsister, ni or, ni argent pour acheter au moins le nécessaire. Dans cette extrémité, le roi Charles IX, qui s'était trouvé au siège et à la prise du Havre, le 28 juillet 1563, se rendit à Jumièges le 2 août, où, après un mandement daté du lendemain et adressé au bailli de Rouen fit au premier prévôt des maréchaux de France «pour informer et rechercher, dans les maisons qui leur seroient indiquées par les religieux, les meubles, reliques, papiers, enseignements et autres choses, qui avoient été prises, pillées, volées, emportées et déposées chez des recéleurs pendant les troubles du royaume (20),» il leur permit de vendre quelques fonds de terre, du consentement de l'abbé, pour se relever de leurs pertes et fournir à leurs besoins (21). Ils n'aliénèrent d'abord qu'un jardin situé à Saint-Lô de Rouen, en faveur du sieur Pierre-Charles du Gruchet, à la charge de leur payer comptant une somme de 560 livres, dont ils achetèrent quelques calices et autres ornements pour l'église. Mais, se voyant sans ressources après l'emploi de cette somme, ils aliénèrent, au mois d'octobre suivant, les seigneuries de Norville et de Saint-Aubin. La première fut vendue 10220 livres 6 sols 3 deniers à Charles de Cossé, comte de Brissac ; l'autre, 2650 livres à Pierre Dufay, vicomte du Pont-Audemer (22).

Les religieux auraient seuls profité de ces deniers s'ils avaient eu un abbé régulier ; mais M. Le Veneur se fit adjuger la meilleure part, et les moines n'eurent précisément que de quoi pourvoir à leur subsistance en attendant la récolte. Ils ne se plaignirent pas moins de l'inégalité des partages, et ils vivaient en paix avec leur abbé, lorsqu'en 1564 il attaqua de nouveau leur droit de nomination aux bénéfices de leur lot et à l'office de sénéchal dans les baronnies de leur dépendance. Les religieux, ne pouvant souffrir une pareille entreprise, portèrent la cause au Parlement, et demandèrent en outre que M. Le Veneur fût condamné à leur délivrer tous les ans 200 cordes de bois, à payer la dépense des hôtes, à poursuivre leurs procès et à leur tenir compte des biens, meubles et joyaux qui avaient été enlevés par les Huguenots avant l'édit d'Amboise. L'abbé se trouva dans un grand embarras ; il voulut se réconcilier avec les moines ; mais ils persistèrent dans leurs demandes, et le Parlement les leur accorda toutes par un arrêt du 4 juin 1565. Il en rendit un second l'année suivante, par lequel l'abbé fut encore condamné à leur délivrer annuellement 60 mines de blé et 340 boisseaux d'avoine sur la ferme de Saint-Paër. La même année, 1566, le roi, étant à Anet, leur donna des lettres d'exemption des 5 sols d'octroi pour les vins de leur cru passant par Rouen sur la rivière de Seine (23). En 1571, il les exempta à perpétuité du service d'Ost, en reconnaissance des services qu'il en avait reçus dans les années précédentes. Il paraît, en effet, qu'ils n'avaient aliéné la baronnie de Coulances, en 1570, que pour l'aider à soutenir la guerre contre les rebelles (24). Au moins est-il certain, par une quittance du 24 février 1571, qu'ils lui en remirent tout le prix, qui était de 3180 livres (25).

Le nombre des religieux de Jumièges ne montait alors qu'à dix-sept. C'est ce que nous trouvons marqué dans une délibération capitulaire du 28 janvier de la même année 1571, par laquelle ils conviennent : 1° que celui d'entre eux qui sera élu prieur claustral à la pluralité des voix ne sera que triennal ; 2° qu'il sera déposé sur-le-champ si l'on peut le convaincre de quelque vice grossier, s'il est superbe, altier, trop sévère ou infractaire de la règle pour satisfaire ses plaisirs et sa sensualité ; 3° qu'il ne pourra donner ni argent, ni présents au-dessus de 30 sols, sans agrément des sénieurs ; 4° qu'il les consultera dans toutes les occasions où il voudrait introduire quelques nouveautés ; 5° enfin qu'il ne passera pas bail à aucun fermier que la communauté n'y ait consenti après une mûre délibération. On procéda ensuite à l'élection, et le choix tombé sur Dom François Gaudri, on le fit asseoir dans la chaire priorale, où tous les religieux vinrent l'embrasser l'un après l'autre en lui disant : «Que Dieu bénisse le choix que nous avons fait de vous, afin que nous puissions jouir d'une longue paix sous votre gouvernement.» Deus bene vertat ut diurnâ pace ac quiete perfrui valeamus. Ce fut sous ce nouveau prieur qu'on mit un boisseau d'airain à Duclair, afin que la mesure fut certaine et invariable.

Les religieux y avaient été obligés, en 1570, par l'arrêt du Parlement donné le 14 février, en confirmation de la sentence du bailli de Rouen, qui avait condamné Cardin Capperon, fermier de leur vicomté de Duclair, à être pendu pour s'être servi d'une fausse mesure. Nous aurons encore occasion à parler de Dom François Gaudri dans la suite de cette histoire (26).

Quelque temps après son élection, le cardinal-archevêque de Rouen fit sa visite à Jumièges et pressa fort les religieux de rappeler les Cazalistes. Mais ses exhortations, quoique vives et touchantes, n'eurent pas tout le succès qu'il en attendait. Le plus grand nombre rejeta le proposition, et les autres l'éludèrent sous le spécieux prétexte de demeurer sous son obéissance, et de n'avoir que lui ou l'un de ses grands vicaires pour visiteur. Le cardinal en parut content et se retira après leur avoir fait beaucoup de caresses, laissant un de ses vicaires généraux nommé Jacques Le Hongre, docteur en théologie de l'Université de Paris, pour leur faire de nouvelles propositions en faveur des Cazalistes ; mais les instances du grand vicaire furent aussi inutiles que les exhortations du prélat. Ils consentirent néanmoins à une association, dont nous parlerons en son lieu (27). Deux ans après, Jacques Le Hongre fut renvoyé à Jumièges par l'archevêque, pour visiter le monastère en son nom. Le grand vicaire fit l'ouverture de sa visite, le 16 avril 1563, par un discours qu'il prononça dans le chapitre, et la finit le 18 du même mois par huit statutes, dont le premier autorise les religieux particuliers, depuis l'ancien jusqu'au dernier des profès, à dire librement leur avis dans les délibérations capitulaires. Le second défend sous peine de privation de voix active, d'interrompre celui qui parle. Les troisième et quatrième condamnent à la même peine celui qui attaquera la réputation d'un de ses frères dans une assemblée de communauté, ou qui y parlera sans être interrogé. Le cinquième déclare nul tout ce qui aura été fait par brigue. Le sixième ordonne que l'élection du sous-prieur soit faite par le prieur, de l'avis des quatre plus anciens et des sénieurs. Le septième règle les devoirs du sous-prieur et permet de le déposer s'il entreprend quelque chose au-delà de sa commission, le prieur étant dans l'abbaye. Le huitième prescrit la manière dont on doit desservir la chapelle de Saint-Filibert du Torp, ordonne de donner un second à Dom Isaac Emengard, et défend aux chapelains d'affermer les revenus de la dite chapelle sans l'agrément du prieur claustral et des sénieurs.


CHARLES DE BOURBON, SOIXANTE-DIXIÈME ABBÉ (1574).

Gabriel Le Veneur (28) mourut onze mois après la visite de Jacques Le Hongre, et eut pour successeur dans l'abbaye de Jumièges Charles de Bourbon, fils de Charles, duc de Vendôme et de Françoise d'Alençon, frère de Louis, prince de Condé, et d'Antoine, roi de Navarre ; il fut premièrement évêque de Saintes, puis de Nevers, cardinal-prêtre du titre de S. Chrysogone et archevêque de Rouen. Il n'avait alors que cinquante et un ans, et en vécut encore quinze. Il prit possession par procureur, et l'on croit, avec assez de vraisemblance, que ce fut Jacques Le Hongre qui en fit la cérémonie le 28 juin 1574 (29). Il est au moins certain que, ce jour-là, il ouvrit sa visite à Jumièges, et qu'après avoir confirmé les règlements de l'année précédente, il en fit de nouveaux que nous rapporterons ici pour satisfaire la curiosité du lecteur. Le premier défend à tous religieux, sous peine d'excommunication, de se traduire les uns les autres devant les tribunaux séculiers, et les exhorte à recourir plutôt à l'archevêque, du consentement de leur prieur. Le second, parlant des oppositions des particuliers aux délibérations capitulaires, enjoint au prieur de punir les rebelles à sa volonté, si les causes de leur opposition sont jugées insuffisantes par le plus grand nombre. Le troisième ordonne, sous la même peine, de se retirer chacun en sa chambre après complies. Le quatrième interdit sous peine de suspense l'usage de la viande en quelque lieu que ce soit, à l'exception de l'infirmerie. Le cinquième recommande à ceux qui ont des armes et des habits séculiers dans leurs chambres, de les porter au prieur claustral, et, s'ils ne le font dans la quinzaine, il les déclare suspens et même soumis à de plus grandes peines, au jugement du prieur et des sénieurs. Le sixième comprend une défense de faire coucher aucune femme dans l'intérieur du monastère, si ce n'est quelque femme de conseiller accompagnée de son mari. Le septième défend de sortir l'enclos sans la permission du supérieur. Que si la nécessité demande qu'un religieux fasse voyage, il ne pourra partir qu'après le lever du soleil, en été, et au jour, en hiver. Le huitième parle encore des femmes et leur interdit l'entrée des lieux réguliers, sous quelque prétexte que ce soit, même au temps de vendange ; ce qui prouve que l'enclos était encore planté de vignes. Le neuvième parle des divisions arrivées à l'occasion du sous-prieur, dont le plus grand nombre était mécontent, casse son élection et donne la prééminence à l'ancien de profession, en l'absence du prieur. Enfin, le dixième ordonne au prieur de lire ces statuts tous les trois mois en présence des religieux capitulairement assemblés, afin qu'ils n'en puissent prétendre cause d'ignorance.

Neuf jours après la publication de ces règlements et le départ du grand vicaire, Dom Jacques Gaudri fit, avec la congrégation de Chezal-Benoît, l'association dont nous avons parlé plus haut. Les religieux de Jumièges, en vertu des lettres qui leur furent expédiées le 2 juillet de la même année par frère Guillaume Rolland, visiteur de la congrégation, furent associés à toutes les prières et bonnes œuvres des cinq maisons de l'ordre, outre le service solennel précédé des vigiles à la mort de chacun d'eux, trois messes par chaque prêtre, le psautier pour les non-prêtres, et cent cinquante fois Pater et Ave par les frères convers (30). Le 4 du même mois il fit une semblable association avec les Chartreux de Rouen, et, dans les années suivantes, avec les Chartreux de Gaillon, les Célestins de Mantes, les religieux de Saint-Germain-des-Prés et frère Jean Oriel, moine de Saint-Evroult et prieur de Bellencombre. L'année suivante 1575, le cardinal de Bourbon lui donna des lettres de vicaire général avec un plein pouvoir de nommer aux bénéfices de l'abbaye et de faire réparer les chancels des églises et les fermes qui en dépendaient. La même année, le prélat étant venu à Jumièges, ratifia devant notaire le concordat du cardinal de Ferrare avec les religieux ; l'acte est du 14 mai. Six jours après, il leur céda l'hôtel et la chapelle de la Poterne avec la forêt de Jumièges, sans préjudice de 200 cordes de bois dans la forêt de Brotonne, à condition qu'ils seraient tenus d'entretenir les lieux réguliers dont il etait chargé. Le 28 du même mois il leur abandonna une somme de 600 livres pour les aumônes, et afin que ses successeurs ne pussent rien changer en ce qu'il ordonnait, il fit confirmer ces nouveaux articles, dans les années suivants, par le pape Grégoire XIII et Henri III.

Cependant la guerre continuant toujours contre les rebelles, le roi demanda qu'on lui fournît des fonds pour la soutenir. Il s'adressa particulièrement aux ecclésiastiques ; et comme ils n'étaient pas en état de lui accorder les secours qu'il demandait, il leur permit d'aliéner quelques portions de leur domaine, et nomma des commissaires en divers lieux pour présider à ces aliénations et lui en apporter le prix. Le cardinal de Bourbon, du consentement de ses religieux, abandonna au commissaire 27 acres de terre du domaine non fieffé de la baronnie de Jouy et de Gauciel. L'aliénation s'en fit pendant son se jour à Jumièges, le 26 mai de la même année 1575, en faveur du sieur de Vergnettes, à la charge d'en faire hommage à l'abbaye et de payer au commissaire de Sa Majesté une somme de 2800 livres (31). Deux mois après, on aliéna 15 acres de terre à Saint-Aubin, dont la seigneurie avait été vendue en 1563, comme nous l'avons remarqué.

Charles de Bourbon ne fit aucun règlement de discipline dans la visite de cette année, non plus que dans celle du 13 juillet de l'année suivante 1576 ; mais il écrivit de Gaillon le 20 du même mois en ces termes : «Nous louons Dieu, mes bien-aimés, et nous vous sçavons gré de ce que nous n'avons trouvé parmi vous ni incontinence, ni dissolution, ni scandale, et de ce que le service divin est célébré dévottement et aux heures requises selon les constitutions de votre ordre. Nous vous exhortons de continuer de bien en bien, afin que vous ne soiez pas frustrés du salaire et rétribution que vous mériterez par vos œuvres de piété et exercices spirituels. Voulons néanmoins et entendons que pour la décoration du divin service le nombre des religieux requis et nécessaire soit complet ; l'élection et réception desquels se feront par la délibération du chapitre, et sera pris garde qu'ils soient de bonnes mœurs, sains et idoines pour porter le travail de religion, vous déclarant que nous n'entendons approuver la réception de ceux qui auroient été reçus d'autre façon, ni de ceux qui pourroient se présenter par après, pour être reçus, et en cas qu'il arrive contention pour ce fait, nous enjoignons à l'un de nos vicaires de soi transporter en votre abbaïe et ordonner ce qu'il avisera raisonnable pour le bien et utilité, et combien que par la règle de S. Benoit il nous appartienne comme abbé de commettre le prieur et de pourvoir à tous les offices claustraux du monastère, néanmoins nous permettons, sans tirer à conséquence, l'élection d'iceux pour être faite librement au chapitre de trois ans en trois ans, ainsi qu'il a été accoutumé et en laquelle se trouvera, si besoin est, l'un de nos dits vicaires pour recevoir les suffrages d'un chacun, et faire qu'équité soit gardée également tant au plus grand qu'au plus petit advenant ; la vacation des prieurés dépendants de la ditte abbaïe, nous trouvons bien honnette et même saint qu'ils soient conférés par le prieur qui aura notre vicariat à quelqu'un des plus anciens qui sera jugé le plus propre et capable de les jouir et administrer ; lequel tiendra compte du revenu d'iceux, et fera tomber le reste des deniers en la bourse commune du dit monastère après les charges ordinaires et entretennements modestes du titulaire prises et déduites. Vous aviserez si vous voulez vous soumettre à la réformation et congrégation de Cazel-Benoit, afin que vous pussiez être visités chacun an, de notre consentement et sans préjudice de notre droit et autorité, par les députés de la ditte congrégation ; sinon sera faite la ditte visitation par le prémier de nos vicaires ou tel d'eux que nous aviserons députer particulièrement. Nous vous deffendons d'admettre et recevoir indifféremment toutes manières de gens, même de séculiers, ainsi que nous avons entendu avoir été cy devant, et prohibons entierrement la réception des femmes, dont nous chargeons l'honneur et conscience, du prieur, et en son absence, des senieurs ; n'entendons pas toutefois otter l'hospitalité honnête des personnes qui le méritteront. Quant aux indulgences, congez et récréations, qui ont accoutumé d'être accordées aux religieux, nous entendons qu'il en soit usé prudemment, et qu'égalité soit gardée entre tous, sans favoriser les uns plus que les autres. Vous admonetons d'oter toutes partialités, qui sont cause souvent de la ruine des républiques et communautés, et de vous entr'aimer tous réciproquement comme frères. Que les jeunes et inférieurs portent reverence aux plus anciens et supérieurs ; et s'il est besoin de correction, qu'elle soit faite par discrétion et chrétien zèle. Si quelqu'un tombe en faute, qu'il prenne de bonne part et dévotion la pénitence qui lui sera enjointe, et l'accomplisse en toute simplicité et obédience, par vœu et religion. Et pour ce que frère Jacques Gaudri prieur de notre ditte abbaye nous remontra, lorsque nous fîmes notre visitation, que le revenu cy-devant assigné aux religieux n'étoit suffisant, et qu'ils ne pouvoient fournir à leurs nécessités et affaires, de sorte qu'ils seroient redevables de plus de mille ou douze cents livres, désirant de vous traiter comme mes enfants et bien-aimés, et vous soulager autant qu'il nous sera possible, afin de vous otter toute occasion d'inquiétude qui vous pouroit divertir de votre dévotion, nous reprendrons l'administration et charge de ménager le revenu qui vous auroit été par cy-devant baillé et assigné, et nous commettrons en la ditte abbaïe quelqu'honnête personnage de l'état de l'église avec nombre compétent de serviteurs pour pourvoir à votre nourriture et entretennement, et vous fournir tout ce qui vous sera nécessaire pour cet effet. Et néanmoins en attendant que vous aiez murement délibéré sur cet article pour nous aviser de la résolution que vous aurez prise, ordonnons que les comptes, tant du revenu qui vous est assigné, que des prieurés que vous possèdez, seront ouïs et examinés par le sieur de Martinbaut (32) notre vicaire, auquel nous manderons de soi transporter à Jumièges aux fins que dessus, et procéder à l'examen et cloture des dits comptes appellés le prieur, senieurs et autres qu'il avisera être propres pour du tout nous avertir, afin d'aviser ce qui sera expédient pour votre bien et repos. Je prie Dieu, mes très chers et bien-aimés, qu'il vous ait en sa garde. Le tout votre, Charles de Bourbon.»

La lettre du cardinal ayant été lue dans une assemblée capitulaire, on l'inséra dans le cahier des statuts qui avaient été dressés les années précédentes, et l'on délibéra ensuite sur l'article qui concernait l'administration générale des biens de l'abbaye par un ecclésiastique, qu'il chargerait de fournir le nécessaire aux religieux, pour leur ôter route occasion d'inquiétude. Plusieurs furent d'avis d'accepter la proposition, mais les plus éclairés s'y opposèrent, pour ne pas s'assujettir de nouveau, et leur sentiment prévalut, comme on en peut juger par un règlement de l'année suivante, où il est ordonné au prieur d'avertir les absents quand il y aura quelque chose à proposer, et de faire la lecture des baux en chapitre devant tous les religieux. Ce règlement, qui est du sieur Guérard, promoteur et grand vicaire de Son Éminence, est suivi de trois autres, dont le premier accorde la préséance au plus ancien religieux et le pouvoir de donner des récréations d'un jour en l'absence du prieur. Le second regarde les récréations de chaque année, et ne les permet qu'aux prêtres, dont le viatique est réglé à 12 livres tournois. Le troisième autorise frère Pierre Bertaut à soutenir le droit des religieux sur les dîmes de Longueville, contre le curé du lieu, et ne prouve pas moins que l'obligation de lire les baux en chapitre, que les moines conservaient l'administration des biens qui leur avaient été cédés par le concordat.

Le cardinal ne parut point piqué de leur refus. Il leur fit même une remise de 100 livres de gratification qu'ils lui avaient accordées quelque temps auparavant pour le dédommager de 2000 bottes de foin qu'il avait à prendre sur leurs prés de Jumièges (33).

On croit qu'il en usa ainsi pour les engager plus facilement à consentir à la réunion du prieuré de Saint-Pierre de Genesville à la Chartreuse de Gaillon qu'il faisait bâtir depuis sept à huit ans.

Nous trouvons en effet que, dès le 7 février de la même année 1577, il avait obtenu de Grégoire XIII une bulle adressée à Robert du Fay, chanoine et official de Rouen, pour faire cette réunion, après les informations requises et le consentement par écrit des parties intéressées. Cette clause fit différer l'exécution de son projet, mais elle ne ralentît pas son zèle pour les Chartreux (34). Les aliénations du fief d'Épinay et des Moulins de Risle, dans les mois de février et de mars suivants, nous font voir combien il avait à cœur leur rétablissement, puisque de plus de 3700 livres qu'il tira de la vente de ces biens, sous le spécieux prétexte de remplir les engagements qu'il avait pris avec le roi, aux états de Blois, il leur en donna plus de la moitié pour leurs bâtiments.

Cette même année 1577, les religieux de Jumièges élurent pour prieur Dom Toussaint de Marseilles, et firent approuver son élection par le cardinal, qui lui envoya en même temps des lettres de grand vicaire. Le premier usage qu'en fit Dom Toussaint de Marseilles fut de nommer un de ses confrères au prieuré de Saint-Michel de Croutes. Le 4 avril de l'année suivante, Charles de Bourbon vint à Jumièges, où le lendemain il célébra la messe en habits pontificaux, et reçut les vœux de frère Adrien Langlois. Après la cérémonie il fit l'ouverture de sa visite comme archevêque et ne la ferma que le 9, après la lecture des règlements suivants: «Nous Charles de Bourbon, cardinal prêtre du titre de S. Chrysogone, archevêque de Rouen, faisant actuellement la visitation de l'abbaye de Jumièges, le neuvième jour d'avril 1578, voulons et entendons : 1° Que les quatre pères senieurs qui seront élus à la Saint-Jean prochainement venant, selon la coutume, soient élus par les religieux prêtres seulement, les quels seront trois ans senieurs, s'ils ne font faute notable pour être déposés devant le dit temps, et ils pourront être continués à la fin des dits trois ans, si leur vie et mérite le requièrent ; 2° Nous voulons et entendons aussi que les jeunes qui ne sont pas encore prêtres n'aient à l'avenir voix active ni passive, jusqu'à ce qu'ils aient célébré la messe ; 3° Que le prieur aiant êté élu par les dits prêtres seulement, comme dit est, soit six ans en la ditte charge de prieur, s'il ne commet faute scandaleuse, ou voulût ruiner la religion ou statuts, auquel cas il sera déposé : mais s'il est digne de la charge, il poura être continué autres six ans ; 4° Quant au regard du prieur d'apresent, il continuera les dits six ans, en fesant son devoir selon qu'il est porté en l'article précédent ; 5° Nous entendons pareillement aussi que les plus ancien, en l'absence du prieur, ait et prenne la même autorité du dit prieur. Le tout sans préjudicier aux ordonnances par Nous faites l'an 1576, lesquelles nous voulons être gardées de point en point. Fait au dit Jumièges, les jour et an que dessus dits. Charles de BOURBON.»

Deux ans après, le Cardinal pensa sérieusement à remettre l'abbaye de Jumièges sous la congrégation de Chezal-Benoît. Il en écrivit au R. P. Dom Innocent Le Guai, visiteur général et abbé de Saint-Alire de Clermont, qu'il pria de se rendre auprès de lui pour consommer cette affaire. Ils vinrent l'un et l'autre à Jumièges, vers la fin de l'année 1580 et déterminèrent enfin les religieux à embrasser la réforme et à vivre selon les statuts de la congrégation de Chezal-Benoît, sans cependant les obliger de contribuer aux taxes qui pourraient être imposer par les chapitres généraux. Ces articles ainsi règles on en dressa un acte en forme de supplique, que le cardinal envoya au pape Grégoire XIII avec cette clause, sauf les droits de l'abbé et du roi, en ce qui regarde la commende. Le pape consentit à tout le 9 février de l'année suivante 1581. Ainsi l'abbaye de Jumièges fut remise sous la direction des religieux de la congrégation de Chezal-Benoît, et suivit encore pendant quelque temps les constitutions particulières que les religieux de cette congrégation avaient faites pour elle et pour plusieurs monastères, tant d'hommes que de filles, dès l'année 1514.

L'affaire de l'union du prieuré de Gesneville à la Chartreuse de Gaillon ne prit pas un tour moins favorable au dessein de son auteur. Le cardinal disposa si heureusement les religieux à y consentir pendant son séjour à Jumièges, que Robert Du Fay n'eut que la peine de se présenter à eux pour obtenir la ratification de la bulle de Grégoire XIII, qu'il n'avait osé produire depuis près de quatre ans. Le consentement des religieux est du 31 décembre 1580. Ils y applaudissent à la charité du Saint-Père, louant le zèle du cardinal qui l'a excitée, et s'y conforment sans autre réserve sur le prieuré de Genesville que 10 sols de rente annuelle et perpétuelle, avec le droit d'hospitalité chez les Chartreux tant pour eux que pour leurs domestiques, autant de fois que leurs affaires les appelleront à Gaillon ; ce qui fut exactement stipulé, par Robert Du Fay, dans l'acte de réunion, le 19 janvier de l'année suivante 1581 (35).

La tempête arrivée le jour de Pâques de la même année ayant découvert et renversé une partie des bâtiments de l'abbaye et des termes qui en dépendaient, les religieux en avertirent le cardinal, qui, n'ayant pas de quoi fournir aux réparations, engagea par bail emphithéotique du 28 mai, à Simon Le Pigny, son ancien receveur, le fief des Côtes, consistant en 35 acres de terre, quelques communes et 2 acres de pré dans la paroisse de Boisguillaume, à condition que, durant le cours du bail, il emploierait une somme de 1000 livres à réparer le manoir seigneurial (36). Dix-neuf jours après, il engagea le fief et terre des Belles à Guillaume Étienne, seigneur du Hautot, d'Emanville et d'Ybouville, moyennant une rente de 100 écus d'or et 1435 écus tournois d'argent comptant, pour les réparations de l'église et des lieux réguliers. Ce que les religieux confirmèrent le 29 juillet, à condition néanmoins que leur consentement ne pourrait préjudicier au concordat, qu'il avait lui-même ratifié en prenant possession de l'abbaye (37).

Nonobstant cette restriction, le cardinal ne laissa pas peu de temps après de donner atteinte à ce traité, à l'occasion des bois du Torp, qu'il prétendait lui appartenir. Les religieux, considérant l'importance de ces prétentions, lui représentèrent que les prieurés leur avaient toujours été abandonnés, et que la chapelle du Torp était de ce nombre, quoique desservie par deux religieux de la communauté, mais le prélat ne les écouta pas, voulant absolument avoir la coupe des bois dont on lui faisait espérer plus de 30000 livres. Il n'osa cependant les vendre sans avoir leur consentement. C'est ce qui le détermina à venir à Jumièges avec les princes de Condé et de Soissons, ses neveux. Leur arrivée fut le dénouement des difficultés que les religieux avaient proposées au cardinal pour l'arrêter dans sa résolution. Leurs menaces arrachèrent le consentement de tous les moines. Il n'y eut qu'un vieillard qui, condamnant la lâcheté de ses confrères et l'injustice du cardinal, lui dit avec une noble hardiesse : «Vous êtes icy tout puissant, Monseigneur, rien ne vous résiste, on applaudit avec tremblement à tout ce que vous voulez ; mais lorsqu'en l'autre vie vous vous trouverez seul devant Dieu et devant les moines, vous tremblerez à votre tour, et vous serez plus petit qu'une souris devant un chat». Ces paroles étonnèrent toute l'assemblée : mais elles n'empêchèrent pas la vente de la forêt du Torp, dont l'adjudication monta à 20000 livres tournois, sur lesquelles on donna seulement aux religieux une chasuble, deux tuniques et une chape de drap d'or. Mais ils tirèrent deux autres avantages de l'injustice qu'on leur faisait. Le cardinal renonça à ses prétentions sur la ferme du Torp, par un acte du 23 juillet 1583, et remboursa le sieur Guillaume Étienne de 1433 écus qu'il en avait reçu deux ans auparavant pour le fief et terre des Belles qu'il lui avait engagé. Cette terre fut aliénée de nouveau en 1587, par les députés du clergé de Rouen, pour être payés d'une somme de 2798 écus, à laquelle l'abbaye de Jumièges avait été taxée pour sa portion de 50000 écus de rente des biens ecclésiastiques que le pape Sixte V, par une bulle du 30 janvier de l'année précédente, avait permis au roi de faire aliéner dans tout le royaume ; mais il y a lieu de croire qu'on rentra une seconde fois dans cette terre, puisque, vingt ans après, les religieux de Jumièges eurent procès contre leur abbé pour empêcher qu'elle ne fût vendue au sieur de Motteville.

Le cardinal de Bourbon, déclaré chef de la Ligue dès l'année 1585, ne sortait plus qu'avec 70 gardes à cheval et 30 arquebusiers, qui l'accompagnèrent à Jumièges, où il vint pour la dernière fois en 1588. Les religieux prirent cette occasion pour lui demander une sauvegarde, qu'il leur accorda tant pour eux que pour les habitants qui voudraient se retirer dans l'abbaye ; mais elle fut presque inutile à ces pauvres peuples, car ces gardes ayant apporté la contagion avec eux, la leur communiquèrent, et elle devint si furieuse qu'en moins de trois mois il mourut plus de 1200 personnes dans la péninsule, en sorte que l'ennemi n'osait approcher. Depuis ce temps-là il n'est plus parlé de Charles de Bourbon dans nos mémoires, sinon pour le sacre de François Le Picard, évêque d'Avranches, dont la cérémonie se fit dans l'église de Jumièges, cette même année 1588, par le cardinal, assisté de Claude de Saintes, évêque d'Évreux, et de Jean de Seldec (38), évêque de Rosse, en Irlande. Il mourut le 9 mai 1590, dans sa prison de Fontenay-le-Comte (39), où Henri IV l'avait fait transporter de peur qu'on ne le lui enlevât de Chinon, où Henri III l'avait fait enfermer après le massacre du duc de Guise, arrivé à Blois, le 23 décembre 1588, durant la tenue des États.


CHARLES DE BOURBON VENDÔME, SOIXANTE ET ONZIÈME ABBÉ (1590).

Il eut pour successeur Charles de Bourbon Vendôme, quatrième fils de Louis de Bourbon, prince de Condé, et d'Eléonore de Roye. Le pape Grégoire XIII l'avait fait cardinal en 1583. II fut archevêque de Rouen après la mort de son oncle, et posséda de plus les abbayes de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Ouen, de Bourgueil, de Sainte-Catherine de Rouen et d'Orcamp. Dès la première année son gouvernement les religieux eurent beaucoup à souffrir des gens de guerre, et particulièrement du sieur Du Boshion, capitaine du château Gaillard, qui leur enleva 10 muids de blé. On exigea de plus 1030 écus pour le passage de leurs vins aux Andelys, à Vernon, au Pont-de-l'Arche et à Rouen ; ce qui les obligea de recourir au cardinal pour être dédommagés de ces pertes ; mais le prélat ne voulut point en entendre parler, en sorte qu'ils furent contraints de se pourvoir au Parlement, où ils obtinrent un arrêt daté du 9 mars 1591, qui les autorisait à se faire payer par les fermiers de l'abbé, qui y consentit lui-même, par une procuration du 9 juillet de la même année.

À quelque temps de là les religieux firent renouveler la sauvegarde qui leur avait été accordée par le feu cardinal de Bourbon, comme chef de la Ligue. Le Chevalier de Crillon leur donna des gardes, et la nouvelle n'en fut pas plutôt répandue qu'on vit arriver à Jumièges toute la noblesse du pays, les marchands, les laboureurs, les artisans et jusqu'aux femmes et filles de toute condition. L'appartement de nos rois, les dortoirs, les infirmeries, le logis abbatial, les hôtelleries et les greniers mêmes furent remplis (
40). Il y avait des ménages entiers dans le réfectoire, dans la boulangerie, dans la buanderie, dans le pressoir et dans le clocher. Le séjour de tant de personnes différentes fut près de sept mois, c'est-à-dire depuis le commencement d'octobre 1591 jusqu'à la d'avril 1592, que le roi Henri IV, ayant été obligé de lever le siège de Rouen, chacun se retira chez soi avec ce qu'il avait apporté. Dom Jacques Gaudri, prieur claustral, mourut pendant ce siège et eut pour successeur Dom Marin Du Costé, homme de grand mérite et de grande considération auprès de M. de Balsac, évêque de Noyon, qui lui fit avoir le prieuré de Longueville, que le cardinal de Bourbon avait donné à un de ses clercs après la mort de Dom François Gaudri, cousin germain de Dom Jacques Gaudri, dont nous venons de parler. Cette même année mourut aussi le R. P. Dom Thomas Paon, qui avait enseigné les mathématiques à Dom Adrien Langlois. Il lui résigna le prieuré de Boafle avant de mourir, et lui fit avoir la charge de maître des novices, qui devait bientôt vaquer par sa mort.

Outre ces chagrins domestiques et l'extrême pauvreté où la désolation des campagnes et la longueur du séjour d'un peuple presqu'infini dans l'abbaye avaient réduit les religieux, ils eurent la douleur de voir saisir leurs revenus à Hauville par le receveur des décimes ; mais les députés du clergé rendirent une sentence en 1593, sur les représentations du prieur, et lui firent restituer tout ce qu'on avait enlevé. L'année suivante, après la réduction de la Normandie, les religieux, accablés depuis si longtemps sous le poids d'une guerre cruelle et ruineuse, la plus grande partie de leurs terres étant sans culture, demandèrent 2000 livres au cardinal de Bourbon pour les arrérages d'une somme de 136 livres et de 60 mines de blé qu'ils avaient acceptées pour décharger les abbés des aumônes ordinaires et de menues réparations ; mais le cardinal s'excusa de leur accorder cette somme sur ce que ses biens avaient été ruinés dans les guerres précédentes, et les renvoya à la décision de son conseil, qui ne leur fut pas plus favorable. Ils s'en plaignirent au Parlement, qui les autorisa, par un arrêt du 12 juillet 1594, à saisir les biens de la mense abbatiale pour être payés. Le cardinal de Bourbon ne vécut pas longtemps après. Il mourut le samedi 30 juillet, sur les deux heures après midi, dans son abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, n'étant âgé que de trente et un ans. Son corps fut apporté à Gaillon et inhumé avec celui de son oncle dans l'église des Chartreux, dont il était grand bienfaiteur.


RENÉ DE COURTENAY, SOIXANTE-DOUZIÈME ABBÉ (1594).

René de Courtenay, fils de Guillaume premier du nom et de Marguerite Fretel, fut nommé à l'abbaye de Jumièges par Henri IV, le 5 novembre suivant, à la recommandation de Charles de Bourbon, comte de Soissons, qui devait posséder les revenus de l'abbaye sous son nom. Le nouvel abbé ne prit possession que le 20 décembre 1595. Les religieux le conduisirent à l'église en chantant le Te Deum, et de là ils le menèrent au chapitre, où, après lui avoir fait ratifier les concordats entre eux et les cardinaux de Ferrare et de Bourbon, ils lui promirent obéissance selon la règle.

L'année suivante, le roi Henri IV vint à Rouen et y tint les États le 4 novembre dans la grande salle de l'abbaye de Saint-Ouen. On fit divers projets, principalement sur les moyens d'assurer des fonds au roi, et de trouver de l'argent pour la guerre. C'est pourquoi, comme le gros de l'assemblée était compose de magistrats et de gens de finances, on proposa de priver les ecclésiastiques de leurs exemptions et de les contraindre à donner une déclaration de leurs biens ; sur quoi le Parlement députa un conseiller pour informer du revenu de l'abbaye de Jumièges et du nombre des religieux ; mais ce projet parut au roi si chimérique et si peu digne de son amour pour ses sujets, qu'à la première représentation des ecclésiastiques, il leur donna des lettres pour les maintenir dans leurs droits et les exempter de faire leur déclaration. Le député du Parlement interrompit alors ses opérations à Jumièges et y laissa le procès-verbal qu'il avait commencé à pure perte (
41). Il sert néanmoins à nous faire connaître plusieurs particularités que nous aurions ignorées sans lui ; savoir : qu'il y avait à Jumièges 29 religieux profès, 4 novices et un précepteur, 23 domestiques, y compris les servantes de la basse-cour et les lingères, 149 cheminées tant dans le courtil où était la blanchisserie, et que l'on cuisait jusqu'à trois fois le jour pour les religieux et pour les pauvres. D'où l'on peut conclure que les aumônes étaient toujours abondantes à Jumièges et que les religieux n'avaient pas abandonné la charité de leurs pères.

Les années suivantes, jusqu'en 1600, ne nous fournissent rien, pour notre histoire, qu'un arrêt du Parlement en faveur de l'abbé de Courtenay, contre David Vimond, qui prétendait ériger en léproserie la chapelle de Saint-Martin de Cotevrard, dont il disait avoir été pourvu par le feu cardinal de Bourbon en 1592, et une sentence du Bailliage de Rouen, contre le dit sieur abbé, au profit du cure de Saint-André d'Yainville, auquel on assigne une somme de 80 livres pour sa pension annuelle. Cette pension fut modérée dans la suite et réglée à 60 livres. Aujourd'hui le curé jouit des dîmes du Trait, annexe d'Yainville, et fait la condition du vicaire.

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[Notes de bas de page : * = originale ; † = par l'abbé Loth.]

1*.  Archives de Jumièges.

2*.  Archives.

3*.  Archives.

4*.  Archives.

5*.  Archives.

6*.  Archives.

7*.  Archives.

8*.  Archives.

9*.  Preuves de Jumièges, art. 44.

10*. Archives.

11*. Archives.

12*. Mémoires de Jumièges.

13*. Archives.

14†. «La tour fut abattue...» : l'expression de tour qu'emploie ici l'auteur est inexacte. Il ne s'agit pas de la grosse tour carrée qui subsistait encore à l'époque de la Révolution et s'élevait à une hauteur de 124 pieds, et dont on voit encore la base ruinée, mais de la flèche qui surmontait la tour. Il y avait, en effet, a l'époque de Le Veneur, sur la tour une flèche ou pyramide d'une hauteur démesurée, couverte de plomb et d'un travail qui surpassait, dit-on, tout ce qu'on pouvait voir de beau en ce genre. Quoiqu'elle menaçât ruine, on pouvait la rétabli. Le Veneur en décida la destruction. Les ouvriers, dit Dom Michel-Toussaint-Chrétien Du Plessis, Description géographique et historique de la haute Normandie, Paris, Nyon, 1740, t. II, pp. 257 et 238, n'abattirent qu'à regret un si bel ouvrage.

15*. Archives.

16*. Archives.

17*. Archives.

18*. Archives.

19†. «Le ville fut assiégée le 25 septembre...» : c'est le 18 septembre que l'armée de Charles IX, sous le commandement du duc de Guise, vint mettre le siège devant Rouen. Le duc de Guise donna le 13 octobre un vigoureux assaut aux remparts et s'emparait de la ville le 23 ; le jeune roi Charles IX y entra le 26.

21*. Archives.

21*. Archives.

22*. Archives.

23*. Archives.

24*. Archives.

25*. Archives.

26*. Archives.

27*. Archives.

28†. Gabriel le Veneur : mourut le 16 mai 1574. L'auteur que nous éditons a traité durement cet évêque, qui fut, au témoignage des historiens d'Évreux, un prélat des plus recommandables. Pierre Le Brasseur, Histoire civile et ecclésiastique du comté d'Évreux, Paris, Barois, 1722, dit qu'il se distingua «par sa capacité et par son mérite ; qu'il n'épargna ni travail, ni soins pour maintenir la pureté de la doctrine de son diocèse.» La Gallia christiana, si grave et si autorisée dans ses jugements, lui a consacré une notice des plus honorables. Député du clergé de France au Concile de Trente, il y brilla, dit la Gallia, parmi les prélats les plus excellents, inter excellentissimos ecclesiæ Gallicanæ præsules enituit. Il enrichit son église de ses dons multa bona ecclesiæsuæ cintulit ; il restaura sa cathédrale et y édifia, dans la nef, de nombreuses chapelles. Au jugement des contemporains, Gabriel Le Veneur a été un bon et digne évêque, zélé pour la maison de Dieu, dévoué au salut des âmes et au soin des pauvres, gardien vigilant de la foi. Son corps a été inhumé dans le chœur de l'église cathédrale d'Évreux. Cf., Congrégation de Saint-Maur, Gallia christiania, Paris, 1874 (réimprimée par Dom Piolin), t. XI, p. 611 ; Le Brasseur, op. cit., pp. 320 et 352 ; et M. l'abbé Pierre-François Lebeurier, Notice historique sur la commune d'Acquigny avant 1790, Évreux, Huet, 1862.

29*. Archives.

30*. Archives.

31*. Archives.

32†. Le sieur de Martinbaut : c'est-à-dire Marian de Martimbos, conseiller au Parlement de Normandie, vicaire général du cardinal de Bourbon, devint lui-même abbé de Jumièges¹. [¹ Voir le soixante-treizième abbé au chapitre 17.]

33*. Archives.

34*. Archives.

35*. Archives.

36*. Archives.

37*. Archives.

38†. Jean de Seldec : c'est-à-dire Jean de Lesselié (Lesclœus) d'Écosse, évêque de Rosse, suffragant et vicaire général du cardinal de Bourbon, l'un des partisans les plus zélés de la Ligue et l'une des victimes de la satire Ménippée. Cf., Charles de Beaurepaire, Inventaire des Archives, série G, p. 38¹. [¹ Jules-Joseph Vernier, Inventaire sommaire des archives départementales antérieures à 1790, rédigé par Ch. de Beaurepaire et J. Vernier, Rouen, Lecerf, 1912, Série G.]

39†. Mort de Charles de Bourbon : le corps du cardinal fut transporté dans la Chartreuse de Gaillon ; son cœur et ses entrailles furent conservés dans l'église de Saint-Nicolas, au faubourg de Fontenay-le-Comte. Il avait été archevêque de Rouen pendant quarante ans.

40*. Mémoires.

41*. Archives.


«Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges» :
Table des Chapitres ; Lexique ; Chapitre 17

[Dr R. Peters : rpeters@wissensdrang.com]