LES FOURBERIES MONACLES :

comédie en trois actes d'Anonyme ;

première en 1790 ?

PERSONNAGES.
DOM RENARD, prieur.
DOM ROLET, procureur.
DOM GOURMET.
DOM SUCRÉ.
VALÈRE, amant de Mlle Lucile, et officier de la garde bourgeoise.
MONSIEUR de RICHMOND, chevalier de Saint-Louis, invalide.
LE SUISSE.
LE CAPITAINE, des grenadiers bourgeois du district.
DOUZE GRENADIERS BOURGEOIS.
LE NOTAIRE.
SON CLERC.
MADEMOISELLE BÉNIGNE, maîtresse de pension de Mlle Lucile.
MADEMOISELLE LUCILE, amante de Valère.
MADAME JAVOTTE, écaillère.
MADAME MATHURINE, fermière.
QUATRE POISSARDES.

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ACTE PREMIER.

La scène est dans une salle attenante le parloir. Il y aura une grande porte en face, qui sera celle du cloître, et une petite sur le côté, qui sera celle du parloir.

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SCÈNE PREMIÈRE.
MADEMOISELLE BÉNIGNE en robe brune, bonnet à grands papillons
et manchettes longues
, LUCILE, VALÈRE en uniforme.

VALÈRE.
Quoi ! Lucile, vous pourriez abandonner un amant qui vous adore ?

LUCILE.
Je vous aime, je l'avoue, je désire vous éprouver ; mais si vous étiez à ma place, ah ! Valère, vous seriez bien embarrassé.

VALÈRE.
Eh ! quel est l'homme assez barbare pour vous contraindre de vous marier avec quelqu'un que vous ne connaissez pas ?

LUCILE.
Mon oncle, le Prieur, m'a élevé depuis mon enfance. Il veut m'établir, n'est-il pas juste de déférer à ses volontés ? vous pouvez être assuré que mon cœur n'y est pour rien.

VALÈRE.
Que vais-je donc devenir ? ô divinité de mon âme ! je ne pourrai survivre au malheur de vous perdre.

LUCILE.
Ah! Valère, soyez raisonnable.

VALÈRE, avec vivacité.
Je fuirai loin de ces lieux, et vous ne me reverrez jamais.

LUCILE.
De grâce, modérez vos transports ; où pouvez-vous être mieux qu'au sein de votre patrie ? on aura toujours du plaisir à vous voir.

VALÈRE.
Non ; j'irai me joindre aux braves Brabançons, et m'exposant à tous les périls, je trouverai une mort inévitable, qui ne peut être que la seule consolation pour un cœur en proie à un amour malheureux.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Ne vous désespérez pas, M. Valère, il peut y avoir de la ressource.

VALÈRE.
Ah ! Mademoiselle Bénigne, daignez parler à Lucile, en ma faveur ; elle vous écoutera. Docile depuis longtemps à vos leçons, elle suivra vos conseils qui ne peuvent que m'être favorables.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Je ne puis lui conseiller quelque chose qui répugne à la délicatesse de ma conscience. C'est bien assez de lui permettre de vous parler devant moi. Vous devez m'en savoir bon gré, car cela ne m'est jamais arrivé. Il faut que vous m'ayez bien plu. D'ailleurs, elle a une bouche ; de plus, elle a un cœur, et quand on aime, je crois qu'on doit avoir bien de courage.

LUCILE.
Que voulez-vous que je fasse, Mademoiselle ? dois-je m'exposer à encourir la disgrâce de mon oncle ? s'il n'était que mon oncle, je lui résisterais, parce qu'avec le temps je regagnerais son amitié ; mais il est moine, et vous m'avez toujours dit que les moines ne pardonnaient jamais.

VALÈRE, avec précipitation.
Eh ! que doit nous importer la haine des moines, pourvu que nous vivions l'un pour l'autre, et que nous soyons heureux d'ailleurs ; puisqu'on les fait rentrer dans le monde, ils deviendront plus doux, plus traitables. On ne les verra plus troubler la paix des ménages, et si cela leur arrivait encore, nous avons tous des épées. (En portant la main sur la garde de son épée.)

SCÈNE II.
MADAME JAVOTTE, LUCILE, MADEMOISELLE BÉNIGNE, VALÈRE.

MADAME JAVOTTE, entrant avec vivacité, et arrêtant le bras de Valère.
Doucement donc, comme il va ce biau monsieur, voudrait-il tuer la nièce de M. le Prieur ? Ou bien, est-ce qu'il croit qu'on fait l'amour l'épée à la main ? apparemment que c'est la mode, depuis qu'on s'en sert pour faire faire de bonnes écritures pour le pauvre peuple. (En parlant à Mlle Bénigne.) Et cette sainte mijaurée, qui est là tranquille, elle le laisse faire. Parlez donc, Mademoiselle, croyez-vous que nous ne voyons pas vos deux grands yeux, sous vos papillons de dévote : oh ! que vous savez bien les tourner en coulisse quand vous voulez ; plus d'un directeur s'en est bien trouvé, n'est-ce pas ?

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Ma bonne, je ne vous dis rien.

MADAME JAVOTTE.
Je suis sa bonne à présent, parce que je lui dis ses vérités.

LUCILE.
Madame Javotte, Mademoiselle est ma maîtresse de pension.

MADAME JAVOTTE.
Excusez, Mlle Lucile, je croyais qu'elle n'était pour rien dans vos affaires ; en tout cas je lui pardonne, parce qu'elle a élevée une demoiselle bien aimable.

VALÈRE.
Ah ! Mme Javotte, si vous connaissiez la situation de mon cœur, vous seriez bien éloignée de croire que j'ai voulu faire le moindre mal à l'adorable Lucile. Je l'aime, et sans espoir...

MADAME JAVOTTE.
Pourquoi donc ? vous autres militaires bourgeois ! il vous faudrait si peu de chose, pour vous désespérer ? C'était bon pour des officiers à talons rouges. Oh ! quand nous nous sommes aimés avec Jacquot, il a bien fallu que nous nous épousâmes ; le diable n'aurait pas pu nous en empêcher.

VALÈRE.
C'est bien pis ici ; c'est un moine qui s'y oppose.

MADAME JAVOTTE.
Ah ! bien, je commence à désespérer ; (à Lucile) mais ce n'est pas M. le Prieur, Mlle Lucile.

LUCILE.
Hélas ! c'est lui-même.

MADAME JAVOTTE.
Qui veut-il donc vous faire épouser ? un Bacha à trois queues ? est-ce ce grand garçon-là n'est pas assez bien bâti ?

LUCILE.
Un vieux officier invalide, qui a une jambe de bois, une main de fer, un œil de verre, et un menton d'argent.

MADAME JAVOTTE.
Je ne croyais pas si bon goût à M. le Prieur. Mais si la fantaisie prenait à cet officier de la vieille féraille, de faire un don patriotique de son menton, peut-être votre oncle n'en voudrait-il plus pour son neveu ?

LUCILE.
Il le voudrait encore.

MADAME JAVOTTE.
J'y vois clair à présent ; c'est que M. le Prieur veut vous marier pour lui, et non pas pour vous, les prêtres et les moines auront toujours des nièces et des cousines. C'est un vieux péché d'habitude dont ils auront bien de la peine à se corriger, à moins qu'on ne les marie.

LUCILE, avec un air d'étonnement.
Que dites-vous là, Mme Javotte ?

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Peut-on parler comme ça devant une jeunesse ?

MADAME JAVOTTE, à Mlle Bénigne.
Je sais ce que je dis ; il n'y a plus d'enfants.

VALÈRE.
Madame Javotte a deviné juste ; elle les connaît bien.

MADAME JAVOTTE.
Oh ! ça ne sera pas ; vous vous mariez ensemble. (À Lucile) Entendez-vous, ma belle amie ? (À Valère) Et vous, mon grand garçon, je vous le promets, que je vous embrasse... et tenez-vous droit. Un officier ne doit avoir l'air d'un élève de l'école militaire.

VALÈRE.
Que je vous aurai d'obligation, Mme Javotte ! Lucile et moi, nous vous regarderons comme une seconde mère. Mais, comment vous y prendrez-vous ? en parlerez-vous à M. le Prieur ?

MADAME JAVOTTE.
Je ne lui en ouvrirai pas la bouche : les moines sont trop fins ; il chercherait quelque détour dont nous ne pourrions pas nous méfier. Ne vous inquiétez de rien ; ce sont mes affaires. Sortez ; je crains que M. le Prieur vous surprenne ici. Je vais vous rejoindre dans l'instant ; et vous, Mlle Lucille, feignez de consentir à tout ce que votre oncle exigera de vous.

SCÈNE III.
LE PRIEUR, LE CHEVALIER, MADAME JAVOTTE,
LUCILE, MADEMOISELLE BÉNIGNE.

LE PRIEUR, à Lucile.
JE vous ai fait venir, ma chère nièce, pour vous présenter M. le Chevalier, qui veut bien vous faire l'honneur de vous donner sa main.

LUCILE, avec dédain.
Monsieur le Chevalier a bien des bontés.

LE CHEVALIER, d'une voix quarrée et tremblante.
Permettez, Mademoiselle, à un vieux militaire de vous présenter ses hommages, et de vous assurer que toutes les blessures qu'il a reçues dans vingt batailles, ne sont rien en comparaison de celles que vos yeux ont faites à son cœur.

LUCILE.
Je suis fâchée, Monsieur, de vous avoir fait tant de mal ; je voudrais ne vous avoir jamais vu.

LE CHEVALIER.
Votre candeur m'enchante, et je me félicite d'avoir vécu soixante et quinze ans pour faire notre bonheur réciproque.

LUCILE.
Puissiez-vous être heureux tout seul !

LE CHEVALIER.
La belle âme !

LE PRIEUR.
C'est Mlle Bénigne qui l'a élevée ; et l'on peut dire qu'elle a remplie sa tâche avec honneur.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
J'ai toujours recommandé à Mademoiselle de faire la volonté de son cher oncle.

LE PRIEUR.
Mademoiselle a toujours inspiré à ma nièce de l'éloignement pour les jeunes étourdis, qui ne savent que pirouetter, et pincer leurs jabots.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Monsieur le Chevalier doit être bien persuadé qu'il est le premier qui ait fait naître, dans le cœur de Mlle Lucille, du goût pour le mariage.

MADAME JAVOTTE.
Il est biau ; pour le premier, il a bon tour.

LE PRIEUR.
Madame Javotte, je ne vous croyais pas là. Eh bien ! qu'en dites-vous ?

MADAME JAVOTTE, en se frottant les mains, et lentement.
Je dis, M. le Prieur, que tout ce que vous faites est bien ; que vous aimez le solide ; qu'enfin vous voulez marier l'expérience avec la jeunesse...

LE PRIEUR.
Aussi j'ai eu soin de ménager M. le Chevalier pour ma nièce, et c'est un galant homme qui la regardera comme son enfant.

MADAME JAVOTTE, à part.
Garde qu'il ne devienne enfant lui-même. (Plus haut à Lucile.) Vous avez raison, Mlle Lucile, de vous marier avec M. le Chevalier ; du moins vous aurez un mari qui n'ira pas chercher fortune ailleurs, et en vérité, aujourd'hui, on n'est assuré que de ce qu'on tient.

LE PRIEUR.
Madame Javotte a toujours été d'un bon conseil.

LUCILE.
Madame Javotte a bien des bontés de s'intéresser à ce qui me regarde.

LE PRIEUR, à Mme Javotte.
Mais c'est qu'outre son mérite personnel, M. le Chevalier a, au moins, deux bons mille écus de pension par chaque bataille où il s'est trouvé.

MADAME JAVOTTE.
Oh ! oh ! Monsieur le Chevalier roule donc carrosse ?

LE CHEVALIER, à Mme Javotte.
Non, Madame ; j'ai encore bon pied et bon œil.

LE PRIEUR.
Monsieur le Chevalier a raison ; et si j'étais à sa place depuis que les charrons et les selliers ont pris l'habit de la nation, j'aimerais mieux me traiter que de les faire travailler.

MADAME JAVOTTE.
Doucement, M. le Prieur, ne touchez pas sur cette corde ; car je suis bonne patriote ; et je n'entendrais pas raillerie. J'ai accompagnée mes camarades à Versailles, et je pourrais bien vous amener à la porte de votre couvent une procession qui ne vous amuserait guère.

LE PRIEUR.
Ne vous fâchez pas, Mme Javotte.

MADAME JAVOTTE.
Je ne me fâche pas ; mais c'est que quand il s'agit de la nation, je dénoncerais mon propre père, s'il était traître.

LE PRIEUR.
Vous savez que nous donnons ce soir un repas, pour conclure le mariage de ma nièce ; apportez-nous de bonne huîtres.

MADAME JAVOTTE.
Je venais chercher vos ordres ; vous serez content.

LE PRIEUR.
Je me suis aperçu que, depuis que vous fournissez votre troupe nationale, nous ne sommes plus si bien servis ; elle mange vraisemblablement les huîtres, et vous nous apportez les écailles.

MADAME JAVOTTE.
Vous vous trompez, M. le Prieur, c'est qu'au couvent vous avez tous plus grande panse que grands yeux. (Elle sort.)

SCÈNE IV.
LE PRIEUR, LE CHEVALIER, LUCILE, MADEMOISELLE BÉNIGNE.

LE CHEVALIER.
Cette commère n'a pas sa langue dans sa poche.

LE PRIEUR.
C'est une femme tout à fait serviable. Elle est l'amie de notre maison depuis plus de quinze ans. Quand nous avons quelque petit régal à faire sans l'annoncer au son de la cloche, sa chambre ne nous est pas inutile.

LE CHEVALIER.
Je vous ai toujours connu, M. le Prieur, pour un homme prudent et sage.

LE PRIEUR.
Vous me connaîtrez toujours le même, et ma nièce se fera un devoir de mettre à profit tous les bons avis que je lui ai donnés pour vous plaire.

LE CHEVALIER.
Vous avez, sans doute, instruit Mademoiselle de toutes mes qualités physiques et morales ?

LE PRIEUR.
Ma nièce n'ignore de rien.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
J'ai instruit Mlle Lucile sur tous les articles du mariage.

LE CHEVALIER.
À ces traits, on reconnaît vos élèves, Mademoiselle. (Le Chevalier veut sortir, le Prieur l'arrête.)

LE PRIEUR.
Monsieur le Chevalier, nous avons à parler d'affaire, demeurez un moment. (À sa nièce et à Mlle Bénigne.) Ma nièce et Mlle Bénigne, je vous attends à souper. (Elles sortent.)

SCÈNE V.
LE PRIEUR, LE CHEVALIER.

LE PRIEUR, tirant des parchemins de sa poche, et les remettant au Chevalier.
Voici, M. le Chevalier, les titres de noblesse que je vous ai promis.

LE CHEVALIER.
Datent-ils de bien loin dans les siècles passés ?

LE PRIEUR.
Nous avons fait prendre origine à votre famille au siècle de Jules César.

LE CHEVALIER.
Mes descendants pourront donc prétendre à être chevaliers de Malte, comtes de Lyon, de Strasbourg, quoique je ne sois qu'un officier parvenu ?

LE PRIEUR.
Sans contredit.

LE CHEVALIER.
On ne pourra pas m'en contester l'authenticité ?

LE PRIEUR.
Ne craignez rien. Il y a plus des trois quarts des familles nobles en France qui nous doivent leur ancienneté, et qui s'en sont bien trouvés. Je vous dirai même sous le secret, que ce sont de pareils titres, fabriqués par nous-mêmes, qui nous ont assurés nos possessions, nos seigneuries et nos fiefs.

LE CHEVALIER.
Mais, comment faites-vous ? ces parchemins paraissent avoir plus de cent ans ; quoiqu'il y ait à peine huit jours qu'ils soient écrits.

LE PRIEUR.
Nous les suspendons pendant plusieurs jours dans la cheminée, et la fumée leur donne cet air d'antiquité qui est si respectable. Croyez-moi ; c'est un secret qui nous a valu beaucoup d'or.

LE CHEVALIER.
C'était pour votre ordre la vraie pierre philosophale.

LE PRIEUR.
Je vous en réponds. Conservez-les soigneusement ; car, quoi qu'il en soit, l'ancienne noblesse aura toujours des prérogatives, et vous vous ferez reconnaître dans le temps.

LE CHEVALIER.
Je ne manquerai point d'en faire usage. (Il met ses titres dans sa poche.)

LE PRIEUR.
Vous voyez à présent que les choses vont au mieux.

LE CHEVALIER.
À merveille.

LE PRIEUR.
J'espère que nos conventions tiendront, et que nous n'aurons point de difficultés.

LE CHEVALIER.
Point de difficultés.

LE PRIEUR.
C'est bien moi qui serai le maître de la maison ?

LE CHEVALIER.
De la maison.

LE PRIEUR.
Qui serai chargé de la dépense ?

LE CHEVALIER.
De la dépense.

LE PRIEUR.
Qui présiderai à la table ?

LE CHEVALIER.
À la table.

LE PRIEUR.
Qui tiendra les clefs de la cave ?

LE CHEVALIER.
De la cave.

LE PRIEUR.
Qui ordonnerai aux domestiques ?

LE CHEVALIER.
Aux domestiques.

LE PRIEUR.
Qui occupera le petit appartement voisin de celui de ma nièce ?

LE CHEVALIER.
De votre nièce.

LE PRIEUR.
C'est convenu ; je vais tout préparer, pour hâter le moment de votre bonheur.

SCÈNE VI.
LE CHEVALIER, seul.

LE CHEVALIER, parcourant le théâtre en riant.
Ah ! ah ! ah ! ah ! Comme il y va M. le Prieur. Il lui faut tout. La cave, la table, et la petite nièce. Ah ! ah ! ah ! ah ! C'est bien un vieux militaire qui a fait ses caravanes, qu'on peut attraper si aisément. Quand une fois je tiendrai ma poulette, je ne tarderai pas à lui faire mesurer l'escalier. C'est un petit bien que je conserverai soigneusement, et pour le conserver, il faut que personne n'y toucher. Ah ! Monsieur le Prieur, je serai aussi fin que vous. Vous aurez beau lever le nez en l'air, vous ne verrez la petite nièce, pas même aux croisées. Ce ne sera pas le premier moine que j'aurai attrapé. J'en ai vu bien d'autres dans les villes où j'ai été en garnison. Oh ! le bon temps que la jeunesse... Cependant, je n'ai point à me plaindre de ma vieillesse. Avoir une petite femme de dix-sept ans pour se réchauffer, et pouvoir gronder à son aise, ce n'est pas être malheureux. Outre cela, vingt bons mille francs, volés sur une mense conventuelle, et des titres de noblesse d'une fabrique de moines ; mes camarades de l'hôtel voudraient bien connaître des prieurs à ce prix. Mais ils ne pourront point m'accuser d'avoir fait un mariage contre l'honneur. Je ne suis pas comme ces chevaliers qui épousent de vieilles chanteuses ou de vieilles danseuses, pour légitimer des bâtards, et cela pour une petite pension qui payerait à peine leur tabac ; et il leur est permis de manger une fois tout au plus dans l'année avec leurs femmes d'hasard. Oh ! la folie, la folie ! (Il sort en riant) Ah ! ah ! ah ! ah !

Fin du premier Acte.

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ACTE SECOND.

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SCÈNE PREMIÈRE.

MADEMOISELLE BÉNIGNE, seule.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Enfin, Mlle Lucile va donc se marier, et elle a deux maris qui se présentent, un jeune et un vieux. Elle est bien heureuse. Si son oncle pouvait la forcer se décider pour le Chevalier, Mme Javotte serait bien sotte, avec toute sa langue, et moi, je n'en serais pas fâchée ; car Valère est trop aimable pour épouser une étourdie pareille, et s'il voulait, nous pourrions bien nous arranger ensemble. Je suis lasse de vivre fille ; quand les moines seront une fois partis, je ne les reverrai plus. Du moins, j'aurai quelqu'un pour me tenir compagnie, et puisque l'on dit, qu'à présent tous les contraires se rapprochent, je puis bien espérer d'épouser un officier. Oh ! le plaisir de me promener, tenant sous le bras un jeune cavalier à épaulette. Il faut que j'en parle à M. le Prieur, il me doit de la reconnaissance, pour avoir élevée sa nièce, et je ne doute point qu'il n'y prête les mains ; nous nous sommes toujours assez bien entendus ensemble. Essayons, je l'entends ; (elle regarde) mais c'est M. Valère... ... Qu'il a bonne mine !

SCÈNE II.
MADEMOISELLE BÉNIGNE, VALÈRE.

VALÈRE.
Je suis charmé, Mademoiselle, de vous rencontrer ici.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Je venais parler de vous à M. le Prieur.

VALÈRE.
Je venais prier M. le Prieur de m'accorder la main de sa nièce, et de vous donner la somme qu'il destinait pour sa dot, en récompense des soins que vous en avez prise.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Vous avez bien des bontés, mais je ne sais pas si vous ferez bien... ...

VALÈRE.
Pourquoi ? Monsieur le Prieur fera deux heureuses à la fois.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Monsieur Valère, il faut que je vous parle en fille d'honneur, en fille désintéresse : Lucille n'est point la femme qui vous convient.

VALÈRE.
Pour quelle raison ?

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Elle est très coquette.

VALÈRE.
C'est de son âge.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Elle est d'une vivacité qu'on ne peut exprimer.

VALÈRE.
Elle n'en est que plus aimable.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Elle ne fait que rire, chanter, danser.

VALÈRE.
Elle n'en plaira que davantage.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Elle a la tête pleine de romans.

VALÈRE.
Elle n'en aimera qu'avec plus d'ardeur.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Son oncle lui a cependant défendu d'en lire.

VALÈRE.
Il a eu tort.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Pourquoi donc ?

VALÈRE.
C'était agir contre son propre ouvrage.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Qu'entendez-vous par là ?

VALÈRE.
Comment, vous ne savez pas, Mademoiselle, que les moines sont les premiers auteurs des romans. Lorsqu'ils habitaient dans les siècles barbares, ces riches abbayes qui étaient comme autant de forteresses au milieu des campagnes, on les voyait en sortir, accompagnés de leurs serfs, faire main basse sur tout ce qu'ils recontraient, enlever les troupeaux et les femmes. Lorsque le peuple s'avançait pour réclamer ce qui lui appartenait, et se mettait en disposition d'assiéger les couvents, les moines présentaient sur les murs leurs châsses d'or et d'argent. Aussitôt le peuple béat se prosternait humblement, mettait bas les armes, et n'osait avancer plus loin. De là l'origine de ces châteaux enchantés, de ces contes de fées, enfin de ces romans que M. le Prieur défendait à sa nièce de lire.

MADEMOISELLE BÉNIGNE, en riant.
Voilà du nouveau pour moi : je crois que c'est une invention de votre part, pour excuser Mlle Lucile.

VALÈRE.
C'est la vérité de l'histoire dans tout son jour. D'ailleurs, qu'ai-je besoin d'excuser Lucile, lorsqu'elle n'est point coupable, et qu'elle ne le sera jamais à mes yeux ?

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
On a bien raison de dire, que l'amour est aveugle.

VALÈRE.
Il doit être indulgent.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Cependant une fille solide conviendrait mieux à un jeune homme.

VALÈRE.
Elle peut avoir son mérite.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Une fille dans mon genre, par exemple.

VALÈRE.
Sans doute, Mademoiselle ; c'est pour m'éprouver ce que vous dites.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Je n'ai jamais su employer des détours.

VALÈRE.
Quelque chose que vous puissiez me dire, Mademoiselle, vous me trouverez toujours attaché à Lucile, et vous ne pourrez que lui rendre un bon témoignage des sentiments d'affection que j'éprouve pour elle, et que rien ne pourra jamais faire changer.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Mademoiselle Lucile est heureuse ; mais on pourrait faire plus de cas qu'elle de vos sentiments.

VALÈRE.
Je ne la croirai jamais ingrate.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Elle est nièce d'un prieur ; c'est tout dire.

VALÈRE.
Vous l'avez élevée ; voilà ce qui me rassure.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Elle n'a jamais voulu suivre mes avis.

VALÈRE.
Elle sera plus docile dans la suite.

SCÈNE III.
LE PRIEUR, VALÈRE, MADEMOISELLE BÉNIGNE.

LE PRIEUR.
Ah ! ah ! Mademoiselle Bénigne, vous êtes en bonne compagnie ; je vous félicite.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
C'est la première fois que j'ai l'honneur de me trouver avec M. l'Officier.

VALÈRE.
Je faisais mon compliment à Mademoiselle, de l'aimable élève qu'elle a formée, et qui a le bonheur de vous avoir pour son cher oncle.

LE PRIEUR.
Il est vrai que ma nièce n'est pas indifférente ; mais d'où la connaissez-vous ?

VALÈRE.
Dès la première fois que je l'aperçus venir ici, mes yeux se trouvèrent d'intelligence avec mon cœur. J'ai fait part de mes sentiments à Mademoiselle ; et elle m'a fait espérer que vous pourriez bien être favorable à mon amour.

LE PRIEUR.
Mademoiselle s'est un peu avancée.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
J'ai dit à M. l'Officier, que la main de Mlle Lucile était promise ; mais que s'il voulait absolument se marier, vous pourriez bien consentir à ce que... ... je... ...

LE PRIEUR.
Ah ! J'entends, à ce que vous épousiez M. l'Officier ; volontiers. Ce sera pour moi une double fête, puisque je vous regarde comme une seconde nièce.

VALÈRE.
Permettez, Mademoiselle...

LE PRIEUR.
Mademoiselle a toujours été trop modeste pour supporter une déclaration en forme.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Monsieur l'Officier est trop honnête pour s'exprimer plus ouvertement.

VALÈRE.
Souffrez de grâce que je m'explique.

LE PRIEUR.
Je n'ai pas besoin d'explication pour savoir que je suis, on ne peut pas plus, satisfait de pouvoir vous témoigner ma reconnaissance des services que vous nous avez rendus.

VALÈRE.
Je ne crois pas.

LE PRIEUR.
Pardonnez-moi. Je sais que vous avez repoussé les brigands, qui voulaient assaillir notre maison, avec un courage incroyable ; et c'est un acte d'héroïsme qui est plus précieux à mes yeux, et plus utile à la patrie, que la prise de la Bastille.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Monsieur l'Officier est plein de courage.

LE PRIEUR.
Monsieur l'Officier est digne de vous. Allons, en faire part à ma nièce, et nous nous rejoindrons tous au souper pour finir.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Ce soir, M. l'Officier, nous nous verrons.

LE PRIEUR.
Vous serez heureux. (Valère les regarde sortir, et reste comme stupéfait.)

SCÈNE IV.
VALÈRE, seul.

VALÈRE, lentement.
Voilà un bon tour... A-t-on jamais rien de pareil ?... c'est-à-dire, que cette demoiselle Bénigne m'épousera malgré moi... Elle en viendra à bout, si je n'y prends garde... Qu'est-ce que c'est que d'avoir affaire à une dévote et à un moine ?... Quand nous délivrera-t-on de ces êtres si dangereux dans la société ? (Il aperçoit Lucile, et court vers elle.)

SCÈNE V.
LUCILE, VALÈRE.

VALÈRE, lui prenant la main.
AH ! ma chère Lucile !

LUCILE, le repoussant.
Laissez-moi.

VALÈRE, avec surprise.
Comment !

LUCILE.
Vous êtes un ingrat.

VALÈRE.
Qu'entends-je ?

LUCILE.
Je ne veux plus vous voir.

VALÈRE.
Eh ! qu'ai-je fait ?

LUCILE.
Vous feignez de m'aimer, tandis que vous en allez épouser une autre.

VALÈRE.
Je prends le Ciel à témoin, que je n'aime que ma chère Lucile.

LUCILE.
Je sais tout ; vous ne pouvez plus m'en imposer.

VALÈRE.
C'est une énigme pour moi.

LUCILE.
Vous êtes venu vous-même demander à mon oncle Mlle Bénigne en mariage ; il vous l'a accordé, et vous m'abandonnez au vieux Chevalier. Je ne puis en douter. J'étais cachée derrière le paravent dans le parloir, et j'ai entendu la conversation qu'ils tenaient en rentrant ; je me suis glissée, sans qu'ils m'aient vu, et j'accours vous faire tous les reproches que vous méritez.

VALÈRE.
Soyez assuré, ma chère Lucile, que je ne suis pour rien dans leur projet, et que j'aimerais mieux mourir que de vous abandonner.

LUCILE, avec vivacité.
Vous soutiendrez encore votre perfidie, tandis que vous devez vous marier pas plus tard que ce soir.

SCÈNE VI.
MADAME JAVOTTE, LUCILE, VALÈRE.

MADAME JAVOTTE, arrivant toute essoufflée, jette un gross paquet sur un banc, et court vers Lucile et Valère en s'essuyant.
Comment, je vous trouverai toujours à vous disputer ; que sera-ce donc, quand vous aurez six mois de mariage ? Je crois que la tête tourne à la jeunesse d'aujourd'hui.

VALÈRE.
Vous êtes arrivée à propos, Mme Javotte, pour faire ma paix avec la charmante Lucile.

LUCILE.
Non. Je vous en veux trop.

MADAME JAVOTTE, à Lucile.
Ah ! ça, point de rancune, si vous voulez que je me mêle de vos affaires, et ne faites point la bête. (À Valère) Eh ! bien, qui est-ce irrite qui cette belle enfant contre vous ?

VALÈRE.
Je vais vous rendre les choses dans la plus exacte vérité, et vous verrez si Lucile a de quoi se fâcher. Je venais ici pour faire mes tentatives auprès de M. le Prieur. J'y ai rencontré Mlle Bénigne, à qui j'ai communiqué mon dessein, mais elle a cherché à m'en détourner ; d'abord, en me disant beaucoup de mal de Lucile ; ensuite, en m'insinuant qu'elle m'aimait, et que je devrais me marier avec elle. J'ai cru que c'était une plaisanterie de sa part. Monsieur le Prieur est arrivé sur ces entrefaites. Elle lui a fait entendre que je venais la demander en mariage. Il l'a cru, et vous pensez bien qu'il y a consenti sur-le-champ. Aussitôt sans me donner le temps de m'expliquer, pas même de dire un mot, ils sont partis comme un éclair, en me disant : ce soir vous serez heureuse. Et voilà le moment où Lucile les a entendu parler ensemble.

MADAME JAVOTTE.
N'est-ce pas là une bonne ruse de dévote ? Nous autres bonnes gens, qui faisons notre petit devoir tout uniment, en imaginerions-nous jamais de pareille ? Je crois que diable les tente à tous quart d'heures. Satidier, si je la tenais, comme je lui tortillerais son bonnet à grandes carcasses... Mais il ne faut encore rien dire, et aller jusqu'au bout. Rira bien qui rira le dernier. (À Valère) Mon biau garçon, ne manquez pas de venir au souper, et faites comme si vous acceptiez la main de cette mangeuse de piliers d'église. (À Lucile) Et vous, mon cœur, ayez l'air de n'y pas faire attention. Quelque chose que vous voyez, n'ayez peur ni l'un ni l'autre, je vous réponds du succès. Vous verrez que je suis une bonne femme. Sortez vite par la petite porte du parloir, car j'entends M. le Prieur.

SCÈNE VII.
LE PRIEUR, DOM ROLET procureur, MADAME JAVOTTE.

MADAME JAVOTTE.
VOUS voyez que je suis de parole, mon gros Prieur, je vous garantis que vous serez content.

LE PRIEUR.
C'est bon. Vous êtes une brave femme ; faites-nous le plaisir de donner un coup d'œil à la cuisine, le procureur et moi, nous vous en donner la permission.

MADAME JAVOTTE.
Oh ! je n'ai pas besoin qu'on me la donne, je la prendrai bien. (Elle sort par la porte du couvent.)

LE PRIEUR.
Vous connaissez les aides, Mme Javotte, n'est-ce pas ?

MADAME JAVOTTE.
Il y a longtemps que je sommes ici comme chez nous.

SCÈNE VIII.
LE PRIEUR, DOM ROLET procureur.

LE PRIEUR.
Enfin, voilà notre destruction décidée. Je l'avais prévus depuis longtemps, et je vous en avais averti. Sans doute, vous avez eu soin de mettre quelque chose de côté, pour nous faire une petite bourse. D'ailleurs, vous savez que je marie ma nièce, et qu'il faut lui donner une dot, en conséquence du mari qu'elle épouse.

DOM ROLET.
Je sais que vos intentions sont bonnes ; mais quel moyen d'amasser, tout est si cher depuis plusieurs années ?

LE PRIEUR.
C'est-à-dire, que nous devons nous attendre à ne rien avoir.

DOM ROLET.
À peine ai-je de quoi payer notre voyage à chacun, lorsque nous partirons.

LE PRIEUR.
Je n'ai rien plus à vous déguiser, dom Rolet ; je vous ai ménagé jusqu'à présent, parce que j'avais besoin de temps en temps de quelque louis d'or. Vous n'osiez les refuser à votre Prieur ; mais aujourd'hui, que je n'ai plus rien à espérer, je suis bien aise de vous dire votre fait.

DOM ROLET.
Quel est-il ?

LE PRIEUR, avec humeur.
Je voyais tout, et je ne disais mot.

DOM ROLET.
Et encore.

LE PRIEUR.
Vous aviez soin de faire bonne chère, sous prétexte de traiter des affaires de la maison, tandis que vous nous laissiez mourir de faim. Sans compter vos petits soupers en ville, que je n'ignore pas. Mais, chut!... la charité...

DOM ROLET.
Quand cela serait, n'aurais-je pas eu raison de prendre des à-comptes sur les plaisirs qu'on nous ôte si inhumainement ? mais pour vous prouver que je ne vous ai point laissé mourir de faim, j'en appelle à dom Gourmet.

LE PRIEUR.
Beau témoignage que celui d'un moine, qui ne sait qu'ingérer et digérer !

SCÈNE IX.
DOM RENARD prieur, DOM ROLET procureur, DOM GOURMET.

DOM GOURMET.
Eh bien ! pourquoi perdre le temps à disputer, lorsqu'il faut penser au souper. On vous entend d'un bout du cloître à l'autre. Il vaudrait bien mieux parler sur ce ton au garçon du réfectoire qui n'en fait jamais qu'à sa tête.

DOM ROLET.
Vous arrivez à propos, dom Gourmet, pour me rendre justice contre une inculpation de dom Renard.

DOM GOURMET.
De quoi s'agit-il ?

DOM ROLET.
Dom Renard prétend que je vous laisse mourir de faim.

DOM GOURMET.
C'est une grande question, et qui nous mènerait trop loin. Avant de l'entamer, donnez des ordres pour qu'on mette à la broche deux superbes dindons que la fermière du prieuré de Notre-Dame des Plaisirs vient de nous apporter.

DOM ROLET.
Je vous le promets ; mais démentez dom Renard.

DOM GOURMET.
Ces dindons ont fatigués en route ; ils pressent. Il faut y faire attention.

DOM ROLET.
Je ne les oublierai point.

DOM GOURMET.
Qu'ils soient cuits à propos, et qu'on n'en perde point le jus.

DOM ROLET.
Vous serez content.

DOM GOURMET.
Voyons à présent... ... Dom Renard dit que vous nous faites mourir de faim... Il est vrai que, depuis quelque temps, j'ai été obligé de faire rétrécir mes habits. (Il regarde dom Rolet.)

DOM ROLET.
Je me doutais bien que vous seriez de l'avis de Dom Renard, parce qu'il a un repas à donner.

DOM GOURMET.
Je n'aime point les discussions ; pourvu que je boive et que je mange, tout le reste m'est indifférent.

DOM ROLET.
Voilà comme on est récompensé d'avoir toujours fait pour le mieux.

SCÈNE X.
LE PRIEUR, DOM ROLET, DOM GOURMET, DOM SUCRÉ.

DOM SUCRÉ, d'une voix doucereuse, tenant son bréviaire sous son bras.
Depuis un mois, M. le Prieur, je vous demande un louis pour mes besoins particuliers ; pourquoi ne me le donnez-vous pas ? Je voudrais que vous vous expliquassiez devant M. le Procureur.

LE PRIEUR, paraissant avoir un grand mouvement d'impatience.
Que me voulez-vous donc ? Je vous l'ai donné le même jour que vous me l'avez demandé.

DOM SUCRÉ.
C'est inconcevable.

LE PRIEUR.
N'est-ce pas le jour de la Saint-Vincent que vous me l'avez demandé ?

DOM GOURMET.
Oui, le jour du patron des vignerons, qui est grand fête au réfectoire ?

DOM ROLET.
Je m'en souviens ; c'est ce jour-là même.

LE PRIEUR.
Hé bien ! aussitôt que vous fûtes sorti de chez moi, je montai à votre chambre, vous n'y étiez pas ; je mis le louis d'or dans votre bréviaire à l'office du jour. Ainsi, si vous avez dit votre bréviaire ce jour-là, ou les jours suivants, vous devez avoir trouvé le louis d'or.

DOM SUCRÉ, tout étonné, et à part.
Cela se pourrait-il ?

LE PRIEUR, lui arrache son bréviaire de dessous le bras, le tire du sac, et lui fait voir le louis d'or qui y était.
Le voyez-vous... ... (il réfléchit) Je suis convaincu à présent que vous ne dites de bréviaire. Il m'est donc permis de vous dire, que vous êtes un petit hypocrite qui en avez toujours imposé figure de nonce, mais dont je n'ai point été dupe.

DOM SUCRÉ.
En tout cas, je n'ai point de nièce à marier aux dépens du couvent.

LE PRIEUR.
Vous ajoutez encore l'insolence à vos torts.

DOM ROLET.
Vous m'attaquez aussi, dom Sucré ; prenez garde à ce que vous dites.

DOM SUCRÉ.
Je ne crains rien ; je puis parler aujourd'hui. Vous autres matadors du couvent, vous nagiez dans les plaisirs, tandis que nous autres pauvres petits moines avions à peine le nécessaire ; et si nous osions tant soit peu élever la voix, on nous renfermait, sans aucune forme de procès. Nous avons bien fait de présenter une requête pour être sécularisés ; car nous serions toujours les victimes de votre despotisme monacal.

DOM GOURMET.
Il va brouiller les cartes, et nous serons condamnés à manger ce soir la portion du réfectoire.

DOM SUCRÉ, à dom Gourmet.
Une bouteille de vin et un plat de plus vous ont toujours fermé la bouche.

DOM GOURMET.
T'en as menti, dom Sucré ; ils me l'ont ouvert plutôt.

DOM SUCRÉ, lui donnant un soufflet.
Voilà ce qui vaut un démenti.

Dom Gourmet veut le lui rendre ; les moines, en les séparant, se frappent les uns les autres, et font plusieurs tours sur le théâtre, en se donnant des coups des manches de leurs robes. Le Chevalier et Mme Mathurine accourent au bruit par la petite porte du parloir. Le Chevalier est froissé si rudement qu'il est renversé par terre, sa perruque et son chapeau d'un côté ; sa béquille et ses titres de noblesse, de l'autre. Le bonnet de Mme Mathurine est aussi jeté par terre d'un coup de manche. Les moines sortent par la porte du couvent, en se poursuivant.

SCÈNE XI.
LE CHEVALIER, MADAME MATHURINE.

LE CHEVALIER, étant encore à terre.
Ah !... ah !... ah !... Si Mlle Lucile me voyait dans cet état, comme elle aurait pitié de moi. J'ai perdu une jambe à la prise du Port-Mahon ; faut-il que je perde l'autre à une batterie de moines. Ah ! qu'est-ce qui me fera une pension pour celle-là ? ah ! ah ! ah !

MADAME MATHURINE, ayant remis son bonnet, aide le Chevalier à se relever ; lui met sa perruque et son chapeau sur la tête, et lui donne sa béquille.
Allons ! il n'y paraît plus ; vous avez l'air d'un jeune cadet.

LE CHEVALIER.
Mais, ma chère Mme Mathurine, que va devenir la dot de Mlle Lucile, si le Prieur est brouillé avec le Procureur, si tous les moines se battent ?

MADAME MATHURINE.
Bast ! ce n'est rien. Ils se raccommoderont le verre à la main. J'en avons vu bien d'autres. Toutes les fois que je venons ici, je sommes témoins de quelque nouveau vacarme. Il nous tarde bien d'être fermiers de la nation. J'en serions quitte à bien meilleur compte ; car outre les gros pots de vin que je donnons aux moines au renouvellement des baux, ils mettent tout sans dessus dessous, quand ils venont chez nous. (Elle marche sur les titres de noblesse.) Qu'est-ce que c'est que çà qui est sous nos pieds ? (Elle les ramasse et regarde.) C'est du parchemin ; ça sera bon pour envelopper le tabac à fumer de mon Mathurin.

LE CHEVALIER.
Badinez-vous, Mme Mathurine ? ce sont mes titres de noblesse qui sont tombés de ma poche.

MADAME MATHURINE.
À quoi cela sert-il donc ?

LE CHEVALIER.
C'est de si grande conséquence, Mme Mathurine, que si on mettait dans un balance Mlle Lucille, avec ses vingt mille livres de dot, d'un côté, et moi avec ces parchemins, de l'autre ; je ne sais qui l'emporterait de nous deux.

MADAME MATHURINE, soulevant les parchemins.
Mais... ça ne pèse pas une once. (Elle prend alors le chevalier par dessous le bras.) Allons, allons, mon cher compagnon de malheur ! donnez-moi le bras, et voyons ce que sont devenus nos braves champions. (Ils sortent.)

Fin du deuxième Acte.

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ACTE TROISIÈME.

On voit sur le théâtre une table en forme de fer à cheval, autour de
laquelle les quatre moines sont à droit et à gauche ;
LUCILE, à côté
du
CHEVALIER ; MADEMOISELLE BÉNIGNE est placée auprès de
VALÈRE, et MADAME MATHURINE, auprès de DOM GOURMET.

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SCÈNE PREMIÈRE.
LE PRIEUR, DOM ROLET, DOM GOURMET, DOM SUCRÉ, LE CHEVALIER,
MADAME MATHURINE, MADEMOISELLE BÉNIGNE, LUCILE, VALÈRE.

DOM GOURMET.
Vive la joie, mordienne ! buvons à la santé de M. le Prieur.

TOUS, en trinquant.
À la santé de M. le Prieur.

DOM GOURMET, à Mme Mathurine.
Voilà ce que c'est que d'être de bon accord.

MADAME MATHURINE.
Pour qu'on soit toujours de même ici, il faudrait y être continuellement à table.

DOM GOURMET.
Vous avez raison, Mme Mathurine. Pour moi, je ne cherche dispute à personne... à moins qu'on me fasse jeûner.

LUCILE.
J'admire comme dom Gourmet a déjà mangé ses deux cuisses de dindon, sans dire mot.

DOM GOURMET.
Si j'avais le bonheur d'être à la place de M. le Chevalier, Mademoiselle, je ferais trêve à mon appétit.

LE PRIEUR.
Laissez faire dom Gourmet, il sait mettre tous les moments à profit.

DOM SUCRÉ.
Qu'avez-vous, Mlle Bénigne, vous ne mangez pas ?

DOM GOURMET.
Mademoiselle pense à son directeur.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Qui vous l'a dit, dom Gourmet ?

VALÈRE.
Mademoiselle veut peut-être consulter sa conscience, avant de signer son contrat de mariage.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Elle est tout consultée, M. Valère.

LE PRIEUR.
Monsieur le Chevalier ne dit mot.

LE CHEVALIER.
Quand on est si bien partagé, on n'a plus rien à demander.

VALÈRE.
Monsieur le Chevalier est galant.

LUCILE.
Monsieur le Chevalier en vaut bien un autre.

LE PRIEUR.
Vous avez raison ma nièce.

SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, LE SUISSE.

LE SUISSE.
Monsieur le Prieur, je viens savoir s'il faut sonner matines ?

LE PRIEUR.
Depuis le temps que vous êtes dans la maison, vous ne savez pas que, quoique nous ne disions pas matines, il est toujours d'usage de les sonner.

LE SUISSE.
Je n'y faisais pas attention.

LE PRIEUR.
Il faut bien que le public soit édifié.

LE SUISSE.
J'y vais. (Il sort ; quelques minutes après, on entend sonner une cloche.)

SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS excepté LE SUISSE, MADAME JAVOTTE.

MADAME JAVOTTE, tenant des bouquets, saute en entrant.
Vivent les enfants de bonne humeur !

TOUS.
Ah ! voilà Mme Javotte.

MADAME JAVOTTE, en s'approchant de Valère.
Allons, mon biau garçon, que je vous fleurisse ; (Valère a l'air de la repousser). Parlez donc, vous faites bien le fier ; est-ce parce que vous avez un habit d'officier sur le corps ? j'en avons vu bien d'autres.

VALÈRE.
Présentez d'abord à Mlle Lucile.

MADEMOISELLE BÉNIGNE, à Valère.
Et moi, Monsieur.

MADAME JAVOTTE.
Comment, vous faites déjà la jalouse ! il faudra que votre mari vous corrige de ce vilain défaut. Tenez, en voilà un rouge. (En lui donnant un bouquet.) Ce blanc est pour Mlle Lucile. (Elle lui met au côté.) Embrassez-moi, ma belle enfant, vous êtes jolie comme un cœur ! N'est-ce pas, M. le Chevalier, c'est là du nanan ?

LE CHEVALIER.
Bien précieux à conserver.

MADAME JAVOTTE.
Mon gros Prieur en aura soin.

DOM GOURMET.
Vous ne buvez pas un coup avec moi, Mme Javotte !

MADAME JAVOTTE.
Pardonnez-moi. Vous savez que je suis toujours des vôtres.

DOM GOURMET.
Bon. (Il lui verse du vin.)

MADAME JAVOTTE.
À la santé de toute la compagnie.

TOUS, trinquant avec elle.
À la santé de Mme Javotte.

LE PRIEUR.
Madame Javotte, asseyez-vous à côté de dom Sucré, et prenez part à notre petite fête.

MADAME JAVOTTE.
Volontiers, mon gros Prieur. (Elle cherche une chaise, et n'en trouve pas.) Il n'y a pas de chaise... Mais pas tant de façon. (Elle prend le paquet qui est sur le banc, et s'assied dessus.) Me voilà aussi bien que sur le fauteuil du roi Dagobert.

DOM GOURMET.
Madame Javotte, voulez-vous un morceau de ce pâté ?

MADAME JAVOTTE.
Pas tant, s'il vous plaît ; car je crains que, devenant trop grasse, on m'envoie avec vous chez le dégraisseur patriote.

DOM GOURMET.
Au diable le dégraisseur patriote ; il ne faudrait plus que cela, nous ne sommes pas déjà assez pressurés.

MADAME JAVOTTE.
Passe pour dom Sucré, la graisse ne l'empêchera pas de courir ; mais il aura beau faire, il n'attrapera plus de prieuré.

DOM ROLET.
C'est bien là tout son chagrin : au reste, il en aura toujours assez. Il ne mange que des dragées.

DOM SUCRÉ.
J'espère bien que M. le Chevalier m'en fera manger avant l'année révolue.

LE CHEVALIER.
On a vu des choses plus impossibles.

MADAME JAVOTTE.
Ah ! bon. Dom Sucré s'en mêle aussi ; il a fait rire Mlle Lucile. Pour moi, je me retiens pour être la marraine avec mon gros Prieur.

DOM GOURMET.
Et moi, Mme Javotte, qui suis votre ancien amoureux.

MADAME JAVOTTE.
Bast, vous n'êtes plus bon à rien.

DOM GOURMET, se lève et va vers Mme Javotte.
Le compliment est honnête. Pour vous en remercier, je veux vous embrasser. (Elle résiste. Il la prend au col derrière le paquet, et, en l'embrassant, il se renverse avec elle. Madame Javotte entraîne la couverture du paquet, et les habits des gardes nationales, les chapeaux, les épées et ceinturons s'éparpillent çà et là.)

LE PRIEUR.
Qu'est-ce que c'est donc que cette friperie-là ?

LE PROCUREUR.
C'est vraisemblablement un paquet qui appartient au district, et que l'on avait posé ici.

MADAME JAVOTTE, en se relevant prend un habit, et le met sur le dos de dom Gourmet.
Encore, voilà ce qui s'appelle un air martial. Embrassez-moi à présent. Mais ce n'est pas assez ; il faut quitter votre grande robe pour être tout à fait à la nation. (Elle lui ôte sa robe, lui passe l'habit national, le ceinturon et l'épée, lui met un chapeau à cocarde sur son capuchon, et un fusil à la main. Tous éclatent de rire. Elle va ensuite au Prieur qui se laisse faire.)

LUCILLE.
Je veux que M. le Chevalier prenne aussi un habit ; je vais lui aider à le passer.

LE CHEVALIER.
Quoiqu'il n'y en ait point qui vaille celui que je porte, il n'y a rien que je ne fasse pour vous plaire.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Je vais habiller dom Sucré.

MADAME MATHURINE.
Et moi, je me charge de dom Rolet. (Quand ils sont tous habillés et armés, Mme Javotte prend un ceinturon et une épée.)

MADAME JAVOTTE.
C'est moi qui suis le capitaine, M. Valère est mon lieutenant.

VALÈRE.
L'honneur en appartient à M. le Chevalier, comme étant plus ancien militaire.

DOM GOURMET.
En attendant qu'on dispose des grades, je vais monter la garde auprès de la table, afin qu'on n'emporte rien.

MADAME JAVOTTE, l'épée à la main, s'avance au milieu du théâtre.
Prenez vos rangs... Attention au commandement... Portez vos armes... Ils ne remuent pas seulement... (Aussitôt on frappe rudement dans les portes de la salle. Plusieurs coups de fusils se font entendre dans le dehors. Les portes s'ouvrent. Huit grenadiers, conduits par leur capitaine, arrivent sur le théâtre. Les femmes font des cris ; les moines courent çà et là, ne sachant où se cacher. Dom Gourmet se réfugie sous la table.)

SCÈNE IV.
LES PRÉCÉDENTS, LE CAPITAINE du district, HUIT GRENADIERS.

LE CAPITAINE.
Arrêtez tout le monde. (Au vieux Chevalier.) Remettez votre épée. (Le Chevalier la remet en tremblant.) Voilà ce qui s'appelle une bonne capture d'aristocrates. Si cela continue, nous arrêtons bientôt tout le clergé. (Il les regarde tous l'un après l'autre.) Ah ! voilà le Prieur. Voilà le Procureur. (En montrant dom Sucré) Celui-là est sûrement un moine de contrebande... N'importe. (Ils tremblant tous. Les femmes pleurent.)

UN GRENADIER, découvrant dom Gourmet sous la table.
En voici encore un, notre Capitaine. (Il le tire de dessous la table.) Pour le coup celui-là est trop gros pour le mettre à la lanterne, il la casserait ; mais il a une bonne tête...

DOM GOURMET.
Ah ! je suis perdu ! ah ! je suis perdu ! Puisqu'il faut mourir, qu'on m'apporte le reste du pâté.

LE CAPITAINE.
Qu'on serre celui-là de plus près ; car il ne perd pas la tête.

MADAME JAVOTTE, avec mouvement.
La fin de ça, comme il faut son embarras ce biau Capitaine d'avant-hier, et ces biaux soldats, dont les trois quarts sont toute la journée chez papa et maman, et sont nourris avec des confitures ; ne dirait-il pas qu'ils vont tout tuer ? Voyez comme ce pauvre M. le Prieur est tout tremblant, et ce pauvre M. le Procureur est aussi défait que si on avait volé la caisse du couvent. (Au Capitaine.) Parlez donc, M. le Rodomont ! vous avez bonne grâce de traiter tout le monde d'aristocrates ; on sait bien que ceux qui portent votre habit, ne sont pas toujours les meilleurs patriotes.

LE CAPITAINE.
Prenez garde à vous, Mme Javotte ! nous ne vous épargnerons pas.

MADAME JAVOTTE.
Oh ! je n'avons pas peur ; j'avons plus courage que vous. Tiens, parce que ces pauvres chers hommes ont voulu changer d'habits, pour prouver qu'ils étaient bons moines, et moines nationaux, il faudrait les conduire sur l'heure à la lanterne.

LE CAPITAINE, à Valère.
Monsieur Valère, je ne croyais pas vous trouver dans une pareille affaire.

VALÈRE.
Mes sentiments sont connus, j'en ai donné des preuves éclatantes.

LE CAPITAINE.
Qu'on les emmène.

LE PRIEUR, d'une voix tremblante.
Madame Javotte, défendez-nous donc ; parlez des mariages.

MADAME JAVOTTE.
Arrêtez un moment qu'on s'explique.

LE CAPITAINE.
Qu'avez-vous à exposer ?

MADAME JAVOTTE.
Hé bien ! faut-il tout vous dire ? ce déguisement n'est qu'un petit divertissement à l'occasion de deux mariages.

LE CAPITAINE.
Qui est-ce qui se marie ici ?

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Moi, M. le Capitaine, avec M. Valère ; et Mlle Lucile avec M. le Chevalier.

LE CAPITAINE, les regarde les uns après les autres.
Ce n'est pas croyable, c'est une ruse. (Aux grenadiers.) Allons-nous en.

LE PRIEUR.
Madame Javotte, de grâce, expliquez-vous vous-même.

MADAME JAVOTTE, au Prieur.
Ils n'en croiront jamais rien... à moins que...

LE PRIEUR.
Faites comme vous l'entendrez, pourvu que vous nous tiriez de cette mauvaise affaire.

MADAME JAVOTTE.
Encore deux mots, M. le Capitaine.

LE CAPITAINE.
Qui sont-ils ?

MADAME JAVOTTE.
Excusez, M. le Capitaine ; Mademoiselle ne se connaît pas encore en mariage. (En montrant Lucile et Valère.) C'est cette belle enfant qui épouse ce biau garçon. (En montrant Mlle Bénigne et le Chevalier.), et c'est ce grand bonnet qui épouse cette grande béquille.

LE CAPITAINE.
Cela paraît vraisemblable... ... Mais où sont les contrats ?

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Ils ne sont pas encore faits !

LE CAPITAINE.
Allons, allons, grenadiers, en avant.

LE CHEVALIER, s'approchant de Mlle Bénigne, et tout tremblant.
Marions-nous ensemble, Mademoiselle ; sans cela, nous irions à la lanterne.

MADEMOISELLE BÉNIGNE.
Il faut bien y consentir, puisqu'on y est forcé.

MADAME JAVOTTE, à Lucile.
Et vous, Mlle Lucile, acceptez-vous M. Valère ?

LUCILE, en pleurant.
Il n'y a rien que je ne fasse pour conserver la vie de mon cher oncle.

MADAME JAVOTTE.
Arrêtez, M. le Capitaine... je cours chercher le Notaire.

SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS excepté MADAME JAVOTTE.

LE CAPITAINE.
Grenadiers, revenez.

VALÈRE.
Je crois, M. le Capitaine, qu'il est convenable de relâcher tout le monde, afin que le consentement qu'on doit donner aux contrats de mariage soit libre.

LE CAPITAINE.
Je le veux bien. (Dom Gourmet court se remettre à table.)

SCÈNE VI, et dernière.
LES PRÉCÉDENTS, LE NOTAIRE suivi de SON CLERC, MADAME JAVOTTE.

LE NOTAIRE.
Bravo, M. le Prieur ; vous voilà bien sous cet habit : on ne vous soupçonnera plus d'être mauvais patriote. Il s'agit de faire deux contrats de mariage ; où sont les parties contractantes ?

LE PRIEUR, en les montrant et balbutiant.
Les voici.

LE NOTAIRE, après les avoir examiné, écrit.

MADAME JAVOTTE.
Mais, M. le Notaire, vous ne savez pas ce qu'il faut mettre dans les contrats.

LE NOTAIRE, en continuant d'écrire.
Aux physionomies des personnes, nous connaissons comme doit être la teneur d'un acte.

MADAME JAVOTTE.
C'est ce qui s'appelle être bien science.

LE NOTAIRE, après avoir présenté le contrat à signer aux parties, au Prieur, au Procureur et aux autres moines du couvent, ainsi qu'à Mme Javotte et au Capitaine, s'adresse à Valère.
Voilà, Monsieur, celle qui doit faire le bonheur de votre vie. (Et au Chevalier, en lui présentant Mlle Bénigne.) Voici celle qui doit être le bâton de votre vieillesse.

LE CHEVALIER, au Notaire qui s'en va avec son clerc.
Monsieur le Notaire, vous ne parlez pas de la dot.

LE NOTAIRE.
La virginité, dans une fille de cinquante ans, est une bien riche dot.

MADAME JAVOTTE, au Chevalier.
Que voulez-vous de mieux, M. le Chevalier ? Vous aiderez Mlle Bénigne à dire ses patenôtres ; il est un âge où il faut enrager, quoiqu'on en veuille. (À Valère.) Et vous, M. Valère, vous travaillerez, avec Lucile, à faire de biaux petits neveux à M. le Prieur.

LE PRIEUR, lentement.
Ah ! je vois bien que ce n'est plus le temps de notre règne. On y voit trop clair aujourd'hui, nous avons tant attrapé, qu'il est bien justes que nous soyons attrapés à notre tour.

LE CAPITAINE.
Voilà ce que j'appelle rappeler à l'ordre.

MADAME JAVOTTE.
Consolez-vous, M. le Prieur, quelque chose qu'il arrive, vous ne mourrez pas de faim. La nation est bienfaisante ; elle aura soin de ses enfants de quelque couleur qu'ils soient ; ne pensons plus qu'à nous divertir. (Au Capitaine, en lui prenant la main.) À nous deux, M. le Capitaine.

Les Grenadiers se mettent en rang sous les armes. Madame Javotte, l'épée à la main, et le Capitaine pareillement, dansent un menuet, et font des armes en dansant.

Après eux, Valère et Lucile, le Chevalier et Mlle Bénigne, dansent ensemble chacun un menuet.

Pendant ce temps, quatre Grenadiers arrivent, revêtus des quatre robes de moines, ayant leurs bonnets sur leurs têtes, le sabre à la main, et tenant sous le bras quatre Poissardes qui ont chacune un gros bouquet ; de sorte que les quatre Grenadiers, les quatre Moines l'épée à la main, les quatre Poissardes, et les quatre autres femmes — à savoir Mme Javotte, Lucile, Mlle Bénigne et Mme Mathurine — forment un ballet burlesque et bruyant, par la variété des figures et le cliquetis des armes.

FIN.


[Notes]

1. Anonyme, Les Fourberies Monacales. [D'après la preuve interne — en particulier, les échanges entre les quatre moines au scène dixième du premier acte — je crois que l'action de cette pièce se passe vers le 22 février 1790, c'est-à-dire, un mois après le jour de la Saint-Vincent (22 janvier).]

2. Source : exemple imprimé, Pain, libraire au Palais-Royal, N°. 145, Paris, 1790.

3. Bien que la transcription ci-dessus soit en orthographe actuelle, j'ai conservé l'argot original de Mme Javotte et de Mme Mathurine, y compris biau (pour beau), j'en avons, je sommes et d'autres constructions de ce genre.

4. Pendant le souper, le Prieur et le Suisse parlent de matines : néanmoins je présume que la cloche sonne les vêpres ou les complies, parce que la règle bénédictine prescrit de souper quand les ténébres ne sont pas encore tombées. Alors, le dialogue suivant peut être plus cohérent ? :

SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, LE SUISSE.

LE SUISSE.
Monsieur le Prieur, je viens savoir s'il faut sonner matines ?

LE PRIEUR.
Depuis le temps que vous êtes dans la maison, vous ne savez pas que, quoique nous ne disions pas matines, il est toujours d'usage de les sonner.

LE SUISSE.
Je n'y faisais pas attention.

LE PRIEUR.
Il faut bien que le public soit édifié.

LE SUISSE.
J'y vais sonner complies maintenant. (Il sort ; quelques minutes après, on entend sonner une cloche.)

5. Le 26 octobre 1789, l'Assemblée constituante défendit d'émettre les vœux de religion ; le 2 novembre 1789, elle confisqua les biens ecclésiastiques et les met à la disposition de la Nation ; et, le 13 février 1790, elle décréta que «La loi constitutionnelle du royaume ne reconnaît plus de vœux monastiques solennels de personnes de l'un ni de l'autre sexe ; en conséquence, les Ordres et congrégations régulières dans lesquels on fait de pareils vœux sont et demeureront supprimés en France, sans qu'il puisse en être établi de semblables à l'avenir... ... Tous les individus de l'un et l'autre sexe, existant dans les monastères et maisons religieuses, pourront en sortir en faisant leur déclaration devant la municipalité du lieu, et il sera pourvu à leur sort par une pension convenable. Il sera pareillement indiqué des maisons où seront tenus de se retirer les religieux qui ne voudront pas profiter de la disposition du présent décret...»

6. Voir aussi peut-être :

Pierre Laujon : Le Couvent ou Les Fruits du Caractère et de l'Éducation, 1790.
Joseph Fiévée : Les Rigueurs du Cloître, 1790.
Mme Olympe de Gouges : Le Couvent ou Les Vœux Forcés, 1790.
Claude de Flins : Le Mari Directeur ou le Déménagement du Couvent, 1791.
Jacques Boutet, dit Monvel : Les Victimes Cloîtrées, 1791.
Louis Picard : Les Visitandines, 1792.
Charles Pigault-Lebrun : Les Dragons et les Bénédictines, 1794.
Charles Pigault-Lebrun: Les Dragons en cantonnement, ou la Suite des Bénédictines, 1794.
Jean Corsange et Jean Hapdé : Le Dernier Couvent de France ou l'Hospice, 1796.

7. Transcription en orthographe actuelle par Dr Roger Peters [Home Page (en anglais)].
[Septembre 2003]